Introduction
1 Le concept de mémoire épisodique a été proposé pour la première fois en 1972 par Tulving [1]. Pour l’auteur, elle encode et stocke les informations liées à des événements uniques situés dans un contexte spatial et temporel particulier, par opposition à la mémoire sémantique qui stocke des connaissances dépourvues de référence contextuelle spatiale et temporelle. Depuis, les travaux de Tulving n’ont cessé de faire évoluer le concept de mémoire épisodique et ses relations avec les autres systèmes de mémoire, en particulier la mémoire sémantique, en proposant toujours une vision d’ensemble des systèmes de mémoire. Les études de patients amnésiques, telles que le célèbre cas H.M. qui a subi une bi-hippocampectomie en 1953, ont contribué à faire comprendre le rôle de l’hippocampe et plus largement du lobe temporal médian (LTM) dans la mémoire déclarative. Par ailleurs, à la fin des années 1990, l’observation par Vargha-Khadem et al. [2] de jeunes patients victimes d’un syndrome amnésique consécutif à des lésions précoces de l’hippocampe, capables d’acquérir de nombreuses connaissances de novo, a fourni des arguments aux hypothèses hiérarchiques de Tulving selon lesquelles des connaissances peuvent être acquises sans médiation par le système épisodique. Ainsi, la question peut-être la plus débattue ces dernières années est celle du rôle des structures du LTM dans les processus de recollection (rappel des souvenirs en mémoire épisodique) et de familiarité (expression d’un savoir analogue à la mémoire sémantique). L’observation conjointe de deux patients amnésiques, l’un représenté par une amnésie acquise survenue à l’âge adulte (A.D.) et le second par une amnésie développementale (P.C.), ainsi que les tentatives de remédiation cognitive de ces deux patients sont rapportées et analysées ici au regard des théories actuelles sur le fonctionnement de la mémoire.
Histoires cliniques
A.D.
2À l’âge de 16 ans, on découvre par hasard chez A.D. une hydrocéphalie après un traumatisme crânien ayant entraîné une perte de connaissance de dix heures. Pendant plusieurs années, le jeune homme conserve des céphalées symptomatiques de cette hydrocéphalie. Douze ans plus tard, il présente une aggravation douloureuse et une accentuation de la dilatation ventriculaire qui sera opérée en urgence par plusieurs dérivations ventriculo-atriales et finalement ventriculocisternotomie par endoscopie faite au CHU de Limoges (ouverture par ballonnet d’une membrane à la base du troisième ventricule entre les piliers des fornix en avant des corps mamillaires) qui se complique d’une hémorragie le long de l’endoscope. Au réveil, le patient présente une épilepsie, un trouble de la thermorégulation et de la tension artérielle, avec une atteinte partielle du III droit, et une hémiparésie gauche. Rapidement ne persistent que des troubles massifs de la mémoire antérograde qui s’avéreront irréversibles. L’imagerie cérébrale montre un petit hématome de la région opérée avec une bonne résolution de l’hydrocéphalie.
3Le patient nous est confié pour bilan neuropsychologique deux ans après l’opération et il sera vu à plusieurs reprises à Saint-Étienne et Grenoble tant la dissociation des mémoires épisodique et sémantique nous paraissait inhabituelle ; au début, existait une discrète apathie frontale (inertie, manque de motivation, difficultés à prendre des décisions), mais sans réels troubles exécutifs (tests de déduction de règles, d’inhibition et d’empans normaux). La mémoire procédurale (tour de Toronto) est également préservée. En revanche, A.D. présente une amnésie épisodique massive en évocation, peu améliorée par l’indiçage sémantique. Il conserve une familiarité visuelle pour du matériel nouveau (nouveaux visages) et peut s’orienter dans un nouvel espace comme celui de l’hôpital pour aller acheter le journal au kiosque. Il rappelle des informations entendues un mois avant sans pouvoir donner la source de ces informations mais sans fabulation sur leur provenance. A.D. est revu à plusieurs reprises, 15 et 20 ans plus tard, pour de nouvelles évaluations neuropsychologiques qui montrent que bien qu’il conserve cette amnésie épisodique massive, son vocabulaire ne s’est pas appauvri comme en témoigne son score excellent au subtest vocabulaire de la WAIS-III (14/19). Il s’est pris de passion pour l’émission télévisée « Question pour un champion » qu’il regarde quotidiennement et se montre excellent en fournissant très souvent la bonne réponse y compris pour toutes les informations postérieures au début de son amnésie. Il existe donc une dissociation totale entre l’amnésie épisodique et la préservation de la mémoire sémantique, les autres domaines cognitifs (fonctions exécutives, fonctions instrumentales) restant préservés (tableau 1).
Évaluation neuropsychologique
Évaluation neuropsychologique
P.C.
4P.C. est opéré à sa naissance d’une hernie du diaphragme. Dès les premiers jours, une rupture des sutures mises en place cause un arrêt respiratoire de six minutes avant la réanimation. Malgré cet accident anoxique, le développement psychomoteur et cognitif du bébé puis du jeune enfant se déroule normalement, sans retard apparent. Toutefois, les parents remarquent que P.C. repose souvent les mêmes questions, qu’il a du mal à raconter ce qu’il a fait la veille ou pendant ses vacances. Il sait qu’il s’est blessé mais ne peut raconter les circonstances de cette blessure. Il sait qu’il a reçu pour son anniversaire un billet pour un match de foot car l’annonce a été répétée mais ne peut dire s’il a déjà assisté au match. À l’école, les enseignants le trouvent « dans la lune », un peu immature. Il oublie fréquemment son matériel scolaire ou de faire signer des papiers à ses parents. Malgré tout, il apprend à lire et à écrire sans retard scolaire. La famille constate juste qu’il est nécessaire de beaucoup répéter les leçons, et qu’il ne sert souvent à rien de les réviser juste avant le contrôle scolaire. Seul semble compter le nombre de répétitions. Ainsi, il apprend avec grand intérêt l’histoire, la géographie et l’anglais. Son stock de connaissances sémantiques semble « normal ». À l’âge de 12 ans, P.C. est vu pour un bilan neuropsychologique. Son fonctionnement intellectuel (WISC-IV) est correct, voire supra-normal, pour l’indice de mémoire de travail (124). Les fonctions exécutives de l’enfant ainsi que ses fonctions instrumentales sont globalement préservées. Concernant la mémoire sémantique, P.C. a un bon niveau de vocabulaire (10/19 au subtest vocabulaire du WISC), et ses capacités conceptuelles au test des similitudes sont satisfaisantes (13/19). En revanche, les tests, tels que le RL/RI-16 et le test de la petite maison développé par Picard et al. chez l’enfant [3], qui évaluent les capacités de mémoire épisodique sont massivement déficitaires. Les rappels spontanés sont très faibles et ne se normalisent pas avec l’indiçage. En revanche, la reconnaissance est normale pour les différents tests, excepté pour la composante temporelle du test de la petite maison dont le résultat est présenté sur la figure 4. L’IRM est normale mais l’enfant présente à la TEP-FDG un hypométabolisme de la région temporale interne bilatérale. Lorsque l’on revoit P.C. huit ans plus tard, alors qu’il a 20 ans, il a obtenu un diplôme de BTS dans la vente ; il a passé son code et réussi le permis de conduire. Depuis, il a été reçu à un concours d’entrée dans une école de commerce et vient de partir pour six mois dans le cadre de sa formation en Argentine où il suit les cours en anglais (son niveau de langues le lui permettant). Parallèlement à cette brillante réussite scolaire qui atteste de la préservation de sa mémoire sémantique et des capacités d’apprentissage, sa mémoire épisodique lui joue toujours des tours. En effet, le jour de son départ en Argentine, pris de panique, il alerte sa mère du fait qu’il a perdu sa valise et ne la retrouve nulle part dans la gare. Sur les conseils de celle-ci, il se rend à son domicile pour constater qu’il n’avait pas pris sa valise. Plus de 20 ans après l’épisode anoxique, P.C. conserve cette incapacité de voyage mental dans le temps et de rappel conscient, mais ne se distingue pas des autres jeunes gens pour ce qui concerne son parcours scolaire. Son bilan neuropsychologique réalisé à l’âge de 20 ans retrouve évidemment les difficultés de mémoire épisodique sur les épreuves classiques (RL/RI-16, rappel d’histoire) avec des rappels spontanés faibles peu améliorés par l’indiçage, mais une reconnaissance normale. À 20 ans, le rappel immédiat et différé d’une figure complexe est un peu meilleur. La mémoire sémantique (vocabulaire et similitudes de la WAIS-IV) est normale, de même que les fonctions exécutives et instrumentales (tableau 1).
Autonomie de vie quotidienne
5Pour ces deux patients au profil cognitif singulier, se pose évidemment la question de l’autonomie fonctionnelle dans la vie quotidienne. Concernant A.D. pour qui l’épisode neurologique s’est passé alors qu’il était jeune adulte, il a pu être maintenu dans son activité professionnelle d’aide ambulancier grâce à un travail toujours réalisé en binôme, la mémoire épisodique antérograde et rétrograde, de même que sa composante prospective étant assurée par l’ambulancier associé. Il vit seul chez lui sans aide, mais avec un rythme de vie très ritualisé et des aides techniques pour pallier les difficultés de mémoire épisodique (tableau récapitulatif des tâches domestiques quotidiennes, utilisation d’un agenda). C’est la répétition des mêmes séquences de vie qui lui confère une relative indépendance. Il est incapable de programmer tout changement de dernière minute et son frère au téléphone lui sert alors de guide. La famille et les amis ont compris le nombre de répétitions qui conduisent à un souvenir stable : quand il perd sa carte bleue, il va utiliser plusieurs semaines l’ancien code sur la nouvelle carte, incapable de remémorer la perte de la première et il va plusieurs fois à la banque se plaindre de ce qu’il considère comme un dysfonctionnement bancaire. Il enregistre le décès de son père après quelques jours de répétition et plusieurs cérémonies, mais il demeure incapable de décrire le contexte alors que c’est lui, ambulancier, qui est intervenu au domicile paternel pour l’emmener à l’hôpital.
6 Pour P.C., la présence familiale s’est avérée indispensable et sans doute plus prégnante que pour un enfant sans trouble de la mémoire. Pour lui aussi des aides techniques (téléphone portable, alarmes) et humaines (camarade tuteur au collège, aides aux devoirs le soir) ont été proposées pour pallier ses difficultés de mémoire. Des tiers-temps scolaires ont été obtenus avec la possibilité de consulter des documents dans certaines matières. À plusieurs reprises, nous sommes intervenus auprès des professeurs pour expliquer cette dissociation singulière des mémoires. Progressivement, le jeune homme a gagné en autonomie jusqu’à prendre un appartement dans une autre ville pour poursuivre ses études. Sa vie quotidienne est comme pour A.D. faite d’événements répétés, qu’un changement imprévu peut vite perturber, comme en témoigne l’anecdote qui suit : durant une année de césure entre l’obtention du BTS et l’entrée à l’école de commerce, P.C. est allé vivre chez sa tante dans une autre ville où il s’est inscrit à l’université pour suivre des cours de langues étrangères appliquées. P.C. avait pour mission d’aller chercher son jeune cousin à la sortie du collège un jour donné de la semaine. Il s’est acquitté de cette tâche répétée chaque semaine sans heurt jusqu’au jour où sa tante lui a signalé par téléphone qu’il n’aurait pas à aller chercher son cousin cette fois-ci, ce dernier devant aller travailler chez un copain après le collège. Habituellement, c’est le genre d’information que P.C. note dans son téléphone portable pour ne pas oublier, ce que cette fois il manque de faire. P.C. rentre au domicile de sa tante, sans passer par l’école et s’installe dans une activité. En début de soirée, pris de panique, il réalise que son cousin n’est pas à la maison et croit l’avoir oublié au collège. P.C. n’a aucun souvenir conscient de l’appel téléphonique de sa tante le prévenant qu’il n’est pas nécessaire d’aller chercher son cousin. En revanche, sa mémoire inconsciente (implicite) de cet appel fait qu’il est rentré directement à la maison, sans passer par le collège. Cette anecdote souligne l’importance de mettre en place chez ces patients des aide-mémoire mais renseigne aussi sur la manière dont nos actions peuvent être guidées par notre mémoire inconsciente.
Prise en charge de la mémoire épisodique
7La prise en charge des patients amnésiques a fait l’objet d’un certain nombre de travaux sur lesquels nous nous sommes appuyés pour prendre en charge nos deux patients. Dans le modèle de rééducation de la mémoire de Van der Linden et Coyette [4], on distingue trois orientations : faciliter l’encodage ou la récupération des informations, apprendre des connaissances spécifiques à un domaine en utilisant des techniques d’apprentissage qui exploitent des systèmes mnésiques demeurés intacts ou bien aménager l’environnement et confier une partie des fonctions déficitaires à un support physique comme l’agenda, le téléphone portable avec ses alarmes ou son GPS. Les deux patients ont bénéficié rapidement, c’est-à-dire à partir du moment où les difficultés mnésiques ont été identifiées, de la dernière approche qui s’avère rapide à mettre en place. Pour A.D., la proposition a été celle d’utiliser un agenda papier pour noter ce qu’il doit faire au quotidien. Tandis que pour P.C. et compte tenu de son âge, nous avons privilégié le téléphone portable et l’utilisation des alarmes, dans un souci premier de gagner en autonomie vis-à-vis de son environnement familial, et surtout d’automatiser un outil qui lui sera nécessaire durant toute sa vie. L’orientation temporelle (date et heure) est fournie pour A.D. par une montre qu’il conserve en permanence au poignet. Quant à P.C., il utilise la date et l’heure toujours affichées sur son téléphone portable.
Apprentissage de nouveaux concepts
8Rapidement s’est posée la question pour P.C. des apprentissages scolaires. L’enfant est-il voué à répéter ses leçons ou peut-on faciliter la mise en mémoire des connaissances sémantiques sans recours à la mémoire épisodique ? Lorsqu’il s’agit d’un matériel nouveau à mémoriser, un premier objectif peut être d’améliorer la qualité de l’encodage, en rendant la trace mnésique plus distincte, plus élaborée, ceci afin d’optimaliser la récupération ultérieure [5]. En effet, plus l’encodage du matériel à mémoriser est riche, meilleure sera sa récupération [6]. Ainsi, l’utilisation d’un double encodage, verbal et visuel, entre dans ce cadre, et peut conduire à mieux ancrer une information en mémoire. Il en est de même lorsque le patient est actif lors des phases d’apprentissage, lorsqu’il « joue » les informations à retenir. Ainsi, les patients Alzheimer à un stade léger à modéré se souviennent mieux d’actions qu’ils ont réalisées eux-mêmes, que d’actions qui leur ont été décrites verbalement [7]. Il est de plus possible d’apprendre à un patient amnésique certaines connaissances spécifiques à un domaine en recrutant les systèmes de mémoire qui sont demeurés intacts. À ce jour, trois techniques censées exploiter plus précisément les capacités préservées de mémoire implicite ont été proposées, en premier lieu chez l’adulte : la technique de récupération espacée, la technique d’estompage, et la méthode d’apprentissage sans erreur. Toutes trois ont en commun de limiter la production d’erreurs durant l’apprentissage [8].
9 La technique de récupération espacée consiste à tester la rétention d’une information selon des intervalles de plus en plus longs. Un rappel immédiat de l’information à mémoriser est demandé, puis les délais de rappel sont progressivement augmentés et entrecoupés de tâches interférentes. Lorsque la récupération échoue, le délai est ramené au niveau de celui qui avait permis une récupération correcte. Cette technique d’apprentissage a été appliquée avec succès chez des patients amnésiques [9].
10 La technique d’estompage peut être utilisée, elle aussi, pour l’acquisition d’une nouvelle information, comme un nouveau mot de vocabulaire. Elle consiste à supprimer progressivement les lettres d’un mot qui doit être appris, jusqu’à ce que le mot soit retrouvé uniquement par la présentation de sa définition ou de l’image qui lui est associée. Van der Linden et Coyette [10] ont, avec cette technique d’estompage, permis l’apprentissage d’un nouveau vocabulaire informatique chez le patient A.C. profondément amnésique.
11La méthode d’apprentissage sans erreur repose sur l’idée selon laquelle la production d’erreurs aurait un effet négatif sur l’apprentissage sémantique et procédural des patients amnésiques [11]. En effet, la mémoire épisodique aurait entre autres pour rôle d’éliminer les erreurs d’apprentissage [12]. La mémoire implicite sur laquelle se basent les sujets amnésiques pour apprendre serait moins capable d’éliminer les réponses en compétition avec la réponse correcte et donc plus sensible aux interférences. Pour Ross [13], la récupération des épisodes antérieurs fait partie du processus d’apprentissage au moins initialement. Ainsi, la méthode sans erreur est destinée à limiter la possibilité de commettre des erreurs en exposant les patients de façon répétée à la réponse correcte plutôt que de leur demander de la deviner ou de la récupérer explicitement.
12En 2004, Guillery-Girard et al. [14] ont appliqué une procédure dérivée de la méthode sans erreur lors d’un protocole d’apprentissage de connaissances sémantiques chez deux enfants souffrant comme P.C. d’une profonde amnésie épisodique. L’apprentissage était réalisé sur quatre sessions successives et portait sur le nom de huit concepts inconnus, ainsi que sur quatre attributs associés (la catégorie super-ordonnée et trois caractéristiques). Des épreuves de dénomination et des questions relatives aux attributs étaient proposées aux enfants. Pour l’ensemble du protocole, ces derniers avaient pour consigne de ne jamais fournir de réponse s’ils n’en étaient pas absolument sûrs. De plus, un double encodage était proposé. Le matériel se composait en effet de courts textes et de photos leur correspondant. Les résultats ont montré que les deux patients étaient capables d’apprendre de nouvelles étiquettes verbales et certaines caractéristiques de concepts variés, même si le taux d’acquisition était plus lent que celui des contrôles. Un second protocole, dérivé de celui qui vient d’être exposé, a été testé en 2006 par la même équipe [15]. Les méthodes sans erreur et de double encodage sont appliquées de la même façon que pour le précédent. S’y rajoute la technique d’estompage, utilisée pour l’apprentissage du nom des concepts. Elle apparaît particulièrement efficace puisque les scores en dénomination des deux patients ne diffèrent pas significativement de ceux des témoins. Les enfants avec des troubles de mémoire épisodique semblent donc tirer profit des techniques de facilitation mnésique mises en place chez l’adulte.
13 Nous avons donc proposé à P.C. un protocole identique afin de vérifier si lui aussi pouvait bénéficier de ces techniques de facilitation multimodale telles que l’estompage pour l’apprentissage du nom, l’apprentissage sans erreurs, le double encodage et la manipulation du matériel pour l’apprentissage des caractéristiques. Ce protocole a été comparé à un apprentissage plus classique basé uniquement sur la répétition des informations, comparaison que Martins et al. [15] n’avaient pas proposée dans leur protocole et qui nous semblait importante. Trois enfants du même âge que P.C., exempts de trouble de mémoire épisodique, ont servi de témoins. Les résultats présentés sur les figures 1 et 2 montrent que P.C. n’atteint jamais le niveau des enfants témoins pour ce qui concerne la production du nom des nouveaux concepts ou de leurs caractéristiques. Toutefois, ce qu’il apprend se maintient dans le temps (j + 3 et j + 10). Fait intéressant chez P.C., comme le montre la figure 3, la méthode de facilitation n’apporte pas de gain en termes d’informations apprises, comparé à une méthode plus classique basée uniquement sur la répétition. Autre donnée importante, les scores de l’enfant sont équivalents à ceux des témoins lorsqu’on lui propose l’exercice en choix multiples. Les résultats montrent donc que P.C. acquiert par la répétition des connaissances sémantiques, mais plus lentement que les enfants sans trouble de la mémoire épisodique. Par ailleurs, la manière dont on interroge l’enfant (reconnaissance versus évocation) facilite l’accès ou pas à ces connaissances en réduisant l’implication de la mémoire épisodique. Cette observation fut fondamentale et sans doute l’information primordiale à transmettre aux enseignants en charge de l’enfant. En effet, considéré comme un enfant intelligent, P.C. était également perçu comme produisant des résultats inconstants par manque de travail. Les données de l’expérience ont été transmises aux parents et en réunion pédagogique. Elles ont permis une meilleure compréhension des difficultés de l’enfant de la part des enseignants et autorisé par ailleurs des aménagements scolaires. Enfin, ces mêmes aménagements ont pu être proposés lors des situations d’examens tout au long du parcours scolaire de l’enfant (brevet des collèges, baccalauréat, BTS). Nos résultats vont dans le sens de ceux obtenus par Gardiner et al. [16] chez le patient Jon, en montrant que ce dernier était capable d’apprendre de nouvelles connaissances sémantiques et que la répétition pallie en grande partie l’absence d’implication de la mémoire épisodique dans ces nouvelles acquisitions. Elle mobilise des réseaux corticaux indépendants de l’hippocampe et de la mémoire épisodique, et rend possible une acquisition lente, coûteuse du fait de la répétition mais durable de nouvelles connaissances. En revanche, les techniques de facilitation des apprentissages (méthode sans erreur et double encodage) n’ont pas montré, dans notre étude, d’efficacité supérieure à celle de la simple répétition. Ces résultats sont discordants par rapport aux données de la littérature qui montrent l’efficacité des techniques de facilitation multimodale y compris chez l’enfant amnésique [17]. Ce manque d’efficacité tient probablement à la personnalité de P.C. et à son profil cognitif particulier. En effet, P.C., qui possède par ailleurs une excellente mémoire de travail, a mis en place spontanément une stratégie d’autorépétition subvocale des informations. Cette technique spontanée de facilitation mnésique a probablement interféré négativement avec la stratégie multimodale proposée au patient et positivement avec la méthode plus classique basée sur la répétition. Loin d’être négative, cette remarque ouvre de nouvelles perspectives de prise en charge et souligne l’importance d’être au plus près du profil cognitif des patients et surtout de s’intéresser davantage à la métacognition lorsque l’on prend en charge des patients en remédiation cognitive. Hooft et al. ont mis ces aspects en pratique, en insistant sur l’utilité de la métacognition, au sein d’une batterie proposant un entraînement graduel des capacités attentionnelles et de la mémoire à des enfants cérébrolésés (traumatisés crâniens pour la plupart) et ont obtenu de bons résultats [18].
Figure 1
Figure 1
Résultats obtenus par P.C. et trois témoins (moyenne) pour l’apprentissage de nouveaux concepts (nombre d’attributs évoqués /32) réalisé soit avec une méthode d’apprentissage classique par répétition (haut), soit avec des techniques de facilitation (double encodage, apprentissage sans erreur, manipulation) (figure du bas), lors des séances 2, 3 et 4 (S2 à S4).Figure 2
Figure 2
Résultats obtenus par P.C. et trois témoins (moyenne) pour l’apprentissage du nom des nouveaux concepts (nombre d’items dénommés /8) avec une méthode d’apprentissage classique par répétition (haut) et la technique d’estompage (bas). Résultats obtenus avant les séances d’apprentissage (pré), lors des quatre séances d’apprentissage (S1 à S4) et lors des séances de rappel trois jours après (j + 3) et dix jours après (j + 10).Figure 3
Figure 3
Résultats obtenus par P.C. et trois témoins (moyenne) en évocation spontanée (haut) et par choix multiples (bas) pour l’apprentissage classique par répétition (gauche) et les techniques de facilitation (droite). Les résultats sont exprimés en nombre d’attributs correctement donnés /32 pour la phase de pré-apprentissage, lors du test à trois jours (j + 3) et du test à dix jours (j + 10).14Concernant A.D., il apprend lui aussi depuis son opération de nouvelles connaissances, sans l’apport de techniques de facilitation particulières. Il est même très performant pour certains jeux télévisés comme « Questions pour un champion ». Il acquiert des nouveaux mots de la langue apparus après son opération le rendant amnésique, comme « relooking » et « parabène ». Donc l’enrichissement de sa mémoire sémantique sur des informations générales, qu’elles soient politiques, sportives, télévisuelles sur les présentateurs et les programmes, est normal et ne nécessite aucune aide rééducative ; par contre le contexte d’acquisition de l’information est totalement absent : la source de celle-ci avec son repère temporel en particulier. Ainsi A.D. sait, sans jamais pouvoir expliquer d’où il sait… et à la question il répond évasivement en fonction de la plus forte probabilité : je l’ai sans doute appris à la télévision. Tout au long de notre suivi, les choses sont restées parfaitement stables sans aucune acquisition épisodique ; parfois il fait illusion en racontant avec précision un événement unique comme par exemple un accident de voiture avec sortie de route : en fait son frère nous explique que cet accident a été sur-raconté et qu’à chaque passage quotidien sur le tournant fatidique il en reprend la description. Il nous a rapporté un petit souvenir épisodique induit par une courte séquence qu’il a lui-même filmée avec son téléphone (qui dure une trentaine de secondes) et qu’il a visionnée à plusieurs reprises. Nos collègues de Limoges ont analysé l’acquisition d’un événement vécu et pour lui totalement insolite : repas dans un restaurant asiatique filmé pendant 5 minutes ; trois séances de revisualisation seront nécessaires pour qu’il sémantise le fait d’être allé dans un restaurant asiatique ; le rappel de l’événement revêt alors des caractéristiques auto-noétiques apprises par la répétition du film. Il se rappelle surtout des détails généraux, mais il est en mesure de rappeler aussi certains détails spécifiques (deux tables occupées, commande d’une demi-bouteille de vin rouge, cuisine pas aussi épicée que ce qu’il aurait pensé, mais quand même “un truc vert qui était super fort mais qu’on n’était pas obligé de manger” i.e. le wasabi). La technique proposant de filmer des événements importants par un système installé sur le front des amnésiques et qu’ils déclenchent à tout moment a été proposée par certains.
Vivre en dehors du temps
15La difficulté temporelle est la première des préoccupations des patients et de leur entourage. Tout est mis en œuvre pour en atténuer les conséquences : pour A.D., alarme pour prendre le travail le matin, organisation de l’agenda d’ambulancier écrit quotidiennement, écriture chaque matin sur son poignet de la date et du jour de la semaine sous forme d’une lettre. Évidemment la mémoire prospective est aussi déficitaire que la rétrospective : l’appartement est constellé de post it et la famille téléphone les jours de rendez-vous inhabituels importants. Cette vie dans l’instant présent ne semble pas lui peser et il la remplit avec une ritualisation minutée : le jeu de boules avec les collègues, l’émission « Questions pour un champion », son rituel d’ambulancier avec le collègue qui rappelle les transports à effectuer. Le seul moment où il peut être en colère est celui de la fin du service hospitalier qui, décalée, risque de lui faire rater son émission préférée.
16 Pour P.C., la vie quotidienne est également ritualisée et le vécu semble en permanence dans l’instant présent. Tout changement temporel peut être source d’erreurs et d’oublis. Nous nous sommes intéressés plus particulièrement chez P.C. à cette notion de référence temporelle au travers de l’expérience de la petite maison. En effet, les résultats obtenus à ce test, alors que P.C. avait 12 ans, montrent des difficultés majeures pour redonner le moment de l’action, y compris en reconnaissance, comparé à l’espace ou à l’action pour lesquels le rappel est largement facilité par la reconnaissance (figure 4). L’étiquette temporelle présenterait donc un statut particulier au sein de la mémoire épisodique. Certains patients ont même une plainte spécifique concernant la perception du temps avec l’impression d’être toujours en décalage entre leur perception du temps qui passe et la réalité temporelle. C’est le cas d’une patiente ayant présenté une anoxie cérébrale à la suite d’un syndrome de Sheehan (nécrose de l’hypophyse secondaire à une hémorragie du post-partum) et qui se plaint de manquer en permanence des rendez-vous, des dates anniversaires parce qu’elle présente depuis cet accident hypoxique un défaut de perception du temps de l’ordre du jour, de la semaine ou du mois. Tout comme A.D. et P.C., cette patiente est obligée de tout noter dans un agenda. Elle présente par ailleurs un déficit de la mémoire autobiographique pour les informations survenues depuis l’anoxie [19].
Figure 4
Figure 4
Test de la petite maison. Résultats obtenus par P.C. en rappel spontané, rappel indicé et reconnaissance pour les trois paramètres mesurés (faits, espace et temps).La mémoire de reconnaissance, reconnaître par familiarité
17La préservation de la mémoire sémantique, dans son versant rétrograde et antérograde, permet à nos deux patients de répondre à des questions, y compris épisodiques, de façon adaptée ; à toutes questions posées, ils répondent de façon plausible sémantiquement : par exemple, si on demande à P.C. ce qu’il fait ce jeudi après-midi, il répond « je joue au football et j’ai un cours de géographie » y compris si la veille il y a eu annulation de l’activité. Ceci explique également qu’il ait été souvent traité de menteur, alors qu’il ne répondait qu’en fonction de ses connaissances générales. Pour A.D., également, il comble des vides par des détails plausibles : « j’ai dû pleurer » en parlant de la mort de son père.
18 La dissociation observée chez nos deux patients, que l’amnésie soit acquise (A.D.) ou développementale (P.C.), entre des difficultés majeures pour rappeler des informations contextualisées et une préservation des acquis décontextualisés apporte des éléments en faveur des tenants de la théorie modulaire de la mémoire déclarative (modèle SPI de Tulving entre autres). Selon cette théorie, la mémoire déclarative est divisée en différents processus qui seraient sous-tendus par des structures distinctes au sein du cortex temporal [20]. Les structures sous-hippocampiques seraient impliquées dans la mémoire décontextualisée (mémoire sémantique, familiarité) tandis que la formation hippocampique sous-tendrait la mémoire contextualisée (épisodique, relationnelle, recollection). Ces modèles théoriques modulaires s’opposent au modèle unitaire de la mémoire déclarative antérograde supportée par Squire [21]. Dans ce modèle, la mémoire déclarative est un ensemble fonctionnel indissociable dépendant de l’ensemble des structures temporales internes. Il postule que c’est davantage l’étendue de la lésion qui déterminera l’étendue de l’amnésie.
19 Pour tester l’effet de familiarité, nous avons proposé des tâches de reconnaissance d’items uniques. Chez A.D., que ce soit en modalité verbale ou visuelle, les scores obtenus aux épreuves de reconnaissance de la batterie d’efficience mnésique de Signoret sont dans la norme alors que tous les scores de rappels sont déficitaires. Chez P.C., la reconnaissance des mots du RL/RI-16 est parfaite (à 12 ans puis à 20 ans), alors que les rappels libres et indicés sont déficitaires. Nous avons également proposé à nos deux patients l’épreuve du DMS-48. Les résultats de P.C. sont éloquents en montrant une reconnaissance parfaite des 48 items, y compris à sept jours de délai (48/48). Chez A.D., les scores de reconnaissance sont déficitaires mais se situent à un niveau largement au-dessus du hasard et se maintiennent après un délai de rétention d’une semaine (41/48, 85 % de reconnaissance). Dans les deux cas, les performances de reconnaissance ne s’accompagnent d’aucune reviviscence du contexte d’apprentissage : ils ne peuvent citer aucun élément du contexte d’acquisition et la reconnaissance se fait de façon automatique sans essai de recollection épisodique de la situation d’apprentissage du DMS-48 (support informatique, neuropsychologue, lieu ou temporalité…).
Le self
20Puisque le classement temporel est particulièrement dépendant des structures hippocampiques et qu’il est évidemment crucial pour le fil de l’autobiographie, comment peut-on construire une conscience de soi avec une autobiographie aussi déficitaire ? Comment peut-on construire « un self » avec un tel déficit épisodique ? Peut-on envisager une connaissance de soi uniquement « sémantisée » sans doute peu adaptative, faite d’expériences accumulées mais télescopées dans le temps ? Après la ventriculostomie, A.D. n’a pas montré de changement majeur de sa personnalité. Ses convictions politiques et religieuses sont restées les mêmes. Il a conservé les mêmes amis et est resté très sociable. En revanche, il a présenté quelques changements de goûts. Gros fumeur, il s’est totalement arrêté de fumer. Par ailleurs, il ne supporte plus le bruit ni l’alcool. Il se souvient parfaitement de ses goûts passés et disparus. Concernant P.C., nous avons voulu tester plus précisément, au regard des modèles théoriques du self, comment ce dernier avait pu se construire chez un enfant dépourvu de mémoire épisodique.
21 Le soi est à la fois un ensemble de représentations mentales personnelles et multidimensionnelles que l’on a sur nous-mêmes et le phénomène de conscience de soi qui lui est associé. Il est à la base de notre identité individuelle et de notre sentiment de continuité au cours du temps. Nous avons repris le protocole expérimental développé par Duval et al. [22]. Pour les auteurs, le self est constitué de deux dimensions. La dimension structurale est faite d’un soi conceptuel, qui comprend les traits abstraits de soi dans ses dimensions à la fois physique, psychologique, sociale, etc., et la mémoire autobiographique sémantique (je m’appelle, je suis née, etc.). La dimension structurale est faite aussi des représentations de soi épisodiques qui font référence à des items plus concrets et spécifiques liés à un contexte spatial et temporel. La seconde dimension du self est une dimension fonctionnelle faite de la conscience de soi. Nous avons proposé le questionnaire des représentations de soi (QRS) développé par ces auteurs à P.C. et quatre témoins appariés par l’âge et le niveau scolaire, les témoins étant exempts de déficit de la mémoire épisodique. Ils devaient répondre à la question « je suis », « j’étais » et « je serai » et fournir jusqu’à cinq caractéristiques les définissant, permettant de répondre à la question plus générale « qui suis-je ? ». Le test se faisait par écrit, sans limite de temps. Cette première partie met l’accent sur des représentations de soi sémantiques plutôt abstraites faisant référence au soi structural. Plus le nombre de phrases par période est élevé, plus fort est le soi structural. Pour terminer cette première partie de l’épreuve, nous avons demandé aux sujets de situer sur une frise chronologique les caractéristiques passées, présentes et futures et calculé l’écart entre l’âge réel et l’âge indiqué sur la frise. Cette donnée permet de renseigner sur la capacité des sujets à se projeter dans le temps passé, présent et futur. On pourrait s’attendre en effet à ce que les descriptions de P.C. restent figées dans un temps présent. La seconde partie du test explore la capacité du sujet à donner des éléments épisodiques en lien avec les représentations de soi sémantiques. Ainsi, les sujets devaient choisir, pour les périodes passées et présente uniquement, les deux phrases considérées comme les plus représentatives de leur identité. Ils devaient alors évoquer en détail des expériences qui permettaient de comprendre pourquoi les caractéristiques choisies faisaient bien partie de leur identité. Cette seconde partie permet le calcul de deux scores de soi structural, un score sémantique et un score épisodique. Plus le score sémantique est élevé, plus les représentations de soi sont factuelles. À l’inverse, plus le score épisodique est élevé, plus les représentations de soi sont épisodiques. Concernant la première partie du test, les résultats indiquent que P.C. est capable aussi bien que des témoins de donner cinq caractéristiques le définissant dans le passé, le présent et le futur. Par ailleurs, il ne diffère pas des témoins en termes de distance temporelle concernant les projections du soi quelle que soit la période. En effet, pour la période passée, l’écart entre l’âge réel (20 ans) et la projection dans le passé est de six ans pour P.C. et de 8,3 ans pour les témoins. Pour la période du présent, P.C. se projette entre maintenant et deux ans en arrière, comme les témoins et, pour le futur, l’écart entre l’âge réel et la projection est de dix ans pour P.C. et de 8,5 ans pour les témoins. Pour la seconde partie de l’épreuve, dans la mesure où aucune différence n’a été observée pour la période passée et présente, les scores des deux périodes ont été groupés. Les résultats sont présentés sur la figure 5. Ils montrent que les réponses de P.C. sont essentiellement sémantiques tandis que les témoins peuvent fournir des réponses détaillées et reliées à un contexte spatial et temporel, en d’autres termes épisodiques, lorsqu’ils évoquent des épisodes illustrant les caractéristiques de leur identité. En résumé, P.C. possède un soi structural aussi fort que celui des témoins comme en témoigne le nombre de caractéristiques données. En revanche, son soi est très factuel, ne faisant quasiment pas référence à des représentations épisodiques. Ces résultats sont globalement cohérents avec le profil mnésique de P.C. qui montre un déficit de la mémoire épisodique tandis que sa mémoire sémantique est préservée. Par ailleurs, ces résultats soulignent le fait que la construction du self peut se faire indépendamment de l’intégrité de la mémoire épisodique. Le concept de soi dans ses aspects les plus abstraits est par ailleurs possible dans une continuité temporelle puisque P.C. fournit des caractéristiques le définissant dans toutes les dimensions temporelles (passé, présent, futur). Cette projection temporelle n’est pas différente de celle des témoins. L’identité, les représentations de soi de P.C. ne sont donc pas figées dans un présent immédiat comme on aurait pu s’y attendre. Elles restent néanmoins très factuelles.
Figure 5
Figure 5
Résultats obtenus par P.C. et des témoins au questionnaire du self. Nombre de réponses données, sémantiques versus épisodiques.Conclusion
22Une lésion bilatérale de l’hippocampe ou de ses efférences, qu’elle survienne à l’âge adulte ou juste après la naissance, produit un syndrome amnésique permanent avec un profil cognitif caractéristique et un comportement typique dans la vie quotidienne. Les patients présentés dans cet article ont tous les deux une altération massive de la mémoire épisodique dans la vie quotidienne et sur les tests, associée à une préservation des autres formes de mémoire, en particulier de la mémoire sémantique et plus largement aussi des autres domaines cognitifs (attention, fonctions exécutives, fonctions instrumentales). A.D. et P.C. sont une nouvelle illustration de cette dissociation entre la mémoire épisodique et la mémoire sémantique, mémoire de soi et mémoire du monde, largement décrite dans la littérature. La question posée est celle de la prise en charge de ces patients avec amnésie épisodique « contextualisée » quand la conservation des mémoires décontextualisées permet une relative autonomie dans un contexte de vie stable et déductible de règles apprises. Sans aides matérielles externes (agenda, alarmes) et humaines, ces patients seraient en difficultés pour de nombreuses situations de la vie quotidienne, en particulier pour la gestion du temps qui demeure dramatiquement déficitaire. Les techniques d’apprentissage d’un fait unique rejoignent celles connues de la mémoire sémantique avec une plus grande lenteur liée à l’oubli du contexte d’apprentissage ; l’apprentissage sans erreur, le double encodage et évidemment la répétition sont à la base du succès. La remarquable conservation de la familiarité et des capacités de reconnaissance constitue la seconde particularité de ces tableaux, confirmant la singularité anatomofonctionnelle de cette fonction qui ne dépend pas de l’hippocampe mais des structures sous-hippocampiques (cortex périrhinal et cortex entorhinal). Le cas K.A. décrit récemment par Jonin et al. [23] en est une autre belle illustration. Ce patient, qui présente une amnésie développementale, a un niveau de connaissance culturelle normale, voire supra-normale, ainsi qu’une excellente mémoire de reconnaissance pour du matériel nouveau, y compris pour du matériel présenté qu’une seule fois, et ceci en dépit d’une amnésie épisodique sévère. Les auteurs concluent à l’utilisation d’un processus rapide, automatique, basé sur la familiarité. Enfin, la capacité de surdévelopper certains domaines de mémoire (mémoire de travail pour P.C., mémoire culturelle pour A.D.), ou d’en optimiser leur utilisation comme processus de compensation illustre la plasticité fonctionnelle des systèmes de mémoire. Finalement, si le déficit épisodique est isolé, il est compatible avec une vie professionnelle et sociale.
Liens d’intérêts
23 les auteurs déclarent ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
Remerciements
Remerciements à beaucoup de nos collègues qui ont participé à ce travail en expertisant les patients et en enrichissant nos réflexions : J. Pellat et A. Charnallet (Grenoble), M. Chouly, C. Polin, C. Diebolt (Limoges), B. Guillery-Girard (Caen), E. Decrette et Z. Bouazza (Lyon).Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : self, mémoire épisodique, syndrome amnésique, mémoire sémantique, remédiation cognitive
Mise en ligne 24/04/2019
https://doi.org/10.1684/nrp.2019.0486