1Même si la tendance globale est à la décroissance de la quantité ingérée, 90 % des français adultes consomment de l’alcool. Cette consommation est régulière ou épisodique, modérée ou excessive, et nous devons, par ailleurs, constater que nous ne sommes pas tous égaux devant ses effets. Lorsque la répétition de la consommation se combine à la neurobiologie, voire à la génétique, les plus malchanceux d’entre nous perdent leur capacité à contrôler leur consommation. Cette réalité, remarquablement décrite dans des romans devenus classiques du xixe siècle, est mise en exergue par le regard à la fois scientifique et humaniste de Philippe de Witte dans le « Point de vue » qui introduit à ce dossier consacré à la « Neuropsychologie de l’alcoolo-dépendance ».
2Pour tout neuropsychologue, la deuxième partie du xixe siècle évoque immédiatement les travaux du neuropsychiatre russe Sergei Korsakoff sur le syndrome amnésique (de Korsakoff ; voir pour revue Witkowski et al., Rev neurol 2008). Certains écrits de cet auteur font partie des textes fondateurs de la neuropsychologie, au même titre que ceux de Broca et de Wernicke dans le domaine du langage et de l’aphasie. Les articles de Korsakoff et tout particulièrement celui paru dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger créée et dirigée alors par Théodule Ribot, tout en décrivant un nouveau syndrome, est une invitation magistrale aux dissociations neuropsychologiques. Malgré l’importance théorique et clinique de cette contribution, la neuropsychologie des méfaits de l’alcool est restée cantonnée pendant un siècle au syndrome de Korsakoff et à quelques encéphalopathies connues uniquement des spécialistes.
3Dans une histoire qui s’est d’abord écrite en parallèle de celle-ci, l’alcoologie est née au xxe siècle, avec les travaux d’un psychiatre français Pierre Fouquet qui décrivait en 1971 un syndrome psychique particulier accompagnant la perte de contrôle de la consommation d’alcool : l’apsychognosie. Ce syndrome associait de façon variable un détachement du réel, une baisse de la vigilance, une méconnaissance des conséquences de la consommation d’alcool et le maintien « en trompe l’œil » des apparences et des activités de routine. Depuis, les prises en charge s’efforcèrent de comprendre et de soigner les conséquences dramatiques de cette perte de contrôle au plan physique, psychologique et socio-relationnel. Le développement de l’addictologie a conduit ensuite à élaborer des traitements des dépendances aux substances par l’association de techniques de psychothérapie : d’un simple conseil individuel et bienveillant aux malades à changer de comportement jusqu’à des traitements standardisés associant des techniques psycho-éducatives et cognitivo-comportementales sophistiquées en association avec des pharmacothérapies.
4Malgré des progrès indiscutables, le xxe siècle s’est terminé en demi-teinte sur le constat d’un taux de rechute après traitement restant élevé. Pour progresser le National Institute on alcohol abuse and alcoholism a tenté d’évaluer différentes combinaisons de traitements pharmacologiques et psychologiques et de les appareiller aux patients. Les résultats furent décevants, achoppant sur la grande hétérogénéité des malades. Les cliniciens sont depuis à la recherche d’une « clef » de lecture de cette hétérogénéité pour optimiser les soins.
5Le xxie siècle s’ouvre sur la rencontre entre la neuropsychologie et l’addictologie clinique et les dernières études nous ont fait découvrir que nous n’appréhendions pas l’importance de cette rencontre à sa juste valeur. Les travaux les plus récents soulignent notamment l’importance et l’impact d’atteintes neuropsychologiques sur l’évolution des patients et cela bien en deçà du syndrome amnésique.
6Ces travaux sont synthétisés dans le dossier qui suit, lui-même issu des journées de printemps de la Société de neuropsychologie de langue française, organisées à l’université de Caen/Basse-Normandie en mai 2013. Ces différentes études nous ont montré que de nombreux patients alcoolo-dépendants présentaient des déficiences dans leur fonctionnement cognitif que nous ne soupçonnions pas. Elles sont source de handicap dans la vie quotidienne, mais aussi d’impact négatif sur la motivation au changement et d’altérations significatives des capacités de changement de comportement vis-à-vis de la consommation d’alcool des patients.
7L’addictologie, qui est une jeune discipline, a bénéficié jusqu’à présent des découvertes en matière de psychologie comportementale, de neurobiologie, de génétique et d’imagerie médicale. Le travail en commun avec la neuropsychologie, couplée à la neuroimagerie moderne, pourrait bien lui donner ces clefs de compréhension qui font encore défaut, et conduire à un nouvel éclairage passionnant des traitements de la dépendance à l’alcool, en les adaptant aux profils cognitifs des patients, multipliant ainsi considérablement leur efficacité.
8octobre 2013