1La neuropsychologie a classiquement pour objet l’évaluation et la prise en charge de patients présentant des troubles du langage, de la mémoire, des fonctions exécutives, de la perception et de l’attention, et plus largement des perturbations de la cognition et du comportement en lien avec des lésions ou des dysfonctionnements du cerveau. Son objectif plus fondamental est de contribuer aux connaissances des substrats cérébraux sous-tendant ces différentes fonctions à partir des données cliniques, complétées aujourd’hui par celles de la neuro-imagerie. Du fait de l’évolution démographique et de la prévalence accrue des pathologies neurodégénératives qui entraînent toujours, sous diverses formes, des troubles de la mémoire, l’exploration de cette fonction a pris une place prédominante dans la clinique neuropsychologique au quotidien, largement orientée vers la contribution au diagnostic de ces affections. Par exemple, dans la maladie d’Alzheimer, un profil particulier de trouble de la mémoire est attendu, avec une perturbation affectant à la fois les processus d’encodage et de récupération en mémoire épisodique (plus précisément avec des tests psychométriques évaluant certains aspects de ce système de mémoire). De plus, l’imagerie cérébrale permet de « valider » de façon originale ces résultats et de décrire, avec de plus en plus de précision, les atteintes cérébrales qui sont responsables de ces déficits neuropsychologiques [1, 2]. Ainsi, des lésions des champs CA1 de l’hippocampe entraînent, par un phénomène de diaschisis, des dysfonctionnements dans des régions cérébrales éloignées, qui sont à l’origine de troubles neuropsychologiques spécifiques [3, 4]. Si les lésions des champs CA1 de l’hippocampe entraînent des perturbations de l’encodage en mémoire épisodique, elles ont une autre conséquence, qui est un hypométabolisme du cortex cingulaire postérieur et du cortex orbitofrontal, responsables respectivement de troubles de la récupération en mémoire épisodique et de perturbations de la cognition sociale.
2Le diagnostic des maladies neurodégénératives constitue l’une des missions de la neuropsychologie, mais cette participation pourrait paraître moins indispensable avec l’essor des biomarqueurs et la publication de résultats qui suggèrent une meilleure sensibilité de l’imagerie cérébrale par rapport à la neuropsychologie [5, 6]. Toutefois, il s’agit de résultats de groupe et, à l’échelle individuelle, le bilan neuropsychologique reste de première importance. Il permet d’établir des phénotypes cliniques qui pondèrent les résultats de l’imagerie et de la biologie lors de la phase de diagnostic, et il guide l’équipe soignante dans une démarche à long terme. De plus, nul ne conteste le rôle de la neuropsychologie dans la compréhension « en profondeur » des troubles, indispensable à la prise en charge des patients, y compris à un stade avancé de la maladie. La place de la neuropsychologie se trouve à la fois modifiée et réaffirmée, à condition que celle-ci soit bien comprise. La neuropsychologie n’est pas un « psychomarqueur », en ce sens qu’elle ne peut aucunement apporter des données sur la nature des lésions ; elle fournit en revanche des renseignements utiles sur l’analyse fine des déficits et permet en conséquence de poser des hypothèses précises et étayées sur l’altération d’un ou de plusieurs systèmes cérébraux. L’atteinte d’un système donné est plus fréquente dans tel type de maladie étiologique, mais les conclusions sur le plan individuel doivent être extrêmement prudentes, car les exceptions existent (par exemple une forme frontale de maladie d’Alzheimer). Ainsi, l’examen neuropsychologique procure des informations essentielles qui contribuent largement à la compréhension et à l’interprétation de l’ensemble du tableau clinique et paraclinique.
3La neuropsychologie est amenée à occuper une place de plus en plus importante dans de multiples situations cliniques, et plus largement dans la société [7]. Elle est plus que jamais nécessaire sur le plan éthique, pour éviter des diagnostics biologiques non fondés sur une plainte et un déficit cognitif (même si les procédures de diagnostic incitent généralement à la prudence : c’est le cas des nouveaux critères de maladie d’Alzheimer) [8]. De façon complémentaire, il est indispensable que la neuropsychologie oriente davantage son activité vers le soin et la prise en charge structurée des patients dans leur environnement journalier. Ces problématiques sont très vastes et mériteraient de multiples développements. Notre réflexion se donne ici pour cadre, volontairement restreint, le thème des liens entre la mémoire, la conscience et l’identité personnelle ainsi que l’étude de leurs perturbations dans les pathologies neuropsychiatriques, notamment la maladie d’Alzheimer. Même si des avancées conceptuelles majeures sont réalisées dans différents domaines, cette thématique semble être un exemple emblématique pour envisager une autre pratique de la neuropsychologie.
4L’objet de cet article n’est donc pas de faire un inventaire des changements, avérés ou en devenir, pour anticiper et discuter le nouveau périmètre de la neuropsychologie dans la prochaine décennie. Au contraire, son objectif est de développer un nouveau champ d’exploration, qui semble a priori très spécialisé, celui des relations entre mémoire, conscience et identité personnelle. Cet exemple, qui constitue une thématique de recherche, paraît aussi démonstratif pour expliciter une extension de la pratique de la neuropsychologie clinique au quotidien, avec son originalité propre, qui doit s’appuyer sur une bonne connaissance des progrès des neurosciences mais plus largement et nécessairement des sciences biomédicales, des sciences humaines, de la philosophie et de l’éthique.
Comment saisir l’identité personnelle ?
5Le thème de l’identité personnelle est devenu un objet d’étude à part entière dans la recherche en neuropsychologie comme en psychopathologie cognitive, et il s’est amplifié au cours de la dernière décennie. Cette problématique est importante et novatrice à plusieurs égards. Elle permet de mieux rendre compte de certaines modifications du fonctionnement cognitif et mental dans des conditions pathologiques variées, tout en faisant évoluer les conceptions théoriques dans des domaines qui lui sont étroitement liés, comme l’étude de la mémoire et de la conscience. Un premier objectif de cet article est de préciser ce concept d’identité personnelle et son utilisation en neuropsychologie, de développer quelques exemples tout en soulignant sa singularité, pour ensuite réfléchir à sa capacité à ouvrir de nouveaux domaines et de nouvelles pratiques aux confins des sciences humaines et de l’éthique du soin.
6Dans la littérature, les termes d’identité personnelle et de « Soi » (ou de « Self »), concepts qui renvoient à la question « Qui suis-je ? », sont parfois employés comme synonymes – cette conception est adoptée dans cet article. Pourtant, cette position n’est pas toujours partagée dans la multitude de travaux sur la question. Dans de nombreux cas, la signification des concepts n’est pas précisée, dans d’autres, le terme d’identité personnelle est plus restreint que celui de Soi. Il correspond alors aux représentations identitaires, ce qui est une source de confusion. Assez fréquemment, le concept de Soi (ou de Self) accompagné d’un adjectif (comme Soi social, Soi physique, Soi moral…) ou utilisé comme préfixe (comme Self-concept, Self-control, Self-regulation… dans la littérature anglo-saxonne), prend un sens plus restreint et est considéré alors comme un « indicateur » ou comme une composante de l’identité personnelle, laquelle correspond à une entité plus globale, où la notion d’unité prévaut. Cette double facette – multiplicité de composantes et unité insécable – correspond au paradoxe de l’identité (cf. infra). Les problèmes terminologiques sont accentués, dans la littérature en langue française, par l’utilisation, la plupart du temps abusive, du terme Self, qui renvoie tantôt à une (absence de) traduction du terme de Soi, tantôt à une (absence de) traduction du terme d’identité (dans une acception mal définie), ou encore fait référence, explicitement ou non, à certains travaux anglo-saxons dans lesquels ce terme aurait acquis une signification particulière. Au total, le concept d’identité personnelle est plus polymorphe que vraiment polysémique (dans le sens où il y a toujours la volonté de cerner le concept d’identité personnelle dans les définitions proposées, malgré sa nature plurielle, mais en mettant l’accent sur l’un de ses aspects ou sur l’un de ses modes d’approche). Plusieurs raisons peuvent expliquer ce polymorphisme.
7Premièrement, ce concept donne lieu à de nombreux travaux, dans diverses disciplines allant de la philosophie, au sein de laquelle plusieurs branches s’en sont emparées, aux sciences humaines et sociales (sociologie, anthropologie, histoire…), en passant par différentes « sous-disciplines » de la psychologie (psychologie de la personnalité et du développement, psychologie sociale, clinique, cognitive, etc.), les neurosciences cognitives et cliniques (y compris la neuropsychologie), et plus largement les sciences biomédicales… Dans certains cas, il est possible – et pertinent – de mettre en relation ces différents travaux. Dans d’autres, la confrontation n’est pas de mise pour des raisons liées à l’utilisation de méthodologies et de conceptions théoriques trop différentes, et plus encore parce qu’un cadre théorique unifié fait défaut. Pour certains auteurs, ce problème ne serait pas conjoncturel, mais fondamental, l’étude de l’identité personnelle (dans son sens le plus large, celui d’une unité) étant particulièrement difficile, voire impossible avec les moyens usuels de l’investigation scientifique.
8Deuxièmement, le concept d’identité personnelle oriente vers d’autres termes dont les acceptions sont également composites et dont les cadres théoriques sont loin d’être consensuels. C’est le cas de la mémoire (ou des mémoires), de la conscience, de la temporalité, de la capacité narrative, de la compréhension des états mentaux (cognitifs et affectifs) de l’autre, ou théorie de l’esprit, de l’interaction avec l’autre pour s’identifier à lui ou s’en démarquer. Ces interactions entre l’autre et les différentes composantes de Soi, ces ajustements permanents sont à la source de la formation des plus hautes valeurs humaines, du sens moral et du libre arbitre.
9Troisièmement, des fractionnements sont opérés et des classifications sont proposées, les uns et les autres pouvant constituer autant de thématiques d’investigation (ce qui renvoie aux multiples terminologies évoquées plus haut). Ce sont les raisons pour lesquelles ces approches ont été de mieux en mieux formalisées. Cela revient dans un premier temps à répondre à des questions telles que : quelle est la structure (l’architecture) de l’identité personnelle ? De façon moins catégorique, quelles représentations identitaires peut-on raisonnablement différencier ? Comment l’étude de l’identité personnelle peut-elle être opérationnalisée pour en décrire ses différentes composantes ? Quel est son mode de fonctionnement, ou quels sont ses principaux mécanismes de fonctionnement, et surtout comment agissent-ils de concert pour donner cette impression subjective d’immédiateté, de continuité et d’unité ? Quelles sont les méthodologies les mieux adaptées pour évaluer ces différents aspects ?
10Ces questions conduisent à un bien curieux paradoxe. L’identité dite ontologique est intrinsèquement une unité, et renvoie à une perspective « à la première personne », au centre subjectif de l’expérience consciente, qu’il est en fait plus facile a priori de « ressentir » que de définir vraiment. C’est cette caractéristique de l’identité personnelle qui a conduit certains auteurs à se demander si celle-ci pouvait vraiment faire l’objet d’une investigation scientifique [9]. En conséquence, pour progresser dans la description de l’identité personnelle selon une approche scientifique, les chercheurs considèrent davantage qu’elle est formée d’une multitude de composantes ou de « systèmes neurocognitifs », ce terme générique étant contestable dans ce cadre puisqu’il renvoie autant à des structures cognitives (comme c’est le cas des systèmes de mémoire) qu’à des mécanismes de fonctionnement. En d’autres mots, l’identité personnelle serait à la fois singulière et plurielle. L’investigation scientifique peut-elle se satisfaire d’une telle vision à double face ? Sommes-nous vraiment confrontés à un concept au double visage : l’un marqué par l’immédiateté et la subjectivité d’une perception globale de Soi, l’autre que l’on pourrait décrire comme un assemblage de structures, de mécanismes, de connaissances sur Soi, eux seuls pouvant faire l’objet d’une investigation scientifique « classique » ? Et surtout, ces deux faces sont-elles antinomiques ou sont-elles les « deux faces d’une même médaille » ? L’impression subjective immédiate d’unicité et de continuité de notre identité personnelle est a priori difficile à concilier avec la notion même de systèmes neurophysiologiques « indépendants », chère à la tradition de la neuropsychologie, d’où ce « paradoxe neuropsychologique de l’identité personnelle ».
11À titre d’illustration, Klein [9] énumère « sept systèmes neurocognitifs », comme autant de composantes de l’identité personnelle qu’il nomme identité épistémologique (par opposition à l’identité ontologique, une et indivisible selon lui). Les trois premiers systèmes, les représentations épisodiques de Soi, les connaissances sémantiques de ses propres traits de personnalité, les représentations sémantiques de Soi, renvoient aux représentations identitaires : « l’architecture de l’identité ». Le fait de distinguer les connaissances sémantiques de ses propres traits de personnalité des représentations sémantiques de Soi est une originalité, certainement très pertinente, de la proposition de Klein (figure 1). Les autres composantes sont le sentiment de continuité au cours du temps, l’agentivité (le fait de se vivre comme l’auteur de ses propres actions et pensées), les capacités d’introspection et l’identité physique (de son propre corps). Même si leur statut est mal précisé, ces autres composantes semblent correspondre davantage à des mécanismes fonctionnels et font référence à la conscience de soi, que l’on peut assimiler au sentiment d’identité dans d’autres terminologies. Ce type de proposition n’est pas sans rappeler les débats qui ont lieu dans les années 1980 et 1990 sur le concept de système de mémoire et sur les multiples termes qui étaient alors proposés, avec des niveaux d’explication extrêmement divers. La littérature nombreuse et parfois exubérante consacrée au Self semble être une transposition, vingt ou trente ans après, de cette période fondatrice de la neuropsychologie théorique de la mémoire.
12Les représentations identitaires donnent aussi lieu à des catégorisations diverses : elles peuvent être regroupées par domaines (physique, social, moral…) ou être classées selon leur valence (positive ou négative) ou leur temporalité (Soi passé, présent ou futur). Ces classifications, en partie arbitraires au gré des propositions théoriques (ce qui explique cette profusion de termes qualifiant le Soi), sont pourtant utiles et ont permis l’élaboration de différentes échelles, de questionnaires et d’autres méthodes d’évaluation du Soi. Certaines, en neuropsychologie, sont heuristiques, pour comprendre des syndromes caractérisés par des altérations de l’une ou l’autre de ces composantes, d’expliquer comment elles retentissent sur le fonctionnement cognitif du sujet, y compris au quotidien, ou comment au contraire des déficits peuvent être compensés et n’avoir que peu de retentissement sur l’« identité ». En effet – et ce point est capital – cette description en mosaïque ne doit pas occulter la mission première de l’identité personnelle qui est d’assimiler en permanence des événements et des faits nouveaux, de permettre l’intégration de ces changements tout en préservant l’« unicité », la continuité et, au final, le sentiment d’identité du sujet. En résumé et dans le cadre d’un schéma très général, il paraît utile, sur le plan terminologique, de proposer que l’identité personnelle (synonyme de Soi) rassemble à la fois les représentations identitaires (l’architecture du Soi) et la conscience de Soi (ou sentiment d’identité), ces deux aspects étant très liés, les mécanismes de la conscience de Soi étant tributaires des différents types de représentations identitaires (épisodiques, sémantiques, etc.) (figure 2).
13L’étude de patients atteints de différentes affections – syndromes amnésiques, maladie d’Alzheimer, démence sémantique, autisme, etc. – a souligné la préservation de la connaissance de ses propres traits de personnalité, dans ces pathologies caractérisées par un trouble de mémoire épisodique, associé ou non à un trouble de la mémoire sémantique pouvant affecter les connaissances générales de sa propre vie [10-12]. Des profils différents ont été décrits, par exemple, entre la capacité ou non d’actualiser la connaissance de ses traits de personnalité quand ceux-ci sont modifiés par la survenue d’une pathologie. La « logique des dissociations » a donc trouvé un nouveau terrain d’étude fructueux dans ce domaine de l’identité épistémologique. Mais en même temps, ces résultats apportent des éléments de réponse au « paradoxe de l’identité ». Si l’on revient à la classification proposée par Klein (cf. supra), cette relative préservation de la connaissance de ses propres traits de personnalité semble indiquer une hiérarchie entre les différentes composantes énumérées, et surtout des assemblages privilégiés entre certaines d’entre elles. L’immédiateté subjective de l’identité ontologique pourrait résulter du sentiment de continuité intriqué à la connaissance de ses propres traits de personnalité. Ce « noyau dur » du sentiment d’identité et de continuité serait alimenté et conforté (chez le sujet sain) par d’autres représentations. Certains souvenirs épisodiques donnent l’impression de jouer un rôle essentiel car ils « valident » cette cohérence de soi-même (les souvenirs « qui définissent le Soi »). D’autres « fonctionnalités » du Soi sont tout aussi importantes, comme les capacités d’introspection, l’agentivité et diverses connaissances plus ou moins implicites de Soi, dont les poids respectifs dans le sentiment d’identité sont encore mal connus.
14Dans la pathologie (les patients les plus démonstratifs étant ceux atteints de troubles sévères de la mémoire épisodique), ce sentiment d’identité (appelé parfois simplement et de façon excessive « identité » dans les articles) semble étonnamment préservé (au moins en partie) et conduit dans certains cas à une situation où le patient est conscient d’une identité qui était sienne plusieurs décennies auparavant, par exemple dans la maladie d’Alzheimer aux stades avancés de l’évolution. Ainsi, P.H., une patiente de 83 ans souffrant d’une maladie d’Alzheimer à un stade sévère (MMS = 7), se reconnaît bien uniquement dans les photographies qui la représentent jeune fille et jeune femme, mais pas dans les suivantes, qui lui évoquent parfois quelqu’un de sa famille [13]. Cette étude bien contrôlée montre que cette patiente souffrait d’une modification de ses représentations identitaires et non d’une prosopagnosie qui aurait affecté la reconnaissance de tous les visages.
15Malgré cette préservation, vérifiée dans de multiples situations cliniques et intéressante à souligner, il existe des pathologies qui affectent massivement à la fois la mémoire et l’identité personnelle. Certaines formes d’amnésies, souvent qualifiées de « fonctionnelles », conduisent à une perte (plus ou moins durable) de l’identité personnelle. Dans ces amnésies d’identité, l’amnésie rétrograde épisodique est généralement majeure, souvent accompagnée de troubles de la mémoire sémantique concernant à la fois les connaissances personnelles (ou mémoire sémantique personnelle) et les connaissances générales sur le monde. Quand ces amnésies d’identité sont durables, il est remarquable de constater que l’absence d’amnésie antérograde majeure permet au patient d’apprendre de nouvelles connaissances, y compris sur lui-même (cf. par exemple le patient C.L. [14]). Enfin, certaines pathologies, comme les dégénérescences lobaires frontotemporales, entraînent des troubles de la personnalité alors que les troubles de la mémoire ne sont pas au premier plan. Ainsi, sans remettre en cause la préservation des connaissances de ses propres traits de personnalité, soulignée par Klein et Lax [10], la pathologie fournit des exemples d’altérations de l’identité accompagnées de troubles de la mémoire plus ou moins massifs. De plus, la conscience des troubles, qui peut être elle aussi modifiée, participe à la complexité du tableau neuropsychologique [15].
16La double facette potentielle de l’identité – identité ontologique (unique) et identité épistémologique (multiple) – est utile à reconnaître, tout du moins dans un premier temps : elle souligne la difficulté de son étude et sa spécificité. L’identité épistémologique a donné lieu à une abondante production scientifique, qui a apporté des progrès ces dernières années, même si le statut des différentes composantes et le cadre théorique général sont encore imprécis. Le fait que l’identité ontologique (au sens de Klein) puisse être un objet scientifique est actuellement débattu. Comment progresser dans cette connaissance de l’identité – épistémologique et ontologique –, et quelles sont les voies de recherche ? Pour cela, il est utile de revenir plus longuement sur les concepts connexes à celui d’identité personnelle.
Identité, conscience et conscience de soi
17Qu’est-ce que la conscience ? Les réponses à cette question peuvent porter sur les états de conscience modifiés (par exemple la préservation partielle de la conscience au cours des comas) auxquels le grand public a été sensibilisé ces dernières années, ou sur la prise de conscience (être plus ou moins conscient de quelque chose : le terme awareness des Anglo-Saxons), ou encore sur l’opposition, ou plutôt le continuum, entre des mécanismes conscients ou inconscients (en référence ou non à des théories cognitives ou à la psychanalyse). Ces réponses, qui ne sont que des exemples, soulignent les multiples acceptions des termes « conscience », « conscient »… Cette polysémie, qui pourrait être considérée comme une richesse, est en fait une difficulté, car ce terme unique donne l’illusion d’une thématique circonscrite, alors qu’il n’en est rien. De plus, en philosophie comme dans les disciplines scientifiques concernées par son exploration, ces différentes acceptions du mot « conscience » ont donné lieu à de nombreuses conceptualisations et théories. La conscience a d’abord une « naissance », puisque le fait de se ressentir possesseur d’un « Je » se serait développé avec le christianisme et aurait été formalisé dans la philosophie intérieure de Saint-Augustin, selon laquelle elle se présentait comme « un vecteur nous rapprochant intimement de Dieu ». Cette évolution du « statut de la conscience » est presque inimaginable pour l’homme postexistentialiste d’aujourd’hui, celle-ci devenant une évidente liberté : un Soi à construire dont chacun est intimement responsable.
18Lorsque le terme de conscience s’applique à Soi, on aborde ainsi un niveau de complexité supplémentaire avec des concepts difficiles à « opérationnaliser » comme le sentiment d’identité, de continuité, qui sont apparus tardivement en philosophie (cf. supra). Dans son sens moderne, la conscience (Moi) devient l’objet de ma conscience (Je) pour reprendre la formulation de W. James, l’un des premiers psychologues – pourtant qualifié d’expérimentaliste – ayant avancé des spéculations sur ce concept, elles-mêmes issues de siècles de réflexions philosophiques [16]. Cette conscience de Soi est une dimension essentielle de l’identité : elle est ouverte à l’investigation scientifique, mais celle-ci est difficile. Ainsi, l’analyse peut porter sur les mécanismes qui permettent l’accès à cette conscience de Soi – ou encore les paradigmes qui étudient l’une ou l’autre de ses facettes (le comportement devant le miroir, l’effet de référence à Soi…). La démarche est audacieuse et l’on pressent le degré de « réductionnisme raisonnable » nécessaire pour traduire en variables expérimentales un tel objet d’étude. En effet, quelle limite reste acceptable pour dire que l’on est toujours face à un Soi, lorsque celui-ci est réduit, dans un but d’élucidation phénoménologique comme E. Husserl s’attache à la faire (nous y reviendrons), ou dans un paradigme de psychologie expérimentale ou de neuro-imagerie, ou encore parce qu’une maladie affecte la conscience de Soi ou l’identité personnelle de façon plus globale ? Si pour E. Husserl, la conscience de Soi se forme par la capacité de la mémoire à retenir les événements vécus et à les lier entre eux de manière continue, que reste-t-il de cette « conscience construite » lorsque la mémoire est perturbée ?
19Le travail de réflexion théorique est indispensable, les concepts concernés ayant reçu différentes acceptions, parfois dans la psychologie populaire, souvent en philosophie de l’esprit, plus rarement ou de façon embryonnaire dans les sciences d’aujourd’hui. Certains considèrent que le domaine est nouveau – l’approche scientifique est nouvelle – et que les spéculations du passé ne présentent que peu d’intérêt, qu’il faut construire exclusivement avec du neuf. Pourtant, dans ces domaines charnières des relations entre conscience de Soi, mémoire (ou mémoires : épisodique, sémantique, autobiographique, de travail…) et identité personnelle, le travail d’élaboration conceptuelle mené par les philosophes mérite le plus grand intérêt. Comment la mémoire participe-t-elle à la formation de l’identité personnelle ? Comment l’identité personnelle contraint-elle la mémoire, à chaque étape du fonctionnement mnésique, dès la phase d’encodage, au cours de la phase de consolidation et lors de la récupération du souvenir ? Il s’agissait au départ de problèmes philosophiques qui ne faisaient pas l’objet de science. Les écrits des philosophes, loin des variables expérimentales et encore plus des puissants scanners d’aujourd’hui, ont ouvert des voies essentielles dans la connaissance et les ont fait évoluer au cours des siècles : ils sont impressionnants ! Mais on pourrait retourner l’argument en considérant que les théories philosophiques ont été élaborées avec des connaissances (et donc des contraintes) du fonctionnement cérébral et, plus largement de la physiologie, sans commune mesure avec celles qui, aujourd’hui, doivent guider l’élaboration d’une théorie en neurosciences cognitives. Vaste débat qui n’est pas étranger à ceux de la neuropsychologie cognitive qui prône son propre niveau de modélisation.
20Il serait vain de préconiser la primauté de l’une (la philosophie) sur l’autre (la psychologie ou les neurosciences d’aujourd’hui) ou vice-versa. Mais un dialogue entre ces différentes disciplines est à encourager. D’une part, cet objet d’étude – conscience de Soi, identité personnelle et mémoire – a comme particularité de constituer un cadre général de référence dont le périmètre n’est pas seulement scientifique, mais englobe les valeurs humaines et le domaine de l’éthique, d’autant plus quand les investigations portent sur des patients. D’autre part, nos disciplines et les chercheurs qui les animent sont peut-être plus à même de développer des théories sur des domaines (relativement) restreints (la mémoire épisodique, la mémoire autobiographique) que sur des empires aux contours imprécis qui mettent en relation conscience, mémoire et identité. Plus simplement, lorsque nous lisons des philosophes d’aujourd’hui comme P. Ricœur, nous comprenons que ce thème de l’identité personnelle est profondément inscrit dans nos sociétés actuelles. Cette recherche conceptuelle devrait aider le neuropsychologue à mieux cerner et comprendre la préservation possible d’une part de l’identité personnelle chez un patient.
21Il s’agit en effet, et c’est un des dilemmes de cette aventure, d’un domaine où le chercheur neuropsychologue ne peut laisser à d’autres (des décideurs extérieurs au monde scientifique) la responsabilité de ses choix. Cela ne veut pas dire qu’il est le seul détenteur de la vérité mais cela signifie qu’il devra intégrer ces dimensions éthiques au cœur de la recherche. De même, si des philosophes actuels s’intéressent à des maladies de notre siècle, et notamment à la maladie d’Alzheimer, c’est dans le but, similaire à celui du scientifique, d’améliorer la prise en charge des malades. La philosophie se développe aujourd’hui de façon plus pratique et les neurosciences se tournent vers la philosophie pour y puiser une base conceptuelle, comme dans nos exemples de la conscience de Soi et de l’identité personnelle. Ce tournant s’explique peut-être par la nécessité (aujourd’hui à grande échelle) imposée par ce malade, qui demande d’être appréhendé dans son être car, à l’extrême, il ne subsiste que par celui qui lit en chacun ce qu’il est, et parfois parvient à lui faire exprimer ce qu’il est.
22En d’autres termes, les conséquences que l’on attend de ces recherches incluent un progrès éthique sur la façon d’entrer en relation et de se conduire avec des personnes dont l’identité personnelle est modifiée ou altérée et, autant que possible, de les impliquer pleinement dans cette relation, ce qui pourrait être appelé une « identité assistée ». Toutes les recherches et toutes les pratiques cliniques ne présentent pas les mêmes enjeux et les mêmes applications, dans le cadre d’une pathologie, pour un groupe social ou plus largement encore pour la société. De plus, on attend de ce progrès des connaissances qu’il soit transmis aux soignants, aux éducateurs, aux proches des patients, aux décideurs et au grand public. Les progrès s’étendent des aspects fondamentaux – les liens entre conscience de Soi, mémoire épisodique, identité personnelle, réflexion sur la pensée des autres et projection dans le futur – à ses applications dans différents cadres pathologiques. En psychopathologie, ces approches doivent apporter des éléments de compréhension à différents syndromes, ce que ne permettaient pas – ou tout du moins trop sommairement – les modèles cognitifs antérieurs. En neuropsychologie, ces explorations complètent utilement la compréhension d’une part essentielle de la symptomatologie de certaines affections. Dans ces disciplines, qui prennent leurs sources auprès des patients, on attend également des avancées pratiques dans les procédures d’évaluation mais plus encore dans l’élaboration de nouvelles méthodes thérapeutiques.
23L’étudiant ou le jeune chercheur ou clinicien, bercé depuis quelques années dans le renouveau de ce champ d’étude, pourrait ne pas prendre conscience de cette rupture fondamentale. Ce serait dommage. Il est toujours intéressant de mesurer comment les concepts et les théories se sont construits progressivement, comment des idées nouvelles ont été avancées, pourquoi elles ont eu du mal dans certains cas à s’imposer, quelles ont été les lignes de fractures. Il n’est pas possible de retracer ce cheminement sur des sentiers parfois escarpés et toutes ses vicissitudes. Mais il est tentant d’exposer quelques jalons pour prendre conscience des progrès dans la connaissance du monde des idées, puisque tel est bien là l’enjeu, rien de moins. Même si les développements actuels sont considérables – et étaient même inimaginables il y a une ou deux décennies –, tout ne s’est pas écrit en un jour.
La philosophie moderne de la conscience de Soi
24Dans un texte au titre volontairement excessif, le philosophe É. Balibar [17] traite avec brio, en s’appuyant sur maintes sources documentaires, de « l’invention européenne de la conscience ». Cette invention est le plus souvent attribuée à R. Descartes : « Il serait proprement “l’inventeur de la conscience”, le premier à élaborer, en même temps qu’une philosophie du primat de la conscience de Soi comme acte fondateur de la pensée, un cadre théorique permettant à la fois de ramener toute certitude à la conscience (à commencer par la certitude, pour le sujet, de sa propre existence) et de constituer celle-ci en domaine d’expérience intellectuelle, la mettant ainsi à la disposition de la connaissance, pour examen et évaluation de ses capacités et de ses limites. » Balibar attribue pour sa part l’invention de la conscience au philosophe anglais J. Locke en s’appuyant sur divers textes historiques et leurs traductions par des érudits de l’époque. Ainsi, la définition proposée par J. Locke : « la conscience est la perception de ce qui se passe dans l’esprit de l’homme », ou encore : « la perception de ce qui, pour un homme, passe par son propre esprit » a constitué un point de non-retour. W. Chiong [16] oppose lui aussi les positions de R. Descartes à celles de J. Locke : le premier fonde la connaissance sur la raison alors que, pour le second, à quelques exceptions près, l’expérience est à la source de nos connaissances. À la naissance, J. Locke conçoit l’esprit comme une page blanche et considère que les impressions des sens s’agrègent pour construire des idées de plus en plus complexes qui permettront la formation de l’identité personnelle. Pour J. Locke, l’identité personnelle est forgée par la mémoire : c’est elle qui permet au sujet à la fois de savoir qu’il est la même personne aujourd’hui qu’à une période du passé, et de rappeler ses expériences survenues à cette même période. Le sentiment de continuité dans le temps dépend de la mémoire plutôt que d’un raisonnement cartésien. Cette conception a donné lieu à diverses interprétations et applications chez des auteurs tels qu’E. Kant ou, plus récemment, W. James (mentionné au début de cet article). E. Kant introduit le concept d’idéalisme transcendantal, développant ainsi l’idée que le sujet ne voit pas autre chose que ce que sa conscience lui permet de lire du monde. Pour cette lecture en commun et pour expliquer le bon fonctionnement de la conscience, Kant instaure une instance fondamentale : le temps.
25Le philosophe allemand E. Husserl [18], père de la phénoménologie, a permis à son tour de faire avancer la réflexion sur la conscience, et plus en profondeur sur la conscience de Soi (ce qu’il appelle la conscience intime), sur la possibilité de son analyse et, au-delà, sur les liens entre conscience, mémoire et identité, en insistant justement sur la place essentielle du temps. La contraction du temps dans des durées brèves, sous-tendue par ce que cet auteur appelle la « rétention », en prenant comme exemple l’écoute d’un fragment de mélodie, rend possibles d’autres mécanismes, à plus grande échelle, qui régissent les relations entre mémoire et identité personnelle [19]. Ainsi, comprendre comment les éléments vécus d’instant en instant forment la mémoire de l’instant présent permet de comprendre comment cette concaténation du temps sur des durées beaucoup plus grandes conduit à la construction de l’identité. E. Husserl est un élève de F. Brentano, inventeur d’une psychologie descriptive « à la première personne », formule qui est utilisée actuellement dans les travaux de psychologie et de neurosciences cognitives pour faire référence à des approches et à des méthodologies prenant en compte la subjectivité. E. Husserl reprend également le terme d’intentionnalité proposé par F. Brentano pour qualifier la conscience (toute conscience est conscience de quelque chose), mais va s’en démarquer progressivement en quittant le terrain de la stricte analyse psychologique pour viser un objectif plus fondamental qui est la description de la logique objective de la pensée. Même si les méthodes de la phénoménologie (la réduction phénoménologique) et de la psychologie cognitive sont très différentes, leurs objectifs ne sont pas si éloignés. La filiation est imparfaitement connue entre ces deux approches, et aussi insuffisamment reconnue. Pourtant, E. Husserl est l’un des auteurs, avec W. James et H. Bergson, à avoir le plus influencé, sur un plan conceptuel et jusque dans les méthodes d’évaluation, les chercheurs actuels, tout particulièrement dans le domaine de la mémoire [20].
La neuropsychologie de la mémoire éclairée par la phénoménologie
26Les termes de conscience noétique et de conscience autonoétique, qui qualifient respectivement la mémoire sémantique et la mémoire épisodique au centre des thèses développées par E. Tulving, sont dérivés de la terminologie husserlienne. Cet auteur « a eu l’audace, le talent et le courage de réintégrer dans le concept de mémoire, vidé de son sens par plus de cinquante ans de béhaviorisme, la dimension subjective : l’impression de reviviscence qui accompagne un souvenir, la notion de voyage dans le temps, les liens entre mémoire, conscience et identité… » [21]. Il revient à E. Tulving d’avoir transmis son enthousiasme à de nombreux chercheurs à travers le monde pour l’accompagner dans l’exploration de cette « merveille de la nature », comme il se plaît tant à le dire [22]. Le concept de mémoire épisodique a beaucoup évolué depuis sa proposition au début des années 1970 et continue de s’enrichir aujourd’hui. Il se place à la jonction de trois autres concepts que sont le Soi (ou l’identité personnelle), la conscience autonoétique (part essentielle de la conscience de Soi) et le temps subjectif. Ces idées tranchent totalement avec la première révolution cognitive qui avait certes ouvert une voie vers l’étude des mécanismes cognitifs mais qui était restée dominée par la métaphore froide de l’ordinateur [23].
27La notion de temps n’a pas encore trouvé sa juste place dans les conceptions actuelles de la mémoire, même si le concept de voyage mental dans le temps donne lieu à de nombreuses études qui abordent les liens entre mémoire du passé et projection dans le futur, ou encore entre mémoire épisodique et voyage mental vers l’autre (ou théorie de l’esprit). Une problématique essentielle qui reste à élucider est le fait que l’être humain est certes capable de voyager mentalement dans le temps, vers le passé pour récupérer un souvenir situé dans l’espace et le temps, et vers le futur pour imaginer une situation plausible, elle aussi située dans l’espace et le temps, mais l’être humain est aussi capable de décontextualiser ses souvenirs, de les amalgamer, de former à partir d’eux des concepts généraux qui s’enrichiront progressivement et cette autre opération est tout aussi importante que la précédente. Elle nous permet de former des connaissances générales sur le monde qui nous entoure, sur nous-mêmes ainsi que sur notre propre personnalité (même si les mécanismes qui conduisent à cette construction des connaissances sont variés, cf. infra le modèle MNESIS). Ces deux grandes opérations de la mémoire, en lien avec la mémoire épisodique pour la première, et avec la mémoire sémantique pour la deuxième, entretiennent une relation différente avec le temps et avec la conscience. Dans le premier cas, la représentation intègre l’événement dans le temps, fil conducteur indispensable car tout est organisé autour de cet ordonnancement dans le temps : ce que E. Husserl appelle « l’intentionnalité longitudinale ». Dans le deuxième cas, cette notion d’ordonnancement des événements dans le temps disparaît ou s’amenuise pour laisser place à des connaissances générales : il s’agit de « l’intentionnalité transversale ». Celle-ci est atteinte, à des degrés divers, chez de nombreux patients, mais elle est préservée dans les amnésies épisodiques pures qui n’affectent que la première des intentionnalités. De même, certains mécanismes qui président à la conscience de Soi et leurs liens avec la connaissance de ses propres traits de personnalité semblent plus résistants, une fois mis en place au cours du développement. Leurs altérations ou leurs dysfonctionnements sont à rechercher notamment dans des pathologies neurodéveloppementales ou des affections qui se révèlent à l’adolescence (comme la schizophrénie), période charnière dans la constitution et la cristallisation des connaissances de Soi.
28Ce double travail de la mémoire – formation et reconstruction de souvenirs d’une part, travail constant de synthèse d’autre part – s’opère largement à l’insu de la conscience, c’est-à-dire sans une (complète) prise de conscience, et donc sans la volonté et le libre arbitre. Cette caractéristique souligne la nature très particulière de la relation bijective entre, d’une part, la mémoire, qui crée les conditions nécessaires à l’émergence de l’identité personnelle, et d’autre part l’identité personnelle, qui guide les choix de la mémoire. Ce point de jonction (ou de tension) n’est pas le seul car d’autres acteurs sont en jeu dans cette construction complexe mais il est à l’une des sources de l’énigme qui fait que « mêmeté » et ipséité coexistent nécessairement chez une seule et même individualité.
29Au-delà de ces deux termes, le philosophe P. Ricœur (après J. Locke) explique très bien cette idée que l’on est à un instant donné doté d’une conscience de nous-mêmes qui n’est pas la même que celle que nous avions dix ans auparavant. Il souligne aussi que l’identité personnelle n’est pas réductible à la mémoire, mais se définit dans le rapport à l’autre et les engagements pris, en plus des expériences vécues et des souvenirs : « l’autre est un autre moi-même ». Ces réflexions sur l’identité personnelle peuvent aider à progresser dans l’étude et la prise charge des malades, tout comme les observations cliniques contribuent à une meilleure connaissance de la structure et du fonctionnement du Soi. Qu’est-ce que la conscience de Soi ? Est-ce le simple sentiment d’un Soi « basique » qui serait persistant dans le temps (mêmeté), ou est-elle plus profonde, impliquant une synthèse de ce que nous fûmes et de ce que nous devenons (ipséité) ?
30Les neurosciences et la neuropsychologie ne disposent pas aujourd’hui d’un cadre théorique unifié qui permette une réflexion d’ensemble sur les liens entre conscience, mémoire et identité personnelle, mais il existe des avancées théoriques notables sur certains éléments de ce triptyque comme le modèle de la mémoire du Soi de M. Conway [24], ou la conception que propose S. Klein [9], pour ne reprendre que ces deux exemples déjà évoqués dans cet article.
31Pour notre part, nous avons proposé un modèle d’ensemble de la mémoire (MNESIS, figure 3), inspiré des conceptions théoriques développées par E. Tulving. Son principe général est de postuler l’existence de cinq systèmes de mémoire en interaction constante, permettant ainsi une modification dynamique des représentations mnésiques au cours du temps [21, 25]. La mémoire de travail y occupe une position centrale et d’interface, en tant qu’instance chargée de la gestion du présent psychologique (ou de la rétention selon E. Husserl). La mémoire épisodique et la mémoire sémantique sous-tendent des représentations élaborées sur le monde et sur nous-mêmes. La mémoire procédurale et la mémoire perceptive sont les systèmes les premiers opérationnels chez l’enfant et participent à la construction progressive de l’identité personnelle, bien avant que les autres systèmes de mémoire (notamment la mémoire épisodique) et diverses autres fonctions cognitives (le langage, les fonctions exécutives) soient parvenus à maturité sur un plan neurophysiologique. Nombre de modèles n’intègrent pas la place pourtant essentielle de ces deux systèmes dans la formation de l’identité personnelle et dans sa relative préservation quand la mémoire épisodique et la mémoire sémantique, mais aussi d’autres fonctions cognitives, sont mises à mal par une pathologie. La relative intégrité des systèmes de mémoire procédurale et de mémoire perceptive dans les dégénérescences corticales constitue le levier thérapeutique de différentes prises en charge. Elle explique en partie l’attrait des patients pour les activités artistiques et leur potentiel thérapeutique, encore insuffisamment exploité et compris, notamment pour renforcer ou participer à reconstruire, au moins temporairement, un sentiment d’identité.
32MNESIS insiste largement sur les interactions entre les systèmes de mémoire et sur les modifications des représentations mnésiques au fil du temps, notamment sur les processus de sémantisation et de consolidation – qui méritent d’être davantage étudiés –, en lien avec les modifications des représentations identitaires, chez le sujet sain comme au cours des pathologies. Concernant les liens entre les systèmes de représentation à long terme, MNESIS distingue les liens ascendants (de la mémoire perceptive vers la mémoire sémantique puis vers la mémoire épisodique) et les liens descendants (par exemple de la mémoire épisodique vers la mémoire sémantique, via un processus de sémantisation). Les dégénérescences corticales altèrent les systèmes de mémoire épisodique et de mémoire sémantique et perturbent massivement le processus descendant de sémantisation. En revanche, le processus ascendant (de la mémoire perceptive à la mémoire sémantique) qui se met en place précocement (comme l’ont montré les études dans le syndrome amnésique de l’enfant, appelé aussi amnésie développementale) et permet la formation de nombre de concepts et de représentations sémantiques, pourrait être plus résistant et expliquer la relative préservation de la connaissance de ses propres traits de personnalité en cas de pathologie qui affecte ces systèmes de mémoire. MNESIS fournit ainsi un cadre opérationnel à des travaux variés en neuropsychologie, en psychopathologie et en neuro-imagerie. Il permet également d’organiser des données empiriques dans des ensembles cohérents et d’alimenter la réflexion théorique sur la mémoire, la conscience et l’identité personnelle.
Les neurosciences cognitives de l’identité : la contribution de l’imagerie cérébrale
33Dans l’histoire des sciences, les progrès techniques jouent un rôle essentiel : ils accompagnent et permettent les progrès des connaissances. En neuropsychologie et en neurosciences cognitives, le développement des méthodes d’imagerie cérébrale a totalement modifié nos façons d’étudier les relations entre fonctions cognitives et substrats cérébraux, l’un des grands objectifs de notre discipline. Ces nouveaux moyens d’exploration du cerveau ont conduit à des changements majeurs dans l’orientation générale des recherches et dans les pratiques cliniques. Il va de soi qu’une seule technique ne peut résoudre tous les problèmes posés par l’étude de la conscience ou de l’identité personnelle, et encore moins celui de leurs corrélats anatomofonctionnels. Il est indispensable de croiser les sources de connaissances pour parvenir à des résultats tangibles. Toutefois, en prenant toutes les précautions d’usage, les études qui se développent actuellement sur le réseau à l’état de repos ou réseau par défaut (piètres noms pour un réseau cérébral qui serait impliqué dans la mise en jeu de nos états mentaux internes et la conscience de nous-mêmes !) doivent retenir toute notre attention [26].
34L’histoire de ce réseau est en fait ancienne : elle date d’une cinquantaine d’années et même au-delà, dès lors que des chercheurs ont disposé d’un certain nombre de techniques suffisamment précises pour mesurer la physiologie cérébrale. Mais ce réseau, mis en jeu quand le sujet ne se livre pas à une activité cognitive soutenue orientée vers l’extérieur, et qu’il se tourne au contraire vers une activité introspective, n’est vraiment étudié pour lui-même que depuis un peu plus d’une décennie. Les méthodes d’analyse de la connectivité appliquées à des données recueillies en IRM fonctionnelle à l’état de repos, qui permettent d’en décrire l’anatomie avec précision, sont de plus en plus sophistiquées et pertinentes car elles tiennent compte à la fois de la dimension temporelle (la synchronisation des activités cérébrales étudiées) et de la dimension spatiale. Elles ont permis de montrer une activité synchrone dans des réseaux très étendus comprenant notamment les régions médianes du cerveau telles que le cortex cingulaire postérieur, le précunéus, le cortex préfrontal médian et le cortex cingulaire antérieur ventral, mais aussi le cortex pariétal inférieur. D’autres régions satellites sont parfois retrouvées comme le lobe temporal médian (figure 4).
35Le rôle de ce réseau reste hypothétique mais différents auteurs soulignent sa similitude avec ceux impliqués dans des processus liés au Soi, aussi divers que le voyage mental dans le temps (passé et futur) et vers l’autre (ou théorie de l’esprit), et ses liens avec les rêveries diurnes (ou pensées non liées à une tâche précise). Un autre point important qui reste à mieux élucider est la grande vulnérabilité des principaux nœuds du réseau au repos (qui pourrait être appelé « réseau des états mentaux internes ») dans des maladies neuropsychiatriques, comme la maladie d’Alzheimer ou la schizophrénie. La question posée aujourd’hui est de savoir jusqu’à quel point, et jusqu’à quels degrés de précision, les chercheurs pourront faire coïncider ces analyses du fonctionnement du cerveau, intégrant cette dynamique spatio-temporelle, et des analyses des états mentaux, reflets notamment de la conscience de Soi et de ses modifications chez le sujet sain et chez des patients. Il reste en effet de nombreux points à élucider, tant dans la maîtrise des évaluations (l’exploration de l’état de repos, les outils permettant de « mesurer » différentes composantes de l’identité personnelle) que dans leur signification intrinsèque et dans les possibilités de leur mise en relation. Par exemple, l’état de repos reflète-t-il un état de conscience particulier, à un moment particulier (lors de l’enregistrement de l’IRM fonctionnelle à l’état de repos), ou est-ce au contraire le reflet d’un état physiologique (et psychologique) beaucoup plus stable, qui sous-tendrait des caractéristiques plus « fondamentales » et plus constantes du sujet ? Si cette deuxième hypothèse devait se confirmer, l’exploration de l’état de repos (et les analyses de connectivité qui lui sont appliquées), rapprochée d’explorations de l’identité personnelle, au cours d’examens répétés, chez des sujets sains ou dans différentes pathologies neuropsychiatriques, constituerait un paradigme particulièrement pertinent. Il l’est sans doute davantage que les plus classiques protocoles d’imagerie d’activation dont le dessin expérimental oblige à étudier des processus très précis, moins adaptés à ce type de problématique, particulièrement pour l’étude de notions aussi complexes et riches que sont l’identité personnelle et la conscience de Soi.
36Dans le domaine de la neurobiologie, L. Squire et E. Kandel [27], dans leur ouvrage visionnaire (La mémoire : de l’esprit aux molécules), avaient intitulé le dernier chapitre « La mémoire et les fondements biologiques de l’identité ». Ils y soulignaient le fait, maintenant largement reconnu, que les connexions synaptiques au sein des systèmes cérébraux impliqués dans la mémoire peuvent être renforcées ou diminuées, et sont même capables de changements structuraux permanents. Selon ces auteurs, et grâce à ce qu’ils nomment la biologie cellulaire de la cognition, cette remarquable plasticité du cerveau humain, de mieux en mieux décrite, doit pouvoir s’intégrer aux modèles théoriques de la psychologie et des neurosciences cognitives de l’identité. Ces approches de biologie cellulaire « intégrées », de même que celles utilisant l’imagerie cérébrale et notamment les analyses de connectivité du réseau par défaut, sont des méthodes scientifiques prometteuses qu’il sera intéressant de rapprocher d’explorations approfondies de l’identité personnelle, de ses modifications au cours du développement, comme du vieillissement, et de ses altérations dans diverses pathologies neuropsychiatriques.
Une démarche éthique renouvelée au cœur de la relation en neuropsychologie
37Des préoccupations éthiques ont été mentionnées à plusieurs reprises, mais toutes ne peuvent être développées dans le cadre de cet article qui a pour objectif de susciter une réflexion sur la recherche et la pratique clinique en neuropsychologie avec, pour illustration, le thème de l’identité personnelle et ses altérations dans les pathologies neuropsychiatriques. Plus précisément, le but est d’attirer l’attention sur la singularité de la relation entre le neuropsychologue (le terme est utilisé de façon générique, même si la profession n’est pas neutre, eu égard à ses prérogatives et à ses représentations pour le patient et son entourage) et le patient atteint d’une lésion ou d’une maladie cérébrale, qui plus est quand celui-ci peut présenter ou non des modifications de ses représentations identitaires et de la conscience de Soi. En d’autres termes, nous avons insisté dans les sections précédentes sur l’enrichissement mutuel, au plan conceptuel, des neurosciences cognitives et cliniques et de la philosophie. Dans un mouvement convergent et complémentaire, il paraît tout aussi pertinent qu’une phénoménologie expérimentale et clinique rejoigne nos laboratoires et accompagne la réflexion éthique qui doit présider aux recherches, notamment celles menées avec les patients, et plus largement à la pratique neuropsychologique au quotidien.
38Un laboratoire de neuropsychologie (ou de psychopathologie) n’est pas un laboratoire comme un autre. T. Shallice [28], dans un ouvrage fondateur de la neuropsychologie moderne, avait apporté certains éléments de réflexion à un moment où l’approche était essentiellement « cognitive », c’est-à-dire destinée à un patient présentant un déficit très sélectif et avant que l’imagerie n’occupe la place qui est la sienne aujourd’hui. Il insistait notamment sur le fait que l’activité de recherche et l’activité clinique devaient cohabiter, avec toujours comme objectif ultime le bénéfice pour les patients, même si certains travaux pouvaient avoir des finalités très fondamentales. Dans un même ordre d’idée, M. Poncet [29] écrit : « Avoir une bonne formation théorique en neuropsychologie clinique quand on se veut thérapeute de patients victimes de lésions cérébrales et de troubles cognitifs et/ou comportementaux est plus que nécessaire, c’est une exigence éthique. On ne peut pas panser la pensée sans une très bonne formation en neuropsychologie ». Les grands principes sont formulés : le cadre général pour mener des travaux de recherche en neuropsychologie (le laboratoire de T. Shallice où cohabitent cliniciens, chercheurs et patients avec un même objectif) et l’exigence d’une formation d’excellence dans tous les cas. Au-delà, comment expliciter davantage la place de l’éthique dans cette relation neuropsychologique singulière ? Cette question prend tout son sens à l’heure où notre discipline progresse de façon notable dans différents domaines – l’exemple de l’identité personnelle n’est bien sûr pas choisi au hasard mais on peut citer aussi le thème des émotions, de la cognition sociale – et auprès de patients très différents de ceux qui étaient évoqués dans l’ouvrage de T. Shallice. En effet, la neuropsychologie cognitive de cette époque s’appliquait à des troubles très sélectifs du langage, de la perception… alors que notre discipline s’intéresse aujourd’hui à des patients atteints de pathologies beaucoup plus « lourdes », associées à des troubles du comportement, comme des patients atteints d’un syndrome démentiel à un stade sévère.
39Cette question de la place de l’éthique dans la relation entre le neuropsychologue et le patient peut s’intégrer dans une réflexion plus large, qui est de l’ordre de la philosophie du soin (cette terminologie vient du terme anglais care, qu’il conviendrait plutôt de traduire par sollicitude) [30]. Cette réflexion n’est pas purement théorique, et elle doit pouvoir apporter des éléments de réponse à des questions au quotidien. Par exemple, pour reprendre le fil conducteur de cet article, comment devons-nous nous comporter devant un patient particulier et comment aménager l’environnement d’un malade vivant en collectivité chez lequel le sentiment d’identité se trouve « décalé » par rapport à son « identité réelle » (une personne qui pense avoir 30 ans alors qu’elle a cinquante ans de plus [13]) ? Comment peut-on intégrer cette personne dans une réflexion la concernant directement, en d’autres termes, quelle est la meilleure façon de reconnaître l’autre dans son aptitude à la responsabilité ? Les méthodes neuropsychologiques mises au point pour des patients se situant à un stade de début d’une affection cérébrale sont-elles pertinentes pour des patients atteints d’une forme sévère ? Les conditions de la passation des tests neuropsychologiques sont-elles adaptées à ce type de patients ? Comment rendre compatible cette situation d’évaluation et cette relation de soin ? Sont-elles vraiment compatibles ? Les finalités de l’une et de l’autre sont-elles toujours clairement explicitées ?
40La « relation de soin » a donné lieu à de nombreux travaux, d’abord dans le secteur médical, chez des patients en situation de dépendance, mais le domaine de réflexion s’étend au soin parental (c’est d’ailleurs l’une de ses origines et une référence constante du fait de l’extrême dépendance du nouveau-né) et à toute action de sollicitude à l’égard de personnes fragiles. Des études ont été menées dans des crèches, dans des orphelinats ou dans des services médicaux pour enfants sur le thème de l’hospitalisme. Un enfant victime d’hospitalisme est un enfant qui n’est pas admis dans l’hospitalité de la relation. Cette philosophie moderne du care s’appuie sur des traditions philosophiques plus anciennes. Elle peut aussi avoir pour cadre conceptuel la théorie de l’attachement, avec une référence plus ou moins directe à la psychanalyse et, pour les sources plus « scientifiques », à des études d’éthologie, mais ses origines sont en fait très diversifiées. Schématiquement, ces travaux soulignent le fait que cette relation de soin, de respect, ou encore de souci de l’autre est indispensable et même vitale pour le développement de l’individu et se trouve au cœur de la relation éthique dans nombre de cas. La relation de soin contient en elle une sorte de contradiction qu’il convient justement de dépasser. Worms [30] a parfaitement décrit l’asymétrie qui caractérise la relation de soin « entre une faiblesse qui appelle de l’aide, mais qui peut devenir une soumission, et une capacité qui permet le dévouement mais qui peut devenir un pouvoir, et même un abus de pouvoir. » La difficulté tient au fait que la relation de soin s’inscrit nécessairement dans cette asymétrie mais qu’elle doit pourtant être relation pour être relation de soin. Le soin peut être défini comme « toute pratique tendant à soulager un être vivant de ses besoins matériels ou de ses souffrances vitales, et cela, par égard pour cet être même » [30]. Cette définition très générale se décline ensuite en deux éléments souvent très intriqués mais qu’il est indispensable de distinguer. De façon un peu brutale ou caricaturale, soigner s’applique à quelque chose que l’on peut isoler et que l’on peut éventuellement traiter. Mais soigner s’applique aussi à quelqu’un et tout soin contient en lui, à des degrés divers, une dimension relationnelle et intentionnelle. Ces deux dimensions insécables du soin évoquent tout de suite des débats de société comme l’hypertechnicité de la médecine moderne qui ne doit pas se faire aux dépens de la qualité de la relation, la dépendance qui peut conduire à la négligence, etc.
41En quoi ce concept à double facette de la relation de soin s’intègre au propos de notre article consacré à la neuropsychologie de l’identité personnelle ? Insistons d’abord sur le fait que le premier concept de soin – le soin technique – est dirigé vers un élément, qu’il soit physique ou psychique, alors que le second – le soin intentionnel – vise une représentation globale du sujet. Comme la relation de soin médicale ou apparentée à celle-ci, qui implique un médecin ou un autre soignant, la relation neuropsychologique oscille entre ces deux facettes de technicité et d’intentionnalité. Dans nombre de situations – bilan diagnostique d’un patient présentant une maladie dégénérative débutante, examen d’un traumatisé crânien ou d’un patient présentant des séquelles d’un accident vasculaire cérébral – les deux dimensions du soin peuvent se concilier et être comprises comme telles par le patient et son entourage. C’est le quotidien du neuropsychologue clinicien qui à la fois apporte dans la relation de soin le niveau exigé d’expertise et de technicité à l’acte et, en même temps les situe dans une relation de sollicitude et de respect.
42La situation est plus complexe, voire plus ambiguë, quand la pathologie comprend intrinsèquement un trouble – une distorsion – de la relation. Chez un patient à un stade sévère de démence, on peut observer des modifications de ses représentations identitaires, par exemple un « décalage temporel » entre le sentiment d’identité et la situation réelle du patient (cf. supra). L’harmonie entre les deux facettes de la relation de soin, telle que mentionnée précédemment, paraît alors plus complexe à atteindre. Selon le schéma classique, le soin technique (« l’exploration de l’identité personnelle ») est orienté vers un domaine qui est partie intégrante de la relation de soin, et condition nécessaire à la relation intentionnelle. Le neuropsychologue se trouve alors dans une situation qui risque, d’une part, de ne pas être comprise par le patient et, d’autre part, d’être non valide : tout dépendra dans ce cas de la modalité de l’évaluation. Le geste technique (« l’exploration de l’identité personnelle ») peut entrer en conflit avec la représentation (ou ne pas permettre l’accès à cette représentation) qu’a le patient de lui-même et de l’autre, et entraîner en conséquence un échec de la relation intentionnelle. Cet échec peut entraver la relation thérapeutique avec des conséquences délétères pour le patient, se traduisant par une réaction paraissant inadaptée, parfois agressives, voire par un épisode de confusion. Ce type d’exploration pose de plus des problèmes de validité car l’évaluation elle-même porte sur un objet (l’identité personnelle) qui se trouve ébranlé par le type de relation technique entretenue alors à ce moment entre le neuropsychologue et le patient. Cela ne remet pas en cause la possibilité même d’évaluer l’identité personnelle, mais cela suggère que certaines situations d’évaluation neuropsychologique doivent être repensées, si l’on veut, comme M. Poncet l’écrit si bien, « panser la pensée », c’est-à-dire mener une évaluation valide dans le cadre d’une relation intentionnelle et thérapeutique. Cela peut vouloir dire aller jusqu’à se fondre dans ce présent décalé ou distordu du sujet pour « approcher son identité personnelle » plutôt que de lui imposer, certes le plus souvent implicitement, une attitude normative liée au cadre standardisé de l’examen neuropsychologique classique. Cette dernière phrase, volontairement excessive, a pour but de pousser la démonstration à l’extrême pour susciter la réflexion et engager la discussion sur certaines finalités et modalités de la neuropsychologie avec des patients présentant des modifications des représentations identitaires et du sentiment d’identité.
43Au-delà d’une interrogation sur les pratiques cliniques et de recherche en neuropsychologie, cette réflexion devrait être une force de proposition des neuropsychologues, avec leur expertise et leur approche originale, dans le cadre plus général de l’espace éthique qui doit accompagner le progrès des connaissances appliquées au soin des patients présentant des troubles neuropsychologiques. Ce domaine de l’éthique est en plein développement, par exemple dans le champ de la maladie d’Alzheimer, mais la neuropsychologie n’y a pas encore trouvé la place qui devrait être la sienne. L’exemple que nous avons développé, concernant l’évaluation de l’identité personnelle, a des implications dans la reconnaissance de l’autre, dans son aptitude à la responsabilité et, en conséquence, dans les informations qui peuvent être transmises à son entourage, que ce soit les personnels de santé ou les aidants naturels.
44Avant de conclure, je voudrais citer ces phrases de Marc Jeannerod [31] : « Le sentiment d’être soi-même une personne a pour corollaire la réciprocité dans la relation et la prise en considération des attributs de l’autre en tant que personne. Cette réciprocité constitue une réponse aux difficiles questions posées par la disparition, chez certaines personnes, de ce sentiment d’être soi. (…) Une réponse à ces questions s’ébauche si on considère que la qualité de personne a en fait deux sources distinctes : elle prend sa source dans le fait de se sentir soi, mais aussi dans le fait que les autres êtres humains reconnaissent cette qualité à leurs congénères. Je suis une personne, autant parce que je l’éprouve, que parce que les autres me reconnaissent comme tel. »
Conclusion très provisoire
45Nous avons souhaité rendre compte de ce cadre théorique en construction, autour du concept d’identité personnelle, qui confère aux chercheurs et aux cliniciens des outils conceptuels qui pourront être adaptés à des problématiques dont certaines ont la dimension de réels problèmes de société. Le domaine d’application couvre des sujets très vastes comme la compréhension de diverses pathologies, qu’elles soient développementales, dégénératives ou d’autres natures. L’imagerie cérébrale, combinée à des paradigmes cognitifs audacieux, devrait contribuer à mieux comprendre l’identité personnelle, que ce soient les représentations identitaires et la conscience de soi, certaines de ses altérations et certaines de ses préservations. La psychologie et les neurosciences cognitives d’aujourd’hui progressent avec d’autant plus de force et de détermination qu’elles permettent d’avancer des arguments inédits qui servent de guides face à des problèmes éthiques difficiles, dont il est du devoir de chacun de bien mesurer les enjeux.
46Cette thématique a comme particularité d’insister sur la responsabilité du chercheur dont les travaux auront des conséquences sur l’appréhension de situations impliquant des patients et sur la façon dont nous devons – ou préconisons de – nous conduire avec eux. La réflexion éthique est partie prenante du programme de recherche parce que certains de ces travaux sont menés avec des patients chez lesquels l’intégrité de l’identité personnelle est discutée. C’est l’une des problématiques inédites de ces recherches, ou tout du moins le lieu où elle se révèle avec une telle force. Nous avons étendu la réflexion à la pratique neuropsychologique au quotidien, où les problèmes de l’évaluation se posent avec une certaine acuité et constituent même des cas d’école de ce qu’est la relation neuropsychologique, tout particulièrement en cas de distorsions de l’identité personnelle.
47Les problèmes méthodologiques posés par ces travaux sur l’identité personnelle (et sur ses domaines connexes) sont nombreux car la distance entre l’ampleur (la grandeur) du sujet d’étude tranche bien souvent avec le réductionnisme des variables étudiées. Nous avons d’emblée mentionné la difficulté conceptuelle résumée dans les termes d’identité ontologique et d’identité épistémologique et leur – au moins apparente – antinomie. Pourtant, il ne semble pas que le paradoxe de l’identité soit un état définitif : il s’agit plutôt d’un moment d’interrogation à propos d’un paradigme particulièrement complexe et encore imprécis sur un plan conceptuel. Il est aisé de comprendre que l’identité ontologique ne puisse pas faire l’objet d’une mesure scientifique directe, mais il en est ainsi de nombreux autres « phénomènes » en psychologie, dès lors qu’on se détache des paramètres observables pour en inférer des processus mentaux et potentiellement leurs substrats cérébraux : l’objet même de la psychologie et des neurosciences cognitives. C’est bien sûr le cas des différents items de la classification prise pour exemple ([9] et cf. supra). De même, on ne mesure pas la mémoire sémantique, pas plus que la conscience autonoétique. Nous n’avons accès qu’à des indicateurs plus ou moins fiables et précis, qui peuvent s’enrichir quand ils sont confrontés les uns aux autres.
48Qu’a donc le concept d’identité ontologique de si particulier ? En quoi se démarque-t-il de l’identité épistémologique ? L’une de ses particularités est son rapport au temps fait à la fois d’immédiateté (je sais dans l’instant qui je suis) et de durée (cette identité s’est construite dans une durée très longue dont la plupart des épisodes m’échappent aujourd’hui), une façon d’exprimer le lien entre mêmeté et ipséité. L’appréhension de l’identité ontologique devra donc intégrer ces deux dimensions : l’accès immédiat au sentiment d’identité (à différentes composantes de celles-ci) et – plus difficile – l’intégration de ses modifications au fil du temps, en fonction de différents paramètres. Enfin, le concept d’identité ontologique, de par sa nature, demande un niveau de réflexion métathéorique qui est à la fois de l’ordre de la science et de la philosophie. Cette caractéristique rejoint en cela la place de l’éthique dans les études menées chez les patients. Le paradigme de l’identité personnelle est donc original et même inédit mais, selon nous, n’est pas étranger à l’investigation scientifique (même si son appréhension est indirecte et demande de multiples approches). Il est par contre indispensable que son cadre théorique général ne soit pas construit sur une base uniquement introspective, mais au contraire sur des concepts mûrement réfléchis et des méthodologies spécifiquement adaptées à sa singularité, où le neuropsychologue clinicien a toute sa place.
49Les travaux soulignant la préservation de la connaissance des traits de personnalité sont intéressants, car celle-ci signe vraisemblablement un « noyau dur » de l’identité ontologique. Associé au fait que la conscience de soi (nécessairement tournée vers « quelque chose ») est aussi relativement préservée en cas de pathologie (tout du moins certaines de ses composantes), ce duo pourrait constituer la cristallisation de l’identité ontologique, qui se nourrit, chez le sujet sain, d’autres formes de connaissances comme les représentations épisodiques, les représentations sémantiques générales sur soi, mais puise aussi dans les systèmes de mémoire perceptive et de mémoire procédurale. La finalité de ce concept d’identité personnelle est bien cette impression d’unité, de cohérence et de continuité, ce qui ne remet pas en cause le fait que de multiples composantes et processus y participent. Il est indispensable d’étudier en profondeur ce concept d’identité personnelle, les recherches devant viser, de façon intransigeante, le progrès scientifique d’une neuropsychologie humaniste au cœur de la relation de soin.
Remerciements
Je suis redevable à Béatrice Desgranges et à Marie-Loup Eustache pour de nombreuses idées développées dans ce texte. La chance que j’ai eue de travailler durant de longues années avec Bernard Lechevalier n’y est pas étrangère. J’ai été très impressionné par les pratiques thérapeutiques innovantes développées par Odile Letortu au sein d’une institution gériatrique accueillant des patients souffrant de maladie d’Alzheimer. Au-delà de son œuvre publiée, les échanges épistolaires et de visu avec Endel Tulving ont été déterminants dans différentes positions prises dans cet article et, plus largement, dans la façon de concevoir l’évaluation subjective en neuropsychologie. Je remercie mes collègues et amis, montés à bord du grand bateau de la neuropsychologie, toujours fier et vaillant malgré les tempêtes et les peines, qui ont relu une version antérieure du manuscrit et ont proposé des commentaires pertinents : Emmanuel Barbeau, Gaël Chételat, Jean-François Démonet, Bénédicte Giffard, Olivier Godefroy, Didier Hannequin, Mickael Laisney, Bernard Laurent, Didier Le Gall, Hervé Platel, Michel Poncet, Peggy Quinette, Catherine Thomas-Antérion, Fausto Viader, Armelle Viard et bien d’autres, collègues et étudiants, avec lesquels j’ai échangé sur ces sujets à diverses occasions. Je remercie également Philippe Conejero et Hélène Mirabel pour la réalisation des figures. Les idées exposées dans ce texte n’engagent que ma responsabilité.Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : conscience, mémoire, identité, éthique, épistémologie
Mise en ligne 15/11/2012
https://doi.org/10.1684/nrp.2012.0207