1Nous utilisons des concepts théoriques au quotidien, en neuropsychologie comme dans d’autres disciplines, dans leur acception la plus récente, mais sans pour autant toujours connaître leur évolution historique : les travaux fondateurs et leurs origines, la première occurrence du terme, les premières définitions, les changements marquants... Des concepts comme ceux de mémoire épisodique ou de mémoire de travail ont fait leur apparition au début des années 1970 en psychologie expérimentale et en neuropsychologie avant d’être utilisés plus largement en sciences cognitives. D’abord essentiellement sous la plume de leurs créateurs, E. Tulving pour la mémoire épisodique et A. Baddeley pour la mémoire de travail, ils sont devenus des concepts indispensables et ont profondément changé depuis cette date, parfois au cœur de controverses mais aussi à la pointe des évolutions les plus passionnantes de la recherche (voir par exemple le numéro spécial de Neuropsychologia 2009 [1] consacré à la mémoire épisodique). Dans le cadre de revues de questions ou de mises au point théoriques, les auteurs les plus influents ont été amenés à préciser ces évolutions (voir par exemple, Tulving [2] pour le concept de mémoire épisodique). La filiation directe entre le concept de mémoire à court terme et celui de mémoire de travail a aussi été exposée dans les textes fondateurs de Baddeley [3-5]. Les liens avec le modèle d’Atkinson et Shiffrin [6] et les travaux de l’école anglaise de neuropsychologie [7] ont été soulignés et font partie de l’histoire et de l’enseignement de neuropsychologie [8].
2Mais ces concepts ont une autre histoire, plus ancienne, qui en constitue la fondation profonde. Pour la mémoire épisodique, son créateur, E. Tulving, a fait fréquemment référence à la phénoménologie pour indiquer les sources de son inspiration. Les concepts de conscience autonoétique, noétique ou anoétique, niveaux de conscience qui caractérisent l’expression de différents systèmes de mémoire, proviennent en droite ligne de la branche de la phénoménologie et de son fondateur, E. Husserl.
3Pour le concept de mémoire de travail, à notre connaissance, les liens entre ses origines philosophiques et son acception cognitive ont été moins clairement précisés par les auteurs actuels, peut-être parce que ceux-ci sont moins directs. Pourtant, E. Husserl a mené une réflexion novatrice sur le concept de rétention (proche, nous le verrons de celui de mémoire de travail) ; celui-ci est d’ailleurs au cœur de ses conceptions de la mémoire. Ce concept de « mémoire rétentionnelle » nous semble aux sources même de celui de mémoire de travail. Plus encore, il pourrait apporter des éléments de réponse ou tout du moins un éclairage original à certaines questions posées aujourd’hui aux modèles de la mémoire. Leur extension indispensable aux concepts de conscience et d’identité rend pertinente une réflexion philosophique sur l’organisation d’ensemble des systèmes de mémoire et leurs interactions.
4Cet article a en conséquence plusieurs objectifs complémentaires. Dans un premier temps, nous présenterons succinctement la phénoménologie et l’œuvre de son fondateur, E. Husserl. Dans un deuxième temps, nous définirons plus en détail le concept de rétention et ses dérivés en soulignant son évolution et sa place centrale dans la théorie des relations entre mémoire et conscience élaborée par cet auteur. Enfin, nous mettrons en relation le concept de rétention formalisé par Husserl avec les évolutions récentes du concept de mémoire de travail de Baddeley, puis plus largement avec des modèles structuro-fonctionnels de la mémoire humaine.
Edmund Husserl et la phénoménologie
Edmund Husserl (1859-1938)
5E. Husserl est né à Prossnitz, en Moravie (Autriche-Hongrie), en 1859. Suivant des cours de mathématiques, de philosophie et d’astronomie, il obtient (en 1882) un Doctorat de mathématiques à Vienne, intitulé : Contribution à la théorie du calcul des variations. Il suit en 1883 les cours de Brentano avec lequel il ne tarde pas à se lier. Husserl ne se consacrera plus qu’à la philosophie à la suite de cette rencontre. En 1887, il épouse une institutrice, Malvina Steinschneider, dont il aura trois enfants.
6Le 1er août 1894, Husserl est nommé professeur à l’université de Halle, en Allemagne. En septembre 1901, la faculté de philosophie de Göttingen fait appel à lui comme « professor extraordinarius ». Après la publication des Recherches logiques (1901) [9], des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1905) [10] et des Idées directrices pour une phénoménologie (1913) [11], Husserl est appelé comme professeur ordinaire par l’université de Fribourg, puis est nommé professeur honoraire à l’université de Berlin.
7En 1929, Husserl présente des conférences à Paris qui donneront lieu à la publication des Méditations cartésiennes [12]. En 1933, Hitler est nommé chancelier. Husserl est exclu de l’université par les nazis. La Crise des sciences européennes paraît en 1936. En 1938, Husserl meurt à Fribourg à l’âge de 79 ans. Au-delà de ses œuvres remarquables, Husserl laisse après lui cette nouvelle philosophie qu’il nomme la phénoménologie.
La phénoménologie
8La phénoménologie est une méthodologie philosophique rigoureuse que Husserl qualifie de « science des phénomènes » et de la façon dont ils se présentent à l’homme. La phénoménologie cherche ainsi à mettre en lumière les conditions de possibilité de la connaissance du sujet humain. Elle vise à définir les objets que nous avons en pensée, à décrire un « phénomène », c’est-à-dire une donnée qui se présente à la conscience et prend sens en elle. La phénoménologie n’est pas « indépendante » mais rattachée à l’individu, cependant, ce n’est pas l’individu pour autant qui donne sens à l’objet, mais il le reçoit et doit ensuite le comprendre. Il n’y a pas de césure entre l’objet et le sujet, mais l’individu n’est que rapport, que relation aux choses perçues : le phénoménologue cherche alors à déceler ce lien, ainsi il n’est pas question de comprendre d’abord l’objet pour comprendre par là le sujet humain, ni l’inverse, mais de les comprendre tous deux, dans leur relation. Ce lien néanmoins est bien visible si le sujet humain fait le choix de se pencher sur ce dernier, cela revient à adopter « une attitude transcendantale », c’est-à-dire rechercher les conditions de possibilité de la connaissance humaine d’un objet intentionnel.
Phénoménologie et psychologie
9Pour Husserl, la phénoménologie a la particularité d’être constitutive et transcendantale, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse aux essences de chaque chose à connaître mais aussi aux conditions de possibilité de cette connaissance par la conscience. Si la phénoménologie comme la psychologie sont des sciences de la conscience, elles sont en fait éloignées. Pour Husserl d’ailleurs, la phénoménologie est une « propédeutique » à la psychologie, elle se place avant elle et la permet.
10Entrer en phénoménologie demande en effet de mettre entre parenthèses notre soi personnel, pour ne plus avoir qu’un regard neutre sur les choses. Cela est possible d’après Husserl, puisque nous pouvons nous détacher du soi individuel pour étudier l’essence du moi (ou moi transcendantal, voir infra). En phénoménologie, une certaine concrétude siège encore dans le moi, dans le fait de demeurer une conscience constituante, ce que Husserl nomme : « l’intentionnalité ». Ce terme d’intentionnalité fut proposé pour la première fois par le psychologue-philosophe Franz Brentano, « Toute conscience est conscience de quelque chose », et Husserl le reprend dans sa propre philosophie. Dans Les Méditations cartésiennes [12] par exemple, Husserl écrit :
11« Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même » (Deuxième méditation, §14, p. 65).
12Bien que Husserl ait été longtemps l’élève de Brentano et s’en soit fortement inspiré, la phénoménologie fondée par Husserl est à différencier de la psychologie empirique (qui s’attache à des sujets humains individuels). Husserl le précise au §20 des Méditations, il a effectivement repris le concept d’« intentionnalité » proposé par Brentano, mais en phénoménologie et non dans le cadre d’une psychologie empirique comme ce dernier. La phénoménologie est une science de la « conscience pure », c’est-à-dire une science élaboratrice des principes théoriques permettant l’étude d’une conscience en marche :
13« Il est évident que, mutatis mutandis, tout cela vaut pour une “psychologie interne” pure, ou pour une psychologie “purement intentionnelle” qui reste sur le terrain naturel et positif. Nous avons fait ressortir, par quelques indications sommaires, qu’elle est la parallèle de la phénoménologie constitutive en même temps que transcendantale. La seule réforme véritablement radicale de la psychologie réside dans l’élaboration d’une psychologie intentionnelle. Brentano la réclamait déjà, mais il ne vit pas malheureusement ce qui fait le sens fondamental d’une analyse intentionnelle, donc de la méthode qui seule rend possible une psychologie de ce genre, puisque seule elle nous révèle les problèmes véritables et à vrai dire infinis d’une telle science » (§20, pp. 89-90 [12]).
14La phénoménologie, dont les objectifs sont théoriques et généraux, est donc d’après Husserl une science au fondement même des rapports entre conscience et objet, alors que la psychologie « empirique » traite d’un sujet humain réel, individuel.
15La conscience est, en définitive, un pont vers un sujet de pensée, elle est relation du fait de son caractère intentionnel. S’il y a intentionnalité pour la réflexion sur le monde, on parle aussi d’intentionnalité pour la réflexion de soi à soi. La phénoménologie correspond à ce qu’il désigne par les termes de « psychologie purement intentionnelle », puisqu’elle ne s’intéresse ni à la personnalité du sujet (il n’est pas perçu en tant qu’individu) ni à l’objet dans son contenu de sens, mais ne s’intéresse qu’au rapport de la conscience en général à ce type d’objet. Cette nouvelle approche est dénuée de toute ambiguïté par l’adoption de ce terme de « phénoménologie », impliquant clairement un registre indépendant de la psychologie et une méthode bien particulière. Elle vise à saisir l’essence invariante des éléments empiriques et changeants. Pour cela, en ce qui concerne la description de la mémoire, nous comprenons que, derrière notre conscience individuelle, se cache une conscience constituante. En effet, si nous mettons entre parenthèses nos vécus individuels et psychologiques, nous pouvons nous ouvrir à une conscience qui est une pure capacité à mémoriser et à unir des éléments temporels dans une certaine continuité. Lorsque la conscience est regardée en elle-même, elle n’est pas saisie d’après ce qu’elle forme, mais en tant que structure capable de former. Ce regard réflexif de la conscience sur elle-même, par soustraction de tout ce qui est individuel et personnel en elle, ne se nomme pas autrement qu’opérer une « réduction phénoménologique ». À partir de cette réduction, je suis pleinement un moi capable de connaître, je deviens un moi transcendantal, une pure capacité à connaître de manière consciente mes rapports en conscience.
16J’ai, en phénoménologue, un deuxième regard sur les choses qui m’entourent ou qui me parviennent en conscience ; j’acquiers ainsi une perception interne sur mes propres connaissances. Qu’est-ce donc que cette perception interne ?
La « perception interne » en phénoménologie
17Comment en effet comprendre ces termes de « perception interne » en phénoménologie, si l’on part du principe que tout est étudié d’après son entrée en conscience ? Devons-nous en déduire que tout devient « perception interne » chez Husserl ?
18Dans les Ideen 1 [11] Husserl emploie les expressions de « perception interne » et de « perception externe » :
19« Nous avons une expérience originaire des choses physiques dans la “perception externe” ; nous ne l’avons plus dans le souvenir ou dans l’anticipation de l’attente ; nous avons une expérience originaire de nous-mêmes et de nos états de conscience dans la perception dite interne ou perception de soi ; nous n’en avons pas d’autrui et de son vécu dans “l’intropathie” (« Einfühlung », p. 15).
20Pour expliquer ce qu’il entend par « perception interne » et « perception externe », Husserl compare la perception d’un souvenir à la perception du vécu d’un autre homme, par intropathie, c’est-à-dire en faisant la démarche de se mettre à la place de l’autre pour le comprendre, ce que l’on appelle aujourd’hui la « théorie de l’esprit ». Nous soulignons, à ce sujet, les rapprochements et les distinctions très actuels entre les mécanismes impliqués dans la mémoire (le voyage mental dans le temps) et dans la théorie de l’esprit (la capacité d’adopter le point de vue d’autrui).
21La perception du sujet connaissant serait originaire et donc plus immédiate, plus précise pour le sujet que la perception d’une perception d’autrui. Cependant, dans ce premier chapitre des Ideen, Husserl adopte encore le regard d’un homme usant de l’attitude naturelle, c’est-à-dire non phénoménologique. Son regard n’est pas encore « eidétique », c’est-à-dire sachant décrypter l’essence des « choses perçues ». Il ne fait donc pas la même distinction, entre perception interne et externe, que plus tard et comme ce sera le cas dans la suite de cet article. Il est utile de bien comprendre cette première distinction pour comprendre la deuxième : dans l’extrait cité ci-dessus, la perception interne équivaut alors aux perceptions miennes de moi-même, au contraire des perceptions externes, moins lisibles, de perceptions perçues indirectement, comme c’est le cas de la perception des vécus d’autrui. Après réduction, la perception interne et la perception externe ne sont plus à lire en ce sens : la perception interne devient la perception de la perception en elle-même et celle-ci est, pour Husserl, chose plus vraie et plus proche du moi lui-même, que le contenu de la perception. Ce n’est donc pas le fait que l’objet d’étude soit externe ou interne au sujet qui intéresse Husserl, en tant que phénoménologue, mais c’est la façon dont le sujet connaît avec plus ou moins d’immédiateté ce qu’il reçoit et conçoit.
22Dans l’attitude phénoménologique, l’opposition entre un extérieur et un intérieur de soi n’aura plus vraiment de sens, puisque tout est objet de réflexion du sujet. Ensuite, bien entendu, la réflexion peut être directe ou indirecte, mais tout dépend du degré de réflexion, ou encore du mode de réflexion et non plus du lieu de l’objet étudié selon un extérieur et un intérieur. Afin d’être plus clair par la suite et de ne pas faire perdurer l’ambiguïté des termes de perception interne ou externe, Husserl parlera de perception, ou de présentification (perception de perception).
23Le terme d’« intériorité » est en lui-même paradoxal. En effet, l’homme est à la fois composé d’une intériorité et d’une vision de l’extérieur de lui-même, or l’un comme l’autre sont découverts par lui en lui-même. Il n’y a donc de monde extérieur qu’à partir d’une réflexion intérieure. L’identité du monde, comme l’identité à soi, sont rendues possibles par la réflexion de l’humain. Ainsi, l’intériorité n’est pas un enfermement en soi, mais elle a cette capacité d’ouvrir à ce qui n’est pas soi. Il y a, en soi, autre que soi.
24Il n’est donc pas judicieux de penser la définition du soi de l’homme par abstraction de ce qui serait temporel, puisque l’homme est un être au monde, vivant le dehors par son dedans et comprenant ce qu’il est en pénétrant le monde. L’homme est homme par sa pensée, mais également par son inscription dans un monde qui résonne en lui, puisque c’est dans le monde que l’homme a à réfléchir. C’est en étant au monde que l’homme peut avoir l’intuition de cet « extérieur » en lui et le saisir comme appartenant à son « intérieur » ; il n’y a donc plus de césure entre une intériorité et un extérieur, puisque tout est intentionnalité, tout est pensé. Cependant, il peut être utile de retenir cette opposition entre « perception interne » et « perception externe » pour base, puisque, avant d’entrer vraiment en phénoménologie, c’est ainsi que nous avons communément l’habitude d’appréhender les choses. D’ailleurs, si Husserl découvre la conscience absolue, le moi phénoménologique, ce moi au monde constituant, cette pure conscience, c’est bien en étant parti lui-même d’une étude sur les actes dits « de base », c’est-à-dire internes au sujet, comme c’est le cas lorsque le sujet se réfléchit lui-même, imagine ou encore se souvient. En effet, Husserl partait de ce préjugé d’une séparation entre un dehors et un dedans, mais en étudiant le « dedans » du sujet, il découvre le moi pur constituant et la méthode phénoménologique elle-même. Finalement, en phénoménologie, la distinction entre perception interne et externe n’a plus lieu d’être, puisque tout devient pensée. Cependant, à une autre échelle d’analyse, il existe encore deux niveaux de perception à développer, non plus naturelle, mais phénoménologique, intentionnelle : une perception directe, interne, et une perception indirecte, externe, la perception de perception.
25Avec Husserl, la perception externe prend alors un nouveau visage, puisqu’elle laisse surgir l’existence d’une conscience préréflexive, qui a déjà été consciente. La perception externe prend un tout autre sens, puisque nous avons subi une véritable conversion du regard avec Husserl, en n’usant plus des représentations mentales au premier degré, de façon naïve, mais en les observant comme des phénomènes, comme des « apparus à la conscience ». Toute chose est phénomène si elle se donne de manière consciente à la conscience comme objet d’étude. Si Husserl cherche à définir l’essence du souvenir, il est face à un phénomène bien complexe, puisqu’il a la particularité de se présenter à moi mais, en même temps, d’être en moi. Pour analyser ce type d’objet, la phénoménologie husserlienne a pour principe de ne pas regarder le souvenir selon l’histoire psychologique du sujet, mais l’étudie en lui-même, comme un objet se plaçant dans le passé, bien qu’évoqué au présent par la conscience.
26Cette nouvelle définition de la perception externe rassemble alors en elle deux types de perception : le ressouvenir (proche du « souvenir » au sens courant du terme, nous y reviendrons) et la rétention. La rétention est aussi appelée « souvenir frais », elle est ce « souvenir » de ce qui vient tout juste de se passer. Si la rétention est plus directe que le ressouvenir, s’étant donnée il y a moins longtemps à la conscience que celui-là, doit-on toujours parler de « présentification » en ce qui la concerne ? Doit-on toujours parler de phénomène se présentifiant à la conscience, c’est-à-dire se donnant à nouveau à la conscience ? En effet, le phénomène de rétention n’est-il pas davantage lié au présent, bien qu’il y ait retenue d’un fait qui n’est déjà plus présent ? En effet, si lors de la présentation ponctuelle de toute nouvelle face d’un objet temporel, j’oubliais les premières au fur et à mesure, serais-je vraiment en mesure de percevoir un objet ? La chose perçue ne transcende-t-elle pas la manifestation de la chose ? Là se tient la clef pour Husserl, somme toute paradoxale, de la saisie d’un objet temporel, devant être compris unitairement d’après une multiplicité qui s’étale dans le temps. Comment capter alors le message d’un objet qui est et en même temps n’est plus ? Comment saisir ce qui n’est pas entièrement présent ? Comment percevoir quelque chose indirectement, et une telle perception n’est-elle pas tronquée par sa teneur même ?
Deux types de « souvenirs » pour Husserl : le souvenir d’un temps à soi (ou ressouvenir) et le souvenir d’un instant tout juste passé (ou souvenir frais)
27Cette distinction opérée par Husserl nous amène au cœur de l’opposition déjà évoquée entre mémoire à long terme (et plus précisément mémoire-souvenir ou mémoire épisodique) et mémoire à court terme (ou mémoire de travail dans sa terminologie moderne). Nous ne nous attarderons pas sur le concept de « ressouvenir », mais celui-ci nous permettra de mieux cerner ceux de « souvenir frais » et de rétention qui font directement l’objet de cet article.
Le ressouvenir
28Voilà comment Husserl procède pour décrire l’essence de ce phénomène temporel qu’est le ressouvenir. Le souvenir (ou ressouvenir) est comparé par E. Husserl à la perception qu’a ma conscience lorsqu’elle perçoit un autre homme. Husserl utilise cette comparaison dans le but de déceler l’essence du ressouvenir ; il le compare à mon regard vers autrui pour, en fait, les distinguer (voir supra les analogies et les dissemblances entre mémoire et théorie de l’esprit). L’essence d’autrui est simplement un point sur lequel Husserl s’appuie pour la comparer à celle du ressouvenir et insister sur sa spécificité. En effet, la compréhension de l’autre ne passe pas par un raisonnement : je reconnais l’autre immédiatement sans concept, comme étant un alter ego, contrairement à toute perception habituelle ; il est immédiatement présent, bien que restant inaccessible. Husserl parle alors d’une « présentation indirecte ».
29Le ressouvenir n’est pas non plus une perception simple. Cependant, il n’est pas non plus une présentation indirecte, il est une « représentation ». Ainsi, si, comme pour le cas d’autrui, le ressouvenir est un perçu particulier qui n’en n’est pas vraiment un, le ressouvenir se distingue du cas d’autrui en un point tout à fait extraordinaire : le ressouvenir est un élément qui contient du mien, qui est relatif à soi, alors que l’apparaître d’autrui, la connaissance de l’autre, amène quelque chose qui me ressemble mais qui n’est pas moi.
30Si le souvenir se définit comme étant une représentation mienne qui n’est plus à moi dans le présent, cela n’est valable que pour le souvenir d’un temps clos ou de ce que Husserl appelle le « ressouvenir ». En effet, et cela est primordial pour la compréhension de la mémoire dans sa globalité, il y a deux types de souvenirs pour Husserl : un souvenir qui rappelle un événement terminé, le « ressouvenir », et un « souvenir frais », qui rappelle un souvenir d’un instant court et venant tout juste de se produire, d’un événement temporel non encore achevé. Nous sommes bien ici au cœur de la distinction entre la « mémoire-souvenir » et la mémoire de travail qui nous préoccupe dans cet article. Nous avons, bien sûr, entrevu la « conception » de la mémoire épisodique et de la conscience autonoétique, mais nous ne développerons pas ce thème dans cet article (voir [13] pour revue).
Rétention et « souvenir frais »
31La rétention se confond avec le « souvenir frais », au début de l’ouvrage Les Leçons sur le temps (volume B) [10]. Dans cette traduction récente des textes husserliens concernant la conscience intime, des textes postérieurs à la rédaction des Leçons (partie A) sont retranscrits. Husserl revient alors sur la question de la « rétention » en la mettant en parallèle avec le souvenir (ou ressouvenir). Dans cet ouvrage, des textes de Husserl de différentes époques sont rassemblés, ce qui permet de lire toute l’évolution de sa théorie sur le rapport de la conscience aux objets temporels.
32La rétention est ce qui désigne la visée d’un élément venant tout juste de se présenter à la conscience et faisant partie d’un événement plus large vécu au présent. Husserl développe l’exemple de la perception d’une mélodie et de la retenue du son tout juste passé pour la saisie possible de l’unité mélodieuse. Comment décrire et définir alors ce phénomène de rétention, gardant en mémoire un temps passé dans le maintenant ? Husserl qualifie d’abord ce phénomène de « présentification » (de présentation se représentant à nouveau à la conscience). Cela veut dire que Husserl conçoit, par exemple, un événement sonore tout juste passé mais encore présent, comme étant plus à qualifier de perception passée que de perception effectivement là au présent. En effet, le qualifier de perception reviendrait à ne plus respecter la temporalité de l’événement passé, quoique tout juste passé, et cela reviendrait à une sorte de cacophonie, puisque le présent et le tout juste passé seraient installés au même niveau perceptif. Par exemple, le son tout juste passé d’un début de mélodie est bien encore présent à mon esprit lorsque le son suivant apparaît. Cependant, il n’est plus perçu comme l’est le nouveau son, sinon ces deux sons seraient perçus en même temps et donc sans harmonie. La rétention ou « souvenir frais » se place donc, logiquement comme faisant davantage partie du passé que du présent. Pourtant, bien que la rétention soit décrite comme appartenant au passé, Husserl voit bien que celle-ci est à différencier du ressouvenir, étant certes passée, mais étant encore là au présent. Husserl se trouve dans la difficulté à qualifier ce moment selon les règles du temps ; le tout juste passé est un souvenir tout à fait particulier, puisqu’il est un « souvenir primaire », qui est encore là dans le maintenant de la perception. Husserl voit bien qu’il se distingue nettement du « ressouvenir », ce dernier étant un acte volontaire et libre, où les vécus ne sont plus retenus d’une manière originelle et ont donc été modifiés ; le vécu ressouvenu est alors saisi moins clairement que le vécu encore présent en moi de façon originelle, étant donné que les vécus ressouvenus ne sont plus présents.
33Finalement, Husserl opte pour considérer que cette rétention n’est ni vraiment une perception, ni une présentification, mais vient d’un niveau de conscience différent. En effet, en dernier lieu, Husserl insiste sur le caractère constitutif de la rétention elle-même et ne la vise plus comme étant un contenu immanent situé entre passé et présent, ou à la fois passé et présent. Cette différence de définition apporte un véritable changement, puisque je ne regarde plus la conscience temporellement et individuellement, mais je la vise en elle-même. Nous sommes bien ici au cœur même de l’objet de la phénoménologie. La rétention serait finalement un moment constitutif et non plus un contenu mémorisé ou en train de l’être.
La comparaison de la mélodie en train d’être perçue et d’un mur en train d’être construit
34Le ressouvenir d’une mélodie n’a pas le même mode d’apparaître à la conscience que la mélodie perçue au moment même, l’une étant présentifiée et l’autre étant en train d’être perçue. Pourtant, objectivement, si on regarde cet objet en faisant abstraction du contexte de son écoute, il se donne bien selon différents stades, petit à petit. Or, si nous nous rappelons des phrases mélodiques, n’est-ce pas seulement parce que nous les avons retenues les unes après les autres ? La mélodie ressouvenue et la même mélodie écoutée pour la première fois ne sont-elles pas similaires, ne sont-elles pas composées de la même façon ?
35Husserl semble hésiter dans la réponse à donner : il répond d’abord par « non » (sauf peut-être dans le cas où la mélodie est rapide), puis il lui paraît évident que la réponse ne peut qu’être affirmative (« Mais tout bien considéré… »). Bien sûr, les sons antérieurs sont encore présents, lors de l’écoute de la fin d’une mélodie. Ils sont encore en nous, dans notre conscience : ainsi, ce n’est pas le dernier son entendu qui ponctue la fin de la chanson, mais bien le fait qu’il soit lié aux sons d’avant, et qu’une certaine unité arrive à son parachèvement, de même qu’une pierre ne fasse pas un mur bien qu’elle soit la dernière posée. La mélodie ne semble donc pouvoir être perçue ou appréhendée que si les sons précédents sont maintenus, c’est-à-dire retenus ; le dernier son posé est alors inclus dans une unité. L’image du mur se construisant est alors utile pour comprendre la dépendance du dernier son par rapport aux précédents pour être entendu comme étant le dernier son, parachevant la mélodie ; cependant, il faut bien différencier le mur de la mélodie, comme le précise Husserl.
36« La comparaison avec l’édifice ne convient pas dans la mesure où, dans l’édifice achevé, chaque pierre reste conservée. Il en va autrement ici. La perception de la mesure est une unité temporelle, c’est-à-dire une unité répartie temporellement. La perception des phases antérieures est contenue en elle, mais à la façon précisément dont quelque chose est conservé dans une unité temporelle d’extension. Et ainsi de suite » (p. 109) [10].
37Husserl a compris que la réponse à la question (de savoir si les phases antérieures sont encore présentes lors de l’écoute du dernier son) est forcément affirmative, seule issue pour que le sujet puisse saisir l’unité de la mélodie ; cependant, ces phases ne sont pas perceptibles comme les pierres posées construisant un mur. Ces phases ne sont pas perçues, mais simplement vécues. Ainsi, ces phases sont encore là, mais où sont-elles, puisqu’elles ne sont pas concrètement là ? Quelque chose se construit dans la conscience, elle-même se constituant par ses perceptions. Husserl a ici la vision d’une mémoire continue, unissant les éléments entre eux temporellement. La solution du problème se place ainsi du côté de la conscience. Husserl perçoit alors la présence en nous d’un phénomène atemporel, qualifié de « rétention » (celle-ci prenant alors un tout autre sens que celui de « souvenir frais »). La rétention n’est alors plus qualifiée de lieu de stockage d’un souvenir en formation, mais comme étant un moment constitutif de notre conscience passive (au sens où elle ne fait pas intervenir la volonté du sujet dans ce travail) :
38« C’est une conscience unitaire qui s’édifie pas à pas dans le percevoir et qui s’accroît en contenu dans le percevoir qui progresse » (p. 108) [10].
La rétention n’est ni un maintenant, ni un souvenir
39Lorsque Husserl remarque qu’un son retentissant n’est pas le même que le son entendu tout à l’heure, il peut entrevoir l’idée de l’atemporalité de la conscience absolue et régler le problème de la rétention en la redéfinissant. Et, inversement, par l’étude de cette nouvelle définition de la rétention se développe encore cette idée d’atemporalité de la conscience absolue. Husserl y parvient en voulant éviter le problème de l’infinie régression. Ce problème est mentionné à travers un schéma, traçant le son dans le temps selon ses modifications continuelles dues à l’éloignement du temps présent (figure 1).
40Dans ce schéma, la rétention était encore perçue comme étant reliée au maintenant du son et s’effilant comme une « queue de comète ». Or, dans l’exemple de la comparaison entre la perception de la mélodie et la construction du mur, Husserl est déjà persuadé que la rétention, jusqu’alors accrochée à la sensation, n’est pas la répétition du son passé, mais n’est plus non plus, comme dans ce schéma, reliée à la sensation (figure 1). La rétention serait alors une « résonance », un son modifié. Cela change tout, car la rétention apporte bien quelque chose de nouveau à la conscience, non plus en termes de contenu retenu, mais en termes de modification du son perçu. Ainsi, il n’y a pas d’infinité à ce niveau, puisque la rétention vient transformer le son perçu, sans rappeler tous les éléments antérieurs au son. En effet, la rétention n’est pas un contenu temporel, mais une synthèse, une mise en forme, une constitution atemporelle de la conscience.
41Cette nouvelle évocation de la rétention permet la compréhension de la nécessité de l’atemporalité de la conscience absolue, puisqu’elle-même n’est pas un contenu temporel, mais un travail de la conscience. Retenons ici que la rétention est une intentionnalité en elle-même, une fonction de la conscience absolue. Voilà pourquoi, elle ne peut être qualifiée de contenu et, surtout, pourquoi elle ne peut être qualifiée de « contenu » temporel.
42La modification du son entendu en rétention n’est donc pas due à la temporalité (du son ou de la conscience), mais à l’atemporalité de cette intentionnalité rétentionnelle. La conscience absolue est elle-même atemporelle, mais consciente du temps, grâce à cette fonction rétentionnelle, m’amenant en conscience, par mémoire (non volontaire), une présence de ce son-passé : cela se manifestant par un changement continuel, une modification discrète du son passé.
43Husserl aborde ici un point important, celui de l’atemporalité de la conscience absolue, constituante de la temporalité. Pour qu’il y ait cette constitution de la temporalité dans la conscience intime, il faut qu’au départ les actes d’une conscience absolue soient constituants. C’est justement le cas de la rétention : elle est une condition de possibilité de la constitution de ma conscience temporelle. Elle n’imprime pas de contenu nouveau dans mon intériorité, elle agit simplement pour que je puisse percevoir dans le temps. Ici, Husserl emploie pleinement le terme de « rétention » ; celle-ci a enfin son visage définitif, elle n’est ni perception du maintenant (ou de ce qui l’accompagne simultanément), ni souvenir. Elle est un mode de la conscience absolue, atemporel, jamais porteur de contenu immanent, mais toujours constituant, discrètement. En effet, la rétention est un « moment » atemporel de la conscience fonctionnant sans que le sujet en ait conscience. La rétention est un « moment » de la conscience absolue, elle n’est pas elle-même intentionnelle, mais elle est la condition de possibilité de la vie intentionnelle de la conscience. La rétention n’est pas dans le temps, mais permet à la conscience d’avoir un temps intime, puisque ce que la conscience vit est structuré au fur et à mesure en rétention.
Une mémoire rétentionnelle proche de la mémoire de travail décrite par les sciences cognitives
Mémoire primaire et mémoire à court terme
44Les concepts de mémoire primaire, puis de mémoire à court terme et de mémoire de travail ont été utilisés dans les textes fondateurs des sciences cognitives et ont connu un réel succès, dans des acceptions sensiblement différentes, et cela dans plusieurs disciplines : intelligence artificielle, psychologie animale, psychologie cognitive, neuropsychologie, neurosciences cognitives (incluant notamment l’imagerie cérébrale fonctionnelle). Progressivement, le concept de mémoire de travail a supplanté celui de mémoire à court terme. Pour nombre d’auteurs, cette dernière expression ne conserve alors plus guère qu’un intérêt historique et didactique, bien que certains modèles actuels continuent de l’utiliser (il est en revanche usuel de parler de maintien à court terme, de façon purement descriptive). Cette évolution a eu tendance à assimiler mémoire de travail, gestion attentionnelle, manipulation des informations et processus contrôlés, ou à privilégier les liens entre ces différents concepts et composantes de la cognition.
45L’opposition entre « mémoire à court terme » et « mémoire à long terme » est présente dès la naissance de la psychologie scientifique. W. James proposa, le premier, dans son livre Principles of psychology [14], la distinction entre ce qu’il nommait « mémoire primaire » et « mémoire secondaire », c’est-à-dire « mémoire à court terme » et « mémoire à long terme ». Cette mémoire primaire est capable de retenir un petit nombre d’informations, immédiatement présentes à l’esprit, alors que la mémoire secondaire contient un nombre pratiquement illimité de connaissances qui nécessitent un effort pour être rappelées. Progressivement et surtout avec le renouveau de la psychologie cognitive, les concepts de mémoire à court terme et de mémoire à long terme se sont imposés.
46Dans les années 1960 et au-delà, la mémoire à court terme est considérée comme un système (ou une forme, une composante…) de mémoire, qui sous-tend la réalisation de tâches nécessitant le maintien en mémoire d’informations disponibles pour un traitement immédiat. Au contraire, la mémoire à long terme (définie comme un système ou un ensemble de systèmes, de composantes…) permet d’acquérir des informations de façon durable et sa capacité de stockage est très importante. Le modèle d’Atkinson et Shiffrin (1968) [6] intègre ces deux composantes de la mémoire et a contribué à les populariser. Selon ce modèle d’organisation sérielle de la mémoire, l’information entre d’abord dans un registre d’informations sensorielles (appelé encore mémoire sensorielle ou mémoire immédiate et impliquant essentiellement des mécanismes perceptifs). Elle y réside pendant une période de temps très brève (de l’ordre de quelques centaines de millisecondes pour les informations visuelles). Dans un deuxième temps, la mémoire à court terme reçoit une sélection des informations en provenance de ce registre sensoriel. Ces informations sont maintenues pendant une durée qui ne dépasse pas 30 secondes (il s’agit bien sûr d’un ordre de grandeur). Enfin, une partie des informations est transmise à la mémoire à long terme, qui se caractérise par la permanence de l’information stockée, même si celle-ci peut être modifiée ou rendue temporairement indisponible. La mémoire à court terme et la mémoire à long terme se distinguent également par leur capacité de stockage : limitée à quelques éléments pour la mémoire à court terme et « illimitée » pour la mémoire à long terme.
47Le modèle sériel d’Atkinson et Shiffrin, qui distingue ces différents « compartiments » de la mémoire, a été conforté par les observations de patients atteints d’un syndrome amnésique. Des études menées chez le patient H.M. et chez des malades atteints de syndrome de Korsakoff sont d’ailleurs pris pour exemple dans les écrits de ces auteurs. Ainsi, ces patients présentent des troubles de la mémoire à long terme sans atteinte de la mémoire à court terme. Toutefois, l’observation de plusieurs patients (dont le patient K.F. décrit par Warrington et Shallice au début des années 1970 [7]), présentant la dissociation inverse (perturbation sélective de la mémoire à court terme), vient remettre en cause l’organisation sérielle du modèle. En même temps, les travaux de l’école anglaise de neuropsychologie permettent d’insister sur la pertinence théorique de départ séparant la mémoire à court terme de la mémoire à long terme.
Cinq types de mémoire
48Au-delà de la distinction entre « mémoire à court terme » et « mémoire à long terme », de nombreux modèles en neuropsychologie s’accordent sur l’existence de plusieurs systèmes de mémoire. Ainsi, cinq formes de mémoire sont représentées dans le modèle SPI (serial parallel independant) proposé par Tulving [15]. Ce modèle dresse, de manière pyramidale, l’organisation « par emboîtement » de cinq systèmes de mémoire : un système d’action (la mémoire procédurale) et quatre systèmes de représentation : le système de représentations perceptives, la mémoire sémantique, la mémoire de travail et la mémoire épisodique. Le modèle Mnesis [16] conserve la structuration en cinq systèmes de mémoire initialement proposée par Tulving, tout en en modifiant la configuration. Il propose, entre autres aménagements, de mieux définir les relations entre les systèmes de mémoire à long terme et la mémoire de travail telle qu’elle a été définie par Baddeley. Ainsi, selon sa conception, la mémoire de travail permet le maintien temporaire et la manipulation des informations lors de la réalisation de diverses tâches cognitives complexes : calculer, répondre à une question, résoudre un problème… En plaçant, de manière originale, la mémoire de travail au centre de l’organisation des systèmes de mémoire, Mnesis met tout particulièrement l’accent sur une nouvelle instance définie par Baddeley en 2000 [17] le « buffer épisodique ». Cette mémoire tampon épisodique qui peut être considérée comme à l’origine de notre « conscience du moment présent » [18] est à rapprocher du concept de « rétention » forgé par Husserl, et instaurant la vision d’une mémoire continue.
Mémoire de travail et « mémoire rétentionnelle »
49Le concept de « mémoire de travail » a été proposé au début des années 1970, sous sa forme moderne, par Baddeley et Hitch [3]. D’après cet auteur et selon la première version du modèle, trois facultés de la mémoire de travail peuvent être distinguées, chacune émanant d’une des trois composantes de la mémoire de travail : la boucle phonologique, le calepin visuo-spatial et l’administrateur central. La première permet de garder à l’esprit un certain nombre de mots lorsque quelqu’un parle, de chiffres lorsque l’on nous dicte un numéro de téléphone. Cette fonction de stockage est assurée par la boucle phonologique, responsable de la saisie et du rafraîchissement verbal, c’est-à-dire du maintien de la saisie d’une information donnée dans la durée. La deuxième fonction de la mémoire de travail est d’être responsable du stockage des informations spatiales et visuelles, voire des images mentales elles-mêmes. Le calepin visuo-spatial permet ainsi de se représenter une scène visuelle et d’en avoir une vision d’ensemble. La troisième fonction de la mémoire de travail, sous la dépendance de l’administrateur central, est de répartir les ressources attentionnelles allouées aux différents systèmes satellites. D’autres fonctions de traitement ont, par la suite, été attribuées à l’administrateur central [19, voir infra]. Nous verrons plus avant les fonctionnalités du troisième système satellite, le buffer épisodique, dont l’existence a été postulée plus récemment.
50Dans son ouvrage La mémoire humaine : Théorie et pratique, Baddeley [20] pose un certain nombre de questions qui ne sont pas sans rappeler la démarche de Husserl :
51« Quelle est la longueur d’un instant ? Est-ce que ça correspond au temps qu’il faut pour entendre une phrase, un mot ou peut-être moins qu’un mot ? Comme notre conscience semble s’étendre dans le temps, la longueur d’un instant n’est pas nulle, mais elle est clairement limitée également. » (p. 49) [20].
52Les facultés de stockage de la mémoire de travail, plus précisément des systèmes satellites précédemment décrits (boucle phonologique et calepin visuo-spatial), sont proches de la faculté rétentionnelle décrite par Husserl. Elles permettent en effet la saisie d’une série de sons, d’une scène visuelle, dans un présent vivant, c’est-à-dire dans un temps court mais installé dans une certaine durée. Ces deux systèmes satellites de la mémoire de travail nous rappellent la rétention de Husserl en ce qu’ils sont sollicités consciemment lors de tâches de remémoration volontaire (comme le maintien en mémoire d’un numéro de téléphone). La plupart du temps, elles opèrent passivement, sans un contrôle direct de la part du sujet, ce qui est, nous l’avons souligné, le cas de la rétention. En effet, considérant l’exemple d’informations verbales prises en charge par la boucle phonologique, une distinction a été faite entre, d’une part, une composante de stockage passif, le stock phonologique, qui intégrerait, de manière directe et sans intervention volontaire du sujet, l’information auditive [21] et, d’autre part, la boucle de récapitulation articulatoire, responsable d’un maintien actif.
53Cette idée de passivité de la mémoire de travail, qui caractérise essentiellement la boucle phonologique et le calepin visuo-spatial, est intéressante, puisqu’elle dresse l’image d’une mémoire constituante en permanence, cela en dehors de la volonté du sujet. En même temps, c’est cette non-mainmise du sujet qui lui permet de saisir la chaîne des informations et de s’insérer dans une continuité identitaire. Ces thèmes se rapprochent évidemment de ceux de Husserl entre rétention et conscience absolue – la rétention est une branche de la conscience – permettant à la conscience de se constituer et de se saisir elle-même.
54Outre les fonctions de stockage de l’information, la mémoire de travail est dotée d’un ensemble d’opérations mentales destinées à la réalisation d’un but. Ces fonctions sont assurées par l’administrateur central et permettent l’accomplissement ordonnancé de tâches complexes. Comme présenté ci-dessus, une de ses fonctions princeps est de contrôler la répartition de l’attention, c’est-à-dire de coordonner la gestion des informations en provenance des systèmes satellites. Si cette fonction de la mémoire de travail nous éloigne du thème de la rétention, elle désigne un autre domaine d’intérêt, à savoir le caractère essentiellement sélectif de la mémoire : sélection de l’information traitée en fonction de la tâche poursuivie. Différentes théories ont été proposées, et certaines ont été intégrées au modèle de mémoire de travail de Baddeley pour rendre compte du fonctionnement de l’administrateur central. D’une façon générale, les idées qui prévalent insistent sur la gestion de l’attention et le contrôle de l’activité en cours grâce à l’intervention de différentes fonctions exécutives et de processus stratégiques. Nous ne développerons pas ces différents modèles qui risqueraient de nous écarter de notre propos. Beaucoup de travaux ont été consacrés à l’administrateur central ces 20 dernières années, et ceux-ci ont contribué à conférer à la mémoire de travail le statut d’une instance éminemment « contrôlée » : le présent psychologique devenant en quelque sorte sous le contrôle du sujet [19].
55Comme d’autres auteurs, Baddeley a pris conscience du « goulot d’étranglement » imposé par l’omniprésence de ces mécanismes de contrôle de l’action en cours et, en 2000, a proposé l’adjonction d’une nouvelle composante dans son modèle de mémoire de travail : le buffer épisodique (repris dans le modèle Mnesis) [16]. Ce relais épisodique se situe en fait à la jonction de la mémoire de travail et des systèmes de mémoire à long terme. Cette nouvelle instance aurait pour missions principales d’intégrer des éléments provenant de différentes sources d’informations (multimodales, c’est-à-dire pas uniquement verbales et spatiales, mais également des représentations provenant de la mémoire à long terme) et de les stocker, de façon temporaire. C’est parce qu’il dispose d’un système de codage amodal de l’information que le buffer épisodique peut maintenir l’ensemble de ces informations sous une forme intégrée. Il constitue un espace de stockage au sein duquel des informations de différentes natures sont associées. Ce buffer est qualifié d’épisodique, car il permet la création de scènes et d’épisodes cohérents intégrés, directement accessibles à la conscience [17, 18]. Ses propriétés d’association lui confèrent également un rôle important dans l’encodage et dans la récupération de souvenirs en mémoire épisodique.
56De la définition du buffer épisodique émerge la question du caractère automatique/contrôlé de ses fonctions. Ainsi, si le mécanisme de prise de conscience (conscious awareness) est le jeu d’une interaction entre le buffer épisodique et l’administrateur central, il semble que les mécanismes d’association des informations s’effectuent, pour certains d’entre eux au moins, de manière automatique [22-24].
57Même s’ils sont issus d’univers théoriques et empiriques distincts, il nous semble intéressant de rapprocher ce concept de buffer épisodique du concept de rétention de Husserl, en ce sens que tous deux participent à cette fonction synthétique de la mémoire. Si le buffer épisodique ne permet pas de maintenir le moment (ayant été présent) lui-même, il est ce lien permettant à la conscience d’intégrer différents éléments et de les maintenir à court terme. Il pourrait être considéré comme l’instance assignant une place à ces éléments dans un temps intime du sujet. Il serait également une instance constituante du souvenir, puisque sa fonctionnalité est liée aux capacités d’encodage en mémoire épisodique [25].
58La rétention husserlienne nous semble donc trouver un écho dans la description des systèmes satellites « classiques » et dans celle du buffer épisodique, puisqu’elle est ce moment temporaire de retenue d’une information présente, tout juste passée, qui tend à devenir un souvenir. La rétention est donc cette fonction de stockage, même si, au bout du compte, elle n’est pas le contenu lui-même. La rétention peut donc être rapprochée du concept moderne de mémoire de travail. Toutefois, cette dernière intègre d’autres aspects, comme le caractère sélectif de la mémoire, qui constituent, avec la notion d’administrateur central et de sélection contrôlée des informations, d’autres dimensions du fonctionnement de la mémoire humaine.
Conclusion provisoire et perspectives
59Le concept de rétention forgé par le phénoménologue E. Husserl a permis de proposer une vision d’une conscience constituante. Nous avons voulu rapprocher ce concept de celui de mémoire de travail dans sa formulation la plus récente proposée par Baddeley. Ce modèle, qui adjoint une nouvelle instance, le buffer épisodique, rend compte ainsi de la continuité du sujet dans l’axe du temps tout au long de son histoire individuelle, puisqu’il met en correspondance représentations à court terme et mémoire épisodique. De plus, l’administrateur central rend compte des prises de décision (et de la sélection des informations) sur le moment, en conformité avec les aspirations du sujet. Cette cohérence du sujet interne est rendue possible grâce aux interactions entre buffer épisodique, administrateur central et mémoire épisodique et, sans doute, de façon plus large avec l’ensemble des systèmes de mémoire. Le modèle Mnesis est plus apte que le modèle SPI à rendre compte des interactions multiples entre les systèmes de mémoire. Il est en outre intéressant de constater que ce domaine d’investigation, très actif, s’élargit à d’autres fonctions, et dépasse le champ d’étude de la mémoire au sens strict. Le concept de working self (ou « self de travail » gouvernant la personnalité et la conduite cohérente du sujet- voir notamment Conway [26]) introduit explicitement la dimension identitaire dans une réflexion théorique sur la mémoire humaine. Cette conception large de la mémoire s’étend à la cognition sociale, c’est-à-dire à la façon dont l’individu interprète son environnement social et entretient une relation avec l’autre. Nous pouvons, dès lors, affirmer que la rétention définie par Husserl trouve un écho dans cette description moderne de la mémoire de travail, en ce qu’elle est un lien avec la conscience et qu’elle est une mémoire purement constitutive, dont le fonctionnement est partiellement indépendant de la volonté du sujet.
60Au travers de cet article, nous avons voulu faire découvrir ce concept de rétention husserlienne et en lire les résonances dans celui de mémoire de travail utilisé en neuropsychologie (voir aussi [27] pour un rapprochement entre rétention husserlienne et fonctions du lobe frontal). La rétention est un système constitutif dans la conscience, tout en étant non consciemment utilisé. Ce qui importait ici n’était pas tant d’arriver à accéder à cette définition, mais à comprendre tout l’enjeu de cette étude, à savoir analyser le trajet utilisé par Husserl pour comprendre ce qu’était la rétention, passant d’un statut de « souvenir frais », d’un contenu de pensée en nous, à une condition de possibilité de notre pensée, et donc à un moment constitutif de la conscience. La rétention se découvre finalement être un « lieu » constitutif sans contenu, mais permettant à la conscience d’avoir du contenu propre : la rétention est en dehors du temps de la conscience, mais lui permet d’avoir un temps intime.
61Ainsi, la rétention husserlienne est bien aux sources de la mémoire de travail, et nous avons souligné dans cet article l’intérêt de rapprocher ces deux concepts, même si les périodes de leur élaboration théorique et leur discipline de référence sont différentes. Le concept de mémoire de travail recèle néanmoins un certain nombre d’ambiguïtés, au premier rang desquelles figure son caractère contrôlé. La mémoire de travail est « dominée » par l’administrateur central qui intègre les fonctions exécutives, constituant les outils d’aide à la décision et à son exécution. Même si ses fonctionnalités devront être davantage précisées, le buffer épisodique apporte un nouvel espace où décrire des opérations mentales à la fois contrôlées/conscientes et non contrôlées/non conscientes. Cette question s’intègre parfaitement aux travaux récents qui, en dehors des conceptions actuelles qui considèrent la mémoire de travail comme une composante au caractère intentionnel et conscient, montrent que la mémoire de travail peut opérer de façon non intentionnelle et en dehors de la conscience du sujet [28]. En ce sens, il sera sans doute pertinent de rapprocher modèles de la mémoire de travail et modèles du fonctionnement conscient et inconscient (voir par exemple Naccache [29, 30]).
62La rétention pour Husserl est une fonction de stockage, mais elle n’est pas le contenu lui-même. La rétention est constitutive : elle est un geste de la conscience où le sujet n’intervient pas consciemment. Derrière cette mémoire de travail ou cette mémoire rétentionnelle, se lit finalement l’existence d’une conscience et d’une identité. C’est par cette description de la mémoire rétentionnelle que Husserl découvre en effet la conscience absolue, ce moi capable de connaître les conditions de possibilité de la connaissance elles-mêmes.
63Pour comprendre la vision husserlienne de la mémoire, il faudrait alors décrire précisément les liens unissant la conscience et la mémoire et montrer en quoi la conscience est unifiante et en ressort continue, grâce à cette mémoire constitutive. Cependant, cette vision d’une mémoire continue ne serait-elle pas à critiquer ? La mémoire est-elle seulement ce qui lie nos vécus ensemble, de manière à être à jour chaque jour ? N’est-elle pas aussi un lieu de tri des informations utiles à notre être ? La mémoire n’est-elle pas alors sélective : sommes-nous ce que nous vivons ou ce que nous avons choisi de garder dans notre vie ?
64La mémoire est donc ce qui se lie au soi ; mais quelle place le soi a-t-il auprès d’elle ? Le soi se place-t-il avant elle, après elle, ou encore par elle ? La mémoire serait-elle finalement une instance dynamique formatrice d’identité ou encore identitaire en elle-même ? Tous ces enjeux et toutes ces questions sont au centre de la phénoménologie de la mémoire, mais sont aussi au cœur des neurosciences cognitives d’aujourd’hui.
Remerciements
L’auteur remercie Béatrice Desgranges, Francis Eustache, Hervé Platel, Peggy Quinette pour leurs commentaires critiques sur des versions antérieures de ce manuscrit, ainsi que Sophie Duchaussoy pour sa contribution à la préparation éditoriale de cet article.Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : E. Husserl, conscience, mémoire de travail, phénoménologie, rétention
Date de mise en ligne : 15/11/2012.
https://doi.org/10.1684/nrp.2009.0050