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Article de revue

Autour de Gabriel : témoignage croisé parents/équipe

Pages 92 à 96

1 L’Équipe ressource régionale de soins palliatifs pédiatriques (ERRSPP) « La Source » a vu le jour en janvier 2012.

2Dans le cadre de ses missions, l’équipe avait mis en place en avril 2013 un groupe de réflexions, intitulé « Soins palliatifs et périnatalité », ayant pour but dans la région de réfléchir aux situations pouvant donner lieu à des soins palliatifs en période périnatale, en particulier après un diagnostic anténatal d’une pathologie potentiellement létale, de promouvoir la culture palliative dans les services de maternité et de formaliser un outil utilisable par les équipes dans le cadre des projets de prise en soins d’enfants en soins palliatifs dès la naissance.

3L’histoire de Gabriel et de sa famille a donc été l’une des premières pour laquelle l’ERRSPP a coordonné le projet.

4Après cette expérience et quelques autres, l’équipe a organisé deux journées de formations sur le thème des soins palliatifs en périnatalité. Pour préparer la deuxième journée (en novembre 2016), nous avons proposé à M. et Mme B. de témoigner en vidéo de leur expérience. La parole des parents ayant une portée bien supérieure à celle des professionnels, leur témoignage authentique a pu montrer l’importance que pouvait prendre dans une famille un tel accompagnement.

5Nous avons maintenant l’impression de travailler « ensemble », porter la parole des parents nous semble un indispensable outil pédagogique.

6 Aujourd’hui, trois ans plus tard, nous poursuivons la diffusion de la démarche et de la culture palliative en période périnatale grâce à l’aide des parents. M. et Mme B. nous offrent aujourd’hui leur témoignage écrit.

7Gabriel s’est annoncé au printemps 2014. Nous étions déjà parents de deux petits garçons : Camille, six ans, adopté en janvier 2013 et Joseph, un an, tous deux en bonne santé.

8À la fin du premier trimestre de la grossesse de Gabriel, nous rentrions d’expatriation. Le premier examen échographique en Finlande n’avait rien révélé d’anormal sur le bébé. À notre arrivée en France, quelques semaines plus tard, nous avons effectué un nouvel examen échographique, auprès d’un médecin gynécologue installé en libéral dans notre lieu de vacances, pour obtenir le certificat de grossesse requis en France. À ce nouvel examen, ce médecin a constaté une clarté nucale anormalement épaisse (environ 4 mm). Nous avons reçu de ce médecin peu d’explications compréhensibles sur ce que ce constat pouvait impliquer, et pas d’explications du tout sur ce que nous pouvions faire pour approfondir le diagnostic. Ce médecin nous a juste indiqué préférer ne pas établir de déclaration de grossesse tant l’avenir de ce fœtus était incertain. Ce médecin nous faisait comprendre que le fœtus soit ne se maintiendrait pas, soit ferait nécessairement l’objet d’une interruption de grossesse. Nous avons été gênés par ce constat-postulat, nous étions en colère de ce que ce médecin semblait décider pour nous de ce qu’il convenait de faire. Nous avons insisté pour obtenir une déclaration de grossesse — car si la suite de la grossesse pouvait être incertaine, il y avait bien grossesse, un bébé dans un ventre, au moment de cet examen. Finalement, ce médecin a établi le certificat de mauvaise grâce, nous jetant qu’il ne faudrait pas venir nous plaindre à lui si après avoir envoyé le certificat nous devions rappeler la Sécurité sociale en pleurant pour dire qu’il n’y avait plus de grossesse. Nous lui avons répondu alors que cela nous regardait nous, et pas lui. Ce rendez-vous nous a laissés très en colère. Pour nous ce médecin n’avait pas été à sa place. Les semaines qui ont suivi, tout empêtrés dans cette colère, nous avons laissé passer du temps avant un nouvel examen, et nous nous sommes préparés dans nos têtes et dans nos cœurs à l’éventualité d’accueillir un enfant avec un handicap. Le bébé se développait, nous commencions à sentir in utero les mouvements de ce petit être tonique.

9À quatre mois et demi de grossesse, enfin installés dans notre nouveau lieu de résidence en France, nous avons rencontré une sage-femme libérale pour le suivi de la grossesse (en Finlande, où nous vivions auparavant, ce sont les sages-femmes qui suivent les grossesses de manière systématique, donc notre réflexe a été de nous adresser à une sage-femme). Nous expliquons à cette sage-femme le problème de clarté nucale constaté en début de grossesse et lui racontons la rencontre avec le premier gynécologue et notre gêne. Elle nous recommande à un médecin de l’hôpital qui nous recevrait avec l’esprit ouvert. Nous sommes allés à cet examen bien angoissés. Là nous allions savoir si oui ou non cet enfant était malade. À l’échographie, ce deuxième médecin a confirmé le problème et constaté un bon nombre d’anomalies sur le bébé. Pendant l’examen, nous comprenions que la liste de ce qui n’allait pas s’allongeait. Ce médecin nous disait que selon lui ce n’était pas une trisomie 21, car certaines anomalies n’étaient pas présentes, et certaines ne correspondaient pas. Il nous conseillait une amniocentèse et nous recommandait au centre de diagnostic anténatal de la région. Pendant cet examen, le médecin a été très factuel et nous comprenions son langage. Nous en sommes sortis alourdis, mais nous nous attendions à entendre ce que nous avions entendu. La maladie était confirmée. Restait à savoir laquelle et ce que cela voulait dire pour la vie de notre enfant et de notre famille. Le centre de diagnostic anténatal nous a reçus très rapidement et nous avons apprécié ne pas avoir à attendre plus de quelques jours pour en savoir plus. Nouveau médecin donc, nouvel examen. Avant de démarrer l’échographie, le médecin nous a dit qu’il allait procéder à l’examen complet et que nous ne comprendrions sans doute pas ce qu’il dirait à l’interne présente, mais qu’il nous expliquerait tout ensuite. L’examen a duré presque une heure. Le médecin a passé en revue tous les organes du bébé et expliquait ce qu’il voyait à son interne en langage médical. Nous attendions. Pendant l’examen, le visage du praticien restait impassible. Il respirait le contrôle. Nous étions rassurés d’être entre ses mains. Puis le médecin nous a expliqué en vérité, de manière très claire et complète ce qu’il avait vu, factuellement, avec beaucoup de douceur, sans gêne ni désolation. Nous savions où nous en étions. Il a confirmé les anomalies sur le bébé, dont le panel s’apparentait selon lui aux effets de la trisomie 13, avec en particulier une malformation cardiaque, aorte bouchée, qui pourrait engager le pronostic vital du bébé rapidement après sa naissance, s’il naissait, et s’il naissait vivant. On nous indiquait alors que compte tenu des malformations du bébé, nous pouvions décider d’interrompre la grossesse à tout moment, mais que si notre souhait était d’accompagner ce bébé, l’hôpital pouvait nous assister dans ce projet. Les médecins nous ont laissés en silence tous les deux pour pleurer, digérer, décider. Nous leur sommes reconnaissants de nous avoir alors présenté les deux options qui, en droit, s’ouvraient pour nous, dans le même élan et sans hiérarchie. Nous étions libres de notre choix, et ce choix était réel puisqu’on nous précisait déjà que l’accompagnement était possible au CHU et que dans ce cas nous ne serions pas seuls. Là, nous avons choisi d’accompagner notre enfant dans tout ce qu’il aurait à vivre, et de ne pas anticiper sa mort. Conseillés par les médecins du DAN, nous avons accepté que soit réalisée une amniocentèse dont les résultats aideraient les médecins à nous accompagner au mieux, et nous aideraient, nous, à poser nos choix, à nous préparer et à préparer nos autres enfants à ce qui allait suivre. L’amniocentèse a été réalisée immédiatement. À partir de notre premier rendez-vous au DAN et jusqu’à la naissance de Gabriel, nous avons apprécié avoir les noms et numéros de téléphone des personnes à contacter dans le service : en cas de question, pour prendre les rendez-vous, pour les démarches administratives. Les rendez-vous étaient fixés une fois sur l’autre. Nous nous sommes sentis très accompagnés. Le secrétariat du DAN a très bien joué son rôle de coordonnateur. Tout était fait pour nous simplifier la vie. En quelques jours, les premiers résultats de l’amniocentèse nous étaient communiqués, personnellement par le médecin sur nos portables, notre bébé avait bien trois chromosomes 13. De nouveaux rendez-vous étaient pris, l’un pour une échographie cardiaque du bébé qui permettrait d’affiner son pronostic cardiologique, l’autre avec les généticiens de l’hôpital pour les résultats complets du caryotype clarifiant les causes de l’anomalie chromosomique. Pronostic : Gabriel vivrait entre quelques heures et quelques jours de vie tout au plus, jusqu’à fermeture du canal artériel. C’est un coup de massue pour nous. Mais c’est aussi la fin du doute, la fin des « et si » et du « gambergeage ». Savoir ce qui nous attend est pour nous une petite libération. Les résultats génétiques complets indiquent que la trisomie de Gabriel est le résultat d’un déplacement accidentel, c’est la faute à pas de chance qui n’a pas plus de risque de se reproduire que les statistiques générales. C’est une bonne nouvelle pour l’éventuelle suite de notre famille, mais il nous a semblé difficile de nous réjouir quand Gabriel était malade lui. Nous avons vécu là un petit conflit de loyauté.

10Au moment où nous avons connaissance de l’existence de Gabriel, qui est initialement un « bébé porteur d’une trisomie 13, dont les parents ne souhaitent pas faire d’interruption médicale de grossesse (IMG), avec une malformation cardiaque létale », nous avons une expérience quasi inexistante dans l’équipe des accompagnements en soins palliatifs dès la naissance après un diagnostic anténatal d’une maladie à fort potentiel létal. Aidés par une sage-femme également intéressée et formée en soins palliatifs, nous proposons donc de coordonner le projet souhaité par les parents de Gabriel, afin de pouvoir anticiper du mieux possible la prise en charge de leur enfant à la naissance dans le service de néonatologie.

11Le premier entretien était prévu à un terme de 30 semaines d’aménorrhée (SA). Nous avons préparé cet entretien la veille, en nous réunissant (sage-femme, obstétricien, pédiatres, cadres, psychologues) pour anticiper ce qui pourrait être proposé aux parents le lendemain par nos équipes, anticiper les possibilités d’accouchement dans notre centre ou dans un centre périphérique plus près du domicile parental, etc. Cette première réunion nous a permis d’aborder l’entretien avec sérénité et de poser à l’avance ce qui pourrait être proposé et assumé ensuite par l’équipe de périnatalité. L’idée était d’éviter de proposer une prise en soins qui n’aurait pas été assumée correctement ensuite.

12Le lendemain, un rendez-vous était prévu avec les parents, afin de commencer à évoquer et formaliser le projet. Lors de cette entrevue pluridisciplinaire (ERRSPP, obstétricien, sage-femme, néonatologiste), nous avons pu entendre et recueillir les souhaits exprimés par M. et Mme B., qu’ils avaient en partie d’emblée mis par écrit. De ce projet émanait une volonté d’accueil, de rencontre de ce bébé porteur de malformations, de partage familial. Nous avons été frappés par la sérénité avec laquelle ils exprimaient leurs souhaits.

13Nous avions préparé une trame (inspirée de trames existantes déjà utilisées par d’autres équipes) qui nous a permis de diriger cet entretien vers les questions qui se poseraient au moment de l’accouchement et de la naissance, le but étant de soulager les parents de ces questions avant, pour qu’ils puissent pleinement profiter de leur enfant à la naissance, s’il naissait vivant, ce dont nous ne pouvions être certains. Nous nous sommes engagés à porter ce projet auprès des équipes de la maternité choisie par eux-mêmes, que ce soit dans notre centre ou plus près de chez eux. La suite de l’histoire est racontée par les parents eux-mêmes.

14À ce stade a débuté, orchestrée par l’équipe ressource de soins palliatifs en pédiatrie, la préparation de l’accueil de Gabriel. En croisant ce que nous, parents, voulions pour nous et notre enfant, et ce que l’équipe et le CHU pouvaient proposer, nous avons établi ensemble un « projet d’accueil », aperçu de ce qui sera mis en place autour de la naissance et la petite vie de Gabriel, aux nombreux aléas près. L’idée de ce travail était d’anticiper au maximum les questions qui se poseraient autour de la naissance et d’y apporter nos réponses en amont, afin de profiter dans les meilleures conditions possible de Gabriel pendant sa vie. Le tout a été posé par écrit, sur un document partagé, et devait servir à briefer les équipes de la maternité du CHU avant la naissance. Dans ce travail, l’équipe nous a fait entrer dans la particularité des questionnements de soins palliatifs. Nous avons mesuré alors la complexité des décisions à prendre. Nous avons apprécié que l’équipe nous soumette ces questions sans nous imposer les décisions et se positionne en conseil. Nous avons ainsi pleinement endossé le dossard « parents » et ne nous sommes jamais sentis dépossédés de notre rôle auprès de notre enfant. Pour autant, les choix à poser n’ont pas été évidents et ont pu nous sembler abyssaux. Le temps qui nous était laissé pour formuler notre choix nous permettait de digérer le problème, peser, discuter entre nous. Nous nous souvenons particulièrement des questions suivantes : si Gabriel ne profite plus in utero, déclenche-t-on l’accouchement ? Pendant l’accouchement, maintenons-nous un monitoring du cœur de Gabriel ? Si ce monitoring révèle un ralentissement du cœur du bébé, procédons-nous à une césarienne, ce qui est normalement fait pour un bébé sain, mais dans le cas de Gabriel, est-ce ce que vous souhaitez ? Souhaitez-vous allaiter Gabriel ou à tout le moins le mettre au sein ? Souhaitez-vous que Gabriel soit nourri, s’il n’est pas capable de s’alimenter seul ? Cette question particulièrement nous a choqués à l’entendre, et notre réaction a été de dire : « évidemment, on ne va pas laisser notre enfant mourir de faim ». Sauf qu’il ne s’agissait pas de le laisser mourir de faim, mais éventuellement de lui éviter une souffrance supplémentaire en l’alimentant de manière artificielle (sonde, perfusion…). Autant de questions préparées qui nous ont permis de ne pas être surpris ni choqués pendant la vie de Gabriel : comme une répétition générale pour profiter uniquement du beau et de l’être ensemble à la naissance de notre enfant. Pour établir le projet d’accueil, nous avons rencontré l’équipe plusieurs fois. Les rencontres étaient toujours paisibles et clarifiantes. Nous nous sommes sentis entre de bonnes mains. Le cadre de l’accompagnement était extrêmement rassurant, de sorte que lorsque la question s’est posée de savoir si l’accouchement aurait lieu dans notre ville de résidence ou au CHU, à une heure de route, nous avons choisi le CHU. Une relation de confiance avait été créée, qui passe aussi par des personnalités ; l’équipe présentait une juste adhésion au projet ; il lui aurait fallu briefer une autre maternité…, la confiance, le confort, une forme de garantie d’accueil nous ont fait choisir le CHU, avec néanmoins un risque d’accoucher en voiture ou dans l’ambulance…

15Du côté de notre famille, à côté de la douleur, de la fatigue, de la peur de la mort, de la révolte parfois, des pleurs et des cris, nous essayons de prendre le temps de vivre la grossesse de Gabriel. Nous prenons des temps de sieste pour sentir, écouter ce bébé et lui parler. Nous avons expliqué à nos garçons que leur petit frère était malade, que son cœur était malade et qu’il allait mourir. Nous les accompagnons dans leur déception, nous essayons de répondre à leurs questions le plus simplement possible et en vérité autant que nous le pouvons. Nous retournons voir le médecin de l’hôpital de proximité qui nous avait orientés vers le DAN pour lui faire part de notre décision et pour l’informer que l’accompagnement se ferait à Caen. Il a semblé surpris, mais nous a souhaité bon courage ! Je continue dans un premier temps à visiter ma sage-femme. Elle est professionnelle, elle vérifie les battements du cœur du bébé, mais elle n’est pas à l’aise lors de nos rencontres. Ce malaise m’alourdit à chaque visite. Nous privilégions les rencontres et les échanges qui nous font du bien. Nous essayons de prendre soin de nous et de vivre en douceur. Nous essayons de nous économiser, nous disant que le plus dur restait à venir et qu’il nous fallait garder des forces. Et puis, nous nous laissons volontiers aider, décharger en logistique quotidienne, mais aussi conseiller. J’ai été positivement secouée par les mots d’un ami qui, alors que nous listions les mesures qu’il faudrait prendre après la mort de Gabriel, nous a demandé s’il ne fallait pas mieux ne préparer pour l’instant que sa naissance, soit rester dans la vie, plutôt que préparer sa mort, et d’une certaine manière, dans nos esprits et dans nos cœurs, y être déjà. Ce recadrage délicat nous a beaucoup aidés à vivre la fin de la grossesse.

16Puis Gabriel a chamboulé le calendrier et est né à sept mois et demi de grossesse. Nous sommes arrivés à la maternité pour l’accouchement un vendredi matin, et le brief des équipes de la maternité était prévu pour le mardi suivant. À notre arrivée aux urgences de la maternité, notre cas n’était pas connu. Cela a pu créer un léger stress pour nous. À la sage-femme qui nous disait que notre bébé irait probablement en couveuse, nous avons expliqué rapidement pourquoi non, il n’irait probablement pas en couveuse. Par chance, un des médecins qui nous accompagnait était dans les murs de l’hôpital et a pu se rendre disponible très rapidement. Il a pu briefer les équipes présentes de la maternité, et tout a pu se dérouler comme projeté. Gabriel est né très vite, tout petit bébé de 1,3 kg. Nous sommes en milieu de journée ce vendredi. Réceptionné par le pédiatre pour quelques vérifications rapides, il a respiré tout seul, sans assistance. Grâce ! Nous allions pouvoir vivre un petit temps avec lui.

17On nous installe dans notre chambre de l’unité kangourou. Nous alternons le peau à peau avec Gabriel. Il est trop petit et trop faible pour véritablement téter, mais il se trouve bien contre mon sein. Les heures de ce premier jour s’égrènent paisiblement. Gabriel n’est pas en souffrance, le canal artériel est manifestement encore ouvert. Dans l’après-midi, des amies nous amènent nos aînés qui rencontrent leur petit frère dans la joie. Nos parents arrivent pour eux aussi faire cette rencontre particulière avec leur petit-fils. Ces moments de rencontre se font dans un doux silence. Peu de mots sont échangés. Chacun profite de cette petite vie nouvelle. Le médecin cardiologue vient examiner notre bébé. Il est lui aussi touché par ce petit bébé vivant. Cette nouvelle échographie du cœur de Gabriel confirme la malformation cardiaque et le pronostic vital engagé à court terme. Pourtant, les soignants du quotidien de la maternité, puéricultrices, aides-soignants, sages-femmes, nous visitent et prennent soin de Gabriel comme de tout nouveau-né bien vivant. Nous apprécions que les soins apportés à Gabriel soient attentifs et joyeux. Pas de gêne ni de têtes d’enterrement pendant ces heures de vie. Le regard émerveillé et doux porté par les soignants sur notre petit garçon travaille notre propre regard sur notre enfant, bien vivant. Nous saluons la justesse du regard de tous les soignants du quotidien pendant notre séjour. Quand chacun de nos visiteurs repart, nous continuons de profiter. Les heures de la nuit succèdent à celles du jour, insensiblement. Comme les puéricultrices nous le suggèrent délicatement, nous nous permettons de coucher Gabriel dans son petit lit pour prendre du repos. Ce temps est hors du temps. Puis vient le deuxième jour de vie de Gabriel. En milieu de journée, notre bébé commence à montrer des signes de faiblesse. Le monitoring de son oxygénation révèle des ralentissements. Nous commençons à nous mettre en vigilance, au rythme des bips-bips de l’appareil. Les soignants contrôlent régulièrement l’état de souffrance de Gabriel et lui apportent par sonde le soulagement nécessaire. Nos aînés et nos parents reviennent nous visiter. Les adultes perçoivent ce changement d’atmosphère. Ils s’éclipsent, conscients du tournant vécu là. Nous passons la dernière demi-journée de Gabriel tous les trois. Ses apnées se font de plus en plus longues et fréquentes. Nous réalisons que les adieux sans doute approchent. Un médecin passe dans notre chambre et éteint « la sat’ » de son propre chef. Son geste nous violente. Nous ne sommes pas encore prêts. À notre demande, un autre soignant la remet en marche en baissant le seuil. On nous explique simplement à quoi ces apnées correspondent et comment notre enfant s’éteindra. Tout se fait plus feutré, le soir aidant. La prise de conscience de la fin qui approche, inéluctable, pour nous parents, est douloureuse. Mais notre petit bonhomme résiste, comme pour nous laisser le temps d’être prêts. Puis nous décidons nous-mêmes d’éteindre le contrôle de saturation. C’est une démarche d’abandon pour nous, pas un abandon qui baisse les bras, mais un abandon qui accepte. Nous nous serrons fort tous les trois, Gabriel dans nos bras, et nous dans les bras l’un de l’autre. Les soignants nous permettent de vivre ces derniers moments seuls. Gabriel est décédé ce second jour de vie à 23 heures, 36 heures après sa naissance. La puéricultrice revient à pas feutrés, confirme la mort de Gabriel. Elle le prend délicatement dans ses bras, très respectueusement, nous explique qu’il convient de lui faire une toilette. Elle nous demande simplement si nous souhaitons le faire nous-mêmes ou si nous préférons qu’elle le fasse. C’est finalement nous qui lui donnerons ce seul bain. Ces gestes si doux et si durs sont beaux à poser pour nous. Il est si petit, si beau notre petit lutin. Nous l’habillons, puis le reposons. Après un temps passé avec son petit corps dans notre chambre, les soignants nous proposent de prendre en charge Gabriel pour que nous prenions du repos. Nous partons faire quelques pas dans le CHU. En passant dans le couloir de l’unité kangourou, nous jetons un œil dans le bureau des sages-femmes. Le couffin de notre enfant est par terre, au pied d’un bureau. Nous savons bien que cela ne change rien à l’histoire, mais cela nous gêne. Nous sortons. Un coca, une cigarette. C’est la fin de notre bulle et notre retour au monde.

18La nuit suivante est douloureuse. Nous parlons peu, dormons peu. Le lendemain matin, Vianney prend la route tôt pour être chez nous au réveil de nos aînés. Nous tenions à ce que ce soit lui qui leur annonce la mort de leur petit frère. Ils ne sont pas surpris, ils étaient préparés, mais ils sont tristes : déjà ? Vianney revient au CHU auprès de moi. Nous ressentons le besoin de partir, de rentrer, vite. J’expédie ma visite de sortie avec la sage-femme.

19La suite nous la vivons entre l’ombre de la peine et la lumière de la paix. Nous retrouvons nos familles et nos amis pour l’enterrement de notre enfant. Nous portons nous-mêmes le cercueil de Gabriel jusqu’à l’autel. C’est un symbole fort pour nous. Nous l’avons porté jusqu’au bout de son chemin.

20Le travail de l’équipe ressource de soins palliatifs et des équipes des services de la maternité et de la néonatalogie ne s’est pas arrêté là. Nous avons apprécié leur discrète présence auprès de nous dans les semaines qui ont suivi la mort de Gabriel. Quelques rendez-vous téléphoniques, plus tard une réunion dans les murs du CHU. Nous avons pu échanger avec eux sur nos émotions, leur confirmer qu’au choc de l’annonce de la maladie et du pronostic de vie, à l’angoisse de l’attente et à la peur de la mort avait succédé une peine adoucie par la mémoire des moments de la vie de Gabriel vécus pleinement, par l’absence de regret, par la fierté que nous avions d’être les parents de cet enfant, par ce sentiment d’accomplissement. Nous échangeons aussi sur leur travail. Ils reviennent avec nous sur chacune des étapes partagées pour identifier ce qui nous avait aidés et ce qui nous avait moins aidés.

21Et la vie a repris. Nous avons continué à être vigilants pour nos deux grands dans les mois qui ont suivi. Nous avions pris conseil auprès de professionnels de l’enfance pour poser les bons mots pour eux, sur la maladie et sur la mort. Nous leur avons dit et répété que ce n’était pas de leur faute, ni de la nôtre ni de celle de personne. Nous avons rassuré la maîtresse de notre aîné, paniquée à entendre notre grand dire à ses copains à son retour à l’école qu’il aimerait bien mourir pour revoir son petit frère. Nous nous sommes laissé corriger par nos enfants qui tenaient à ce que nous comptions bien Gabriel lorsque nous présentions notre famille lors de nouvelles rencontres. Gabriel appartient à leur fratrie, pleinement, comme un petit frère, ou un petit grand frère pour nos enfants nés après lui. Gabriel, un enfant, un petit homme, un petit d’homme, et pas un « refus d’IMG » comme l’a noté sur mon dossier une sage-femme de l’hôpital à l’occasion de la préparation de mon accouchement suivant. En accompagnant Gabriel, nous n’avons pas refusé autre chose, combattu autre chose, nous avons simplement fait un choix. Et Gabriel est né, et il a vécu. Et pour cela nous sommes dans la joie.


Mots-clés éditeurs : Collaboration parents/équipes, Témoignage, Accompagnement palliatif, Diagnostic anténatal

Mise en ligne 01/04/2021

https://doi.org/DOI 10.3166/rmp-2018-0014
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