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Article de revue

La représentation de l’Esprit

Pages 337 à 352

Notes

  • [1]
    L. brunschvicg, « La révolution cartésienne et la notion spinoziste de la substance », Revue de métaphysique et de morale, 1904, 12 (5), p. 762.
  • [2]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, Paris, Puf, 1951-1958, t. 1, p. 90, et t. 2, p. 157.
  • [3]
    L. brunschvicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, Paris, Alcan, 1927, t. 1, p. 139.
  • [4]
    L. brunschvicg, « La révolution cartésienne et la notion spinoziste de la substance », p. 762.
  • [5]
    J.-M. Le Lannou, « “Un temple pur”, Léon Brunschvicg, lecteur de Spinoza », in A. Tosel, P.-F. Moreau, J. Salem (dir.), Spinoza au xixe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 295-310.
  • [6]
    L. brunschvicg, « La révolution cartésienne et la notion spinoziste de la substance », p. 780.
  • [7]
    Écrivait Descartes dans la quatrième de ses Méditations métaphysiques.
  • [8]
    L. brunschvicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, p. 144.
  • [9]
    Ibid., p. 168, sur « l’élargissement » ; cf. L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, Paris, Alcan, 1905, p. 33 ; ainsi qu’Écrits philosophiques, I, p. 170 ; Écrits philosophiques, III, p. 6, p. 153.
  • [10]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, I, p. 169 ; cf. p. 160, p. 175, p. 176.
  • [11]
    L. brunschvicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, p. 170.
  • [12]
    Ibid., p. 183. Voir également : « Le sens commun est réaliste, cela veut dire que le sens commun est ignorance pure et simple » (« Vers le positivisme absolu par l’idéalisme, de L. Weber », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1904, 57, p. 523).
  • [13]
    Ibid., p. 526.
  • [14]
    L. brunschvicg, La Modalité du jugement, Paris, Alcan, 1897, p. 67 ; et L’Idéalisme contemporain, p. 124.
  • [15]
    Voir L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 122.
  • [16]
    F. Worms, « Entre Bergson et Brunschvicg : le sens de la critique dans la phénoménologie de Merleau-Ponty », in La Philosophie en France au xxe siècle, Moments, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2009, p. 275-303. Ce qui inspirera également la lecture que Michel Henry proposera de Spinoza, dans son mémoire écrit contre l’interprétation de Brunschvicg : Le Bonheur de Spinoza (1944-1946 ; rééd. Paris, Puf, 2004, suivi d’une étude de J.-M. Longneaux). En particulier p. 144, à propos « du primat du sentiment sur l’idée ». Et, sur la critique de Le Roy, voir « La philosophie nouvelle et l’intellectualisme », in L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 98-166.
  • [17]
    L. brunschvicg, « De quelques préjugés contre la philosophie », Revue de métaphysique et de morale, 1898, 4, p. 403.
  • [18]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, I, p. 174.
  • [19]
    G. marcel, Journal métaphysique, Paris, Gallimard, 1927. Pour lui « le réalisme ne pourrait être justifié que pour le sentiment » (p. 296) ; ce qui est une autre manière de dire son souhait, exprimé dans une formule très proche de celle de Leibniz, d’« une sorte de réhabilitation des formes substantielles » (p. 290).
  • [20]
    L. brunschvicg, « De la méthode dans la philosophie de l’esprit », Revue de métaphysique et de morale, 1901, 9 (1), repris in L’Idéalisme contemporain, p. 77 ; et sur le « jugement », voir La Modalité du jugement, p. 57 et Écrits philosophiques, III, p. 31.
  • [21]
    L. brunschvicg, La Modalité du jugement, p. 236.
  • [22]
    Ibid., p. 240 et p. 241 ; cf. J.-M. le lannou, « L’au-delà de la substance, le dialogue Lagneau-Spinoza », Revue de l’enseignement philosophique, 1991, 41 (4), p. 44-58.
  • [23]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, III, p. 43.
  • [24]
    L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 82.
  • [25]
    Ibid., p. 39.
  • [26]
    B. Spinoza, Éthique, V, XLII, scolie, « sui et Dei et rerum […] conscius ».
  • [27]
    L. brunschvicg, La Modalité du jugement, p. 119 et p. 105.
  • [28]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, I, p. 148 (c’est Brunschvicg qui souligne – nous marquerions plutôt la différence d’« être » et de « se représenter »).
  • [29]
    L. brunschvicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, p. 169, Brunschvicg était lecteur de H.-F. Amiel, Journal intime (juin 1839-avril 1881), 12 t., Lausanne, L’Âge d’Homme, 1976-1994.
  • [30]
    « Die menschliche Vernunft… », écrit à la première ligne de la préface de La Critique de la raison pure, repris par le « unsere » de la première de l’introduction.
  • [31]
    L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 91.
  • [32]
    Exclusion que Schelling, « pour nous », donc pour « l’homme », montre définitivement dans la huitième des Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme, trad. fr. J.‑F. Courtine, Paris, Puf, « Épiméthée », 1987, p. 197. Il tirait en cela les conséquences de la thèse kantienne du § 77 de la Critique de la faculté de juger. Il n’est d’autre exercice du « comprendre » que la représentation.
  • [33]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, I, p. 151.
  • [34]
    L. brunschvicg, La Modalité du jugement, p. 80 ; sur « la faculté humaine de juger », p. 237 ; sur « le spectacle de l’esprit humain », p. 175.
  • [35]
    L’usage d’une majuscule ne changeant ici rien au sens, elle permet simplement une variation contextuelle, qui précisément dissimule l’identité.
  • [36]
    Voir A. lissner, « La Puissance d’être et le besoin de métaphysique », in L. Ucciani (dir.), Le Commun, la métaphysique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Philosophique », 2021, p. 91-100.
  • [37]
    L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 89.
  • [38]
    Id.
  • [39]
    Par exemple dans L. brunschvicg, Écrits philosophiques, I, p. 151.
  • [40]
    Cf. J.-M. LE LANNOU, L’Excès du représentatif, Paris, Hermann, 2015.
  • [41]
    L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 90.
  • [42]
    Id.
  • [43]
    Ibid., p. 77.
  • [44]
    Sur son refus du « platonisme », voir J. Trouillard, « Épistémologie et théologie », Revue internationale de philosophie, 1952, 6 (22), p. 449-52.
  • [45]
    L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 92.
  • [46]
    La parole étant laissée, comme le faisait Hegel, dans l’achèvement de L’Encyclopédie, à Aristote. Pareillement écrivait M. Heidegger à la dernière page de son Kant et le problème de la métaphysique, « Donnons donc la parole à Aristote », trad. fr. A. de Waelhens et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1953, p. 302.
  • [47]
    L. brunschvicg, Introduction à la vie de l’esprit, rééd. Paris, Hermann, 2010, p. 202.
  • [48]
    Cf. J.-M. Le Lannou, La Puissance d’être, Paris, Hermann, 2016.

1Il y a en nous plus que nous. Nous réfléchissant, nous découvrons, prévenante, l’idée de l’infini. Dans « notre pensée », écrit Léon Brunschvicg, il y a « l’idée de l’infini » [1]. Par cette idée qui nous précède, et qui est « la présence de l’infini en nous » surgit une dualité. Dans les termes cartésiens, c’est là la différence de l’Ego et de la Cogitatio : « dans le Cogito, il y a l’Ego et il y a la Cogitatio » [2]. « Qu’il y ait place en moi, res cogitans, pour une pensée qui n’est pas individuelle comme le moi, pour une cogitatio universa, ce fait atteste l’existence d’une réalité […] dont on ne peut pas dire pourtant que l’individualité du moi soit l’origine [3]. » Notre commencement est double. Nous nous découvrons divisés. Qui divise cette dualité ? Y aurait-il un « moi » autre que la pensée, que celle-ci viendrait, en second, scinder ? Assurément pas, bien qu’il en diffère de fait, le « moi » est essentiellement pensée. S’il en diffère, c’est dans l’extension qui distingue une conscience individuelle d’une conscience sans limite pré-assignée. Qui est l’Ego ? La restriction de la conscience individuelle.

2Cette dualité s’éprouve en une « disproportion » dynamique. En une inégalité originaire, la Cogitatio excède l’Ego. L’idée d’infini « déborde en quelque sorte la capacité propre de notre entendement » [4]. Brunschvicg reprend la thèse cartésienne, mais en une perspective spinoziste : l’infini en nous est « infinitisation [5] ». Ainsi, « l’idée : […] n’est intelligible qu’à la condition de franchir les bornes individuelles où Descartes l’enfermait [6] ». Très directement, Brunschvicg identifie la volonté à la pensée : c’est celle-ci que nous éprouvons « si vague et si étendue qu’elle ne […] semble renfermée en aucune borne [7] ». Comme telle, elle est le refus de la limite, d’où, en nous, « la fécondité pratique d’une puissance infinie [8] ». En découle une injonction originaire au dépassement : « En chacun de nous, grâce à l’immanence rationnelle de Dieu, est donnée […] une puissance illimitée d’expansion [9]. » Nous devons lui être fidèle.

3La dualité que nous sommes est pareillement dynamique. Elle l’est dans le déséquilibre, dans l’antagonisme même, de deux exercices de la conscience. La pensée enveloppe un double rapport à elle-même : de restriction et d’extension. C’est bien la même pensée, mais dans la variation de son ampleur, dans les degrés de l’intensité de sa puissance donc. En cette disproportion s’ouvre « la vie de l’Esprit ».

4L’idée de l’infini apparaît dans une conscience d’abord étroite, dans un moi qui initialement se tient enfermé en lui-même. Nous avons ainsi deux manières d’être, c’est-à-dire de penser : en et par une conscience restreinte, ou bien en et par une conscience qui aspire à l’ampleur. L’étroitesse première, pour Brunschvicg, ne résulte en rien d’une limite extérieure à la pensée. L’entrave initiale de la puissance n’est rien d’autre que son in-exercice. Nous nous découvrons être le « lieu » d’un conflit dans l’extension, étroitesse ou ampleur, nous ne sommes rien d’autre que la division de la conscience en ses deux orientations.

5Quelle est la tâche éthique ? Cesser d’être celui qui restreint la puissance, cesser puisque notre premier exercice de la pensée l’enferme. Puisque tout d’abord « je » restreint l’exercice de la conscience, il me faudra me changer, en la libérant de la clôture que je lui impose. La pensée, en nous, exige son ampleur, l’immensification donc. C’est ainsi à la libération de cette puissance infinitisante que nous devons nous vouer. Notre œuvre éthique consistera à défaire l’entrave que nous lui imposons, l’affirmation de soi en laquelle nous l’arrêtons. Notre « véritable destinée » s’annonce, et ne se réalisera que dans et par le « progrès » de l’« extension » de la conscience. Nous ne sommes pas « limités à nous-même », nous savons en effet comment « Spinoza libère la pensée des limites que la conscience individuelle semblait lui marquer : la pensée est en réalité infinie » ; nous pouvons, nous devons devenir immenses [10]. Par un « travail de dissociation », par l’excès de la clôture initiale, nous nous « immensifierons ». Comment ? En œuvrant au « déploiement de l’activité rationnelle hors des limites apparentes de l’individu » [11].

6L’immensification exige que nous défassions la restriction, native et asservissante. Nous ne nous libérerons qu’en refusant de continuer à nier la puissance de la pensée. L’Ego, enfermement factuellement premier de la conscience, devient ce qui, dans et par sa complaisance en ses limites, son ignorance donc, entrave la puissance en la retenant en son étroitesse. Telle est la « vie de l’ignorant », qui « fait de sa personne un absolu » [12]. Nous cesserons de l’être en dénonçant et défaisant ce qui n’est en vérité qu’une première inversion, le mal. Tel est le paradoxe en lequel nous nous découvrons : la conscience commence par se nier, elle produit d’abord sa servitude, elle refuse sa puissance, et, s’arrêtant aux limites de l’individuel, perdure enfance. Qu’est-ce là si ce n’est la méchanceté ? Qu’est-elle ? Ce qui voudrait « intervertir l’ordre du Cogito [pour] faire de la pensée une fonction de la personne » alors que « la conscience individuelle est tout au contraire une fonction de la pensée » [13]. Que sera le bien ? L’exigence de ne plus nier l’infini.

La passivité initiale

7Dans son irréflexion première, l’ignorant veut la clôture contre l’extension, il veut se complaire en l’individualité. Cet Ego se prétend premier, il se croit même précéder la dualité qui le constitue. Dans une distinction réflexive, mais qu’il dissimule, il se dit donné à lui-même avant ou hors la pensée. Que fait-il ? Il produit, dans et par la réflexion, ce qui serait, ce qu’il serait, sans la conscience, sans l’injonction à l’ampleur. Il aurait une identité, comme corps présent à lui-même ou une vie éprouvée dans l’identité d’un en deçà de la réflexion. Et cette passivité ne serait pas seulement initiale, mais bien « originaire », elle ne serait pas le moment de l’enfance, mais la vérité de notre être, de l’être même. Où se désigne-t‑elle ? Dans le sentiment ou la perception [14].

8Qui cependant peut croire, et vouloir ainsi que de la « réalité » apparaisse dans le sentiment, et de plus y apparaisse « de soi », c’est-à-dire sans aucune opération intellectuelle [15] ? Quelle perception serait avant le jugement ? Sans la pensée, qu’y a-t‑il ? Qui pourrait répondre à cette interrogation ? La muette vitalité animale. Mais de fait, il faut les concepts du philosophe pour que nous l’entendions. Pour qui la pensée n’est-elle pas l’originaire ? Pour l’ignorant autant que pour le méchant.

9On comprend l’opposition de l’amour de la passivité à l’encontre de l’activité intellectuelle : celle-ci n’est, pour lui, qu’une dangereuse extériorité ou « abstraction ». Cet amour s’efforce de s’en défaire, de l’ensevelir ou de la supprimer même. La passivité ne serait pas vraiment sans l’assurance que rien ne la divise d’avec elle-même, sans l’abolition de la réflexion, en toute conséquence, de la conscience même. Que veut celui qui désire la passivité ? Il veut vivre contre le savoir, vivre sans le savoir. L’Ego, en cette épreuve immédiate de « soi », serait libéré de la Cogitatio. Où cette passivité se dit-elle, énonce-t‑elle sa différence, affirme-t‑elle son antériorité ? Brunschvicg pouvait lire l’ambition de s’égaler à la Vie dans les textes de Bergson [16].

10Peut-on cependant concevoir « que le sentiment puisse être soustrait à la sphère de l’intelligence [17] ? » Qu’est cette désirée « passivisation » ? Vaine et absurde. En celui qui « veut » la passivité comme originaire ne se produit qu’une conscience faible. Qu’est la passivité ? L’impuissance de la pensée, rien d’autre que l’effet de l’amour de l’individualité pour elle-même, un amour qui a la négation de l’activité comme sa condition. L’Ego, en et par elle, prétend vainement restreindre l’ampleur de la pensée à son étroitesse. Sa passivité n’est que privative.

11Assurément, on peut continuer à rechercher la jouissance de l’animalité, et l’étendre jusqu’à être pensée, mais on voit aussi « naître chez l’individu une conscience qui n’[est] pas une conscience exclusivement individuelle bornée aux limites de notre organisme [18]… ». Nous pouvons, tel est l’effet libérateur de la puissance prévenante, ne plus nous complaire dans la déficience de la passivité, ne plus y chercher la « réalité », et refuser, contre Gabriel Marcel donc, d’identifier l’être à la « jouissance » [19]. L’amour de soi n’est pas tel que nous ne puissions en défaire la clôture. Apparaissant en lui, le dynamisme de la conscience en délivre progressivement. Au moins en son principe, la complaisance en la passivité prend fin et la « vie de l’esprit », celle de la puissance d’extension, s’ouvre.

L’activité première

12Comment cependant dire et montrer que la passivité n’est ni originaire, ni destinale ? En produisant l’activité. Quel est le processus de la pensée ? Celui d’une protestation incessante contre ce qui le restreint, contre nous donc en notre consentement à la passivité. La pensée jette hors de lui celui qui consent à sa puissance. En lui, la conscience se refuse restreinte. Elle se découvre plus vaste et veut cette ampleur, et progressivement l’augmente. Non seulement nous savons qu’en « nous » il y a plus que l’Ego, mais dorénavant nous voulons la « puissance intérieure » qui déborde toute « conscience individuelle », nous en voulons l’infinitisation.

13Cette puissance est celle du « jugement », celle de l’esprit même qui « est essentiellement activité » [20]. Brunschvicg y insiste : « le sujet est activité » et par là-même, « il n’y a […] pas de moi qui correspondrait à une notion fixe, qui serait un être donné » [21]. Son être paradoxal est « essentiellement indéterminé » et cette « indétermination est signe de liberté » [22].

14La libération advient en un conflit ; la pensée, exigence d’extension, s’exerce en nous, contre nous qui l’entravons. Elle ne consent pas à la limitation que d’abord nous lui imposions, et nous n’y consentons plus. Nous œuvrons alors à défaire l’étroitesse de la Cogitatio, initialement prise et retenue en et par un Ego soucieux de sa seule vitalité. C’est là « le progrès de la conscience elle-même qui, cessant d’être rivée à la forme immédiate et individuelle du cogito, s’approfondit et s’élargit jusqu’à se rendre adéquate à l’unité totale et infinie de la Cogitatio[23] ». « La philosophie », peut ainsi affirmer Brunschvicg, « est toute entière méthode d’identification spirituelle » [24].

15Quelle « extension » l’activité de la conscience produit-elle ? Brunschvicg attend du progrès de son activité une « spiritualisation ». Que désigne-il ainsi ? Comment comprendre cette « spiritualisation » ? Quel est le sens de ce devenir-esprit ? Comment plus encore le réaliser ? À quoi aspirons-nous véritablement, à quoi l’extension de la conscience nous conduit-elle ? La vérité de cette mutation est « déification [25] ». Qui deviendrons-nous en elle ? Il importe d’insister sur cette interrogation, puisqu’en elle notre « destinée » se détermine. Comment cesserons-nous effectivement d’enfermer en « notre limitation » la puissance de la pensée ? Parviendrons-nous, comme nous le désirons, à ne plus en entraver l’extension ? Nous désirons « l’expérience de l’immensité », adviendra-t‑elle en et pour nous ?

16Une inquiétude surgit dès la formulation de cette interrogation. L’immensité « nous » convient-elle ? Autrement demandé, qui peut en faire l’expérience ? Ou encore, les conditions de la conscience rendent-elles possibles une telle mutation ? Par et dans la conscience serons-nous effectivement libérés ? Parviendrons-nous, en elle, à nous défaire de la passivité, à nous délivrer de la restriction ? Serons-nous, dans la représentation, infinitisés, donc « déifiés ? Que peut faire de nous « la puissance du jugement » ?

17Qu’advient-il en et par lui ? L’extension de l’exercice de la conscience : nous allons d’une « conscience individuelle » étroite donc, à l’immensité de la « conscience de Dieu », selon le dernier scolie de l’Éthique, souvent cité par Brunschvicg [26]. Tel est bien son espoir.

18L’activité de la pensée est celle du représenter. Spontanément, Brunschvicg attribue la puissance à la représentation, identiquement la conscience. Quelle mutation cependant peut advenir en la représentation ? Produit-elle une mutation effective ou seulement une immensité « représentée » ? La passivité peut-elle, par elle, être défaite ?

19Brunschvicg reconnaît en même temps que représenter ou « connaître, ce n’est pas être », c’est « renoncer dans une certaine mesure à être » [27]. Il lie cependant cette thèse décisive à une extrême confiance en la puissance de la conscience, comme si, en son exercice advenait une mutation effective. N’écrit-il pas, à propos de Spinoza, que « le mode cesse d’être autre que la substance, dès qu’il cesse de se représenter comme autre[28] » ? Comment soutenir que « tout ce que l’homme comprend, l’homme le devient véritablement [29] » ? D’où vient cette attribution paradoxale de la puissance à la représentation ? De ce qu’il ne peut, pour lui, en être autrement : la conscience est activité, elle doit produire des effets dans et par son exercice. Aucune mutation même ne peut avoir lieu qu’en et par elle.

20La représentation peut-elle donc nous changer ? La « conscience » de Dieu est-elle « déifiante » ? Se représenter Dieu, est-ce le devenir ? Dans une « méthode d’immanence », il faut poser que oui. Qu’est-ce cependant qui est changé par la seule représentation ? Pouvons-nous, de plus, nous satisfaire d’un tel « changement » ?

21Une alternative se présente ici : soit la spiritualisation advient dans et par la mutation du seul exercice représentatif, l’élargissement étant celui de la conscience, mais de fait l’ampleur demeure structurellement soumise à son flux, à la succession de ses particularisations, et l’on sait que Brunschvicg désigne cette « durée » comme la marque de la « finité » de « notre pensée ». Soit nous devons reconnaître l’impuissance de la représentation. Plus directement même, il faut dire qu’elle est l’impuissance comme telle, la déficience de la séparation et de l’absence. En et par elle, rien de tel qu’une spiritualisation effective ne peut s’opérer. Elle la représente seulement, c’est-à-dire la rend absente. Qu’est-ce qu’attribuer la puissance à la conscience, si ce n’est la nier ? L’impuissance découle inéluctablement de l’identification de l’activité de la pensée à la conscience, ce qui est pourtant évident pour Brunschvicg. Activité et représentation s’excluent.

22Pourquoi la « spiritualisation » n’advient-elle pas ? Assurément pas de l’impuissance de la pensée, bien plutôt de l’identification de la pensée à la conscience. La libération, la vie éthique, celle de l’« esprit », ne se déroule, pour Brunschvicg, que dans l’horizon du représentatif, en lequel aucune immensité, l’Esprit a fortiori, ne peut advenir.

23D’où vient l’impuissance perdurante ? Ni de la pensée, ni d’une entrave extérieure, une passivité qui ne se laisserait pas défaire, ni de son inexercice réitéré, mais seulement de ce que la puissance est recherchée dans la représentation. Autrement formulé, l’absence vient de ce que la pensée est assimilée à la conscience. Cette identité est cependant pour Brunschvicg une évidence première. D’où sait-il que la pensée est conscience ? D’où vient qu’il la dise telle ? De ce qu’il s’agit de la « pensée humaine », ou comme disait Kant, en ouverture et principe, de « la raison humaine » [30]. Qu’est ce concept ? Celui de l’évidence irréfléchie. Évidence qui est « la nôtre », celle de « notre pensée ». Qu’est la conscience ? La modalité de pensée dont « nous » avons l’expérience, dans l’assurance immédiate de « l’activité de notre pensée » [31]. Aucune différence donc ici entre « conscience » et « esprit », ou s’il y en a une, elle ne se trouve qu’en une modalité d’exercice de la conscience. Il n’est d’autre pensée, « pour nous », que la conscience. Rien de tel qu’une « intuition » ou « connaissance intuitive » ne saurait nous convenir [32]. Directement énoncé : rien « hors de la conscience [33] ».

24L’évidence enveloppe une autre thèse, pareillement principielle : « nous » est humain. Cette identité est également posée en une proto-identification. D’où vient que la pensée soit identifiée à la conscience ? De ce que, de la conscience, « nous » avons l’expérience, autrement dit, qu’elle est « la pensée humaine », « notre pensée ». On sait combien l’usage de la fonction appropriatrice est décisif, principiel même. Dans l’implicite d’une écriture « diaphane », cette évidence règne en la philosophie. Le concept le plus puissant, celui de « nôtre », nous détermine, en produisant « notre nature ». C’est en et par son usage, le plus souvent irréfléchi, que s’opère « notre » identification.

25Et c’est bien la « pensée humaine » qui est l’objet, en 1897, de La Modalité du jugement. Brunschvicg le souligne : « ce sera bien sur l’intelligence humaine que portera notre étude » [34]. Le terme « humain » est utilisé tant comme substantif que comme qualificatif. Celui qui était désigné comme l’Ego est « humain », et la pensée, sa pensée est « humaine ». L’Ego et la Cogitatio ont une « nature » similaire. Il en découle que l’Esprit est pareillement « humain », ou encore que « l’homme est esprit » [35].

26D’où cette identification est-elle opérée ? D’où Brunschvicg sait-il que le moi est humain ? Quel savoir s’énonce dans ce jugement ? Celui qui vient de l’expérience, ou plutôt de son interprétation comme révélatrice d’une « nature » – ce qui cependant ne peut apparaître en elle. Dans l’expérience ainsi comprise se « découvre » la « nature humaine ». En ce concept, la factualité est essentialisée. Cette opération ne se produit cependant qu’à la condition d’être implicite et silencieuse. Elle est même déniée, son résultat étant toujours présupposé comme reçu de l’expérience. N’est-ce pas la réalité qui « se montre » d’elle-même ? D’où vient le savoir de « notre » identité ? De l’usage de l’appropriatif. Énoncé de l’évidence d’une « passivité » première, il est toujours utilisé et écrit comme s’il n’était pas un concept opératoire. Dans l’irréflexion de la production de « notre raison » ou de « notre expérience », il fait le principe de toute « philosophie appropriative ». Son plus direct effet en est l’origine même : la production du « pour nous ». De ce concept inaugural, et sans cesse repris, on trouve un des plus remarquables emplois dans les premières lignes, décisives, de la Critique de la raison pure, écrite par et « pour nous autres hommes » [36].

27« Notre » identité n’est pas seulement sue dans l’évidence de la passivité, elle est encore assurée dans et par une exclusion. Nous devons en effet la distinguer d’« un être qui ne serait plus notre être » [37]. Que ou qui serait-il ? La « pensée infinie » qui diffère radicalement de la « nôtre », essentiellement finie [38]. Toute autre intelligence que « l’humaine » est nécessairement séparée de « nous », son « autre nature » transcende la « nôtre ». Quelle ambition se dirait dans l’aspiration à penser selon une telle infinité ? Mystique. Que désigne Brunschvicg par ce terme [39] ? L’éventualité, pour lui insignifiante, de l’excès du fini. Il faut refuser la possibilité de penser, et de désirer, un « excès du représentatif [40] ». Que serait-il ? L’abandon de ce qui est « nôtre », l’oubli ou la négation de « notre nature ». Toute dénonciation du « mystique » se réfère et fonde dans l’évidence aristotélicienne de la « nature ». Il faut exclure le « mystique » pour continuer à croire à « notre Nature », et y demeurer. « Mystique » nomme le refus du platonisme. On peut même poser comme sa définition positive, que « mystique » signifie le non-aristotélisme.

28Cette double identification est pour Brunschvicg l’évidence. En elle s’opère le proto-enfermement de la puissance de la pensée. Sur quoi le progrès de « la vie de la conscience » bute-t‑il ? Sur cette clôture première. Toute la puissance de la pensée, son éventuelle ampleur, en vérité sa restriction, est décidée en elle. La « vie de l’esprit » bute inéluctablement, parce qu’a priori sur cette restriction originaire. On présuppose que son progrès ne s’exercera jamais que dans les limites pré-assignées d’une « nature », celle de celui qui pense, celle de sa détermination comme conscience. L’évidence de « l’humain » est pareillement celle de l’impuissance, la radicale, puisque « naturelle », disjonction d’avec l’immensité et l’infinité. D’un « Esprit » qui différerait de la conscience, la représentativité nous sépare. Tel est le rapport de l’homme à l’Esprit : soit ils sont identiques, posés tels dans la définition de l’Esprit ; soit l’homme ne peut s’y égaler, sa « nature » l’en séparant inéluctablement. Brunschvicg l’affirme très directement : « l’homme ne peut s’affranchir » de sa « finité » [41]. Comment le sait-il ? De ce que « nous n’avons d’autre expérience que celle de consciences finies [42] ». Qu’est la « conscience de Dieu » si ce n’est la conscience d’une insurmontable différence ? Cette séparation n’est abolie, par exemple par Hegel, qu’en nommant divine, ou « pure » ou « absolue », « notre » conscience – ce qui est ne rien faire.

29L’idéalisme représentatif s’entrave en une passivité indéfaite. Où réside-t‑elle ? Non dans un premier, et ignorant, exercice, mais dans la « nature » même de la conscience. Ce n’est pas en et par l’Ego que la Cogitatio demeure limitée, c’est très directement par « son » humanité. La « vie de l’Esprit » est enfermée en une nature, et en celle-ci cette vie même ne peut se produire. « Nous » ne pouvons nous défaire de la passivité ou « finité », que « nous » sommes.

La spiritualisation effective

30Faut-il alors dire la « spiritualisation » aporétique ? Elle l’est assurément dans les conditions en lesquelles Brunschvicg la recherche. Elle l’est inéluctablement quand elle est attribuée à celui qui ne peut se spiritualiser, c’est-à-dire se défaire de ce qu’il est, et qui entrave la puissance de la pensée. La disjonction entre l’Esprit et l’homme, en celui-ci, est insurmontable. L’appréciation du statut de l’aporie ainsi rencontrée impose de revenir sur « l’évidence » qui est au principe de cet idéalisme. Quel en est le statut ? Elle ne résulte que de l’identification à l’humain. Quelle est la provenance de cette opération, de l’impuissance donc ? Il faut l’élucider pour ne pas laisser dans l’irréflexion l’usage des concepts identifiants.

31L’impuissance n’est pas celle de la pensée mais de la détermination relative qui lui est imposée, elle est celle de l’être de celui auquel elle est attribuée, elle résulte de la principielle identification de celui qui pense.

32Il faut revenir à ce par quoi la puissance est enfermée. Par qui et pourquoi l’est-elle ? Qui présupposons-nous être ? D’où vient que l’on recherche l’activité « pour nous », dans la représentation ? De ce que la pensée est assimilée à la conscience. D’où vient donc que la pensée soit dite impuissante ? L’évidence de leur identité spontanée dissimule l’opération qui la produit. Nous devons arracher cette identification à sa spontanéité irréfléchie. Qui juge en l’appropriation ? Qu’est-ce qu’affirmer une « nature » ? Qui donc détermine la pensée comme conscience et pose que nous sommes « homme » ? L’identification se dissimule dans la double « évidence », de l’expérience, et plus encore de l’appropriatif, celui-ci tenant en fait lieu de jugement. La passivité n’est ainsi posée que par un jugement. Qu’advient-il donc en cette irréflexion ? Ce qui empêche toute interrogation quant à la légitimité de cette identification, ce qui revient à faire en sorte que sa relativité n’apparaisse pas. Strictement, l’évidence est « naturalisation », ce qui revient, pour celui qui y consent, à produire une « nature » et à s’y identifier. À cette « nature » ainsi présupposée, nous nous rapportons dans une assimilation immédiate. Qu’en résulte-t-il ? Qu’en elle, pour elle, « il y a » « nature humaine ». En posant cette « nature » on enferme originairement la puissance de la pensée, on nie la liberté. Comment pourrait-on dire, ensemble, avec Brunschvicg, que « l’indétermination est le signe de la liberté », de manière générale que la pensée et le moi ne sont ni « chose » ni « substance » et qu’il y a cependant une « nature humaine » [43] ? De fait, Brunschvicg laisse dans l’implicite, le rapport, de lui-même disjonctif, entre le concept de « substance » et celui de « nature ». Est-il possible de prétendre se passer de l’une tout en conservant l’autre ? N’est-ce pas des deux qu’il importe de se délivrer ? Brunschvicg conserve pourtant l’évidence de la « nature », nous y identifie, et par là même, très rigoureusement, nie a priori la possibilité de se conduire à l’exercice d’une effective activité. En et par la « nature », la liberté est enfermée, en elle, la puissance est ensevelie. La seule liberté accessible ici sera celle de l’acquiescement au fini, ou de la vaine protestation du libre-arbitre, ce que sont les deux désignations de la liberté dans l’impuissance représentative.

33La puissance est niée dans son attribution à celui auquel elle ne peut « convenir ». Sa « nature » même est l’absence première et inéluctable de tout ce qui la dépasserait. Pour autant que le terme diffère de celui de conscience, la « vie de l’Esprit » s’épuise alors dans la représentation de l’Esprit. D’où la production, et surtout l’acceptation, de cette naturalisation vient-elle ? Ou encore : pourquoi croire à la « nature » ? Pourquoi même accepter de se servir de ce concept ?

34La « nature humaine » est un concept aristotélicien. Et c’est là, pour Brunschvicg, un paradoxe extrême, que le principe même de sa philosophie lui vienne d’Aristote. Ce qu’Aristote produit « évident » demeure tel pour lui. La force des « héritages de mots » est assurément plus grande qu’estimée. Par cette double identification, très directement, Brunschvicg reprend et prolonge la conceptualité aristotélicienne [44]. L’« animisme », « la superstition scolastique », selon ses propres expressions, malgré lui, s’imposent à lui. Acceptant la mythologie par excellence, celle de la « nature », il ne parvient pas à abandonner l’« enfance ». Il reconnaît même l’œuvre en lui de la croyance : « nous croyons, écrit-il, impossible de nous installer dans l’unité réalisée, dans la pensée absolument infinie et purement éternelle » [45]. De qui est-il question en ce « nous » ? De celui que produisait Aristote. Qu’est cette foi aristotélicienne si ce n’est le préjugé par excellence ? Pour autant, on peut mesurer la rareté de l’ambition énoncée ici de rompre avec l’aristotélisme, en contraste avec l’attitude tant de Hegel que de Heidegger, ce dernier qui, presque au même moment, entend « laisser la parole à Aristote [46] ».

35Quel peut-être le destin de l’« idéalisme » si l’activité, désignée comme seule véritable fidélité à la pensée, ne peut être réalisée par l’homme ? Il se décide dans et par la reconnaissance du caractère irréductible de cette disjonction. Celui qui s’identifie comme « nature humaine » ne peut se défaire de la passivité, et par cet acte, il nie en lui la puissance de la pensée, rendant par là même l’idéalisme principiellement aporétique. Le « pour nous », produit par Aristote, ne peut pas, de son être même, ne pas nier l’Esprit. La « spiritualisation » à laquelle il aspire, de manière inconséquente, est rendue absente par sa « nature ». Le « progrès de la conscience » ne bute pas in fine sur cette exclusion, elle est première. Mais elle est ensemble telle et relative, puisqu’elle ne résulte que de l’opération aristotélicienne de « naturalisation ». L’absence de l’Esprit n’est en rien destinale. Elle marque seulement qu’en et pour une philosophie qui présuppose la « nature », la passivité ne peut être défaite.

36Mais il n’est en rien inéluctable de la présupposer, en rien inéluctable d’identifier la pensée à la conscience, et nous à l’humain. En rien inéluctable non plus de se produire comme celui qui nie la puissance de la pensée. Seule la foi aristotélicienne se fait croire qu’il ne pourrait en être autrement. Délivrés d’elle, nous pouvons ne plus présupposer, autrement dit ne plus vouloir la passivité comme originaire. Nous pouvons – qui ? – nous défaire d’Aristote. La seule représentation de cette éventualité ouvre la véritable libération. En elle surgit la réflexion critique de notre initiale confusion. Plus encore, par elle apparaît que l’aristotélisme, l’ensevelissement de la puissance de la pensée, n’est en rien destinal. Au penser, nous pouvons restituer son effective puissance.

37Qu’est le devoir de la pensée, si ce n’est de refuser, et surtout de défaire la « naturalisation » ? Qu’est la tâche de la philosophie si ce n’est d’œuvrer à « l’excès du représentatif » ? Celle-ci débute dans le plein accord avec l’exigence formulée par Brunschvicg : il faut mettre fin à l’enfance, se défaire d’Aristote donc. Il n’y a pas d’autre entrave à la « vie intellective », pas d’autre passivité que la croyance à la « nature humaine ». L’interrogation porte sur les modalités de cet abandon. Que faut-il pour le produire ? S’assurer tout d’abord qu’il n’est pas opéré en présupposant ce dont il entend se défaire. Nous découvrons dans ce dernier « idéalisme représentatif » combien les thèses d’Aristote sont plus prégnantes que Brunschvicg ne le pensait. Elles œuvrent encore là où il ne parvient pas à les reconnaître. On ne renonce vraiment à la croyance aux « choses », à la substantialité du fini, qu’en l’abandon de la proto-croyance à la « nature ». A contrario consentir encore à la « nature humaine », c’est réitérer la « vérité » d’Aristote, sa domination, notre asservissement donc.

38Comment parvenir alors à ne plus désirer l’impuissance ? En l’idéalisme inconséquent, nous reconnaissons que c’est le désir d’être homme qui rend vaine l’aspiration à la spiritualisation. Une effective libération suppose l’abandon de ce désir. Comment ne plus réduire l’Esprit à l’humain, nous au « pour nous », la pensée à la représentation ? En abandonnant le désir appropriatif de la passivité. Ce n’est qu’à cette condition que la « vie de l’esprit » ne s’arrêtera plus, ou plutôt ne s’épuisera plus en la seule « vie représentative ».

39Défaire la « naturalisation » exige une radicale dés-identification. Seule celle-ci délivre de se prendre pour une « nature », qu’elle soit vitale ou humaine. Brunschvicg remarquait la puissance de « l’esprit qui travaille en l’homme », nous pouvons maintenant déterminer à quoi il travaille : c’est à se défaire de lui [47]. En l’homme, du fait même de « l’idée d’infini », s’il s’agit du désir du Bien, il y a ce qui appelle à son excès. Cet excès, en lequel s’annonce la liberté, exige de défaire tout ce qui réduit la puissance de la pensée à celle de « notre » pensée. Que désigne « Esprit » ? Initialement, l’excès en nous de l’humain. L’Esprit n’est pas représentatif, et il diffère radicalement de la conscience. Puissance pure du penser, avant la représentation, il s’affirme libre d’elle. Comment, telle est notre interrogation, retrouver l’Esprit libre de l’homme ? Comment, plus directement, s’identifier à et en lui, en la vie intellective donc ?

40L’aporie de l’idéalisme de la conscience a son origine dans la recherche de l’activité et de l’immensité en la déficience représentative. Mais si la puissance ne peut advenir en la conscience, où la chercher ? En quoi se produit-elle ? Une voie, celle esquissée dans la fin de l’Habitude de Ravaisson, indiquait comment nous pourrions « sortir de la conscience » sans « sortir de l’intelligence ». Il ne s’agit pas, en l’exigence idéaliste, d’identifier celle-ci à une vitalité obscure, ce que fit Bergson en son anti-idéalisme très décidé. Que rappelait Ravaisson ? Qu’hors de la conscience ne signifie pas hors du penser. Hors de la conscience signifie bien hors de celui qui s’identifie restrictivement à elle, mais non hors de nous. Nous pouvons, en nous, nous délivrer de l’enfermement « réaliste » dans le « pour nous ». Et cet excès ne réitère en rien cette apparence de libération qu’est la variation de l’exercice représentatif. Tant que cette opération, la discrimination réelle, n’est pas opérée, l’évidence de la « nature humaine » règne, et en elle la passivité se dit sans cesse originaire.

41De l’Esprit, de fait absent, la philosophie est le désir. Et seul ce désir est en nous la puissance. En cessant de chercher l’activité dans la conscience nous ne renonçons pas pour autant à la puissance, bien au contraire nous la découvrons, et l’exerçons, en sa modalité véritable, dans le désir réflexif ou abstractif. Le désir de la pensée est la seule véritable puissance en nous, celle qui en outre ne se laisse pas rabattre sur une détermination finie. L’idéalisme, nous l’élucidons dans le constat d’impuissance de sa forme représentative, ne peut être que la philosophie du désir. Mais il faut pour cela le délivrer de son enfouissement en une « nature ». Philosophie ou identiquement désir de puissance, nous pouvons, autant avec Nietzsche que Platon, retrouver ce dont l’aristotélisme voulait nous priver : l’excès du fini. L’idéalisme ne trouve sa vérité qu’en cet « anti-humanisme » intellectualiste. Seul un idéalisme « post-nietzschéen » dénonce effectivement l’impuissance du représentatif, qui occulte, non la « vie », mais le penser.

42Des trois rapports que la philosophie entretient avec le désir, celui de l’idéalisme est le seul conséquent. Car soit le désir est posé comme antérieur et extérieur à la pensée, relevant d’une « nature », ne pouvant que la « suivre », enfermé en et par elle donc, soit il est reconnu premier, mais en étant identifié à la « vie », et il n’est par là même réfléchi que dans l’hétérogénéité d’une « Vie » inéluctablement absente, ou simplement représentée, puisque les conditions de son épreuve manquent, soit la philosophie le reconnaît comme elle-même. Alors, le désir se sait et refuse de déposer sa puissance. En elle, il se produit et se réfléchit en sa vérité. Le désir de puissance s’y révèle identiquement désir du penser. La vérité sue du désir en est en même temps la libération conséquente, puisque sa puissance n’est plus ni dépendante d’une « nature », ni enfermée en une représentation qu’il ne peut excéder. Mais le désir auquel la pensée s’identifie n’est plus humain, ni plus, surtout, celui de l’humain. Il se sait désir de l’Esprit, c’est-à-dire désir du Bien. Il se reconnaît alors comme le principiellement unifiant [48].

43La philosophie se sait désir de l’Esprit, et très directement production des conditions cohérentes de son exercice. La principale étant de ne plus vouloir se définir comme celui qui nie la puissance de la pensée. L’idéalisme, rigoureusement, se révèle non-aristotélicien. Il opère par là-même l’abandon du désir de l’humain. Nous reconnaissons ainsi qu’il faut se défaire de l’impuissance appropriative pour ouvrir en nous la voie d’une véritable « vie de l’Esprit ».

  • Le Lannou J.-M., « L’au-delà de la substance, le dialogue Lagneau-Spinoza », Revue de l’enseignement philosophique, 1991, 41 (4), p. 44-58.
  • Le Lannou J.-M., « “Un temple pur”, Léon Brunschvicg, lecteur de Spinoza », in A. Tosel, P.-F. Moreau et J. Salem (dir.), Spinoza au xixe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 295-310.
  • Le Lannou J.-M., La Puissance d’être, Paris, Hermann, 2016.
  • Lissner A., « La Puissance d’être et le besoin de métaphysique », in L. Ucciani (dir.), Le Commun, la métaphysique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Philosophique », 2021, p. 91-100.
  • Trouillard J., « Épistémologie et théologie », Revue internationale de philosophie, 1952, 6 (22), p. 449-52.
  • Worms F., « Entre Bergson et Brunschvicg : le sens de la critique dans la phénoménologie de Merleau-Ponty », in La Philosophie en France au xxe siècle, Moments, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2009, p. 275-303.

Date de mise en ligne : 05/10/2021

https://doi.org/10.3917/rmm.213.0337

Notes

  • [1]
    L. brunschvicg, « La révolution cartésienne et la notion spinoziste de la substance », Revue de métaphysique et de morale, 1904, 12 (5), p. 762.
  • [2]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, Paris, Puf, 1951-1958, t. 1, p. 90, et t. 2, p. 157.
  • [3]
    L. brunschvicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, Paris, Alcan, 1927, t. 1, p. 139.
  • [4]
    L. brunschvicg, « La révolution cartésienne et la notion spinoziste de la substance », p. 762.
  • [5]
    J.-M. Le Lannou, « “Un temple pur”, Léon Brunschvicg, lecteur de Spinoza », in A. Tosel, P.-F. Moreau, J. Salem (dir.), Spinoza au xixe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 295-310.
  • [6]
    L. brunschvicg, « La révolution cartésienne et la notion spinoziste de la substance », p. 780.
  • [7]
    Écrivait Descartes dans la quatrième de ses Méditations métaphysiques.
  • [8]
    L. brunschvicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, p. 144.
  • [9]
    Ibid., p. 168, sur « l’élargissement » ; cf. L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, Paris, Alcan, 1905, p. 33 ; ainsi qu’Écrits philosophiques, I, p. 170 ; Écrits philosophiques, III, p. 6, p. 153.
  • [10]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, I, p. 169 ; cf. p. 160, p. 175, p. 176.
  • [11]
    L. brunschvicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, p. 170.
  • [12]
    Ibid., p. 183. Voir également : « Le sens commun est réaliste, cela veut dire que le sens commun est ignorance pure et simple » (« Vers le positivisme absolu par l’idéalisme, de L. Weber », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 1904, 57, p. 523).
  • [13]
    Ibid., p. 526.
  • [14]
    L. brunschvicg, La Modalité du jugement, Paris, Alcan, 1897, p. 67 ; et L’Idéalisme contemporain, p. 124.
  • [15]
    Voir L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 122.
  • [16]
    F. Worms, « Entre Bergson et Brunschvicg : le sens de la critique dans la phénoménologie de Merleau-Ponty », in La Philosophie en France au xxe siècle, Moments, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2009, p. 275-303. Ce qui inspirera également la lecture que Michel Henry proposera de Spinoza, dans son mémoire écrit contre l’interprétation de Brunschvicg : Le Bonheur de Spinoza (1944-1946 ; rééd. Paris, Puf, 2004, suivi d’une étude de J.-M. Longneaux). En particulier p. 144, à propos « du primat du sentiment sur l’idée ». Et, sur la critique de Le Roy, voir « La philosophie nouvelle et l’intellectualisme », in L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 98-166.
  • [17]
    L. brunschvicg, « De quelques préjugés contre la philosophie », Revue de métaphysique et de morale, 1898, 4, p. 403.
  • [18]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, I, p. 174.
  • [19]
    G. marcel, Journal métaphysique, Paris, Gallimard, 1927. Pour lui « le réalisme ne pourrait être justifié que pour le sentiment » (p. 296) ; ce qui est une autre manière de dire son souhait, exprimé dans une formule très proche de celle de Leibniz, d’« une sorte de réhabilitation des formes substantielles » (p. 290).
  • [20]
    L. brunschvicg, « De la méthode dans la philosophie de l’esprit », Revue de métaphysique et de morale, 1901, 9 (1), repris in L’Idéalisme contemporain, p. 77 ; et sur le « jugement », voir La Modalité du jugement, p. 57 et Écrits philosophiques, III, p. 31.
  • [21]
    L. brunschvicg, La Modalité du jugement, p. 236.
  • [22]
    Ibid., p. 240 et p. 241 ; cf. J.-M. le lannou, « L’au-delà de la substance, le dialogue Lagneau-Spinoza », Revue de l’enseignement philosophique, 1991, 41 (4), p. 44-58.
  • [23]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, III, p. 43.
  • [24]
    L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 82.
  • [25]
    Ibid., p. 39.
  • [26]
    B. Spinoza, Éthique, V, XLII, scolie, « sui et Dei et rerum […] conscius ».
  • [27]
    L. brunschvicg, La Modalité du jugement, p. 119 et p. 105.
  • [28]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, I, p. 148 (c’est Brunschvicg qui souligne – nous marquerions plutôt la différence d’« être » et de « se représenter »).
  • [29]
    L. brunschvicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, p. 169, Brunschvicg était lecteur de H.-F. Amiel, Journal intime (juin 1839-avril 1881), 12 t., Lausanne, L’Âge d’Homme, 1976-1994.
  • [30]
    « Die menschliche Vernunft… », écrit à la première ligne de la préface de La Critique de la raison pure, repris par le « unsere » de la première de l’introduction.
  • [31]
    L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 91.
  • [32]
    Exclusion que Schelling, « pour nous », donc pour « l’homme », montre définitivement dans la huitième des Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le criticisme, trad. fr. J.‑F. Courtine, Paris, Puf, « Épiméthée », 1987, p. 197. Il tirait en cela les conséquences de la thèse kantienne du § 77 de la Critique de la faculté de juger. Il n’est d’autre exercice du « comprendre » que la représentation.
  • [33]
    L. brunschvicg, Écrits philosophiques, I, p. 151.
  • [34]
    L. brunschvicg, La Modalité du jugement, p. 80 ; sur « la faculté humaine de juger », p. 237 ; sur « le spectacle de l’esprit humain », p. 175.
  • [35]
    L’usage d’une majuscule ne changeant ici rien au sens, elle permet simplement une variation contextuelle, qui précisément dissimule l’identité.
  • [36]
    Voir A. lissner, « La Puissance d’être et le besoin de métaphysique », in L. Ucciani (dir.), Le Commun, la métaphysique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, « Philosophique », 2021, p. 91-100.
  • [37]
    L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 89.
  • [38]
    Id.
  • [39]
    Par exemple dans L. brunschvicg, Écrits philosophiques, I, p. 151.
  • [40]
    Cf. J.-M. LE LANNOU, L’Excès du représentatif, Paris, Hermann, 2015.
  • [41]
    L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 90.
  • [42]
    Id.
  • [43]
    Ibid., p. 77.
  • [44]
    Sur son refus du « platonisme », voir J. Trouillard, « Épistémologie et théologie », Revue internationale de philosophie, 1952, 6 (22), p. 449-52.
  • [45]
    L. brunschvicg, L’Idéalisme contemporain, p. 92.
  • [46]
    La parole étant laissée, comme le faisait Hegel, dans l’achèvement de L’Encyclopédie, à Aristote. Pareillement écrivait M. Heidegger à la dernière page de son Kant et le problème de la métaphysique, « Donnons donc la parole à Aristote », trad. fr. A. de Waelhens et W. Biemel, Paris, Gallimard, 1953, p. 302.
  • [47]
    L. brunschvicg, Introduction à la vie de l’esprit, rééd. Paris, Hermann, 2010, p. 202.
  • [48]
    Cf. J.-M. Le Lannou, La Puissance d’être, Paris, Hermann, 2016.

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