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Article de revue

Le jeu et la vie animale : la distinction du monde et du milieu au regard d’un comportement limite

Pages 53 à 64

Notes

  • [1]
    Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965, p. 28.
  • [2]
    Si la question de savoir si Uexküll comprend la relation de la tique à l’acide butyrique comme étant de l’ordre de l’interprétation (non plus en termes psychologiques, mais dans un sens philosophique) n’est pas tranchée, il est néanmoins certain qu’il parle de « signification », et non de simple réflexe aveugle, mécanique. Voir Mondes animaux…, p. 52 : « Les relations de significations sont, comme nous l’avons vu avec la tique, les seuls guides certains dans une recherche sur les milieux. »
  • [3]
    « Le déroulement des actes de la tique est si fortement prescrit par ces caractères perceptifs qu’elle ne peut produire que des caractères perceptifs bien déterminés » (ibidem).
  • [4]
    Frederik J.-J. Buytendijk, L’Homme et l’animal. Essai de psychologie comparée, Paris, Gallimard, « Idées NRF, » 1965, p. 72.
  • [5]
    « L’ouverture à l’être ne serait possible que par la vue de l’étant en tant qu’étant : ne pas se comporter avec celui-ci comme un être sous-la-main, mais le voir en tant qu’il participe à l’être. Ainsi, le mouvement d’apparition ne peut être vu que si l’étant lui-même n’est pas saisi mais vu. Il faut pouvoir faire le mouvement de pensée de Parménide, qui peut dire devant un arbre : “L’arbre est. Que l’arbre ne soit pas, cela n’est pas” » (M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, Puf, « Épiméthée », 1973, p. 166).
  • [6]
    F. J. J. Buytendijk, L’Homme et l’animal…, op. cit., p. 82.
  • [7]
    Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement [1942] Paris, Puf, « Quadrige », 1990, p. 127.
  • [8]
    Ibidem, p. 128.
  • [9]
    Idem (nous soulignons).
  • [10]
    Idem.
  • [11]
    Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception [1945] Paris, Gallimard, 1992, p. 157.
  • [12]
    Bekoff et Allen, « Intentional Communication and Social Play : How and Why Animals Negotiate and Agree to Play », tiré de Animal play : Evolutionary, comparative, and ecological perspectives, Cambridge University Press, 1997.
  • [13]
    Fréderik J.-J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, Paris, Puf, « Logos », 1952, p. 131.
  • [14]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 157.
  • [15]
    Nous reprenons ici la distinction de Piaget entre signe et symbole : « Il nous faut réserver le terme de “symbole” aux signifiants “motivés”, c’est-à-dire représentant un rapport de ressemblance avec le signifié, en opposition avec les “signes” qui sont “arbitraires” (c’est-à-dire conventionnels ou socialement imposés) » (J. Piaget, La Formation du symbole chez l’enfant. Imitation, jeu et rêve, image et représentation, Paris, Delachaux et Niestlé, 1978, pp. 68-69).
  • [16]
    Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Paris, Bayard, 2007, p. 36.

Introduction

1 Dans les différents écrits consacrés à l’étude des animaux et des organismes en général – travaux de biologie, de psychologie comparée et de philosophie –, une frontière existe entre les partisans d’une pensée mécaniste et les défenseurs d’une compréhension fondée sur les notions de structure et de signification. Ainsi des auteurs comme J. von Uexküll, F. J. J. Buytendijk, K. Goldstein, G. Canguilhem ou M. Merleau-Ponty comprennent le rapport de l’organisme vivant à la situation comme relevant de l’ordre du sens : les mouvements du corps animal ne peuvent pas être compris comme des contractions de muscles causées mécaniquement par des phénomènes physico-chimiques du système nerveux, mais comme des comportements, en tant que l’ensemble de leurs mouvements forme un tout, c’est-à-dire une réponse orientée vers une situation signifiante pour l’organisme. Si l’activité de l’animal est déjà de l’ordre de la signification – une signification anté-discursive –, le sens n’est pas propre à l’humain, mais caractérise de manière plus générale le vivant.

2 Mais si la frontière entre l’homme et l’animal n’est pas là où on aurait cru pouvoir la trouver, elle ne disparaît pas pour autant. Elle perdure en se déplaçant sur la distinction du milieu et du monde. Tandis que l’animal a un milieu, dont le trait essentiel est d’être fermé et déterminant – l’animal est déterminé dans sa perception et dans sa réponse à certains stimuli, ce qui signifie que le découpage de son milieu est fixe, déterminé à l’avance –, l’homme se caractériserait par son ouverture au monde ; celui-ci, contrairement au milieu, ne connaissant pas de découpage préalable, mais se caractérisant comme une totalité ayant un horizon de totalisation infinie. Les significations du monde, se définissant par différenciation les unes par rapport aux autres, ne sont pas fixées, mais ouvertes : elles sont susceptibles de varier selon le contexte où elles s’insèrent ; elles comportent différentes dimensions qui empêchent de les réduire à une seule ; elles sont douées d’équivocité. Au contraire, le sens d’un stimulus dans un milieu animal est donné à l’avance : il ne peut être compris que d’une seule manière, et, par conséquent, sa réponse est alors univoque elle aussi. Par exemple, si le stimulus que constitue pour la tique l’acide butyrique [1], qui provoque chez elle le relâchement de ses pattes de sorte qu’elle se laisse tomber sur un animal au sang chaud, n’est possible qu’en tant qu’un événement du milieu est interprété [2]comme un signal par la tique, celle-ci ne peut cependant pas sortir du cadre strict stimulus-réaction [3].

3 Si la distinction du monde et du milieu semble féconde et légitime, elle manque certaines réalités, qui sont masquées lorsqu’on ne prend pas le temps de l’observation et de la description. Avant de voir quelles sont les situations limites qui viennent interroger la distinction, il nous faut l’approfondir, et voir quelles implications philosophiques elle charrie.

La distinction classique du monde et du milieu

Topos et réseau de distinctions.

4 La distinction du monde et du milieu n’est pas isolée, mais s’inscrit dans un réseau de distinctions plus générales qui se recoupent : celle du déterminé et de l’ambigu, de l’attitude fonctionnelle et de l’attitude symbolique, du faire et du voir, de l’hébétude et de la liberté, de l’utilitaire et du gratuit, de l’immédiat et du virtuel, du réel et du fictif.

5 Selon F. J. J. Buytendijk, si la fermeture du milieu est directement liée à l’univocité, l’ouverture du monde se caractérise par son ambiguïté : « L’existence de l’homme est ambiguë et son monde aussi est également ambigu [4]. » La forme d’ambiguïté dont il est ici question consiste non pas tant dans une simple ambivalence de la signification (un même objet peut prendre des significations différentes selon les situations) que dans une indétermination plus fondamentale. Ainsi le bernard-l’hermite, en présence d’une anémone de mer, peut la manger, la fixer sur sa coquille, ou encore y protéger son abdomen : si le polype a donc différentes significations pour le crustacé en fonction de la situation de leur rencontre, cela ne signifie pas que l’objet anémone de mer soit ambigu pour le bernard-l’hermite. Leur relation est de l’ordre du préjugé pratique : lorsque le crustacé se rapporte au polype, c’est qu’il le vise grâce à la valeur pratique qu’il a pour lui. Le milieu est donc une certaine manière qu’a l’organisme de façonner son entourage en vue d’une action efficace sur lui.

6 Si c’est bien l’attitude pratique qui fonde la relation de l’animal à son milieu, au contraire, l’ambiguïté du monde repose sur la possibilité d’une relation désintéressée, au sens pratique, de l’homme à ce qui l’entoure. L’objet n’est pas seulement signifiant dans une attitude de saisie, mais il peut tout autant être vu, objet de vision. Par l’instauration d’une distance entre le sujet et son environnement s’ouvre alors la possibilité d’une indétermination, et donc d’une richesse de sens des choses du monde : là seulement peut apparaître le sentiment de l’absurde, l’angoisse, devant le fait même qu’une chose soit, devant le mouvement de l’Être [5].

7 Pour résumer cette opposition du monde et du milieu dans les termes du voir et du faire, nous pouvons dire avec Buytendijk qu’alors qu’« en face de ce monde (l’homme) se choisit un point de vue », l’animal lui, « tel un escargot sa coquille, traîne partout où va sa structure. Se distancier de cet environnement, le concrétiser en un monde, c’est un acte que l’animal ne saurait réaliser, pas plus qu’il n’est capable de transformer les centres de résistance, limité par ses émotions et impulsions, en objets [6]. »

La frontière entre l’homme et l’animal : comportement symbolique et comportement pratique.

8 C’est cette impossibilité de se distancier de son environnement qui se traduit chez Merleau-Ponty dans La Structure du comportement par la distinction entre comportement symbolique et comportement fonctionnel ; et, dans La Phénoménologie de la perception, par celle entre espace concret et espace abstrait. Dans les deux cas, il s’agit de montrer que la différence entre milieu et monde se fonde sur une différence de rapport au corps propre. En effet, si le singe de Koehler peut se servir d’une même caisse soit comme d’un siège, soit comme d’un instrument pour attraper un objet haut placé, en réalité il traite le même objet comme « deux objets distincts et alternatifs, et non deux aspects d’une chose identique [7] » : l’incapacité à voir la caisse en tant que telle vient du fait que « ce qui fait défaut à l’animal, c’est bien le comportement symbolique qui lui serait nécessaire pour trouver dans l’objet extérieur, sous la diversité de ses aspects, un invariant… [8] ». Or Merleau-Ponty poursuit en comparant l’invariant que constitue la chose à l’invariant que constitue le corps propre : « …trouver dans l’objet extérieur, sous la diversité de ses aspects, un invariant comparable à l’invariant immédiatement donné du corps propre[9] », le comportement symbolique consistant à « traiter réciproquement son propre corps comme un objet parmi les objets [10] ». Ainsi, c’est la même chose qui explique que d’une part, le chimpanzé ne peut pas voir la caisse en tant que telle mais ne peut que prendre celle-ci comme moyen en vue d’une action, et que d’autre part, Schneider, dans La Phénoménologie de la perception, peut se gratter, mais ne peut pas montrer l’endroit de son corps où il a été piqué par un moustique. La raison est que leurs corps propres ne sont que la puissance d’agir par laquelle ils sont dans leurs milieux respectifs, et ne deviennent jamais un objet de visée, dans une distance de soi à soi qui ouvre un espace de réflexivité. Aucun des deux ne peut se placer dans un espace virtuel où les significations sont ambiguës.

9 Or ce déplacement trouve sa forme la plus pure dans le phénomène du jeu. Ainsi, l’exemple de Merleau-Ponty qui semble révéler au plus haut point ce défaut de sens du virtuel, c’est le fait que Schneider ne peut pas jouer : car « jouer, c’est se placer pour un moment dans une situation imaginaire, c’est se plaire à changer de “milieu” [11]». Pour jouer, il faut pouvoir s’abstraire de son corps comme puissance d’action, et le faire advenir dans un espace fictif : quitter le sérieux et la méticulosité des actions utiles, déplacer les intentions pratiques pour les faire exister dans une réalité virtuelle.

10 Ainsi aboutit-on à l’idée que la différence du milieu et du monde est celle qui existe entre une manière immédiate et aveugle de se rapporter aux choses et à son propre corps, dans l’unique but d’agir ; et une manière de s’y rapporter en détournant ce premier rapport immédiat pour le faire jouer à vide – désigner l’endroit qui démange, ce serait faire comme si on allait se gratter. Un milieu devient un monde quand le faire, l’utilitaire devient fiction, c’est-à-dire quand le corps propre n’est plus le medium par lequel je rejoins les choses, mais quand il se prête au jeu d’être lui-même une chose. Et, quand la chose qui se faisait reflet de mon action sur elle se prête au jeu d’être elle-même un corps propre, elle devient alors proprement une chose, existant pour elle-même. Le monde est un milieu fictif.

11 Dès lors que l’on comprend la différence entre l’homme et l’animal à partir de l’opposition du milieu et du monde, du faire et du voir, du réel et du fictif, l’animal devrait, en toute logique, être incapable de jouer. Le phénomène du jeu fait alors résistance à la distinction du milieu et du monde telle que nous l’avons développée. Par sa possibilité même au sein du règne animal, il remet en question la compréhension de la relation de l’animal à son milieu comme figée dans une détermination fonctionnelle. Même si tous les animaux ne jouent pas, le jeu est de manière générale un phénomène observable dans la vie animale, il y est possible. Et pourtant, que quelque chose comme le jeu puisse apparaître dans le milieu animal tel que nous l’avons décrit, cela n’est pas possible. Si un chat peut se comporter face à une balle comme si celle-ci était une souris, c’est que le comportement instinctif du chat, et réciproquement, son milieu, peuvent connaître un certain détournement fictif, une inflexion virtuelle.

Jeu animal

12 Quel est ce milieu, qui, sans être un monde, permet en son sein l’apparition du phénomène du jeu ? Autrement dit, quel est le milieu de l’animal qui joue ? Si ce n’est pas le simple monde actuel qui ne consiste que dans le renvoi des actions possibles de l’organisme, ce n’est pas non plus le monde construit, habituel, humain, que décrit Merleau-Ponty, où les choses sont vues et les significations essentiellement ambiguës. Nous devons d’abord considérer l’existence d’une pluralité de milieux animaux – car tous les animaux ne jouent pas –, avant de nous interroger, dans un travail ultérieur, sur la possibilité d’un monde animal, au singulier.

Reprise et détournement.

13 Le jeu peut être dit un comportement « limite », car il n’est pas tant un comportement à part entière – un ensemble unifié de réponses motrices à une configuration sensible donnée –, que la reprise d’autres comportements directement fonctionnels (les comportements de prédation, de défense et de reproduction, dont le sens est rendu intelligible par leur finalité biologique). Ainsi, l’observation du chat qui joue avec une balle donne à voir le comportement du chat qui chasse une souris. Les faits physiques que sont d’abord les comportements – des contractions de muscles organisées de manière unifiée et spécifique – sont les mêmes. On retrouve dans les deux cas (balle ou souris) la même manière de se regrouper sur soi pour mieux bondir, les coups de patte répétés visant non à attaquer mais à faire bouger la proie pour mieux la rattraper ; le fait de soulever la proie en bondissant pour la rejeter plus loin ou de la prendre dans la gueule pour aller la cacher.

14 Les deux principales recherches sur lesquelles on peut s’appuyer pour une analyse du jeu dit moteur sont, d’une part, l’article de deux éthologues américains sur des chiots et des jeunes coyotes [12], et d’autre part, l’ouvrage de Piaget, La Formation du symbole chez l’enfant, qui traite de la question du jeu et de son rapport avec la genèse de la représentation. Le jeu apparaît dans ces deux études comme une distorsion de schèmes moteurs : c’est-à-dire à la fois une reprise, et un détournement de certains comportements fonctionnels. Ce qui est repris, c’est la forme : Allen et Bekoff parlent de « pattern » (motif), et Piaget de « schèmes moteurs ». Ce qui change, c’est le registre dans lequel ce motif est joué : registre fonctionnel ou registre ludique. Parler de changements de registre et de détournement renvoie au fait que le jeu annule les conséquences fonctionnelles des comportements qu’il reprend. Il a pour effet de rompre le lien entre comportement et fonction, comme le montre l’exemple de Allen et Bekoff, où le fait de monter sur le dos du compagnon de jeu, comportement normalement associé à la reproduction, ne sera pas suivi de la fonction qui lui est habituellement rattachée (l’accouplement).

« Faire semblant » : non le faire, mais la manière de faire.

15 Qu’est-ce qui est alors visé dans le jeu, si ce n’est plus la fonction du comportement ? Le phénomène d’annulation de la fonctionnalité dans le jeu nous conduit à l’idée du « faire semblant » (pretense). L’expression renvoie au fait que ce n’est pas tant le faire qui est visé, que la manière de faire, son image, sa « semblance » (seeming). En effet, la manière, la forme que prend une action, c’est ce qui se voit, ce qui est de l’ordre de l’image. Ainsi, ce que l’animal vise dans le jeu, c’est l’action elle-même en tant que forme : c’est la manière de sauter, de mordre, de se cacher, qui est visée – et non pas ce qui s’ensuit habituellement. Quand le chat mord « sérieusement », c’est pour faire mal, pour se défendre, pour attaquer. Quand il mord en jouant c’est pour le fait même de mordre, et c’est la raison même pour laquelle il arrête son geste. Ces observations sur la visée formelle du jeu se confirment alors qu’on poursuit la description.

16 En effet, le principal aspect du jeu animal est l’exagération du comportement joué, une forme de mise en scène de la manière de faire : une ritualisation du comportement. Il y a quelque chose d’exubérant dans l’attitude du chat qui saisit la balle pour la rejeter dans les airs, bondissant et la poursuivant à toute vitesse : Buytendijk parle même de « démesure » pour qualifier l’attitude d’un jeune animal qui joue [13]. La posture que prend l’animal joueur ne vise pas l’efficacité pratique du mouvement, mais son caractère spectaculaire, théâtral. Bekoff et Allen parlent de « stéréotype » pour parler du canid bow, la « révérence » du chien qui se baisse sur ses pattes avant en gardant les pattes arrière relevées, dans le sens où elle prend une forme type, faite pour être reconnue par les partenaires du jeu.

17 Un autre élément qui vient appuyer l’idée que le jeu est un rituel est le fait qu’il s’organise selon des règles : le jeu est initié par une manière de se tenir très spécifique (la position de biais et le regard par en-dessous pour les chats) ; des rôles sont attribués par des attitudes précises (l’attaquant et l’attaqué, définis par ces mêmes positions de départ) ; des lieux propices, des formes de lieux plus que des lieux précis (pour les chats, les portes entrouvertes, les interstices où l’on peut voir sans être vu et attaquer par surprise) ; des objets, et en particulier la manière dont cet objet bouge (s’il rebondit, s’il est léger, si le chat peut l’agripper avec ses griffes…). Ces règles tacites de jeu, qu’elles concernent l’attitude, le lieu ou les objets, codifient la manière de faire. Ce qui est visé dans le jeu, c’est non pas tant le contenu du faire – le fait d’attraper la balle – que l’image du faire – comment on attrape la balle.

18 Ainsi, si l’on reprend la définition du jeu de Merleau-Ponty, « se placer pour un moment dans une situation imaginaire [14]… », il apparaît que c’est précisément ce qu’il se passe dans le jeu animal : la situation du jeu est imaginaire en ce sens précis que le comportement y existe en tant qu’image. La reprise et le détournement transforment les conduites vitales en conduites virtuelles : ainsi, si c’est bien l’effet de la fiction que de changer le registre de réalité d’un comportement, que de « dégonfler » le sérieux des significations originelles, il est alors possible de penser des milieux fictifs, intermédiaires entre milieu actuel et monde abstrait. Le jeu ouvre une brèche dans la distinction du milieu et du monde et nous conduit alors à remanier ces distinctions classiques. L’enjeu est ici de comprendre ce que peut être un milieu ouvert – un milieu spécifique donc, qui ne remet pas radicalement en cause la notion de milieu mais tente de l’affiner – dans lequel le rapport à l’objet et à son propre corps, n’est ni celui du milieu déterminé, ni celui du monde symbolique.

La possibilité d’un milieu virtuel

19 Si le jeu opère une altération qualitative d’un même comportement, c’est que le rapport à l’objet dans l’action a changé. Quel est alors le statut de l’objet visé – qu’est-ce que cette balle-souris avec laquelle le chat joue ? Quel espace est ouvert par le corps de l’animal joueur ? C’est le corps propre lui-même qui devra être interrogé, car s’il peut viser un objet virtuel, il n’est plus compréhensible seulement dans les termes du corps qui ouvre l’espace concret.

L’objet du jeu comme symbole concret.

20 Penchons-nous dans un premier temps sur le statut de l’objet et de la situation ouverte par le jeu, ainsi que sur la relation que cela implique entre l’animal et son milieu. Alors que, dans certaines actions, l’animal est comme lié organiquement avec la situation, le jeu, au contraire, fait sortir l’animal de l’unité pratique qui le lie à elle. L’action n’est plus une action réelle, mais une apparence d’action. De même que l’action n’a plus une visée pratique mais est une image de cette visée pratique, de même l’objet n’existe plus comme objet de saisie, mais il est aussi une image de ce premier objet à saisir. Mais ici l’image de l’objet sérieux est elle-même un objet : la souris a pour image la balle. Ainsi, si l’objet du jeu est bien l’objet d’un certain voir – puisqu’il est une image, un signe compris comme une réalité qui renvoie à une autre –, ce voir n’est pas une vision au sens classique du terme : ce n’est pas le voir symbolique du monde humain qui laisse la chose être et la considère comme un corps propre. De plus, si la balle est bien une représentation de la souris – au sens où elle prend son statut dans le jeu et la re-présente indirectement –, elle reste un objet concret, visée d’une action, même si celle-ci n’est plus pratique. Comment un objet réel peut-il renvoyer à un autre, au point de devenir l’image de celui-là ? Être visé comme image en même temps que comme objet concret ?

21 Dans la mesure où le comportement joueur évoque un absent – la situation et l’objet sérieux, la chasse et la souris – on peut alors parler de symbolisme du jeu, le symbole étant l’évocation d’un absent par un signe présent qui ressemble de manière concrète à l’absent [15]. L’usage de l’adjectif concret ne renvoie pas ici à l’idée que l’objet du jeu a des traits similaires à l’objet de l’action sérieuse, mais au fait que si le chat fait effectivement semblant de chasser la balle-souris (la balle étant un symbole de la souris), ce faire semblant et ce symbole n’impliquent pas pour autant de représentation mentale de l’objet absent évoqué. Le symbolisme du jeu est concret, car la relation symbolique est réalisée dans l’action concrète du jeu : la balle n’est un symbole de la souris que dans l’action même du chat qui la prend en chasse. Le virtuel n’est pas nécessairement de l’ordre du mental, et le symbolisme non plus : il existe une virtualité du faire – ce que dit littéralement l’expression de « faire semblant » – et un symbolisme du corps.

22 Quel est donc ce corps qui se révèle symboliquement puissant ? Qui ouvre une brèche virtuelle dans la relation pratique de l’animal à son milieu ? De même que l’espace corporel de l’animal qui joue est déjà « plus » que l’espace concret mais « moins » que l’espace abstrait, de même le corps propre animal n’est plus seulement un moyen d’action, mais n’est pas encore ce corps qui peut exister en tant que chose : comment comprendre le mode d’existence spécifique que révèle le phénomène du jeu animal ?

Une réflexivité à même le corps.

23 Quand l’animal joue, son corps propre n’est plus simplement polarisé par les tâches pratiques qui réquisitionnent son action. Au contraire, c’est l’action pour elle-même qui est visée, indépendamment de ce pourquoi elle est faite. Il y a donc quelque chose comme un mouvement circulaire, de retour, qui s’opère dans le jeu : quand ce que vise l’action, c’est elle-même en tant qu’action, il y a une forme de réflexion de l’activité sur elle-même. Le jeu révèle alors chez l’animal une manière d’être son corps à un second degré : il n’est plus le medium par lequel le sujet a prise sur son milieu, mais il devient au contraire le milieu même sur lequel il agit : il est son propre objet.

24 Or, l’animal, s’il peut jouer, ne peut pas désigner l’objet avec lequel il joue comme tel et ne peut pas se désigner soi-même comme jouant : le faire-semblant n’ouvre pas sur une abstraction mentale, mais reste concret. Ainsi, s’il y a dans le jeu une manière de viser l’action en tant qu’action, il ne peut donc pas s’agir pour autant de retour du corps propre sur lui-même, pour se viser en tant que tel, et qui adviendrait alors comme chose. Penser le corps propre de l’animal qui joue pose donc une difficulté : comment penser la possibilité qu’il y ait chez l’animal, au-delà des conduites orientées vers le monde, d’autres comportements dont la direction se retourne vers eux-mêmes, sans que cela n’engendre une saisie du corps propre comme chose ? Si le corps propre des animaux qui jouent est bien réflexif, cette réflexivité est concrète, c’est-à-dire réalisée dans l’action (de la même manière que nous avons dit du symbolisme du jeu qu’il était concret).

25 Se pose alors la question de l’ouverture du milieu des animaux qui jouent : celle-ci est-elle limitée au moment du jeu, ou est-elle plus durable ?

26 Si le corps propre de l’animal joueur est réflexif uniquement dans le moment du jeu, la virtualité et l’ouverture du milieu de l’animal ne seraient pas constitutives de son existence entière. Cela signifierait que le corps propre de l’animal est traversé par un mouvement virtuel seulement par moments, et que, si le corps du chat qui joue ouvre un espace virtuel, celui-ci se referme au même moment où le jeu s’achève.

27 Au contraire, nous pensons que la réflexivité concrète qui s’observe dans le jeu, si elle n’opère que par moments, ouvre l’animal qui joue à un style d’existence particulier, à un nouveau type de milieu. Celui-ci est durablement virtuel, caractérisé par ce que J.-C. Bailly appelle « le pouvoir de lever les yeux [16] ». Une « profondeur d’existence » s’est ouverte de manière définitive dans le jeu, de sorte que certains animaux regardent, et nous regardent. Présence et reconnaissance de l’autre impliquant nécessairement de le voir comme un autre corps propre, et non plus comme objet réfléchissant mon action possible sur lui. Il s’agirait désormais de comprendre la possibilité d’une intersubjectivité, à l’aune du jeu, comme étant directement lié au pouvoir de lever les yeux, d’exister hors du milieu comme carcan vital.

Conclusion

28 L’observation et l’analyse du comportement de jeu nous montrent que la vie animale ne peut pas être réduite à la « simplicité » qu’on lui assigne habituellement, et que la notion de milieu animal est bien plus complexe qu’un simple rapport immédiat et aveugle au monde. Les animaux qui jouent ont des milieux qui ressemblent déjà à des mondes : les milieux des chat, des chiens, des étourneaux, des épinoches se caractérisent par un certain échappement à l’univocité des objets et des situations : par un sens spécifique du virtuel, par un faire imprégné de voir. Ainsi l’expression de milieu virtuel peut finalement prendre sens, alors qu’elle demeurerait inintelligible si l’on en restait à la distinction du monde et du milieu.

29 Il reste à élargir la question que pose le jeu à l’ensemble du règne animal : car la proximité du jeu et de l’instinct (les comportements dictés par l’espèce) laisse ouverte la question de la présence de virtualité dans tout mouvement instinctif. Si le comportement instinctif animal peut se muer en jeu chez certaines espèces, cela n’implique-t-il pas que dans tout mouvement animal réside déjà une certaine virtualité ? C’est seulement par une analyse de la relation entre jeu et instinct que peut s’ouvrir une réflexion sur ce que serait un monde animal.

Notes

  • [1]
    Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965, p. 28.
  • [2]
    Si la question de savoir si Uexküll comprend la relation de la tique à l’acide butyrique comme étant de l’ordre de l’interprétation (non plus en termes psychologiques, mais dans un sens philosophique) n’est pas tranchée, il est néanmoins certain qu’il parle de « signification », et non de simple réflexe aveugle, mécanique. Voir Mondes animaux…, p. 52 : « Les relations de significations sont, comme nous l’avons vu avec la tique, les seuls guides certains dans une recherche sur les milieux. »
  • [3]
    « Le déroulement des actes de la tique est si fortement prescrit par ces caractères perceptifs qu’elle ne peut produire que des caractères perceptifs bien déterminés » (ibidem).
  • [4]
    Frederik J.-J. Buytendijk, L’Homme et l’animal. Essai de psychologie comparée, Paris, Gallimard, « Idées NRF, » 1965, p. 72.
  • [5]
    « L’ouverture à l’être ne serait possible que par la vue de l’étant en tant qu’étant : ne pas se comporter avec celui-ci comme un être sous-la-main, mais le voir en tant qu’il participe à l’être. Ainsi, le mouvement d’apparition ne peut être vu que si l’étant lui-même n’est pas saisi mais vu. Il faut pouvoir faire le mouvement de pensée de Parménide, qui peut dire devant un arbre : “L’arbre est. Que l’arbre ne soit pas, cela n’est pas” » (M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, Puf, « Épiméthée », 1973, p. 166).
  • [6]
    F. J. J. Buytendijk, L’Homme et l’animal…, op. cit., p. 82.
  • [7]
    Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement [1942] Paris, Puf, « Quadrige », 1990, p. 127.
  • [8]
    Ibidem, p. 128.
  • [9]
    Idem (nous soulignons).
  • [10]
    Idem.
  • [11]
    Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception [1945] Paris, Gallimard, 1992, p. 157.
  • [12]
    Bekoff et Allen, « Intentional Communication and Social Play : How and Why Animals Negotiate and Agree to Play », tiré de Animal play : Evolutionary, comparative, and ecological perspectives, Cambridge University Press, 1997.
  • [13]
    Fréderik J.-J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, Paris, Puf, « Logos », 1952, p. 131.
  • [14]
    M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 157.
  • [15]
    Nous reprenons ici la distinction de Piaget entre signe et symbole : « Il nous faut réserver le terme de “symbole” aux signifiants “motivés”, c’est-à-dire représentant un rapport de ressemblance avec le signifié, en opposition avec les “signes” qui sont “arbitraires” (c’est-à-dire conventionnels ou socialement imposés) » (J. Piaget, La Formation du symbole chez l’enfant. Imitation, jeu et rêve, image et représentation, Paris, Delachaux et Niestlé, 1978, pp. 68-69).
  • [16]
    Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Paris, Bayard, 2007, p. 36.
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