Notes
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[1]
Crainte et tremblement, trad. fr. P. H. Tisseau, in Œuvres complètes, t. 5, Paris, 1972, p. 100.
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[2]
Sur la pensée passive de Descartes, Paris, Puf, « Épiméthée », Paris, 2013, 274 p.
-
[3]
De la connaissance de Dieu et de soi-même, chap. iv, éd. C. Frémont, Paris, 1990, p. 177.
-
[4]
Lettre à Mesland, 9 février 1645, AT (éd. Adam-Tannery) IV, p. 66 (cité p. 62, n. 2).
-
[5]
À tel point que J.-L. Marion n’hésite pas à traduire les commoda de la Méditation VI par Zuhandene (p. 164). On observera néanmoins que tandis que la Zuhandenheit est caractéristique de l’existence du Dasein en son être au monde, l’appropriation du sentiment aux intérêts de notre usage de la vie est référée par Descartes, dans la Méditation VI, à la « nature », dont le concept, pour Heidegger, est toujours « métaphysique ».
-
[6]
Voir lettres à Elisabeth, 21 mai 1643 et 28 juin 1643 (AT III, pp. 663-668 et 690-695).
-
[7]
Pour l’annonce de ces trois « commencements », voir aussi J.-L. Marion : « Descartes : état de la question » en introduction au recueil Descartes, sous la direction de J.-L. Marion, Paris, 2007, pp. 19-22.
-
[8]
P. 93, n. 2 (voir É. Gilson, Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien 4e éd., Paris, 1975, pp. 245, 312-313. À quoi il convient de confronter la réplique de M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, t. II, L’Âme et le corps, Paris, 1968, pp. 108-112).
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[9]
Voir par exemple Discours IV (AT VI, p. 32, l. 25-26, p. 37, l. 27-30) ; Méditation I (AT VII, pp. 22 l.29-23, l. 3, et AT IX-1, p. 18) : « je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses ») ; Méditation II (AT VII, p. 24, l. 25-26, et IX-1, p. 19 : « j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps », p. 27, l. 18-19, et IX-1, p. 21 : « je ne suis point cet assemblage de membres, que l’on appelle le corps humain ») ; Principes I, § 7 (AT VIII-1 p. 7, l. 2-4 1 et AT IX-2 p. 27 : « nous supposons facilement […] que nous n’avons pas de corps »).
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[10]
Le doute ne saurait dénier la présence à l’esprit des apparences mêmes, ou des représentations discursives dont il explicite les discordances (voir Sextus Empiricus, Hypotyposes Pyrrhoniennes I, chap. iv, § 8-10). C’est pourquoi Sextus précise que l’examen sceptique n’abolit nullement les apparences : il admet le fait même de ce qui apparaît, et il n’interroge pas ce qui apparaît, mais ce qui se dit à son sujet : ὅταν δὲ ζητῶμεν εί τοιοῦτον ἔστι τὸ ὑποκειμενον ὁποῖον ϕαινεται, τὁ μὲν ὅτι ϕαινεται δίδομεν, ζητοῦμεν δ’οὐ περὶ τοῦ ϕαινομένου ἀλλὰ περὶ ἐκείνου ὅ λεγεται περὶ τοῦ ϕαινομένοὺ (chap. x, § 19). Semblablement, Husserl précise que l’ἐποχη, la suspension de toute présupposition transcendante, dont il emprunte le nom à la tradition sceptique, quoique cette suspension soit chez lui à l’initiative de la recherche, alors qu’elle l’achève pour le sceptique ancien, laisse telles quelles toutes les apparences habituelles : « le monde dont on a l’expérience dans le cadre de cette vie réflexive continue d’une certaine manière à exister pour moi, et j’en ai l’expérience comme auparavant, exactement avec le contenu qui, chaque fois, en est le corollaire. Il continue de m’apparaître comme il m’apparaissait jusque- là, à ceci près que, puisque je réfléchis philosophiquement, je ne tiens plus pour valide la croyance naturelle à l’être, corrélative de l’expérience, ni n’accomplis cet acte de croyance, alors que, pourtant, cette croyance est toujours présente et qu’elle va de pair avec le regard attentif (Meditations cartésiennes, I, § 8, trad. fr. M. de Launay, Paris, 1994, pp. 62-63) : « Die in diesem reflektierenden Leben erfahrene Welt bleibt dabei in gewisser Weise für mich weiter und genau mit dem ihr jeweilig zugehörigen Gehalt erfahrene wie vorher. Sie erscheint weiter, wie sie vordem erschien, nur das Ich als philosophisch Reflektierender nicht mehr den natürlichen Seinsglauben der Welterfahrung in Vollzug, in Geltung halte, indes er doch noch mit da ist und vom aufmerkenden Blick mit erfasst ist. » Le rapprochement de ces textes fait signe vers l’apparentement, bien sûr toujours dénié par le projet même de Husserl, entre la « phénoménologie » et le scepticisme…
-
[11]
Aux deux premiers chapitres de son livre de 1985, Généalogie de la psychanalyse, 3e éd., Paris, 2011, particulièrement chap. i, dont le titre est d’ailleurs : « Videre videor ».
-
[12]
M. Henry, op. cit., p. 34.
-
[13]
Ibidem, p. 31.
-
[14]
Ibidem, p. 24.
-
[15]
J.-L. Marion, op. cit., p. 107.
-
[16]
Les principales thèses de Michel Henry se trouvent énoncées et résumées dans les phrases suivantes : « La phénoménalisation originelle de la phénoménalité s’accomplit comme ipséité pour autant que l’apparaître s’apparaît à lui-même dans une auto-affection immédiate et sans distance, indépendamment donc de l’ek-stasis et de la représentation – de telle sorte que ce qui l’affecte et se montre à lui, c’est lui-même et non quelque chose d’autre, c’est sa propre réalité et non quelque chose d’irréel, de telle sorte que, s’affectant lui-même et constituant lui-même le contenu de son auto-affection, il est comme tel un soi, le soi de l’ipséité et de la vie […]. Un tel être, Descartes l’appelle l’âme, nous l’appelons la vie » (M. Henry, op. cit., pp. 96-97).
-
[17]
Voir A. Ernout et F. Thomas, Syntaxe latine, 2e éd., Paris, 1964, § 330, p. 331, § 172, p. 147, § 223, p. 102.
-
[18]
Voir Aristote, De Anima, III, chap. 2, 425b 17-20. Même remarque chez Platon, Charmide, 168 d9-e1.
-
[19]
La difficulté de lire la première Méditation ne saurait être sous-estimée, et Descartes nous en avertit : « je voudrais que les lecteurs n’employassent pas seulement le peu de temps qu’il faut pour la lire (ad ipsam evolvendam), mais quelques mois, ou du moins quelques semaines, à considérer les choses dont elle traite, auparavant que de passer outre » (Secondes Réponses, AT IX-1, p. 103, AT VII, p. 130).
-
[20]
Ainsi, pour la notion d’existence, la conscience dont je m’avise, à l’épreuve du doute, de mon existence la plus propre en tant que je pense n’est pas un acte qui soit tributaire, pour sa possibilité – sinon pour son expression verbale –, de toute l’histoire de l’usage de cette notion (voir le livre si instructif de J.-C. Bardout, Penser l’existence, I. L’existence exposée : époque médiévale, Paris, 2013).
-
[21]
Voir le témoignage du Discours, première partie : « j’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple & par la coutume » (AT VI, p. 10).
-
[22]
Au terme des Méditations, la nécessité est maintenue d’un examen raisonné de la vérité des perceptions sensibles, dès lors qu’il est compris qu’elles ont rapport plutôt à notre usage de la vie qu’à notre connaissance. Tandis que Gassendi soutient, en disciple d’Épicure, qu’il nous suffit de voir de nos yeux un bâton hors de l’eau, ou de le toucher de nos mains pour corriger l’apparence qu’il soit brisé (Cinquièmes Objections, AT VII, p. 333, l. 19-26, éd. Alquié, t. II p.773), Descartes, au sujet de la même illusion, observe là contre que l’erreur des sens ne se corrige pas par eux : « outre cela, il est besoin que nous ayons quelque raison qui nous enseigne que nous devons en ce rencontre nous fier plutôt au jugement que nous faisons ensuite de l’attouchement qu’à celui où semble nous porter le sens de la vue » (AT VII, p. 439, l. 7-10, AT IX-1, p. 238).
-
[23]
La traduction contemporaine de Michelle Beyssade (Paris, 1990) est plus fidèle au latin en restituant sa valeur et sa force d’affirmation à ce qui est ainsi décrit : « Mais à présent en tout cas c’est avec des yeux éveillés que je regarde cette feuille, elle n’est pas endormie, cette tête que je remue et cette main-là, c’est en pleine connaissance de cause que je la tends et que je la sens. »
-
[24]
Voir Copernic, Des révolutions des orbes célestes, livre I chap. viii, éd. trad. A. Koyré, Paris, 1934, p. 92.
-
[25]
J.-L. Marion regrette que les commentateurs aient si peu remarqué ce « fere » (op. cit., p. 106) Mais il y a quand même la notable exception du regretté J.-M. Beyssade, La Philosophie première de Descartes, Paris, 1979, p. 160, réédition Paris, 2017.
-
[26]
Voir Cicéron, Académiques, livre II, xiii, 40.
-
[27]
Cela s’entend uniquement sous la supposition d’une croyance irréfléchie dans la réalité des choses sensibles, proche de l’opinion la plus naïve et commune, que c’est l’objectif même des Méditations de détruire pour la remplacer par sa compréhension selon les exigences de la science proprement dite.
-
[28]
Op. cit., p. 103.
-
[29]
Op. cit., pp. 103-104.
-
[30]
Supposé être un écrit de jeunesse antérieur au Discours (voir p. 96, note 1).
-
[31]
Voir op. cit., § 12, pp. 95-103.
-
[32]
PP. 96-97.
-
[33]
P. 105.
-
[34]
PP. 106-107.
-
[35]
PP. 109-111, et aussi J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, 1981, §§ 12-14.
-
[36]
P. 108.
-
[37]
P. 110.
-
[38]
P. 113.
-
[39]
Voir le titre du § 14, p. 111 : « Une mise en doute douteuse ».
-
[40]
Avant-propos, p. 11.
-
[41]
P. 106 (nous soulignons)
-
[42]
Voir Sextus Empiricus, Adversus Logicos I, 203-216, Diogène Laerce, X 31-32, et Lucrèce, IV, v. 469- 521.
-
[43]
Voir Gassendi, Cinquièmes Objections, AT IX-2, p. 332, l. 18-333, l. 6, éd Alquié, t. II, p. 772.
-
[44]
Malebranche admet la même interprétation de l’argument de la folie : « ceux mêmes qui croient être tels qu’ils sont effectivement, ne sont pas plus judicieux, dans les jugements qu’ils font d’eux-mêmes, que les fous, s’ils ne jugent précisément que selon les rapports de leurs sens. Ce n’est point par raison, mais par bonheur qu’ils ne se trompent pas ». Et à partir de là, il va jusqu’à rendre problématique la distinction même entre folie et sens commun : « ainsi pour être fou dans l’esprit des autres, il n’est pas nécessaire qu’on le soit effectivement ; il suffit de penser, ou de voir les choses autrement qu’eux ; car si tous les hommes croyaient être comme des coqs, celui qui se croirait tel qu’il est, passerait certainement pour un insensé » (Malebranche, La Recherche de la vérité, VIe Eclaircissement, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, pp. 834-835).
-
[45]
Voir P. Casadebaig : « La morale de la méthode », Cahiers philosophiques, mars 1998, pp. 7- 41, pp. 20-21.
-
[46]
Voir deux exposés équitables et différents de cette controverse : J.-M. Beyssade, « Mais quoi, ce sont des fous », Descartes au fil de l’ordre, Paris, 2001, pp. 13-48 ; et D. Kambouchner, Les Méditations metaphysiques de Descartes, I, Paris, 2005, § 32, pp. 381-394.
-
[47]
Le rêve, comme le sommeil, est une fonction commune du corps qu’on suppose « animé », tant que l’âme n’a pas encore été dégagée de son interprétation biologique (voir les Parva Naturalia d’Aristote). Quant aux états de folie, ils ne sont ici en aucun sens rapportés à une quelconque maladie « mentale », mais seulement à un dérèglement corporel, à savoir aux « noires vapeurs de la bile », suivant l’antique tradition de la mélancolie (voir à ce sujet la belle étude de J. Darriulat : « Descartes et la mélancolie », Revue philosophique, 1996, pp. 465-486). On peut suggérer que, pour la science cartésienne, le principe d’explication de toutes ces illusions est à rechercher dans ce « cours fortuit des esprits » qui engendre en nous, et même dans les rêveries mêlées à notre état de veille, toutes sortes de simulacres (Passions de l’âme, article 26, AT X, p. 348).
-
[48]
À Burman Descartes déclare que dans la première Méditation, « la question traite principalement de la chose existante, à savoir s’il en est, hic praecipue de re existente agitur, an ea sit » (AT V, p. 146).
-
[49]
La Recherche de la vérité, AT X, pp. 507-508. Voir les notes 105-111 de V. Carraud et G. Olivo (pp. 386-390) de leur édition : Descartes, Étude du bon sens. La recherche de la vérité et autres écrits de jeunesse, Paris, 2013.
-
[50]
Voir S. Kierkegaard, Johannes Climacus ou de omnibus dubitandum est, trad. fr. P. H. Tisseau, Œuvres complètes, t. 2, Paris, 1975, pp. 313-362.
-
[51]
« der ungereimte Satz […] dass Erscheinung ohne etwas wäre, was da erscheint » (Critique de la raison pure, deuxième préface, Bd. XXVII).
-
[52]
Voir Aristote, Premiers Analytiques I, 41a 23-30, et, pour l’explicitation de la preuve, J.-L. Gardies, Le Raisonnement par l’absurde, chap. 2, pp. 31-48, Paris, 1991.
-
[53]
C’est Guillaume d’Ockham qui a significativement conclu, de la toute-puissance absolue de Dieu, à la possibilité qu’il a de donner à l’homme la représentation ou le sentiment des choses du monde sans rien dont l’existence corresponde à son intuition. (Voir Hans Blumenberg, La Légitimité des temps modernes, partie II, chap. iv : « L’inéluctabilité d’un dieu trompeur », trad. fr., Paris, 1999, pp. 202-229.
-
[54]
Ce soupçon pourrait être compris comme une spécification du reproche, de son point de vue, fait par Husserl à Descartes d’être tombé dans l’illusion d’avoir cru sauver du doute « une parcelle du monde [ein kleines Endchen der Welt] », ce qui a fait de lui « le père du contresens qu’est le réalisme transcendantal [Vater des widersinnigen transzendentalen Realismus] » (Méditations cartésiennes, § 10).
-
[55]
L’union de l’âme et du corps n’est pas pour Descartes le thème primordial des Méditations. Comme il y insiste auprès d’Elisabeth, « mon principal dessein était de prouver la distinction qui est entre l’âme et le corps » (21 mai 1643, AT III p. 665). Et l’affirmation de leur union n’a toute sa portée qu’une fois leur distinction admise, tandis qu’inversement la croyance en cette union, admise par habitude préalablement au doute et à son effet cathartique, est à la source des croyances confuses dont le doute doit commencer à dissiper le préjugé.
-
[56]
Comparer sur ce point Aristote, De Anima, 425b 12-17, et Descartes, Septièmes Réponses, AT VII, p. 559, l. 3-22. Le rapprochement de ces textes pourrait incliner à faire conclure avec Thomas d’Aquin dans son commentaire du De Anima que chaque sens (sensus) est « index sui ipsius » (Sentencia libri de Anima, ad loc.).
-
[57]
Sans oublier pour autant la différence entre Descartes et Husserl, bien marquée par M. Gueroult, op. cit., t. II, pp. 304-305.
-
[58]
La phénoménologie comptant plus d’une école, on rappellera que Heidegger, quant à lui, a plutôt admis de Descartes l’interprétation « intellectualiste » que nous défendons. Ainsi lisons-nous sous sa plume : « le sentire lui-même est maintenant repris dans la détermination de la quiddité de l’ego parce que Descartes a obtenu une détermination plus précise du sentire le déterminant comme un animadvertere comme tel où la médiation sensible n’est plus de mise » (Introduction à la recherche phénoménologique, cours de l’hiver 1923-1924, GA 17, p. 241, trad. fr. A. Boutot, Paris, 2013, p. 260), et encore : « tout cogitare est en même temps un cogitare me cogitare. Ce qui montre qu’il y a là pour Descartes un moment constitutif, c’est que cette détermination fondamentale sera précisément un moment régulateur pour décider de l’appartenance ou de la non-appartenance de caractères tels que le sentire ou l’imaginari au domaine de la res cogitans » (ibidem, GA 17, p. 255, trad. fr. p. 277).
-
[59]
Voir le judicieux commentaire de P. Guenancia, L’Intelligence du sensible, essai sur le dualisme cartésien, Paris, 1998, pp. 70-115.
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[60]
On use ici de la distinction exposée par Descartes entre pensées « directes » et pensées « réfléchies » (à Arnauld, 29 juillet 1648, AT V, pp. 220, l. 29-221, l. 9).
-
[61]
Quant à la profonde interprétation du « videre videor » par Michel Henry, il faut convenir qu’elle nous instruit bien plus de sa propre doctrine phénoménologique que de la métaphysique de Descartes.
2 Au livre sur Descartes si personnel et original que Jean-Luc Marion a récemment donné au public [2], le cartésien Bossuet aurait pu fournir cette épigraphe : « Dieu qui a créé l’âme et le corps, et qui les a unis d’une façon si intime, se fait connaître lui-même dans ce bel ouvrage [3]. » À propos de l’Eucharistie, du sacrement le plus symbolique de la religion de l’Incarnation, Descartes faisait remarquer au P. Mesland que « [le] mot de corps est fort équivoque » puisqu’il sert à dire aussi bien l’ensemble des corps inertes et insensibles que le corps de l’homme, qui est pour chacun de nous son corps propre, et dont l’unité et l’identité, tout au long de la vie et de ses accidents, demeurent indépendantes de ses variations en figure et grandeur [4]. Pour Jean-Luc Marion, Descartes a toujours reconnu en sa vérité cette distinction entre le corps propre, auquel l’âme est unie, et les autres corps qu’on dit lui être « extérieurs » : « face à cette présence en personne de l’ego en tant que pensant corporellement, plus exactement pensant en chair et en os, rendant la pensée invisible pour ainsi dire visible dans une chair, corpus sentiens conjuguant le visible et l’invisible (quasi sacramentellement, tant l’allusion eucharistique s’impose ici), tous les autres corps n’en méritent le nom qu’avec la réserve d’une équivoque essentielle : ne lui font face que reliqua corpora – tous les autres corps restants. Ils n’ont le titre de corps que presque métaphoriquement, portant plutôt celui d’« autres corps qui environnent – circumjacentia corpora (IX-1, 65 = VII, 81, 26-27) le mien propre » (p. 61). Bien avant Husserl, le Descartes de la Méditation VI a montré l’originalité du corps propre, de ma « chair » constituant sa sphère d’appartenance pour notre Je humain par distinction d’avec ce qui lui est étranger (p. 76), et la thèse de Heidegger d’après laquelle Descartes aurait méconnu la Zuhandenheit, et pensé l’étant sous la seule modalité de la Vorhandenheit, doit être pour le moins nuancée, voire contestée, dès lors que le monde du sentiment, selon le vocabulaire de Descartes, est à comprendre avant tout dans l’horizon ou la finalité de notre « usage » des choses de la vie (pp. 82-83) [5]. Dans ses chapitres iv et v, l’auteur expose scrupuleusement les paradoxes de la troisième « notion primitive », celle de l’union de l’âme et du corps, en ce qui la rend irréductible à aucune des deux autres notions primitives, celles de l’âme et du corps [6], et il va jusqu’à déceler dans la pensée de cette union l’indice manifeste d’un « troisième commencement » de la philosophie de Descartes, de laquelle en effet « il faudrait donc admettre trois commencements, donc trois figures de l’ego, restant à chaque fois pourtant un principe : principe de la connaissance méthodique (pensant selon l’entendement et l’imagination), principe de la connaissance métaphysique de soi (pensant selon le doute, l’entendement et la volonté), principe enfin de la pensée passive jusqu’à la cogitatio comme passion (pensant selon la sensation, mais en réponse à la volonté) » (p. 265) [7].
3 Par notre sommaire présentation, on peut déjà deviner toute la richesse de ce livre, et les multiples implications du thème qu’il introduit de la « pensée passive » chez Descartes. Il ne manquera pas de susciter, on l’espère, de nombreuses répliques propres à raviver ou renouveler, après tant d’autres débats mémorables, notre compréhension du philosophe. Mais dans le présent article, on se propose de soumettre à discussion une seule des thèses de Jean-Luc Marion, son affirmation que ni en fait, ni en droit, Descartes n’a jamais pu mettre en doute l’existence du corps propre en sa chair. Telle est, en effet, l’hypothèse que l’interprétation de la « chair » doit confirmer et vérifier : « en fait Descartes aurait toujours reconnu l’équivocité du « mot de corps », il n’aurait jamais douté de l’irréductibilité de meum corpus aux alia corpora, et donc il aurait toujours maintenu l’existence de ma chair, même lorsqu’il doutait de celle des corps du monde » (p. 95). Et cette hypothèse s’impose d’autant plus à l’auteur qu’il a fait sienne l’assignation à la Méditation VI du « paradoxe cartésien » formulé autrefois par Étienne Gilson [8]. Selon ce paradoxe, alors que la preuve de l’union de l’âme et du corps doit suivre la preuve de l’existence des corps matériels, cette dernière s’appuierait en réalité, et inévitablement, quand elle invoque la « contrainte » par laquelle la sensation m’advient, pour permettre d’en conclure à l’extériorité d’autres corps susceptibles d’agir sur le mien, sur le fait éprouvé, et dont la vérité est donc présupposée par l’argument, de l’union de l’âme et du corps. Et c’est d’ailleurs aussi par là que Descartes peut être opposé à Kant : loin que l’expérience interne se fonde sur l’expérience externe, c’est à l’inverse uniquement l’expérience du corps propre qui fait signe vers les corps matériels (pp. 92-93). Mais comment s’accommoder alors des textes bien connus où le doute est expressément étendu jusqu’à mon corps [9], et qui étonnent toujours ceux qui les lisent pour la première fois ? À propos de sa mise en doute du corps propre, faudra-t‑il donc imputer au philosophe de la raison et des idées claires et distinctes de s’être laissé aller à des « excès rhétoriques » (p. 20) ou même à une « radicalisation infondée du doute » (p. 113) ?
4 Sa propre pensée, sa cogitatio, qui assure l’ego méditant de la vérité première de son existence au sein même de l’exercice du doute, se découvre connue de lui, dans la Méditation II, en lui faisant reconnaître ce que c’est pour lui-même que d’être pensant, dans une pluralité de modes qui se sont tous actualisés dans le cours de la méditation : être une chose pensante, res cogitans, c’est douter, concevoir, affirmer, nier, vouloir, refuser, tous actes de pensée que la méditation a par elle-même exemplifiés, mais aussi imaginer et sentir (AT VII, p. 23, l. 20-22).Imaginer, pourtant, revient à contempler la figure, ou image, d’une chose corporelle (l. 4- 5) et sentir ne peut m’échoir sans un corps. Mais l’existence de corps tels que je crois habituellement les percevoir par les sens a été résolument révoquée en doute, y compris celle de mon propre corps, et même les figures sous lesquelles je me les représente sont désormais réputées n’être que « chimères », chimaerae (p. 24, l. 14-17). Je ne puis pas nier, cependant, l’existence de la force même par laquelle ma pensée s’applique à imaginer, et qui constitue en son acte une partie de ma cogitation : « vis tamen ipsa imaginandi revera existit, et cogitationis meae partem facit (AT VII, p. 29, l. 9-11). Et l’exercice du doute, enfin, n’interrompt pas le cours accoutumé de mes perceptions sensibles [10]. Quand bien même il serait faux que quoi que ce soit de corporel existe en dehors de l’ego pensant, il demeure que je vois de la lumière, que j’entends du bruit, que j’éprouve de la chaleur, c’est- à-dire « qu’il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ois, et que je m’échauffe » (AT IX-1, p. 23) : « At certe videre videor, audire, calescere » (AT VII, p. 29, l. 14-15). Qu’il me semble voir, entendre, etc… « cela ne peut pas être faux », autrement dit ne peut pas être révoqué en doute. S’ensuivent deux identifications : premièrement, qu’il me semble sentir, cela est proprement ce qui en moi s’appelle « sentir » (« hoc est proprie quod in me sentire appellatur ») et, deuxièmement, cela même que l’on assume précisément être appelé « sentir » n’est rien d’autre que penser : « atque hoc praecise sic sumptum nihil aliud est quam cogitare. » (l. 15-18). Et c’est ainsi, en ce sens, que sentir, comme imaginer, doit être assurément compté au nombre des modes de ma pensée, dont je suis certain qu’ils ont leur être en moi, en tant seulement, ou pour autant qu’ils sont de certains modes de ma pensée, « illos tamen cogitandi modos, quos sensus et imaginationes appello, quatenus cogitandi quidam modi tantum sunt in me esse sum certus » (Méditation III, AT VII, p. 34, l. 22-35, l. 2).
5 De l’expression cartésienne : « videre videor », il me semble que je vois, Michel Henry a donné jadis un commentaire inspiré [11]. Cette expression dit ensemble ma vision présumée, par laquelle quelque chose apparaît devant mes yeux, et ma propre aperception de cette vision, par laquelle je m’apparais à moi-même comme voyant, ou par laquelle il me semble que je vois. Ainsi se découvrent « deux modes purs de l’apparaître » [12] selon qu’apparaître s’entend dans la dimension d’une « ek-stase », telle la distance à l’objet visé où se projette le regard, ou qu’apparaître s’entend dans l’interiorité sans distance d’une affection de soi pour soi, comme « le sentir du sentimus nos videre, à savoir le se sentir soi-même qui donne originellement la pensée à elle-même et fait d’elle ce qu’elle est, l’original apparaitre à soi de l’apparaître [13]. » À cette vivante interiorité affective il faudrait reconnaître priorité sur l’apparaître ek-statique qu’elle seule rend possible. Et c’est de là qu’une philosophie véritablement première, comme voulait l’être celle de Descartes, devrait ou aurait dû prendre son commencement. Ce commencement de droit n’a pourtant jamais été en fait qu’un « commencement perdu » – comme l’annonce le sous-titre du livre, ne serait-ce qu’à cause du privilège donné, par Descartes aussi, à la fonction cognitive de la pensée sur son affectivité première à l’origine de tout apparaître, et l’on a oublié ou négligé cette vérité, que « le cogito trouve sa formulation la plus ultime dans la proposition : videre videor, il me semble que je vois [14]. » La lecture de J.-L. Marion reste fidèle à cette interprétation de M. Henry, ainsi écrit-il dans le même esprit : « le sentir des choses rêvées ne se trouve pas disqualifié par l’inexistence des choses senties en rêve ; il se trouve au contraire confirmé dans sa certitude, pourvu qu’on la prenne comme telle, c’est‑à-dire réduite (hoc est quod proprie quod) à la phénoménalité des phénomènes effectivement perçus, même s’ils ne sont pas réellement des choses mondaines ; il m’apparaît indiscutablement que je vois (videre videor) ce que je vois, même et surtout si ce que je vois ne se voit pas hors de cet apparaître lui-même, qui se suffit à soi comme une première phénoménalité. Ainsi réduit à son sens propre, le sentir reste ainsi hors de doute, bel et bien hors de question [15]. » Mais tandis que M. Henry pense que Descartes a déjà « perdu » ce « commencement » qu’il a pourtant découvert, J.-L. Marion veut croire qu’il l’a au contraire finalement retrouvé par sa considération ultime de la « pensée passive » [16].
6 De l’usage classique en latin de la forme passive videri dans le sens de sembler, paraître [17], se rencontrent une bonne quarantaine d’occurrences dans le texte des Meditationes. Le verbe attribue à son sujet une vue qu’on a de lui, ou autrement dit ce qu’il paraît être à qui a cette vue de lui, et donc l’expression appelle normalement, pour être complètement explicite, la mention, au datif, du destinataire de ce qui est dit paraître ou sembler ainsi, puisque c’est d’abord aux yeux de quelqu’un d’autre que l’on peut paraître ou sembler tel ou tel. Dans le cas où il s’agit de ce qu’il m’en semble à moi de moi-même, ce complément peut aussi bien être exprimé : « ad certam et evidentem cognitionem veritatis mihi videor pervenisse » (AT VII, p. 10, l. 11-12) : « il me semble être parvenu à une connaissance certaine et évidente de la vérité », que sous-entendu : « jamque videre videor aliquam viam » (AT VII, p. 53, l. 18) : « et déjà il me semble voir un certain chemin ». Ainsi, l’expression : « videre videor » revient à dire, si on l’entend sans ellipse : « videre mihi videor », et la figure caractéristique de l’expression suggère alors plutôt une énigmatique mise à distance de moi vis‑à-vis de moi-même. Mais dans l’expression « videre videor », toujours considérée sous le seul aspect de la figure qu’elle manifeste, il n’y a pas seulement un dédoublement du sujet, métaphoriquement comparé à la fois à celui qui est vu et à celui qui le regarde, mais aussi un dédoublement de l’acte du sujet regardé et de l’acte par lequel il est lui-même regardé : je suis « vu » de moi-même comme « voyant ». Et ici se décèle enfin l’impropriété profonde de l’expression figurée : ce ne peut évidemment pas être dans la même acception du verbe « voir » que je suis dit voir et avoir de moi-même une vue comme voyant. Il s’ensuivrait sinon, d’après une remarque d’Aristote [18], que puisqu’il n’y a proprement vision que d’une couleur, ou d’un quelque chose de coloré, il faudrait que mon acte de vision fût à son tour vu de moi comme coloré, et fussent également visibles comme colorés mon audition ou mon échauffement… Il se justifie ainsi qu’une traduction littérale de la locution mihi videre videor ne soit guère recevable en français, et qu’on préfère normalement la rendre par il me semble que je vois.
7 Revenant, à l’époque des Principes, sur l’exercice même de la méditation qu’il a exposé et proposé comme fondamental, Descartes fait observer qu’il suppose des notions dont l’intelligence première échappe au doute, et dont la simplicité ne pourrait qu’être obscurcie par de vaines tentatives pour les définir (Principes I, x, AT VIII-1, p. 8), ainsi l’existence ou la pensée (cogitatio). Une telle notion (et le philosophe ne se soucie pas de les énumérer toutes) est encore celle de la certitude, et donc aussi celle du doute, qui lui est associée, tout comme l’évidence est corrélative du doute à tous les assauts duquel elle résiste invinciblement. Et de fait, lorsque dans la Méditation II le sujet méditant s’interroge sur ce qu’est cette « chose » qui pense, res cogitans, dont l’existence, qui n’est autre que la sienne, lui est apparue absolument certaine, et qu’il s’efforce de ressaisir quel il est proprement, c’est‑à-dire comme fondé à se savoir lui-même exister en tant que pensant, il se comprend seulement, et « précisément parlant » comme cette « chose qui doute, qui conçoit (dubitans, intelligens), qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi & qui sent » (AT IX-1, p. 22 ; AT VII, p. 28, l. 20-22). Il y a donc bien une « notion » du doute que la cogitatio découvre tout d’abord entre ses premiers modes, et en contraste avec l’intellection, puisque aussi bien le cours effectif de la méditation jusqu’alors a fait passer le sujet du doute le plus extrême à l’intelligence de la première vérité de sa science. Si je me donne à tâche de suivre à mon tour la méditation de Descartes, et, autant que je le puis [19], de répéter l’exercice intellectuel qu’il propose à son lecteur, je contreviendrais à son avertissement dès lors que je prétendrais à chercher par quelles définitions « expliquer » logiquement (logicis definitionibus explicare, AT VIII-1, p. 8, l. 5-7) la notion du doute comme si elle s’en déduisait. Mais c’est tout autre chose d’essayer d’expliciter en les décrivant ou les évoquant les actes de pensée en lesquels s’affirme la conscience de douter, et qui montrent, à même le cours de l’exercice de méditation, comment s’applique la notion du doute. L’appartenance d’une « notion » à la pensée, et surtout si cette notion est celle d’un de ses propres modes, n’existe qu’en son application dans les actes propres et présents de cette pensée, y compris celui par lequel elle s’en avise, et cela ne saurait être contredit par la succession ou la tradition historiques des diverses formulations ou figurations de cette notion [20], pas plus que l’innéité de l’idée de Dieu ne saurait être contestée au prétexte qu’on en a tout d’abord entendu parler au catéchisme (Méditation I, AT VII, p. 28, l. 1-3, IX-1, p. 16) ou l’innéité de l’idée de triangle au prétexte qu’un maître d’école nous en a d’abord montré la figure ou l’image (Cinquièmes Réponses, AT VII, p. 382, et éd. Alquié, t. II, pp. 829-830). Et néanmoins, une comparaison historique peut nous instruire plus nettement, ne fût-ce que par contraste, de l’originalité chez Descartes de sa pensée et de son usage d’une notion.
8 Les anciens sceptiques avaient énuméré divers tropes ou figures du doute, dont ils avaient arrêté des listes, tels Aenésidème ou Agrippa, et ces lieux communs d’argumentation servaient à conclure à une opposition irréductible entre deux discours dont l’affrontement à forces égales dût obliger à une suspension du jugement sur leur vérité où pût enfin s’apaiser, dans une indifférence assumée, le questionnement inquiet de l’esprit. Le doute alors est un état de l’âme qui s’avise de son incapacité à admettre l’une plutôt que l’autre de deux opinions opposées, et qui s’arrête à cette indécision ou même qui s’en contente. Mais l’attention du sujet de la Méditation I (animadverti, AT VII, p. 17, l. 6, AT IX-1, p. 13) prend tout d’abord en considération l’expérience décevante d’un doute dont la figure est bien différente : il y a de nombreuses propositions qu’il se ressouvient d’avoir crues successivement vraies puis fausses, ou inversement, alors même que cette instabilité de leur valeur de vérité ne l’a pas empêché de bâtir sur elles tout l’édifice de ses convictions présentes, qu’il est donc fondé à mettre en doute, et d’autant plus qu’il a le désir d’établir quelque chose de ferme et de durable dans les sciences. Cette prise de conscience qu’il me faut douter de mes propres croyances acquises est donc aussi le symptôme d’un type général de raison de douter, et, à tout le moins, du besoin général d’avoir une certaine raison de douter. Dans le présent où ma croyance s’affirme, c’est la vérité que je crois qui est par là affirmée, sans que cette affirmation implique aussi de la reconnaître précisément comme une croyance, « car l’action de la pensée par laquelle on croit une chose, étant différente de celle par laquelle on connaît qu’on la croit, elles sont souvent l’une sans l’autre » (Discours, AT VI p. 23 l. 21-24). Et je n’ai lieu de qualifier mon affirmation comme croyance qu’à la réflexion, après avoir découvert que d’autres affirmations sont également possibles. Mais découvrir ainsi, en observant aussi bien les controverses interminables des « doctes » que la diversité des opinions des hommes ordinaires dans « le grand livre du monde » que mes affirmations ne sont que croyances, auxquelles la force de mon adhésion doit donc diminuer [21], est-ce autre chose que d’admettre quelque raison de douter ? Il nous semble ici rencontrer un paradoxe : d’une part, dans le projet d’accomplir ma volonté de vérité, je ne puis mettre en doute que mes propres croyances, mais d’autre part ce n’est que par leur mise en doute que je reconnais mes croyances comme telles. La forme originale des « raisons de douter », dans l’exercice de la méditation, doit déjouer ce paradoxe.
9 En un sens, le doute n’exclut pas la croyance, puisque je ne peux douter pour moi-même que d’une proposition à la vérité de laquelle j’ai cru ou je suis encore enclin à croire, et puisque la croyance est dénoncée comme telle précisément par le doute qui la conteste. Encore ne s’agit-il alors que d’un concept critique de la croyance, qui la détermine, à la réflexion, comme une opinion incertaine. Mais il y a aussi une force affirmative et dogmatique de la croyance, d’autant plus grande qu’elle est plus anciennement habituelle, qui lui donne comme un droit acquis à s’assujettir mon assentiment (AT VII, p. 22, l. 4-7) dans une espèce d’usurpation par où elle persiste à faire valoir sa probabilité à l’encontre du doute, en quoi la croyance s’avère être un préjugé (AT VII, p. 22, l. 8-12). Et concernant une même proposition, le doute et la croyance ne peuvent pas être contemporains. Toute valeur de vérité qu’on attache à une proposition, qu’on la tienne pour vraie ou pour fausse, exclut qu’en même temps on en doute, et, inversement, tout le temps qu’on en doute cette valeur de vérité est suspendue dans l’indécision. Puisque le doute s’applique proprement à ma croyance, mais ne peut pas lui être exactement contemporain, il lui faut une « raison », et il doit être indirect, s’il apparaît à la réflexion que cette raison de douter rend incertaine aussi ma croyance présente. C’est pourquoi Descartes évoque les erreurs ou illusions des sens dont il se ressouvient qu’elles l’ont abusé autrefois, ou encore l’exemple des fous, sans envisager qu’il puisse alors l’être lui-même, et enfin l’exemple d’autres hommes qui se méprennent dans les plus faciles questions d’arithmétique ou de géométrie, sans en rabattre par fausse modestie de son légitime orgueil de mathématicien (« moi qui suis un peu versé dans la géométrie », AT IX-1, p. 55).
10 Dans la vie courante, les doutes qui nous arrêtent concernent à chaque fois un sujet particulier : est-ce bien Théétète, ou quelqu’un d’autre, que j’aperçois au loin ? Ai-je bien fermé la porte de la maison, ou ai-je négligé de le faire ? Et d’autre part, l’expérience involontaire que Descartes a faite du doute en ses années d’apprentissage a été pour lui une épreuve, et ne pouvait que décevoir et ensemble stimuler son « extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux » (Discours, AT VI, p. 10). Mais il est clair enfin que l’exercice cartésien du doute volontaire, afin de libérer la voie pour la certitude, ne vise qu’à délimiter tout le domaine des croyances préjugées qui sont sujettes à doute, de sorte que la révocation à laquelle il aboutit de toutes les opinions douteuses comme si elles étaient fausses confirme et accomplit son projet. La première raison de douter invalide entièrement la croyance que les choses sensibles soient telles qu’on a conscience de les percevoir, par l’unique motif que je me ressouviens de m’y être quelquefois trompé, sans entrer dans le détail des exemples. Est ici présupposée la distinction rétrospectivement opérée entre le vrai et le faux, comme entre l’apparition réelle et l’illusion ou semblant, mais l’argument qui conclut que je ne saurais justifier l’application que je fais d’ordinaire de ces distinctions pourrait passer pour une généralisation hasardeuse, si l’on ne prenait garde que les perceptions sensibles ont été ici supposées fournir de vraies connaissances des choses existantes parce qu’elles ont d’abord été présumées constituer par principe le critère même d’une telle vérité ou réalité (Nempe quicquid hactenus ut maxime verum admisi vel a sensibus vel per sensus accepi, AT VII, p. 18, l. 15-16, « tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai & assuré, je l’ai appris des sens ou par les sens », AT IX-1, p. 14). C’est pourquoi, aussi bien, le sujet méditant ne s’en prend pas en la matière à la faillibilité de ses propres jugements, mais nommément aux « sens », qu’il accuse d’être « trompeurs », précisément parce qu’il s’était fié à eux. Et c’est pourquoi encore la comparaison est faite de cette mise en doute des sens avec la raison que nous avons de douter désormais des paroles de qui nous a menti, alors que nous lui donnions notre confiance. La vérité de la parole d’autrui ne peut être l’objet que d’une croyance puisque les choses qu’elle a à dire ne me sont pas présentes, et parler n’aurait pas de sens si l’on devait toujours redouter que les autres ne nous mentent. Mais il faut donc aussi qu’à cette parole nous ajoutions foi, c’est‑à-dire que nous ayons confiance dans la véracité de notre interlocuteur. Lorsque nous découvrons après coup que nous avons été trompés par sa parole, nous perdons toute confiance en lui, puisqu’il est désormais avéré qu’il se peut qu’il nous mente encore une autre fois. Par elle-même, sa seule parole ne vaut plus pour nous comme une claire et suffisante expression de la vérité crédible de ce qu’il dit. De toute proposition qu’il énonce après avoir perdu notre confiance, nous sommes fondés à devoir chercher si elle est vraie ou fausse par d’autres critères, il ne nous suffit plus comme avant qu’il l’ait dite pour la croire et, en attendant, nous sommes fondés aussi à la considérer comme si elle était fausse. « Et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois [vel semel] trompés » (AT IX-1, p. 14, AT VII, p. 18, l. 17-18). Tout à fait semblablement, qu’il y ait des choses telles que nos perceptions sensibles nous les représentent ne peut être qu’une croyance, puisque la conformité ainsi présumée ne saurait être elle-même l’objet d’une perception sensible. La généralité de cette croyance impliquait notre confiance dans la perception sensible comme en un critère de vérité et réalité, mais cette confiance se perd dans l’expérience des illusions, qui nous convainc dès lors de la possibilité que nous ne soyons trompés d’autres fois encore, et même à présent, quand nous croyons à des choses telles que nous les percevons du seul fait que nous les percevons sensiblement. De toute représentation des choses que nous suggèrent nos sens, nous sommes donc fondés désormais à devoir chercher si elle est vraie ou fausse par d’autres critères [22], et fondés encore, en attendant, à la considérer comme si elle était fausse.
11 Dans la mesure où je crois connaître réellement mon corps, avec ses membres et ses organes, par les perceptions que j’en ai, la raison générale de révoquer en doute toute chose que je crois connaître au moyen des sens doit valoir aussi, sans aucun privilège d’exemption, pour mon propre corps. Comme le dit le Discours, en la décision de son style tout d’ellipse et d’énergie : « à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer » et ainsi « je pouvais feindre que je n’avais aucun corps, et qu’il n’y avait aucun monde, ni aucun lieu où je fusse (AT VI, p. 32). Mais l’argument du rêve, dans la Méditation I, ne se borne pas ensuite, quant à lui, à confirmer ce doute général, où mon corps est compris avec tous les autres ; il en justifie précisément la généralité en ce qu’il ne peut invalider l’assurance de connaître mon corps par la perception que j’en ai sans invalider aussi la dignité principielle de critère du vrai que j’attachais à ma perception sensible. Mon corps, en effet, n’est pas seulement un objet, voire le premier et plus proche objet de mes perceptions sensibles, il est aussi, par les organes de mes sens qui lui appartiennent, à la source même du sentir, et, par suite, l’argument du rêve ne rend pas douteuse, en chaque présent, la perception de mon corps sans abolir aussi la présomption que le sentir soit par lui seul critère d’une quelconque vérité ou réalité. En première apparence, l’évocation du rêve ne donne qu’un exemple de plus de ces illusions des sens dont le ressouvenir fonde la raison générale de douter des sens, supposé qu’ils dussent valoir comme critère du vrai. Or l’énonciation même d’une telle raison de douter implique du moins que je me sois autrefois aperçu de ces illusions qui lui donnent son motif, c’est‑à-dire que, désillusionné, je me sois alors avisé de ce qu’il en était réellement, et que j’aie pu ainsi comprendre que j’avais pris pour vraies des choses fausses, falsa pro veris admiserim (AT VII, p. 17, l. 7). L’argument en faveur du doute qui s’appuie sur les illusions des sens jusqu’à les accuser d’être trompeurs, de telle sorte que ce soupçon doive s’étendre, à la réflexion, à ma perception présente aussi, ne saurait donc exclure, si à présent je suis trompé ou dans l’illusion, comme la prudence me conseille d’admettre que c’est possible, qu’il ne soit possible également, comme dans d’autres cas par le passé, que je me libère de l’illusion et ne reconnaisse enfin par après ce qui est vrai. Autrement dit, la supposition que la perception sensible soit critère du vrai et du faux, du réel et de l’illusoire, sur laquelle la raison de douter doit être appuyée, n’est elle-même que rendue douteuse par l’argument, donc sans pouvoir exclure tout à fait la validité à l’occasion du critère, quelque malaisé qu’il soit pour nous de l’appliquer bien. Mais l’argument du rêve va plus loin, et jusqu’à conclure à l’impossibilité que le critère présumé puisse jamais s’appliquer en rigueur. Puisque le rêve a le pouvoir d’imiter en un faux semblant n’importe quelle perception sensible, et même jusqu’au sentiment de m’être réveillé d’un rêve, je ne puis concevoir aucune perception qui atteste certainement que je ne rêve pas. Si par exemple j’approche ma main du feu dans la pensée que sa brûlure me confirmera que je suis bien éveillé, je dois me dire que ce mouvement, ce feu, et même ma douleur peuvent n’être encore qu’illusions d’un rêve. Et enfin le sentiment vivace d’être éveillé, loin qu’on puisse l’objecter à l’argument, peut servir au contraire à le confirmer. Descartes décrit expressément un tel sentiment : « atqui nunc certe vigilantibus oculis intueor hanc chartam, non sopitum est hoc caput quod commoveo, manum istam prudens & sciens extendo & sentio » (AT VII, p. 19, l. 13-16), comme s’il approuvait un instant la confiance d’un Gassendi dans l’éveil de ses propres sens (Cinquièmes Objections, AT VII, p. 333, l. 16-18, éd Alquié, t. II, p. 773). La traduction du duc de Luynes paraît faire de cette évocation une simple apparence que le sujet méditant examinerait : « il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main & que je la sens » (AT IX-1, p. 14) [23]. L’affirmation insistante qu’à présent je suis éveillé précède en fait la réflexion par laquelle je n’y verrai peut-être ensuite qu’une apparence, et l’anticipation de cette réflexion par un choix du traducteur nous dissimule la pointe extrême de l’argument : je voudrais persister à croire que je suis bel et bien éveillé, comme si je ne me rappelais plus m’être laissé prendre tant d’autres fois jadis au jeu illusoire de semblables pensées (AT VII, p. 19, l. 17-19, AT IX-1, p. 15). Autrement dit, supposé qu’actuellement je dorme, le rêve pourrait m’affecter précisément par la même croyance que j’ai maintenant d’être éveillé, avec les mêmes détails de ma situation habituelle, de sorte que cette croyance, loin d’avoir la force de supprimer la raison de douter, la confirme au contraire, à peu près, pourrait-on dire, comme l’apparence du mouvement du ciel dans la révolution diurne confirme pour Copernic la supposition du véritable mouvement de la terre, dont cette apparence est justement la suite [24]. De même qu’il nous semble que le ciel tourne autour de nous précisément parce que notre terre tourne sur elle-même, de même il nous semblerait être éveillés précisément parce que nous serions en train de rêver. Jusqu’ici, le doute mettait en question qu’il y eût des choses, y compris mon corps pris comme objet de perception, telles que je me les représente au moyen de mes sens, mais désormais l’argument du rêve met aussi en question la réalité du sentir lui-même. Dans la Méditation VI, quand Descartes rappelle une dernière fois les raisons les plus générales de son doute (« maxime generales dubitandi causas » (AT VII, p. 77, l. 7-8), à commencer par l’argument du rêve, il caractérise le rêve comme cet état où il nous semble sentir des choses (« quae sentire mihi videor », AT VII, p. 77, l. 7-14, AT IX-1, p. 61) à la réelle existence desquelles nous ne saurions donner notre assentiment. Mon sentir le plus intime et familier étant ainsi mis en cause, c’est‑à-dire ce que je tiens constamment pour l’acte même de ma présence quotidienne aux choses du monde, l’argument du rêve n’est plus seulement compris comme un raisonnement pour fonder la légitimité d’un doute, mais en vient à me toucher et m’affecter comme un violent soupçon de l’incertitude de mon être propre, et c’est pourquoi, dans cet étonnement presque paralysant (voir Passions de l’âme, article 73), l’argument est « presque capable de me persuader que je dors, fere hic ipse stupor mihi opinionem somni confirmet » (AT IX-1, p. 15, AT VII, p. 19, l. 21-22) [25]. Cet étonnement arrête ainsi un instant le mouvement de la pensée qui cherchait de quoi et jusqu’où elle pouvait douter, avant que cette pensée ne reprenne sur elle la résolution de révoquer désormais comme faux tout ce qui a été trouvé douteux : « supposons donc maintenant que nous sommes endormis et que toutes ces particularités-ci, à savoir, que nous ouvrons les yeux, que nous remuons la tête, que nous étendons les mains, et choses semblables, ne sont que de fausses illusions (nec particularia ista vera sunt) ; et pensons que peut-être (nec forte etiam) nos mains, ni tout notre corps ne sont pas tels que nous les voyons » (AT IX-1, p. 15, AT VII, p. 19, l. 23-26). Avant même l’évocation d’un Dieu trompeur et la fiction du malin génie, le sujet méditant, se ressaisissant de la stupeur du premier étonnement que lui cause la découverte de l’argument du rêve, et continuant d’accomplir son projet, comprend donc cet argument comme une raison suffisante pour révoquer en doute le faux immédiat auquel nous fait croire la présomption d’une quelconque certitude sensible. Pour le dire encore une fois, la force entière de la croyance habituelle et quasiment native où je suis de sentir mon corps et par mon corps, foyer de toute présence pour moi, n’est pas seulement impuissante, en ce moment de la méditation, à me faire rejeter la supposition que je rêve, mais se révèle cohérente avec cette supposition, qui peut même l’expliquer en retour. Ma croyance d’être éveillé n’est pas pour autant changée par le doute en sa contraire, mais le doute a fait reconnaître qu’elle n’est précisément qu’une croyance. La simulation se dissimule elle-même, et ainsi le rêve, quelle qu’en puisse être l’origine ignorée de moi, puisqu’il rend en effet en son temps la réalité et son semblant indiscernables l’une de l’autre, constitue donc un excellent paradigme de cette extrémité du doute, selon les Sceptiques de la Nouvelle Académie, qu’est l’impossibilité de discerner une représentation vraie d’une représentation fausse qui lui soit toute semblable [26].
12 Selon notre lecture de la Méditation I, l’expérience supposée des illusions des sens donne une raison suffisante de révoquer en doute en général toutes les choses sensibles, c’est‑à-dire corporelles, qu’admettait jusqu’alors le sujet méditant en sa croyance [27], et l’indiscernabilité du rêve et de la veille, du moins aussi longtemps qu’on s’en tient à cette croyance naïve, non seulement confirme toute la généralité de ce doute, mais le rend désormais indécidable, dans les limites de cette même croyance, par l’impossibilité de discerner une quelconque apparition réelle de son semblant illusoire. Ainsi se trouvent de droit révoqués en doute non seulement mon corps, en tant qu’il est objet de mes perceptions au même titre que les autres, mais même la réalité de mon sentir, supposé assigné à mes organes corporels, pour autant que ce sentir serait uniquement l’œuvre propre de mon corps. Mais ces conclusions, pour banales qu’elles soient, sont inacceptables dans la lecture de Jean-Luc Marion, laquelle, certes, veut être d’abord une interprétation critique envers « le commentarisme dominant [28] », mais, de notre point de vue, pourrait être aussi bien appréciée comme constituant un ensemble d’objections contre la vérité de Descartes. L’équivoque du mot de « corps », désignant tout à la fois aussi bien mon corps sensible que les corps matériels extérieurs au mien, devrait appeler un argument distinct pour mettre en doute, s’il est possible, la réalité du corps propre et du sentir [29]. Mais tant dans le dialogue de la Recherche de la vérité [30] que dans le Discours de 1637, la mise en doute de tous les corps indistinctement s’est trouvée prononcée à la faveur ou sous couvert de cette « confuse équivoque [31] ». Tout au plus les arguments de la Méditation I peuvent-ils justifier la révocation en doute des corps matériels et extérieurs, mais non pas du mien. Aussi bien, « comment douter de corpus meum, s’il est moi ? ». Le doute en effet suppose une différence ou distance entre ma représentation et son objet, alors que mon corps n’est pas l’objet à distance et différent de moi d’une telle représentation, « parce qu’il ne diffère pas de moi-même [32] ». Douter de la réalité de mon corps reviendrait à m’assimiler aux fous, « mais Descartes refuse cette voie », qui « accomplirait une contradiction performative » en excluant le philosophe lui-même de cette « rationalité commune » dont l’assomption est exigée par « les conditions de la discussion [33] ». L’argument du rêve échappe à cette contradiction, mais, par un retournement de l’indiscernabilité affirmée des états de veille et de rêve, on peut maintenir que cet argument ne saurait mettre en doute le sentir, puisque si je décris l’état même dont j’ai conscience, quoique j’ignore peut-être si je ne songe pas, il m’apparaît bien que « je sens [sentio] en toute connaissance de cause [prudens et sciens] mon vêtement, la chaleur du feu et la feuille de papier en main », en un sentir qui « demeure immédiat et évident [34] ». Enfin, le rêve ne saurait exclure la référence à ces « choses générales », des mains, des yeux, une tête, etc., qu’il est dit me représenter. Tout se passe donc comme si le philosophe, dans son effort pour révoquer en doute le corps et les choses sensibles, rencontrait de leur part une résistance si forte qu’il ne puisse parvenir à accomplir son dessein de doute général qu’à la faveur et par l’office d’une sorte de passage à la limite, à savoir par le recours à la raison de douter toute hyperbolique et métaphysique qui se tire de l’opinion d’un Dieu tout-puissant, inexactement nommée « argument du Dieu trompeur ». Dès lors, en effet, peuvent être mises en doute les évidences mathématiques, c’est‑à-dire mon intelligence des « natures simples matérielles », selon la douzième des Règles pour la direction de l’esprit, et ainsi toute la science qu’elles permettent, la seule possible pour Descartes, de la réalité des corps sensibles [35]. La révocation en doute de tous les corps indistinctement ne peut finalement inclure aussi mon corps que « par un coup de force » tellement flagrant que, sous l’autorité invoquée de Kierkegaard, on n’hésitera pas à suspecter « l’honnêteté du doute » exposé par Descartes [36], et du reste, même restreint à ne concerner que la réalité des corps extérieurs au mien, ce doute, dont on voit bien le cheminement tellement indirect, n’atteint guère qu’« un sensible au deuxième degré, puisqu’en fait intellectualisé par concepts [37] », ce qui rend encore plus contestable l’assimilation de mon corps, de ma « chair », à cette matérialité abstraite. Et malgré tout, la fiction du Malin Génie doit exhorter le sujet méditant, et le lecteur qui veut l’imiter, à persévérer dans ce doute confus où mon corps serait perdu avec les autres, alors que cette fiction, simple accessoire d’un « exercice psychologique sans valeur théorique », et qui n’est aucunement un argument rationnel, « m’impose de douter comme si j’avais des raisons contraignantes pour le faire », et ne sert qu’à promouvoir cette « radicalisation infondée du doute [38] » consistant à considérer comme s’il était faux tout ce que j’ai trouvé être douteux, par une mise en doute qu’il faut décidément qualifier elle-même de douteuse [39]… Cependant, malgré l’apparente sévérité des termes employés, on ne laissera pas croire que toute cette mise en question du doute cartésien relèverait seulement d’une sorte de réquisitoire concluant à dénoncer le propos de la Méditation I comme une pure et simple imposture rhétorique, puisque, bien au contraire, Jean-Luc Marion ouvre son livre par ce bel éloge : « il se trouve dans le rythme de pensée que met en œuvre Descartes une netteté et une rigueur, une franchise et une probité qui, sans jamais aucun mensonge ni la moindre affèterie, lui font affronter les questions, et, quand il n’y trouve pas de réponses, les constituer en apories parfois plus éclairantes que toutes les subtilités égarantes qu’on lui a proposées, par la suite, en guise de réfutations ou de solutions [40] ». On ne saurait mieux dire. Il appartient à la grandeur d’un philosophe de nous apprendre de bonne foi des limites ou des difficultés, voire des impasses de sa recherche que nous n’aurions pas su reconnaître s’il ne nous en avait lui-même avertis. La difficulté aiguë qu’il y a à révoquer en doute mon corps et avec lui mon sentir ne tient pas seulement à ce que ce doute a de paradoxal au regard de nos croyances les plus communes, elle est aussi l’indice d’une vraie difficulté philosophique, et il y a des signes pour suggérer que Descartes était le premier à le savoir.
13 Nous l’avons déjà noté, l’étonnement qui affecte le sujet méditant en découvrant l’argument du rêve est presque de force à le persuader qu’il est, à son insu, en train de dormir : « mon étonnement est tel qu’il est presque capable de me persuader que je dors, fere hic ipse stupor mihi opinionem somni confirmet » (AT IX-1, p. 15, VII p. 19, l. 22). Faut-il ici comprendre avec J.-L. Marion que « l’argument confirme presque qu’il faut douter des us et coutumes du corpus meum, de ma chair, mais pas plus [41] » ? Que l’argument du rêve, cause de cet étonnement, suffise pleinement comme raison de douter est attesté pourtant par la révocation en doute, aboutissement efficace de l’admission d’une telle raison, qui est aussitôt après prononcée : « supposons donc maintenant que nous sommes endormis, age ergo somniemus ». Le droit à faire cette supposition est dans la logique du doute, où la recherche d’une raison de douter vise à trouver sujet d’appliquer la maxime de résolution de considérer comme s’il était faux tout ce qui a été reconnu douteux (et s’il est faux que je sois éveillé, il est donc vrai que je dors) : « d’autant que la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m’empêcher de donner créance, assensionem esse cohibendam, aux choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables, qu’à celles qui nous paraissent manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j’y trouverai, si aliquam rationem dubitandi in unaquaque reperero, suffira pour me les faire toutes rejeter » (AT VII p. 14, AT IX-1, p. 18, voir AT VII, p. 24, l. 3-7). Si le sujet méditant était tout à fait, et non pas seulement « presque » persuadé qu’il dort, quelque problématique et paradoxal qu’il soit d’énoncer l’assertion « je dors », elle exprimerait sa croyance qu’il tiendrait donc pour vraie, et dès lors il n’y aurait en son esprit aucun doute. Le doute au contraire vient ici de ce que le même état de choses, cette même situation de présence qu’on vient tout juste d’affirmer comme véritable, que je sois près du feu, un papier à la main, etc., s’est soudain découvert aussi indiscernable d’une représentation fausse que la veille peut l’être du rêve, ou le rêve de la veille. Le doute réside dans la conception que puisse être fausse la proposition même que l’on croyait ou que l’on est encore enclin à croire vraie, et il trouble l’esprit d’autant plus fort que l’on avait plus d’assurance de la vérité de cette proposition. Jusques et y compris ce trouble, l’art d’écrire de Descartes restitue en ce texte tous les divers actes de pensée qui constituent le moment du doute, et apparemment sans la moindre réserve.
14 L’assurance coutumière de ma présence sensible à ce feu qui me réchauffe, à ce papier où j’écris et que je manie, etc., a été évoquée dans sa particularité comme s’opposant à la généralité de la mise en doute proposée de toutes les choses sensibles, et comme protestant contre ce qu’elle aurait d’excessif. On suppose ainsi à l’encontre du doute que le degré de certitude de ma perception sensible est en raison inverse de l’éloignement des choses visées, et qu’elle est donc d’autant mieux fondée que ces choses sont au contraire plus proches de mon corps, qui est l’organe de leur perception. Je vois mieux ce qui m’est proche que ce qui est au loin, je suis plus assuré de ce que je touche que de ce que je vois, et enfin, mon propre corps étant le plus proche de tous, ou plutôt sans nulle distance à moi, sa perception sensible est la plus indubitablement assurée qu’il se puisse. Cette interprétation de la connaissance sensible, pour laquelle l’assurance de notre perception est à la mesure de la délimitation précise des situations de présence et des rapports variables entre notre corps et les autres, oppose aussi le domaine des choses les plus particulières (particularia ista, AT IX-2, p. 19, l. 23) qui sont le plus propre et plus proche objet de nos sens à la généralité logique de la raison de douter qu’on infère de quelques cas d’illusion, lesquels témoigneraient plutôt de la méconnaissance des conditions naturelles d’exercice de notre sensibilité. De la sorte, sans doute est-ce l’opinion la plus commune sur la perception sensible qui se trouve ainsi illustrée, mais en même temps en concordance avec la Canonique d’Épicure [42], comme le confirme le discours obvie de Gassendi [43].
15 Cependant, il est des hommes, ceux que l’on dit fous et avoir perdu l’esprit, qui sont réputés captifs des plus grandes illusions concernant leur propre corps ou ce qui le touche immédiatement : ils assurent être vêtus de pourpre alors qu’ils sont nus, ou avoir un corps de verre ou qui n’est qu’un légume. Cet ancien lieu commun de l’argumentation des sceptiques suggère donc de ne pas exclure les perceptions les plus proches, et même celle du corps propre, de la mise en doute générale de toutes les choses dont on croit connaître la réalité par les sens, et Descartes, en écrivain ménageant son lecteur, concède qu’il paraîtrait ou pourrait paraître lui-même dément (ipse demens viderer, AT IX-1 p. 19, l. 11) s’il réglait son doute sur de tels exemples. Mais il ne s’ensuit pas de cette concession à la décence que l’« argument de la folie » serait donc, de tout l’arsenal sceptique, la seule pièce que le philosophe eût choisi de ne pas reprendre. On l’admettra d’ailleurs d’autant moins que l’argument du rêve, dûment retenu, aboutit finalement au même résultat. Hors la déférence envers les opinions de l’« honnête homme » (Recherche de la vérité, AT X, p. 511), Descartes avait-il, selon le projet philosophique de sa méditation, à s’exclure du risque qu’il lui fût imputé d’être fou, ou même, plus hardiment encore, à prononcer la dénégation expresse qu’il pût l’être ou le devenir ? Il avait bien plutôt et seulement à repousser l’opposition à la mise en doute générale des sens qui estime en pouvoir tirer motif suffisant de la prétendue ressemblance de cette mise en doute avec un état de folie. Mais bien loin que la mise en doute générale de nos sens puisse être comparée à un accès de démence, c’est au contraire la confiance habituelle et irraisonnée dans ses propres sens qui s’avère toute semblable à l’assurance des fous en ce qu’ils affirment à l’encontre de tous les autres hommes censés avoir le sens commun. L’usage de la parole étant distinctif des hommes en général « sans en excepter même les insensés » (Discours, AT VI, p. 57), il faut entendre par là que leur discours est toujours « à propos » de ce dont il est parlé, et donc « sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison » (à Newcastle, 23 novembre 1646, AT IV, p. 574). Or les fous, si l’on prend soin de les écouter, n’affirment péremptoirement que ce qu’ils disent sentir, ou qu’il leur semble sentir : s’« ils pensent être cruches ou bien avoir quelque partie du corps d’une grandeur énorme, ils jureront qu’ils le voient et qu’ils le touchent ainsi qu’ils imaginent ». Et donc, même en se gardant d’offenser un « honnête homme », il faut « lui dire, qu’il ne peut pas avoir plus de raison qu’eux pour assurer sa créance, puisqu’il s’en rapporte, comme eux, à ce que les sens et son imagination lui représentent » (La Recherche de la vérité, AT X, p. 511) [44]. Dans le dialogue de La Recherche de la vérité, il est ainsi expressément marqué que l’assimilation à un état de folie, qu’on voudrait imputer à un doute étendu au corps propre, concerne bien plutôt l’objectant, pour autant que l’assurance où il est d’avoir un corps tel qu’il le sent n’est ni mieux ni autrement fondée que la croyance des fous en leur délire. Dans le texte de la première Méditation, ce même renversement est implicitement obtenu par l’argument du rêve. De même que, dans le Discours, les vains désirs d’être sain quand on est malade, ou libre quand on est en prison, que l’on croit pouvoir admettre comme sensés, sont montrés équivaloir aux souhaits fantastiques d’avoir un corps incorruptible comme le diamant, ou les ailes d’un oiseau pour pouvoir s’envoler (AT VI, p. 26) [45], ici l’extravagance d’un fou qui se croit vêtu d’un manteau royal alors qu’il est nu est montrée équivaloir au rêve banal qui me représente à moi-même tel que dans mon quotidien, vêtu d’une robe de chambre et travaillant à la chaleur du feu alors que je suis « tout nu dedans mon lit, positis vestibus jaceo inter strata ». L’illusion concernant le sentiment du corps propre ou de ce qui lui est contigu est bien la même, qu’elle suscite une apparence extraordinaire ou non. De ces considérations, il s’ensuit qu’on peut douter, malgré la controverse célèbre entre Foucault et Derrida, qu’il y ait lieu, du moins en ce moment précis de la méditation, d’examiner si Descartes ne s’est pas considéré lui-même comme usant de raison par une dénégation arbitraire du danger de la folie [46]. Et même l’on doutera encore que l’argument de la folie doive envelopper une insoutenable négation de la raison par elle-même. Il ne s’agissait que d’admettre que les illusions des fous autorisent à mettre en doute l’assurance qu’on a des perceptions les plus prochaines de son propre corps, d’autant que de semblables illusions se produisent en nous toutes les nuits dans un état de rêve par lui seul indiscernable de la veille [47]. L’argument du rêve, finalement, ne vient donc pas suppléer ou remplacer la raison de douter tirée de l’exemple des fous, au motif que ce doute serait contraire à la raison commune, puisque au contraire cet argument confirme entièrement le fait possible ou la possibilité réelle du même type d’illusion sensible concernant le corps propre que montrait déjà l’exemple allégué de la folie.
16 De même cependant que le doute sur les illusions sensibles implique de distinguer entre une fausse apparence et une apparition réelle, douter si l’on rêve ou si l’on est éveillé implique de distinguer entre les simulacres de la nuit et le vrai monde manifeste au grand jour : comme dit Héraclite, aux hommes éveillés est présent le monde commun, tandis que chaque dormeur s’en retourne dans un monde qui lui est particulier à lui seul (DK B 89). Mais dès lors que le rêve et la veille sont tenus pour indiscernables, quoique la notion de leur distinction demeure, il devient impossible de l’appliquer à bon escient, et plutôt qu’aux choses sensibles du monde, telles qu’on les croit être ces choses mêmes comme on les perçoit, le sujet méditant n’a plus désormais affaire qu’à une représentation de ces choses. Ainsi, « les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures, visa per quietem esse veluti quasdam pictas imagines », mais « qui ne peuvent être formés qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable, quae non nisi ad similitudinem rerum verarum fingi potuerunt » (AT VII, p. 19, l. 26-28, IX-1, p. 15). La comparaison du monde des choses auquel l’homme naturel accorde croyance, dénoncée comme telle par l’exercice du doute, avec un tableau peint, lui-même symbole du rêve, souligne l’artifice qui a dû produire cette croyance au fil du temps, et indique l’effet de cet artifice dans la relation préjugée de la ressemblance entre la perception sensible et la chose existante [48] que l’on croit appréhender par cette perception même. Dans La Recherche de la vérité, Epistémon compare la capacité de représentation, la « fantaisie » de l’homme, à un tableau successivement peint, depuis l’enfance, par différents peintres inhabiles, « les sens, l’inclination, les précepteurs », et que le dernier et meilleur peintre, l’« entendement », devrait enfin s’efforcer de corriger et de parfaire, à quoi Eudoxe, annonçant ainsi l’office du doute radical, répond que ce dernier peintre ferait bien mieux d’effacer ce tableau et de le recommencer tout de nouveau [49]. Dans la Méditation I, la comparaison du tableau engage à distinguer trois degrés d’artifice de la peinture. Tout d’abord, l’image représentée par un tableau peut ressembler à son thème, quoique imparfaitement, puisque « autrement il n’y aurait point de distinction entre l’objet et son image » (Dioptrique IV, AT VI, p. 113, l. 4-5), de telle sorte que non seulement les parties de l’image y soient à la ressemblance de parties correspondantes de l’objet visé, mais que leur assemblage soit aussi à la ressemblance de cet objet pris comme la totalité de ces parties (ainsi d’un paysage qu’un spectateur, situé lui aussi « sur le motif » aux côtés d’un peintre, pourrait comparer, dans son ensemble comme dans ses détails, avec le tableau en cours d’exécution). L’œuvre de Vermeer pourrait illustrer ce premier degré d’artifice de la peinture, analogue à un rêve ressemblant aux circonstances coutumières de l’état de veille. Au deuxième degré, un tableau produit l’image, comme par exemple d’une Sirène ou d’un Satyre, d’un tout dont les parties seulement, sans que lui-même corresponde à une chose connue, ressemblent à des parties disjointes de divers corps familiers. Les compositions fantastiques d’un Jérôme Bosch pourraient illustrer une telle peinture, analogue aux phantasmes d’un rêve à contresens de l’ordinaire de l’état de veille. Enfin, des peintres à l’« imagination […] extravagante » pourraient produire le simulacre de quelque chose d’absolument nouveau (aliquid […] novum), c’est‑à-dire qui ne ressemble plus à rien que nous connaissions, ou dont ni les parties ni le tout ne puissent être reconnus ressembler à aucune chose que nous ayons vue. Cet artifice ultime de la peinture aurait ainsi lui-même annulé ou effacé la relation de ressemblance aux choses du monde sur laquelle tout autre tableau semblait se fonder. C’est en admirant un tableau de Monet dont il ne pouvait reconnaître le sujet – des meules de foin dressées à la française dans un champ désert – que le Russe Kandinsky, réalisant l’hypothèse de Descartes, a conçu un nouveau type de peinture s’élevant à ce troisième et dernier degré de l’artifice dont elle est capable. De même qu’un tableau de ce genre, quoique ne ressemblant à rien, est fait pourtant de « véritables couleurs » dont les figures délimitent et dessinent les apparences qu’il donne à voir, de même la représentation sensible des choses du monde, même abstraction faite de toutes choses corporelles auxquelles cette représentation fût supposée avoir ressemblance, ne laisse pas de faire paraître une diversité donnée selon des apparences variées en extension, figure, grandeur, nombre ou durée. L’intelligence de telles déterminations universelles relève de la Mathématique dont les vérités simples sont indépendantes de la considération d’une chose quelconque « dans la nature », et demeurent indubitables « soit que je veille ou que je dorme ». On doit bien sûr, au point de vue de l’historien, y reconnaître les « natures simples » des Regulae, mais dans l’exercice du doute de la Méditation I elles ne sauraient être présentées à ce titre, puisque ce traité jamais achevé ni publié par Descartes n’est pas censé connu du lecteur ; il ne saurait non plus s’agir déjà de ces « natures vraies et immuables » que découvrira plus tard la Méditation V (AT VII, p. 64, IX-1 p. 51) ; et leur intelligence n’est pas encore reconnue à la lumière de l’évidence comprise comme perception claire et distincte, laquelle n’éclate que dans la Méditation III. Ici, les déterminations mathématiques sont envisagées dans leur application au divers donné de la représentation qu’elles permettent de décrire, et dans cette fonction elles constituent pour ainsi dire les éléments d’une morphologie pure des apparences – sans référence à aucune « chose », ou d’une science de l’imagination sans modèle – puisque la représentation qu’elles permettent de décrire s’entend comme un tableau dont ni le tout ni les parties n’ont aucune « ressemblance » à rien. Les illusions des sens, la folie et le rêve ont donné des raisons de douter de la croyance en des corps sensibles, y compris mon propre corps, qui fussent tels qu’on est accoutumé à les percevoir par les sens, et ils ont donc été révoqués en doute. Mais la supposition ou fiction dès lors autorisée qu’il soit faux qu’il y ait des corps tels que je les perçois par les sens est ambiguë, puisqu’on peut encore demander si la négation ainsi supposée porte sur ce que sont ou semblent être les corps, ou bien aussi sur leur existence même. On pourrait admettre encore que si le doute général, jusqu’à l’argument du rêve, a bien établi que je dois révoquer en doute toute la représentation que j’avais des corps du monde, auquel mon corps appartient aussi, je ne suis pas fondé pour autant à former la supposition qu’ils n’existent pas. Et tout particulièrement, si les raisons de douter rendent bien incertain que mon propre corps soit tel que je crois le connaître et le sentir, l’existence même d’un suppôt qui le fît paraître ainsi, fût-il tout autre que ce que j’imagine, n’est pas mise en doute pour autant. Tchouang Tseu peut bien se demander s’il est Tchouang Tseu rêvant qu’il est un papillon, ou plutôt un papillon rêvant qu’il est Tchouang Tseu, encore ce papillon existerait-il alors. Mais Descartes, quant à lui, a bel et bien dit qu’il s’agit de chercher s’il est une quelconque chose existante (voir supra, note 48), et son doute universel aboutit en effet à feindre qu’il n’y ait aucune chose au monde. L’hypothèse qu’il n’y ait rien du tout qui corresponde aux apparences sensibles se trouve enfin autorisée par la mise en rapport de l’opinion d’un Dieu tout-puissant avec la réduction des apparences pour moi à leur seule morphologie mathématique. On envisage non pas, en elles-mêmes, les vérités mathématiques, mais leur application pour décrire les apparences. On ne considère pas l’intelligence même d’une relation arithmétique ou d’une propriété géométrique élémentaires, lesquelles concernent des vérités sans rapport à aucune chose du monde, qui ne sauraient être soupçonnées de fausseté et ne tombent pas sous les raisons de douter (AT VII, p. 20, l. 23-31, IX-1, p. 16). On considère seulement des opérations, comme d’addition, de dénombrement ou d’identification d’une figure (AT VII, p. 21, l. 9-10, IX-1, p. 16), qui s’entendent dans leur application à un divers donné, et dont la très grande facilité présumée n’exclut pas, ne fût-ce que par inadvertance ou indifférence, la possibilité d’une erreur, toujours inaperçue quand elle se produit. Mais il n’y a rien qui puisse correspondre réellement à l’erreur, et le corrélat du faux n’est que néant. S’il ne reste du sensible que des apparences sans ressemblance à aucune chose, et si je crois les connaître dans leur description, dès lors que cette description est fausse, même la réalité, c’est‑à-dire la détermination de ces apparences s’anéantit à son tour. Or je ne peux assurer que la toute-puissance de Dieu, au regard de laquelle s’accuse mon extrême faiblesse et faillibilité ne m’ait pas fait tel que, captif d’une errance perpétuelle, je n’incline toujours à prendre pour quelque chose ce qui n’est rien, et les autres supputations athéistes que je puis faire sur mon origine et ma condition, qu’elles soient effets du hasard ou d’une aveugle nécessité, me vouent encore plus à l’infirmité sans recours de l’erreur. Ainsi le doute a-t‑il atteint son terme, l’anéantissement de toute chose à laquelle je puisse croire au moyen de mes sens, dès lors que ces dernières raisons de douter m’engagent, comme les précédentes, à la résolution de supposer désormais fausses toutes mes croyances antérieures, que symbolise enfin la fiction auxiliaire du Malin Génie, laquelle ne s’ajoute pas aux raisons de douter, mais les présuppose, les récapitule et en maintient la force présente à l’esprit.
17 Les raisons de douter exposées par la Méditation I, et culminant dans l’impossibilité de discerner le rêve de la veille et dans la très probable possibilité de l’extrême faillibilité de ma nature (voir AT VII, p. 77, l. 7-18, IX-1, p. 61) ont mis en lumière principalement deux préjugés ou croyances ordinaires, dont la vérité s’abîme désormais dans une totale incertitude : qu’il n’y ait pas d’autres « choses » que des corps, et que la réalité de ces corps soit à la ressemblance de ce que m’en représentent mes sens. Ce doute général autorise dès lors la supposition ou fiction que rien n’existe de ce que j’ai cru jusqu’alors constituer le monde, pas même mon propre corps dès lors que toute la représentation que j’en ai peut être supposée fausse. Mais cette dernière supposition, prenant acte de ce que le doute doit s’entendre « de omnibus », et rendue obligatoire par la résolution ou le projet de n’admettre pour vrai que ce qui sera trouvé absolument certain (voir les Principes I, 2 : « dubia etiam pro falsis habenda », AT VIII-1, p. 5) ne peut que désorienter tout étudiant sérieusement désireux de s’initier à la philosophie moderne et l’égarer dans une perplexité sans issue [50].
18 La supposition de l’anéantissement de tous les corps équivaut à celle d’un Dieu qui eût fait, en quelque sorte à l’inverse de la Création, « qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps, aucune étendue, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, […] et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois, & tamen haec omnia non aliter quam nunc mihi videantur existere » (AT VII, p. 21, l. 4-7, IX-1, p. 16). Et Descartes, comme d’une précision indispensable, fait l’ajout suivant à la traduction française : « et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses ». Dans cette négation du monde, qui n’est pas sa négation absolue, c’est‑à-dire l’affirmation comme vraie de sa non-existence, mais la complète révocation en doute de son existence, qui donne droit de seulement supposer ou feindre qu’il n’existe pas, d’une part toutes les apparences sont sauves, puisque mes sentiments de toutes choses demeurent tels quels, mais d’autre part la supposition suggérée, et demandée à celui qui accomplit l’exercice intellectuel de la méditation, pourrait sembler impensable, et d’autant plus que, justement, toutes les représentations des corps au moyen de mes propres sens corporels sont conservées non seulement dans le même temps où l’on veut feindre qu’il n’existe aucun corps, mais dans le contenu de cette fiction elle-même. Pareille supposition en effet ne revient-elle pas à la proposition qui, selon Kant, ne rime à rien, qu’un phénomène soit donné sans quelque chose qui apparaisse en lui [51] ? Certes, la supposition ou fiction qu’il n’existe aucun corps est vraiment inimaginable, puisque imaginer consiste avant tout à se représenter la figure de quelque corps. Mais la fiction peut dépasser le domaine borné de l’imagination, et d’une telle fiction de raison peuvent se déduire des vérités qu’elle sert à découvrir, comme par exemple de la supposition que le côté et la diagonale du carré fussent commensurables, fiction dont le géomètre ne peut construire aucune figure qui en serait l’image, se déduit la démonstration apagogique de leur incommensurabilité [52]. Dans la vie courante, nous estimerions ne pas avoir de raison de douter d’une proposition si nous étions dans l’incapacité de nous figurer comme possible un quelconque autre état de choses que celui qu’elle signifie. Et un esprit peut-être trop assujetti aux habitudes pour ainsi dire charnelles de l’imagination et de la perception communes, ainsi le digne chanoine Gassendi, que Descartes s’est plu à affubler du surnom de « Chair », pourrait s’offusquer de cette fiction anéantissant tous les corps du monde, et refuser l’exercice d’un doute qui soit censé devoir y conduire. Descartes a lui-même qualifié d’hyperbolique et de métaphysique la raison de douter qui se tire de la toute-puissance de Dieu, et l’on doit alors, au bénéfice de l’incompréhensible immensité de cette toute-puissance, s’accommoder de la fiction de l’anéantissement des corps [53]. Mais on ne doit pas cependant négliger la concurrence entre l’hypothèse de mon extrême faillibilité permise par Dieu et les autres hypothèses athéistes concernant l’origine de ma faiblesse, qui laisse entière la difficulté de penser la persistance de mes sentiments sans rien de corporel qui apparaisse en eux. Enfin, Descartes a été en butte à tellement de critiques et d’objections de toutes sortes que sa grande Ombre ne protestera pas si, enhardi par les puissantes suggestions de J.-L. Marion, nous nous permettons d’envisager le soupçon en son exposé d’une lacune ou négligence par laquelle il aurait sans le dire excepté le corps propre de ce doute radical dont il frappait tous les autres corps [54].
19 Une fois l’exercice du doute porté à toute l’extension dont il est capable, la Méditation II découvre en quoi cet exercice a concouru à accomplir en même temps l’« abductio mentis a sensibus », le retrait de l’esprit des sens (voir l’Abrégé, AT VII, p. 12, l. 4, IX-1, p. 9), et c’est grâce à ce retrait des sens, inséparable du doute, que le Je méditant s’avise de la vérité indéniable de son existence, et de telle sorte que cette connaissance certaine que l’ego peut acquérir de lui-même en tant qu’il se sait exister, c’est‑à-dire en tant qu’il pense, s’entende exclusion faite de l’existence des corps, puisque leur révocation en doute, et la fiction même de l’anéantissement de tout corps n’empêchent en rien la découverte de soi-même comme intelligence (voir encore l’Abrégé : « par ce moyen il fait aisément distinction des choses qui lui appartiennent, c’est‑à-dire à la nature intellectuelle, quaenam ad se, hoc est ad naturam intellectualem, et de celles qui appartiennent au corps, & quaenam ad corpus pertineant », AT IX-1, p. 9, VII, p. 12, l. 14-16) [55]. Et même plus, il faut dire que la révocation en doute de tous les corps, y compris le mien, est donc indispensable à l’action même de la pensée par laquelle l’ego cogitans se reconnaît comme tel.
20 Rencontrant dans l’argument des Principes (livre II, art. 1) l’expression « il nous semble voir, videre nobis videmur », Burman, qui en demande l’explication à Descartes, y perçoit spontanément la connotation d’un doute, « dubitationis signum » (Entretien avec Burman, AT V, p. 167, éd. J.-M. Beyssade, Paris 1981, p. 104). Et de fait, dans la Méditation II, la même locution « il me semble voir, videre videor » s’impose d’abord pour autant que s’y maintient le doute général touchant les corps sensibles, et qu’aussi longtemps demeure donc interdite la locution usuelle et directe « je vois ». L’ego méditant, désormais assuré de la vérité de son existence, et cherchant à reconnaître quel il est, rejette d’abord, ayant rappelé ses opinions antérieures touchant son être, toutes celles qui tombent sous le doute, parmi lesquelles la croyance d’avoir un corps, et par suite la croyance d’être capable de sentir, laquelle derechef ne saurait être admise sans présupposer ce corps qu’il vient de rejeter, et qui lui imputerait une faculté illusoire, comme l’a montré l’argument du rêve (AT VII, p. 27, l. 5-7, IX-1, p. 21). Le seul attribut qui ne puisse être détaché de moi par sa mise en doute, et qui caractérise la connaissance que j’ai de moi-même comme d’une âme, animus et non plus anima (voir ibidem, p. 27, l. 5 et l. 2) est de penser, cogitare, ce qui fait de l’ego en la certitude de son existence un esprit, mens, ou aussi bien une intelligence, intellectus ou raison, ratio. À quelle opinion sur ce qu’est sentir renvoie donc l’affirmation qu’il me semble sentir – elle-même indubitable, quoiqu’elle connote le doute ? autrement dit, que croit-on que serait réellement sentir, même si c’est seulement l’apparence de sentir, selon l’indiscernabilité du rêve et de la veille, qui s’atteste pour l’esprit dans le doute présent ? sans conteste, « sentir », selon cette croyance ordinaire, revient à s’aviser de choses corporelles, res corporeas, comme par les sens, tanquam per sensus (AT VII, p. 29, l. 11-12). Mais ici, à nouveau, joue le retrait de l’esprit des sens qu’a permis l’exercice du doute : même si cette lumière que je vois, ce bruit que j’entends, cette chaleur que je ressens sont supposés n’être que choses fausses (falsa haec sunt, l. 14) et ainsi de pures et simples « apparences », il est indéniable que je discerne de telles apparences et que je m’avise d’elles (voir « animadverto », l. 12) comme de quelque chose qui me soit présent « comme par les organes des sens », et cette conscience ne peut être fausse, « hoc falsum esse non potest » (l. 15). Ainsi, distinctement de la part douteuse que l’on croit en revenir aux corps et à mes sens, il est une part indéniable de l’apparence sensible, non moins que de l’imagination, qui ressortit à ma pensée certaine d’elle-même, « et fait partie de ma pensée, & cogitationis meae partem facit » (l. 10-11).
21 Le discernement des apparences quasi sensibles, dans l’hypothèse du doute, doit-il être compris à son tour comme un « sentir » ? et même un sentir qu’il faille tenir pour originel, à raison de la priorité de l’aperception ou conscience ? On accordera que ce supposé sentir originel ne saurait s’entendre dans le même genre que le sentir des corps, au moyen des organes des sens, dont il est censé, au titre de ce qu’il m’en « semble », actualiser la conscience. Et l’on admettra peut-être aussi que ce sentir primordial, dans la mesure où il est supposé nécessaire pour que se manifeste le sensible corporel dans l’acception ordinaire, s’il exigeait à son tour d’être aperçu pour se manifester à moi comme sensible, engagerait une vaine et vide régression à l’infini [56].
22 Lorsque le sujet méditant, suspendant pour un temps la contrainte du doute, entreprend de décrire la connaissance qu’il pense avoir, dans l’attitude naturelle, d’un morceau de cire tel qu’il le perçoit au moyen de ses sens, l’évocation détaillée des divers sentiments qu’il en a n’en fait plus précéder la mention par la locution « il me semble » (voir, entendre, toucher, etc.) mais les présente comme une saisie directe, selon leur appropriation à chacun des sens, de qualités réelles appartenant au corps même qui est perçu (je goûte sa saveur de miel, je sens son odeur de fleurs, je vois sa couleur, etc., AT IX-1, p. 23, AT VII, p. 30, l. 3-15). Par contraste, il se décèle ainsi que la réduction de mes sentiments à ce qu’il m’en semble se trouve commandée par le doute, dont elle rappelle qu’il suspend dans l’indécision toute affirmation de vérité ou de réalité, à peu près comme l’ἐποχή de Husserl, sur les traces de Descartes, fait de toutes choses présumées du monde de simples « phénomènes » pour la conscience dont on ne peut dire s’ils relèvent de l’être ou de l’apparence, et gagne par là son titre méthodique de « réduction phénoménologique » (Méditations cartésiennes, § 8) [57].
23 Désormais rendus attentifs à la relativité des apparences au doute, nous pouvons relire enfin ce qu’en écrit Descartes, à savoir : 1) il est très certain qu’il me semble que je vois, videre videor, que j’ois et que je m’échauffe, hoc falsum esse non potest » 2) « et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir, hoc est proprie quod in me sentire appellatur » 3) « et cela, pris ainsi précisément, atque hoc praecise sic sumptum, n’est rien autre chose que penser, nihil aliud est quam cogitare ». Il n’est pas certain que je sente, mais seulement qu’il me semble sentir. Par la révocation en doute des corps, de leur présence sensible, et de leur ressemblance à ce que mes sens sont supposés m’en représenter, le sensible est donc réduit à une apparence, et que je doive dire alors « il me semble voir » plutôt que « je vois » n’exprime que l’autorité des raisons de douter, et nullement une espèce plus intérieure ou plus primordiale du sentir. Si je persiste pourtant, malgré le doute, à user du commun langage et à parler de voir, entendre, ou toucher comme ci-devant, ce n’est là précisément qu’une dénomination, une caractérisation verbale (appellatur), qui ne désigne en vérité ou « proprement » qu’une apparence en moi. Et le moi en qui (in me) cette apparence est suscitée par le doute est celui-là même dont l’existence n’a été trouvée certaine, par la médiation du doute aussi, qu’en tant que je suis pensant. C’est pourquoi enfin cette apparence du sentir, dans l’exercice intellectuel de la méditation, pour autant qu’elle est prise précisément dans cet exercice, et pour autant que j’en ai une conscience certaine, n’est pas autre chose qu’une modalité de mon acte même de penser, cogitare.
24 Mes sentiments, que le doute réduit, aussi longtemps qu’il perdure, à de simples apparences, demeurent même alors inséparables de la pensée en laquelle je m’avise d’eux, et attestent par là même l’existence de l’ego cogitans, de telle sorte que sentir doive être compris désormais comme une modalité du penser : « il ne se peut pas faire que lorsque je vois ou (ce que je ne distingue plus) lorsque je pense voir, que moi qui pense, ego ipse cogitans, ne sois quelque chose (Méditation II, AT IX-1, p. 25, Principes I, art. IX, AT VIII-1, p. 7, l. 24, p. 8, l. 2). La proposition que s’il me semble voir nécessairement je suis est d’une vérité indifférente à l’argument du rêve, comme les vérités mathématiques, mais qui, à la différence de ces dernières, affirme une existence, celle de l’ego cogitans. Mais cette certitude, dans la mesure justement où elle confirme l’être effectif du Je pensant, n’est pas bornée à la seule position logique de l’ego comme d’un « sujet » pour la pensée, encore moins à l’exigence de l’unité seulement formelle d’un Je qui doive « accompagner » toutes mes représentations, mais affirme plutôt l’activité même en laquelle le Je est pensant, dans toute la diversité de ses actes, y compris celui par où il s’avise de cette même certitude. Dans l’unité indivisible de la pensée ou cogitation de multiples pensées s’appliquent les unes aux autres en leur diversité dans la propre durée de la méditation, de telle sorte qu’il n’y a d’« immédiat » pour la conscience que relatif à une série d’actes de pensée, et que la conscience est à elle-même sa propre médiation. La même vision, dont je m’aperçois premièrement, quand elle est réfléchie dans la modalité du doute, est saisie comme apparence de vision, et le fait même de cette apparence saisie, le fait même qu’il me semble voir, réfléchi encore selon l’entendement, exemplifie la vérité certaine de l’existence de cette même pensée qui comprend cette apparence comme telle.
25 La lecture qu’on vient de suggérer pourra être à bon droit qualifiée d’« intellectualiste », puisqu’elle s’en tient à la thèse de Descartes que « l’âme ne se conçoit que par l’“entendement pur” » (à Elisabeth, 23 juin 1643, AT III, p. 691). On lui objectera que le discernement par lequel l’ego ipse cogitans se saisit premièrement de soi dans le sentir mais à même l’apparition du divers successivement appréhendé dans la dimension originale où « il me semble » sentir, est un discernement où se trouvent à la fois donnés l’un avec l’autre, et comme l’un par l’autre la pensée et l’apparaître pour l’âme, comme si – à en croire l’imagerie des mots – elle se touchait elle-même du fait de ce qui la touche, par une auto-affection dont le caractère sensible est inséparable du corps propre. Et ainsi, non seulement il ne serait pas possible de douter de mon corps, malgré les allégations du philosophe, mais il serait même nécessaire que ma « chair » n’ait jamais été révoquée en doute pour permettre le cogito sum [58].
26 Par distinction d’avec des actes corporels, il faut rappeler contre Hobbes que sentir, tout comme entendre, vouloir ou imaginer est au nombre des actes intellectuels, « lesquels conviennent entre eux en ce qu’ils ne peuvent être sans pensée, ou perception, ou conscience ou connaissance, qui omnes sub ratione communi cogitationis, sive perceptionis sive conscientiae conveniunt » (Troisièmes Réponses, AT IX-1, p. 137, AT VII, p. 176, l. 17-19). D’après la Méditation VI, l’ego cogitans peut être conçu à part d’imaginer ou sentir (comme l’a montré l’exercice du doute), mais non pas ces facultés sans lui, c’est‑à-dire sans « une substance intelligente à qui elles soient attachées », sine substantia intelligente cui insint, ou encore sans cette pensée réellement existante dont elles ne se distinguent que comme ses modes (AT IX-1, p. 62, AT VII, p. 78, l. 21-22). Comme le montre à suffisance l’analyse du morceau de cire [59], la perception sensible, en toute sa mobilité, s’accomplit en une suite de jugements ou d’opinions, plus ou moins confus ou distincts, qui traduisent l’« inspection de l’esprit », et qui varient selon les moments de l’attention et les âges de la vie, de l’enfance à l’âge adulte (voir aussi les Sixièmes Réponses, AT IX-1, pp. 236-238, AT VII, pp. 436-439). C’est pourquoi le doute est nécessairement constitué de raisons offrant la réfutation argumentée de mes plus anciennes opinions concernant les choses et leur réalité préjugée. Et c’est pourquoi aussi, lorsque le doute a atteint son terme, quand est rejetée la croyance en la ressemblance de mes sentiments à des qualités réelles des corps, et que, toutes images de choses désormais effacées du tableau familier du monde, il ne me reste plus que des apparences quasi sensibles ne ressemblant à rien, il faut encore décrire ce qu’il me semble percevoir dans la forme de jugements portant sur des choses ou des événements non identifiés : assurément, maintenant encore, videlicet jam, il me semble que je vois de la lumière, que j’entends du bruit, que je sens de la chaleur, lucem video, strepitum audio, calorem sentio (AT VII, p. 29, l. 12-14).
27 Qu’il me « semble » voir, toucher, entendre, que sentir en général doive être compris comme une apparence n’est actuellement vrai qu’à partir du moment, et aussi longtemps que les sentiments dont je m’avise directement dans la croyance accoutumée de ma vie ordinaire se trouvent réfléchis conformément aux raisons de douter [60]. Mais si l’apparence ainsi évoquée ou provoquée par le doute signifie d’abord l’incertitude quant à la réalité des choses corporelles que je croyais jusque-là à la fois sentir et connaître, et qui ne sont peut-être que simulacres ou phantasmes, ce n’est pas sans indiquer ou rappeler aussi l’apparaître des divers moments du sensible, c’est‑à-dire le fait même, qui reste indéniable, que je m’en avise ou les discerne en leur succession, que le doute n’interrompt pas. Dans l’exercice de cette méditation, je ne suis plus attentif qu’à ma réflexion sur le sentir, de telle sorte que l’âme et le corps tendent par là à leur plus expresse distinction, c’est‑à-dire désunion possible. C’est pourquoi, à Gassendi, à qui il accorde volontiers qu’il n’y a pas à douter que les choses n’apparaissent telles qu’elles apparaissent, quin res tales appareant quales apparent (Cinquièmes Réponses, AT VII, p. 386, l. 7-8), Descartes rappelle que dans son analyse du morceau de cire, qui est donc une expérience de pensée, quoiqu’il ait parlé « de la cire que je vois et que je touche, ce qui toutefois ne se peut faire sans yeux ni sans mains », « il ne s’agissait pas ici de la vue ou du toucher qui se font par l’entremise des organes corporels, mais de la seule pensée de voir et de toucher, de sola cogitatione videndi & tangendi, qui n’a pas besoin de ces organes, comme nous expérimentons toutes les nuits dans nos songes » (AT VII, p. 360, éd. Alquié, p. 803). Quand je dis qu’il me semble voir de la lumière, ou entendre du bruit, etc., l’apparition ou l’advenue de ce divers sensible correspond en chaque cas à une conscience originale ou nouvelle et ainsi à un maintenant à chaque fois différent. La réflexion de cette pensée directe dans le doute qui la modifie en apparence enveloppe du moins la certitude de l’événement même de cette première pensée, lequel doit avoir été saisi en sa nouveauté. Cette nouveauté du sentiment original dont on s’est avisé une première fois, comme il est nécessairement requis pour qu’on puisse s’en ressouvenir, ne peut être saisie, selon Descartes, que par une pure intellection, intellectione pura, sans laquelle nous ne saurions originairement reconnaître une « nouveauté » dont il ne peut évidemment y avoir aucune trace corporelle (à Arnauld, 29 juillet 1648, AT V, p. 220). Ainsi, au plus près peut-être de ce qui a pu être interprété comme une auto-affection de l’âme en sa chair inséparablement unie au corps propre, nous ne trouvons qu’un acte d’intelligence concevant dans la pensée la présence lui advenant d’un quelque chose tout autre que la pensée.
28 Puis-je enfin, en suivant Descartes, douter de mon corps ? Selon notre essai pour résumer l’argumentation raisonnée du doute en ses divers moments, en les rapportant aux actes de pensée qu’ils signifient dans l’exercice de la méditation suivie en sa durée, nous devons conclure qu’en effet se trouve révoquée en doute, avec tous les corps dits « extérieurs » dont je croyais spontanément connaître la réalité à la ressemblance des sentiments que j’en avais, la réalité de mon corps aussi, pour autant qu’il était alors supposé être l’organe animé de cette connaissance, y compris la connaissance que je croyais également avoir de lui comme la plus proche de toutes. Mais il ne s’ensuit pas que soit aussi par là même mise en doute l’existence de mon « corps propre » au sens où il est reconnu, seulement au terme de l’enquête sur mes idées, dans la Méditation VI. Ce qui a été effectivement mis en doute est seulement l’opinion que j’avais d’un corps mien, animé par un obscur principe de vie, théoriquement entendu selon la doctrine scolaire tirée d’Aristote, dont les diverses fonctions eussent été aussi bien la nourriture et le mouvement naturel de ce corps que le sentiment et l’intelligence dont inexplicablement je le croyais aussi capable. Mais c’est seulement en son union avec l’âme intellectuelle que mon corps peut en vérité être dit « mien », et tandis que ce même corps, aussi longtemps, mais pas plus longtemps que perdure le doute dans l’exercice de la méditation, peut avoir été à bon droit supposé n’être qu’apparence illusoire, mon corps, dans la vie de l’union, demeure désormais hors de doute et mérite d’être appelé ma « chair » dans l’acception qu’a caractérisée Husserl. Il y a comme un pressentiment de cette possible réunion à venir avec ce corps enfin redevenu mien dans la question que pose Descartes au début de la Méditation II, juste après avoir rappelé toute la généralité du doute, où l’opinion habituelle de mon corps est comprise : « Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? » (AT IX-1, p. 19, AT VII, p. 24, l. 19-21). Mais dans le temps de la méditation la vérité de la chose ne précède point en l’esprit la découverte ordonnée de sa connaissance, et la méthode commande de ne pas prématurément anticiper la délivrance espérée du doute par une certitude peut-être à venir : « mais aussi peut-il arriver que ces mêmes choses que je suppose n’être point, parce qu’elles me sont inconnues, ne sont point en effet différentes de moi, que je connais [tamen in rei veritate non differrant ab eo me quem novi] ? Je n’en sais rien, je ne dispute pas maintenant de cela ; je ne puis donner mon jugement que des choses qui me sont connues » (AT IX-1, p. 21, AT VII, p. 27, l. 24-28). S’il est vrai que le même mot de « corps » peut prêter à une équivoque ordinaire en ce qu’il efface la distinction d’essence entre le corps propre vivant et sensible et les corps inertes que la connaissance détermine seulement par figures et mouvements, il pourrait susciter une autre équivoque encore, s’il effaçait, dans le discours de philosophie première de Descartes, la différence entre le corps tel que l’on peut et même que l’on doit en révoquer en doute la réalité, et le corps que j’ai enfin le droit fondé en raison de dire mien. Il fallait d’abord avoir perdu tout corps par le doute et par le retrait de l’esprit des sens pour pouvoir enfin le retrouver comme mien en sa vivante et indéniable vérité unissant en moi-même la pensée et l’étendue [61].
Notes
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[1]
Crainte et tremblement, trad. fr. P. H. Tisseau, in Œuvres complètes, t. 5, Paris, 1972, p. 100.
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[2]
Sur la pensée passive de Descartes, Paris, Puf, « Épiméthée », Paris, 2013, 274 p.
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[3]
De la connaissance de Dieu et de soi-même, chap. iv, éd. C. Frémont, Paris, 1990, p. 177.
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[4]
Lettre à Mesland, 9 février 1645, AT (éd. Adam-Tannery) IV, p. 66 (cité p. 62, n. 2).
-
[5]
À tel point que J.-L. Marion n’hésite pas à traduire les commoda de la Méditation VI par Zuhandene (p. 164). On observera néanmoins que tandis que la Zuhandenheit est caractéristique de l’existence du Dasein en son être au monde, l’appropriation du sentiment aux intérêts de notre usage de la vie est référée par Descartes, dans la Méditation VI, à la « nature », dont le concept, pour Heidegger, est toujours « métaphysique ».
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[6]
Voir lettres à Elisabeth, 21 mai 1643 et 28 juin 1643 (AT III, pp. 663-668 et 690-695).
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[7]
Pour l’annonce de ces trois « commencements », voir aussi J.-L. Marion : « Descartes : état de la question » en introduction au recueil Descartes, sous la direction de J.-L. Marion, Paris, 2007, pp. 19-22.
-
[8]
P. 93, n. 2 (voir É. Gilson, Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien 4e éd., Paris, 1975, pp. 245, 312-313. À quoi il convient de confronter la réplique de M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, t. II, L’Âme et le corps, Paris, 1968, pp. 108-112).
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[9]
Voir par exemple Discours IV (AT VI, p. 32, l. 25-26, p. 37, l. 27-30) ; Méditation I (AT VII, pp. 22 l.29-23, l. 3, et AT IX-1, p. 18) : « je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses ») ; Méditation II (AT VII, p. 24, l. 25-26, et IX-1, p. 19 : « j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps », p. 27, l. 18-19, et IX-1, p. 21 : « je ne suis point cet assemblage de membres, que l’on appelle le corps humain ») ; Principes I, § 7 (AT VIII-1 p. 7, l. 2-4 1 et AT IX-2 p. 27 : « nous supposons facilement […] que nous n’avons pas de corps »).
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[10]
Le doute ne saurait dénier la présence à l’esprit des apparences mêmes, ou des représentations discursives dont il explicite les discordances (voir Sextus Empiricus, Hypotyposes Pyrrhoniennes I, chap. iv, § 8-10). C’est pourquoi Sextus précise que l’examen sceptique n’abolit nullement les apparences : il admet le fait même de ce qui apparaît, et il n’interroge pas ce qui apparaît, mais ce qui se dit à son sujet : ὅταν δὲ ζητῶμεν εί τοιοῦτον ἔστι τὸ ὑποκειμενον ὁποῖον ϕαινεται, τὁ μὲν ὅτι ϕαινεται δίδομεν, ζητοῦμεν δ’οὐ περὶ τοῦ ϕαινομένου ἀλλὰ περὶ ἐκείνου ὅ λεγεται περὶ τοῦ ϕαινομένοὺ (chap. x, § 19). Semblablement, Husserl précise que l’ἐποχη, la suspension de toute présupposition transcendante, dont il emprunte le nom à la tradition sceptique, quoique cette suspension soit chez lui à l’initiative de la recherche, alors qu’elle l’achève pour le sceptique ancien, laisse telles quelles toutes les apparences habituelles : « le monde dont on a l’expérience dans le cadre de cette vie réflexive continue d’une certaine manière à exister pour moi, et j’en ai l’expérience comme auparavant, exactement avec le contenu qui, chaque fois, en est le corollaire. Il continue de m’apparaître comme il m’apparaissait jusque- là, à ceci près que, puisque je réfléchis philosophiquement, je ne tiens plus pour valide la croyance naturelle à l’être, corrélative de l’expérience, ni n’accomplis cet acte de croyance, alors que, pourtant, cette croyance est toujours présente et qu’elle va de pair avec le regard attentif (Meditations cartésiennes, I, § 8, trad. fr. M. de Launay, Paris, 1994, pp. 62-63) : « Die in diesem reflektierenden Leben erfahrene Welt bleibt dabei in gewisser Weise für mich weiter und genau mit dem ihr jeweilig zugehörigen Gehalt erfahrene wie vorher. Sie erscheint weiter, wie sie vordem erschien, nur das Ich als philosophisch Reflektierender nicht mehr den natürlichen Seinsglauben der Welterfahrung in Vollzug, in Geltung halte, indes er doch noch mit da ist und vom aufmerkenden Blick mit erfasst ist. » Le rapprochement de ces textes fait signe vers l’apparentement, bien sûr toujours dénié par le projet même de Husserl, entre la « phénoménologie » et le scepticisme…
-
[11]
Aux deux premiers chapitres de son livre de 1985, Généalogie de la psychanalyse, 3e éd., Paris, 2011, particulièrement chap. i, dont le titre est d’ailleurs : « Videre videor ».
-
[12]
M. Henry, op. cit., p. 34.
-
[13]
Ibidem, p. 31.
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[14]
Ibidem, p. 24.
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[15]
J.-L. Marion, op. cit., p. 107.
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[16]
Les principales thèses de Michel Henry se trouvent énoncées et résumées dans les phrases suivantes : « La phénoménalisation originelle de la phénoménalité s’accomplit comme ipséité pour autant que l’apparaître s’apparaît à lui-même dans une auto-affection immédiate et sans distance, indépendamment donc de l’ek-stasis et de la représentation – de telle sorte que ce qui l’affecte et se montre à lui, c’est lui-même et non quelque chose d’autre, c’est sa propre réalité et non quelque chose d’irréel, de telle sorte que, s’affectant lui-même et constituant lui-même le contenu de son auto-affection, il est comme tel un soi, le soi de l’ipséité et de la vie […]. Un tel être, Descartes l’appelle l’âme, nous l’appelons la vie » (M. Henry, op. cit., pp. 96-97).
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[17]
Voir A. Ernout et F. Thomas, Syntaxe latine, 2e éd., Paris, 1964, § 330, p. 331, § 172, p. 147, § 223, p. 102.
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[18]
Voir Aristote, De Anima, III, chap. 2, 425b 17-20. Même remarque chez Platon, Charmide, 168 d9-e1.
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[19]
La difficulté de lire la première Méditation ne saurait être sous-estimée, et Descartes nous en avertit : « je voudrais que les lecteurs n’employassent pas seulement le peu de temps qu’il faut pour la lire (ad ipsam evolvendam), mais quelques mois, ou du moins quelques semaines, à considérer les choses dont elle traite, auparavant que de passer outre » (Secondes Réponses, AT IX-1, p. 103, AT VII, p. 130).
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[20]
Ainsi, pour la notion d’existence, la conscience dont je m’avise, à l’épreuve du doute, de mon existence la plus propre en tant que je pense n’est pas un acte qui soit tributaire, pour sa possibilité – sinon pour son expression verbale –, de toute l’histoire de l’usage de cette notion (voir le livre si instructif de J.-C. Bardout, Penser l’existence, I. L’existence exposée : époque médiévale, Paris, 2013).
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[21]
Voir le témoignage du Discours, première partie : « j’apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m’avait été persuadé que par l’exemple & par la coutume » (AT VI, p. 10).
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[22]
Au terme des Méditations, la nécessité est maintenue d’un examen raisonné de la vérité des perceptions sensibles, dès lors qu’il est compris qu’elles ont rapport plutôt à notre usage de la vie qu’à notre connaissance. Tandis que Gassendi soutient, en disciple d’Épicure, qu’il nous suffit de voir de nos yeux un bâton hors de l’eau, ou de le toucher de nos mains pour corriger l’apparence qu’il soit brisé (Cinquièmes Objections, AT VII, p. 333, l. 19-26, éd. Alquié, t. II p.773), Descartes, au sujet de la même illusion, observe là contre que l’erreur des sens ne se corrige pas par eux : « outre cela, il est besoin que nous ayons quelque raison qui nous enseigne que nous devons en ce rencontre nous fier plutôt au jugement que nous faisons ensuite de l’attouchement qu’à celui où semble nous porter le sens de la vue » (AT VII, p. 439, l. 7-10, AT IX-1, p. 238).
-
[23]
La traduction contemporaine de Michelle Beyssade (Paris, 1990) est plus fidèle au latin en restituant sa valeur et sa force d’affirmation à ce qui est ainsi décrit : « Mais à présent en tout cas c’est avec des yeux éveillés que je regarde cette feuille, elle n’est pas endormie, cette tête que je remue et cette main-là, c’est en pleine connaissance de cause que je la tends et que je la sens. »
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[24]
Voir Copernic, Des révolutions des orbes célestes, livre I chap. viii, éd. trad. A. Koyré, Paris, 1934, p. 92.
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[25]
J.-L. Marion regrette que les commentateurs aient si peu remarqué ce « fere » (op. cit., p. 106) Mais il y a quand même la notable exception du regretté J.-M. Beyssade, La Philosophie première de Descartes, Paris, 1979, p. 160, réédition Paris, 2017.
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[26]
Voir Cicéron, Académiques, livre II, xiii, 40.
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[27]
Cela s’entend uniquement sous la supposition d’une croyance irréfléchie dans la réalité des choses sensibles, proche de l’opinion la plus naïve et commune, que c’est l’objectif même des Méditations de détruire pour la remplacer par sa compréhension selon les exigences de la science proprement dite.
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[28]
Op. cit., p. 103.
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[29]
Op. cit., pp. 103-104.
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[30]
Supposé être un écrit de jeunesse antérieur au Discours (voir p. 96, note 1).
-
[31]
Voir op. cit., § 12, pp. 95-103.
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[32]
PP. 96-97.
-
[33]
P. 105.
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[34]
PP. 106-107.
-
[35]
PP. 109-111, et aussi J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, 1981, §§ 12-14.
-
[36]
P. 108.
-
[37]
P. 110.
-
[38]
P. 113.
-
[39]
Voir le titre du § 14, p. 111 : « Une mise en doute douteuse ».
-
[40]
Avant-propos, p. 11.
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[41]
P. 106 (nous soulignons)
-
[42]
Voir Sextus Empiricus, Adversus Logicos I, 203-216, Diogène Laerce, X 31-32, et Lucrèce, IV, v. 469- 521.
-
[43]
Voir Gassendi, Cinquièmes Objections, AT IX-2, p. 332, l. 18-333, l. 6, éd Alquié, t. II, p. 772.
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[44]
Malebranche admet la même interprétation de l’argument de la folie : « ceux mêmes qui croient être tels qu’ils sont effectivement, ne sont pas plus judicieux, dans les jugements qu’ils font d’eux-mêmes, que les fous, s’ils ne jugent précisément que selon les rapports de leurs sens. Ce n’est point par raison, mais par bonheur qu’ils ne se trompent pas ». Et à partir de là, il va jusqu’à rendre problématique la distinction même entre folie et sens commun : « ainsi pour être fou dans l’esprit des autres, il n’est pas nécessaire qu’on le soit effectivement ; il suffit de penser, ou de voir les choses autrement qu’eux ; car si tous les hommes croyaient être comme des coqs, celui qui se croirait tel qu’il est, passerait certainement pour un insensé » (Malebranche, La Recherche de la vérité, VIe Eclaircissement, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, pp. 834-835).
-
[45]
Voir P. Casadebaig : « La morale de la méthode », Cahiers philosophiques, mars 1998, pp. 7- 41, pp. 20-21.
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[46]
Voir deux exposés équitables et différents de cette controverse : J.-M. Beyssade, « Mais quoi, ce sont des fous », Descartes au fil de l’ordre, Paris, 2001, pp. 13-48 ; et D. Kambouchner, Les Méditations metaphysiques de Descartes, I, Paris, 2005, § 32, pp. 381-394.
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[47]
Le rêve, comme le sommeil, est une fonction commune du corps qu’on suppose « animé », tant que l’âme n’a pas encore été dégagée de son interprétation biologique (voir les Parva Naturalia d’Aristote). Quant aux états de folie, ils ne sont ici en aucun sens rapportés à une quelconque maladie « mentale », mais seulement à un dérèglement corporel, à savoir aux « noires vapeurs de la bile », suivant l’antique tradition de la mélancolie (voir à ce sujet la belle étude de J. Darriulat : « Descartes et la mélancolie », Revue philosophique, 1996, pp. 465-486). On peut suggérer que, pour la science cartésienne, le principe d’explication de toutes ces illusions est à rechercher dans ce « cours fortuit des esprits » qui engendre en nous, et même dans les rêveries mêlées à notre état de veille, toutes sortes de simulacres (Passions de l’âme, article 26, AT X, p. 348).
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[48]
À Burman Descartes déclare que dans la première Méditation, « la question traite principalement de la chose existante, à savoir s’il en est, hic praecipue de re existente agitur, an ea sit » (AT V, p. 146).
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[49]
La Recherche de la vérité, AT X, pp. 507-508. Voir les notes 105-111 de V. Carraud et G. Olivo (pp. 386-390) de leur édition : Descartes, Étude du bon sens. La recherche de la vérité et autres écrits de jeunesse, Paris, 2013.
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[50]
Voir S. Kierkegaard, Johannes Climacus ou de omnibus dubitandum est, trad. fr. P. H. Tisseau, Œuvres complètes, t. 2, Paris, 1975, pp. 313-362.
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[51]
« der ungereimte Satz […] dass Erscheinung ohne etwas wäre, was da erscheint » (Critique de la raison pure, deuxième préface, Bd. XXVII).
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[52]
Voir Aristote, Premiers Analytiques I, 41a 23-30, et, pour l’explicitation de la preuve, J.-L. Gardies, Le Raisonnement par l’absurde, chap. 2, pp. 31-48, Paris, 1991.
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[53]
C’est Guillaume d’Ockham qui a significativement conclu, de la toute-puissance absolue de Dieu, à la possibilité qu’il a de donner à l’homme la représentation ou le sentiment des choses du monde sans rien dont l’existence corresponde à son intuition. (Voir Hans Blumenberg, La Légitimité des temps modernes, partie II, chap. iv : « L’inéluctabilité d’un dieu trompeur », trad. fr., Paris, 1999, pp. 202-229.
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[54]
Ce soupçon pourrait être compris comme une spécification du reproche, de son point de vue, fait par Husserl à Descartes d’être tombé dans l’illusion d’avoir cru sauver du doute « une parcelle du monde [ein kleines Endchen der Welt] », ce qui a fait de lui « le père du contresens qu’est le réalisme transcendantal [Vater des widersinnigen transzendentalen Realismus] » (Méditations cartésiennes, § 10).
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[55]
L’union de l’âme et du corps n’est pas pour Descartes le thème primordial des Méditations. Comme il y insiste auprès d’Elisabeth, « mon principal dessein était de prouver la distinction qui est entre l’âme et le corps » (21 mai 1643, AT III p. 665). Et l’affirmation de leur union n’a toute sa portée qu’une fois leur distinction admise, tandis qu’inversement la croyance en cette union, admise par habitude préalablement au doute et à son effet cathartique, est à la source des croyances confuses dont le doute doit commencer à dissiper le préjugé.
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[56]
Comparer sur ce point Aristote, De Anima, 425b 12-17, et Descartes, Septièmes Réponses, AT VII, p. 559, l. 3-22. Le rapprochement de ces textes pourrait incliner à faire conclure avec Thomas d’Aquin dans son commentaire du De Anima que chaque sens (sensus) est « index sui ipsius » (Sentencia libri de Anima, ad loc.).
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[57]
Sans oublier pour autant la différence entre Descartes et Husserl, bien marquée par M. Gueroult, op. cit., t. II, pp. 304-305.
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[58]
La phénoménologie comptant plus d’une école, on rappellera que Heidegger, quant à lui, a plutôt admis de Descartes l’interprétation « intellectualiste » que nous défendons. Ainsi lisons-nous sous sa plume : « le sentire lui-même est maintenant repris dans la détermination de la quiddité de l’ego parce que Descartes a obtenu une détermination plus précise du sentire le déterminant comme un animadvertere comme tel où la médiation sensible n’est plus de mise » (Introduction à la recherche phénoménologique, cours de l’hiver 1923-1924, GA 17, p. 241, trad. fr. A. Boutot, Paris, 2013, p. 260), et encore : « tout cogitare est en même temps un cogitare me cogitare. Ce qui montre qu’il y a là pour Descartes un moment constitutif, c’est que cette détermination fondamentale sera précisément un moment régulateur pour décider de l’appartenance ou de la non-appartenance de caractères tels que le sentire ou l’imaginari au domaine de la res cogitans » (ibidem, GA 17, p. 255, trad. fr. p. 277).
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[59]
Voir le judicieux commentaire de P. Guenancia, L’Intelligence du sensible, essai sur le dualisme cartésien, Paris, 1998, pp. 70-115.
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[60]
On use ici de la distinction exposée par Descartes entre pensées « directes » et pensées « réfléchies » (à Arnauld, 29 juillet 1648, AT V, pp. 220, l. 29-221, l. 9).
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[61]
Quant à la profonde interprétation du « videre videor » par Michel Henry, il faut convenir qu’elle nous instruit bien plus de sa propre doctrine phénoménologique que de la métaphysique de Descartes.