Notes
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[1]
Du fait de cet enjeu interprétatif fort relatif à l’Einfühlung, j’ai choisi de ne pas traduire ce terme ici, sauf lorsque je cite certains extraits de la traduction française des Hua XIII-IV-V que j’ai réalisée en 2001 et où j’avais alors choisi de traduire Einfühlung par « empathie », dans un contexte strictement husserlien. La mise en jeu présente de la pensée de Th. Lipps conduit à réinterroger le choix général de la traduction de ce terme. Voir, déjà, E. Husserl, Textes sur l’intersubjectivité I, Paris, Puf, 2001, Lexique, p. 402 : « Einfühlung est systématiquement traduit par “empathie” – quoique, même là, “ressentir” soit parfois plus juste. » Dans les textes de Lipps sur l’Einfühlung que j’ai traduits (voir le cahier de traductions sur https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01613805), j’ai proposé de rendre eingefühlt par « ressenti dans un contact immédiat », et einfühlen par « ressentir dans un contact immédiat ».
-
[2]
T. Lipps, Leitfaden der Psychologie, Leipzig, Wilhelm Engelmann, 1903, 1906 et 1909.
-
[3]
E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, 3 tomes : 1905-1920 (Hua XIII), 1921-1928 (Hua XIV), 1929-1935 (Hua XV), Den Haag, M. Nijhoff, 1973, trad. fr. par N. Depraz sous le titre Textes sur l’intersubjectivité, deux volumes, Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 2001.
-
[4]
M. Scheler, Zur Phänomenologie und Theorie der Sympathiegefühle und von Liebe und Haß, 1913, Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, no 1, republié sous le titre Wesen und Formen der Sympathie, Hamburg, Philosophische Bibliothek, 1923, trad. fr. par M. Lefebvre sous le titre Nature et formes de la sympathie : contribution à l’étude des lois de la vie affective, Paris, Payot & Rivages, 2003. La position d’Edith Stein dans ce débat demanderait également à être étudiée pour elle-même, quoique la question de la traduction du terme Einfühlung par « empathie » dans le Mémoire de Dissertation de cette dernière, Zum Problem der Einfühlung (1916-1917), rédigé sous la direction de Husserl, n’ait pas fait l’objet de débats particuliers. (Le Problème de l’empathie, Paris, Cerf-Ad Solem, 2013, trad. fr. par Michel Dupuy revue par Jean-François Lavigne.)
-
[5]
Ce qui a pour effet que je ne m’occuperai pas ici de la position et de l’interprétation de M. Scheler dans ce débat entre Husserl et Lipps (1903-1909/1909-1920), position contemporaine (1913) qui introduit des éléments de complexité liés d’une part au phénomène de triangulation de la relation, d’autre part à la relation d’inter-influence réciproque entre Husserl et Scheler. À ce propos, je renvoie à N. Depraz, « De l’empathie à la sympathie : de Husserl à Husserl (en passant par Lipps et Scheler). La phénoménologie historique “en troisième personne” à l’épreuve de la phénoménologie expérientielle “en première et en deuxième personne” », paru dans Les Discours de la sympathie. Enjeux philosophiques et migrations conceptuelles, Paris, Hermann, octobre 2014, textes rassemblés et édités par J.-P. Cléro et T. Belleguic. À propos de la relation Lipps-Scheler, voir par ailleurs, O. Agard, « De l’Einfühlung à la sympathie : Lipps et Scheler » dans le présent volume.
-
[6]
Husserl a reçu les trois éditions de l’auteur directement. Cela est noté sur ses exemplaires personnels à la bibliothèque de Leuven. Il a lu les trois éditions, a abondamment souligné et annoté la première, assez nettement souligné la deuxième, et fait des renvois dans la troisième aux deux premières. C’est dire qu’il a pris le temps de comparer les trois éditions entre elles, ce qui suppose un temps assez long consacré à examiner les thèses et les descriptions proposées par Lipps. Dans la première édition en particulier, le chapitre iii est lu intensément (soulignements importants, annotations marginales, renvoi à d’autres passages), de même pour les chapitres v et vi (avec des annotations plus longues) et pour les quatre premiers paragraphes du chapitre viii, jusqu’au paragraphe « Gesichtsraum » ; au chapitre ix, de même, surtout au premier paragraphe : « Arten der Analyse », ainsi qu’au chapitre xi, notamment à partir du paragraphe « Empirische Wahrscheinlichkeitsurteile », avec de nombreuses annotations marginales au premier paragraphe « Grundarten der Urteile, Subjekt und Prädikat ». Dans les chapitres suivants jusqu’à la fin ne subsistent que certains soulignements et quelques annotations éparses, puis, à partir du chapitre xvi, rien jusqu’à la fin, hormis quelques soulignements au chapitre xx. Quant à la deuxième édition, elle est peu annotée (chapitres i à v, chapitres xvii à xix sur la volonté dans la Section VI, dans la Section VII sur le sentiment, le chapitre « Der Begriff des Wertes »). Dans la troisième édition ne figurent que quelques rares soulignements dans les deux premiers chapitres, et quelques renvois aux deux premières éditions. Je remercie Ulrich Melle, directeur honoraire des Archives-Husserl de Leuven, qui a consulté pour moi les trois éditions des Leitfaden et m’a transmis un compte rendu détaillé de toutes ces traces matérielles de la lecture attentive qu’en a faite Husserl.
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[7]
E. Husserl, Hua XIII, p. 500 (issu des « Textkritische Anmerkungen » de l’éditeur I. Kern).
-
[8]
L’essai de Lipps dans son ensemble est paru dans la revue Archiv für die gesamte Psychologie, IV (1905), pp. 465-519. L’extrait qu’a retenu Husserl (les pages 465-471) se trouve aux Archives-Husserl sous la cote K V 2 : Lipps y résume sa théorie de l’Einfühlung et l’explicite par rapport à certaines prises de position critiques.
-
[9]
Hua XIII, no 4, « Degrés de l’Einfühlung » (autour de 1910), p. 64.
-
[10]
Ibidem, pp. 62-63.
-
[11]
À propos de ces éléments, voir le propos très informé de I. Kern, in Husserliana XIII, op. cit., Introduction, pp. xxv-xix. Voir aussi N. Depraz, in E. Husserl, Sur l’intersubjectivité I, Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 2001, Section II « Analogisation », Introduction, p. 262.
-
[12]
Hua XIII, Appendice XVI, « La théorie lippsienne de l’Einfühlung. <Extraits et notes critiques> <sans doute autour de 1913>, p. 70, trad. fr., op. cit., pp. 290-291.
-
[13]
I. Kern, in Husserliana XIII, op. cit., Introduction, pp. xxv-xxxii, et N. Depraz, op. cit., pp. 27-28.
-
[14]
Hua XIII, no 4, Appendices XIII et XIV.
-
[15]
On sera amené à se demander selon quel critère de définition de la phénoménologie Husserl place Lipps du côté de l’ignorance, ce qui fait de lui le détenteur de la connaissance de la phénoménologie.
-
[16]
B. Erdmann, Wissenschaftliche Hypothesen über Leib und Seele, Köln, Dumont-Schauberg, 1907.
-
[17]
T. Lipps, Leitfaden der Psychologie, op. cit., 3e édition (1909), pp. 48-52. Voir aussi la 1re édition, p. 171. Lipps publie en 1907, dans la collection Psychologische Studien I (pp. 694-721), un article de plus de 20 pages intitulé « Über das Wissen von fremden Ichen », qui analyse et critique en détail « le raisonnement par analogie », mais il ne se réfère pas explicitement à B. Erdmann, qui publie son livre la même année. Voir à ce propos la traduction française de cet article par M. Galland-Szymkowiak, « Le savoir d’autres moi », disponible sur HAL (voir https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01536071).
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[18]
E. Husserl, Hua XIII, Appendice IX : « Contre la théorie du raisonnement par analogie avec le moi étranger. Critique de B. Erdmann (sans doute de 1907 ou 1908) », pp. 36-38, trad. fr., op. cit., pp. 283-286.
-
[19]
Op. cit., p. 283.
-
[20]
Op. cit., p. 286. On trouve cette commune critique du raisonnement par analogie évoquée par Husserl dans d’autres textes : no 3 (1909), c), p. 50 ; Appendice XXXVI (1914-1915), p. 268 ; no 11 (1914-1015), p. 316 (notion de Analogisierung) ; no 13 (1914-1915), p. 338 (notion de « Übertragung durch Analogie »).
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[21]
E. Husserl, Hua XIII, Appendice X (autour de 1916), p. 40.
-
[22]
Voir N. Depraz, op. cit., p. 262.
-
[23]
E. Husserl, Hua XIII, Appendice XVI (1913), pp. 70-76, trad. fr. pp. 290-298.
-
[24]
Ibidem, p. 70.
-
[25]
Ibidem, p. 76, trad. fr., p. 298.
-
[26]
E. Husserl, Hua XIII, no 13 (1914-1915), p. 335, trad. fr., p. 306.
-
[27]
Voir N. Depraz, op. cit., p. 21.
-
[28]
Ce que note l’éditeur I. Kern à la note 2 de la p. 76 du Hua XIII (trad. fr., pp. 298-299), à la fin de l’Appendice XVI : « Husserl connaissait aussi les développements issus d’autres ouvrages de Lipps, ainsi qu’il ressort de la bibliothèque privée conservée aux Archives-Husserl à Leuven et des notes suivantes de Husserl : “Lipps parle d’Einfühlung dans Die ethischen Grundfragen (1899), deuxième édition 1905, p. 13 s., dans Æsthetik I (1903) et II (1906), dans les Psychologische Untersuchungen I (1907) et dans Einheiten und Relationen. Eine Skizze der Psychologie der Aperzeption (1902).” » Le texte de 1907, cité dans le Ms. EI3II, p. 162a, correspond selon toute vraisemblance à l’article « Le savoir d’autres moi » cité plus haut. Husserl ne semble pas l’avoir commenté dans son dialogue explicite avec Lipps comme c’est le cas des textes de 1913-1916 sur lesquels nous nous fondons ici.
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[29]
Il conviendrait également de faire droit à l’article publié dans la revue Archiv für die gesamte Pychologie, IV (1905), intitulé « Weiteres zur “Einfühlung” », pp. 465-519, que Husserl a lu en détail. Pour la référence aux Leitfaden, j’ai opté pour la troisième édition (Leipzig, Wilhelm von Engelmann, 1909), la dernière (elle est notée comme « teilweise umgearbeitete ») en faisant l’hypothèse qu’il s’agit par là même de la plus complète, et également du fait que c’est cette édition parmi les trois que Husserl cite le plus extensivement.
-
[30]
T. Lipps (op. cit., p. 48, 1re édition, p. 171) est cité plusieurs fois par Husserl. Dans l’Appendice X, Hua XIII, pp. 38-42 : « <La théorie du raisonnement par analogie est bel et bien fausse, mais la critique de Lipps tout autant que ma première critique sont également fausses> <autour de 1916> », p. 38, note 1 ; mais aussi à l’Appendice XXXII, p. 245, note 1 : « Cf. de façon pertinente T. Lipps. Leitfaden der Psychologie, 3e éd. (1909), p. 48 sq. » ; et enfin dans le Hua XIV, no12, pp. 236-244 : « cf. la 2e édition des Leitfaden, pp. 35 sq. » (qui correspond aux pages 48 et sq. de la 3e, citée dans le Hua XIII, Appendice XVI, pp. 70-71, dans le corps du texte). Enfin, référence y est aussi fait à la fin de l’Appendice IX, 1907-1908).
-
[31]
T. Lipps, op. cit., pp. 222-241. Husserl cite abondamment ce chapitre dans la pièce maîtresse qu’est l’Appendice XVI, pp. 70-76 : « La théorie lippsienne de l’empathie. < Extraits et notes critiques> <sans doute autour de 1913> », notamment les pages 228-231 ; par exemple, à la note 2, pp. 71-72, la Section V du Leitfaden est mentionnée et restituée, notamment l’exemple de la terreur ressentie dans le moment même où j’entends un son inconnu. Tandis que l’extrait en question se situe dans la première édition du Leitfaden, de 1903, au chapitre xiv, et comprend 15 pages environ, la troisième édition, de 1909, le situe au chapitre xiii, et a subi un net étoffage (22 pages). Cet extrait est traduit par mes soins dans le volume 1/2018 de la Revue de métaphysique et de morale, qui correspond au deuxième volume consacré à Lipps.
-
[32]
T. Lipps, op. cit., p. 48.
-
[33]
Idem.
-
[34]
Ibidem, p. 49.
-
[35]
Ibidem, p. 50.
-
[36]
Ibidem, pp. 49-52.
-
[37]
Ibidem, pp. 49-50.
-
[38]
Je reviendrai sur ce point, crucial, qui s’avère essentiel pour saisir l’originalité de la conception husserlienne de l’Einfühlung et sa proximité en réalité troublante avec la conception lippsienne, au-delà de sa propre critique et des interprétations contemporaines cognitivistes qui tendent à jouer l’un (vie affective objet de mimétisme immédiat) contre l’autre (aperception cognitive imaginative médiate fondée sur la corporéité).
-
[39]
T. Lipps, op. cit., pp. 51-52.
-
[40]
Ibidem, p. 51.
-
[41]
Notons que Husserl utilise le terme Vervielfältigung dans les années 1920 au moment où il fait droit à la voie de la psychologie et souligne l’importance des structures intrasubjectives de la vie de la conscience, qui prêtent sens à l’idée d’une identification du moi à travers ses états passés, futurs, imaginés et réfléchis, de pair avec sa pluralisation égoïque cohérente. À ce propos, voir E. Husserl, Textes sur l’intersubjectivité II, Paris, Puf, 2001, pp. 105-120, texte no 7 et Appendices XVIII, XXII, qui aborde la question de la pluralité des moi dans la vie psychique imaginative : « […] moi qui suis, […] j’aurais aussi pu autrement, vivre autrement, […] manifester d’autres traits de caractère. Par le biais de cette transposition en imagination de mon moi naît une indéfinité de moi concrets possibles (de monades) […] » ; « “Un” moi est […] essentiellement présent […] pour lui avec tout ce qu’il vit. Son vécu antérieur est à nouveau […] présent pour lui sous la forme du souvenir rétrospectif » (pp. 105-106). « Si je transpose en imagination, alors j’imagine que, à la place de ce que je vis effectivement, un autre le vit […] » (pp. 106-107). Voir aussi Philosophie première II (1923-1925), Paris, Puf, 39e et 40e leçons, pp. 117-130. Dans ces années 1920, Husserl rejoint une intuition lippsienne précoce de la vie continue du moi et de sa pluralisation interne, structure d’Einfühlung interne, soit altérité interne au sujet qui ouvre la possibilité à l’expérience d’un autre, identifiable par après à « autrui ». À propos de cette lecture de l’intersubjectivité fondée expérientiellement sur une intra-subjectivité de la vie du moi, voir notre hypothèse vectrice in N. Depraz, Transcendance et incarnation. L’intersubjectivité comme altérité à soi chez E. Husserl, Paris, Vrin, 1995, qui s’avère rétrospectivement fortement consonante avec la compréhension lippsienne de l’Einfühlung.
-
[42]
T. Lipps, op. cit., pp. 222-223.
-
[43]
Ibidem, pp. 223-228.
-
[44]
Ibidem, pp. 228-231.
-
[45]
Ibidem, pp. 231-234.
-
[46]
Ibidem, pp. 234-237.
-
[47]
Ibidem, pp. 237-241. Ici, p. 237.
-
[48]
Ibidem, pp. 228-231.
-
[49]
E. Husserl, Hua XIII, no 4 : « Stufen der Einfühlung », autour de 1910, pp. 62-66. Non traduit dans l’édition française.
-
[50]
E. Husserl, Hua XIII, Appendice XIII, « Stufen der Einfühlung, bzw. der Leibkonstitution », autour de 1913, pp. 66-68. Non traduit dans l’édition française.
-
[51]
À propos de la reprise modifiée et non mentionnée de Lipps par Husserl, voir pp. 64-65.
-
[52]
T. Lipps, op. cit., alinéa « Arten der Einfühlung », pp. 223-228.
-
[53]
La question est très clairement posée ainsi par I. Kern, in Hua XIII, op. cit., p. xxv. Voir N. Depraz, Introduction à E. Husserl, Textes sur l’intersubjectivité, op. cit., p. 22.
-
[54]
I. Kern, op. cit., p. xxv.
-
[55]
Ibidem, pp. xxvi-xxix.
-
[56]
Notons que Husserl et Lipps partagent ici une conception du mode de relation à l’expérience du sujet qui, « en structure », correspond à ce que l’on nomme aujourd’hui un accès en première personne par rapport à un accès en troisième personne, même s’ils ne développent ni l’un ni l’autre une méthodologie d’accès à un vécu spécifié de l’expérience du sujet, qui seule fait de l’approche une approche en première personne au sens strict.
-
[57]
T. Lipps, op. cit., pp. 228-229.
-
[58]
Voir N. Depraz, Transcendance et incarnation. L’intersubjectivité comme altérité à soi chez E. Husserl, op. cit., qui suit précisément le fil conducteur de la structure intra-subjective du sujet, nommée ici structure d’altérité à soi, comme condition expérientielle de l’expérience d’autrui. Notons que D. Moran identifie également ce point concernant Lipps en 2004, mais il ne le met pas en relation avec la conception husserlienne de l’intersubjectivité. Voir D. Moran, « The Problem of Empathy : Lipps, Husserl, Scheler and Stein », in T. A. F. Kelly and P. W. Rosemann, Amor Amicitiae. On the Love that is Friendship, Leuven, Peeters, « Recherches de théologie et philosophie médiévales, Bibliotheca », 6, 2004, pp. 269-312, ici p. 278 : « […] Through this self-objectivation my own experiences become objects for me and, so to speak, foreign to me. […] Lipps employs the term Einfühlung for the manner in which I relate to earlier states of my own self, for example, in the sphere of memory. When, for example, I recover a past experience, I have to identify myself (now) with the performer of that experience (then). Empathy, then, for him, is intra-personal, relating me to my past and other imagined states […]. »
-
[59]
T. Lipps, op. cit., pp. 49-50.
-
[60]
Ibidem, p. 50.
Introduction
1 De Theodor Lipps (1851-1914), on connaît surtout en phénoménologie l’influence qu’il a exercée sur Edmund Husserl (1859-1938) et sur Max Scheler (1874-1928) relativement à la thématique de l’Einfühlung, que l’on traduit régulièrement aujourd’hui par « empathie » dans le corpus husserlien et par « intuition projective » dans les textes de Scheler.
2 Husserl rencontre T. Lipps à Munich en 1904 : il est invité par le Professeur à donner une conférence devant le Psychologischer Verein. Par après, le fondateur de la phénoménologie cite, commente et interprète longuement les Leitfaden der Psychologie de Lipps à travers ses trois éditions [2], principalement dans le premier volume des Husserliana consacrés à l’intersubjectivité [3], dans des textes qui s’échelonnent entre 1909 et les années 1920. Il entre en discussion critique avec lui notamment à propos de sa conception de l’Einfühlung. Quant à M. Scheler, il rencontre T. Lipps en 1906 et fait alors partie du Cercle des phénoménologues de Munich. En 1913, dans Nature et formes de la sympathie [4], Scheler mène également une critique aiguisée de l’Einfühlung de Lipps.
3 Husserl et Scheler contribuent ainsi à éclipser, en raison notamment de leur critique commune et, par suite, de leur visibilité en matière de théorie de l’intersubjectivité (Husserl) et de philosophie de la sympathie, de l’affectivité et de l’amour (Scheler), l’importance du psychologue et philosophe munichois. En effet, ce dernier fut un professeur influent en Allemagne au tournant du siècle puis durant la première décennie du xx e siècle. De surcroît, il donna avant ses deux plus jeunes collègues une portée et un développement considérables, tout à la fois psychologique, esthétique et philosophique, à la notion d’Einfühlung forgée par Robert Vischer dès 1873.
4 Dans cette contribution, je ne me contenterai pas de restituer cette lecture critique de type phénoménologique en entérinant tacitement une lecture herméneutique chronologique qui veut que ceux qui, venant après et bénéficiant d’une plus grande notoriété, lisent leurs prédécesseurs et produisent des arguments seuls dignes d’être examinés et reçus. Je souhaite aussi revisiter Lipps lui-même et sa conception spécifique de l’Einfühlung. Bien entendu, une telle enquête, étant donné le caractère omniprésent de cette notion chez Lipps dans les champs continus chez lui de l’esthétique et de la psychologie, excède le cadre de ce travail. Aussi ciblerai-je plus modestement mon propos sur l’examen prioritaire du corpus que Husserl prend lui-même en considération. Pour autant, je ne relirai pas les textes de Lipps à travers les seuls yeux de Husserl, en restituant le débat critique de son seul point de vue. J’irai lire Lipps de première main [5].
5 À l’horizon de cette enquête limitée se profile évidemment un enjeu plus ambitieux : contribuer à statuer sur ce qu’il convient d’entendre par Einfühlung et revenir sur les choix de traduction existants, qui forgent des découpages conceptuels liés aux problématiques dans lesquels le terme s’insère, créant parfois des projections de sens indues d’un auteur sur l’autre. Notamment : Lipps et Husserl ont-ils en tête la même expérience de référence lorsqu’ils parlent d’Einfühlung ? Peut-être, peut-être pas. En se déplaçant du cadre conceptuel au plan expérientiel, on s’attachera à faire bouger les découpages imposés par la théorie husserlienne de l’intersubjectivité et à introduire un espace de variation de sens émanant du ressenti de la vie affective que décrit Lipps de son côté.
6 Pour cela, cependant, il est nécessaire de restituer la lecture que Husserl fait de Lipps depuis le corpus de textes où il le cite et le commente. Ce à quoi je m’attacherai pour commencer. Dans un second temps, j’explorerai la proposition de Lipps dans ces mêmes extraits des Leitfaden der Psychologie. Il sera alors intéressant, muni de cette perspective décentrée par rapport à la lecture commandée par Husserl, de revenir sur la proposition de ce dernier concernant l’Einfühlung, et de l’examiner à nouveaux frais à la lumière de la proposition de Lipps cette fois.
I. Lipps sous le projecteur husserlien
7 Theodor Lipps meurt le 17 octobre 1914. Si l’on lit attentivement les textes du volume XIII des Husserliana où Husserl cite et commente Lipps, on est frappé de ce que le premier a lu avec minutie les trois éditions des Leitfaden der Psychologie, lesquelles se trouvent aux Archives-Husserl à Leuven dans sa bibliothèque personnelle, et il les a assez abondamment annotées, surtout la première édition [6]. À la mort de Lipps, outre des textes concernant Lipps et qui figurent dans le volume des Husserliana, Husserl rassemble dans une enveloppe qui se trouve dans le Nachlass certains extraits de textes de Lipps sur l’Einfühlung [7], et notamment un extrait de 5 pages sténographiées issues de l’essai de ce dernier de 1905 intitulé « Weiteres zur Einfühlung » [8].
8 Il semble donc que Husserl ait pris connaissance de la théorie de Lipps dès 1905, peut-être inspiré en cela par A. Pfänder et J. Daubert, élèves de Lipps venus séjourner chez Husserl à Seefeld durant l’été 1905. Cependant, on ne sait pas très bien comment Husserl a abordé la problématique de l’Einfühlung dans ces années 1905-1910, dans la mesure où les notes et extraits de rédaction de cette période n’ont été mis en place de sa main que dans les années 1913-1916. Bref, ces textes ont sans doute subi des évolutions et des remaniements dès 1909 et après 1916.
9 Quoi qu’il en soit, il en ressort une vision assez unifiée de l’Einfühlung durant cette période, et qui se distingue des développements ultérieurs sur ce thème. L’élément caractéristique de cette première théorie est l’accent porté sur les sensations et les champs de sensations, ce que Husserl nomme la « couche esthésiologique », et c’est ce niveau de la sensation, primaire et fondamental, qui est privilégié pour l’entente de l’Einfühlung dans le corps d’autrui, avant toute expression ou compréhension. C’est ce que décrit Husserl au texte no 4 du Husserliana XIII, intitulé « Degrés de l’Einfühlung », écrit autour de 1910, et qui part des sensations, puis de la perception du sujet, des souvenirs et des figurations de l’imagination, puis la couche du psychisme, avant d’en venir à la dimension de l’esprit (Geistigkeit), laquelle inclut le langage et les modes d’expression :
À propos des sensations, on ne parle pas d’expression de l’âme. Le fait qu’autrui voit quand il a les yeux dirigés vers quelque chose, le fait qu’il éprouve une sensation de pression, on ne le saisit pas avec une « expression ». L’expression se réfère à une sphère plus élevée [9].
11 Et aussi :
Il doit déjà y avoir un corps pour que, en lui, dans ses multiples mouvements corporels de type particulier, des pensées, des sentiments, des décisions, de la tension, de l’attente, de l’attention, etc., puissent s’exprimer [10].
13 Husserl élabore et construit progressivement sa conception de l’Einfühlung par contraste avec celle de Lipps, qu’il a soigneusement étudiée : il joue ainsi la mise en avant du caractère primaire des sensations du corps contre l’expression des actes psychiques et des mouvements de la vie interne [11].
Dans mes recherches sur l’« empathie », je n’ai pas fait de l’« expression » des mouvements de l’âme, des « expressions de la vie étrangère » un thème principal. Bien plus, s’est trouvée placée pour moi en première position l’unité, donnée dans l’auto-perception propre, de la corporéité de chair et des champs de sensations, respectivement des champs de mouvements ; s’est trouvé placé en premier lieu le fait particulier de la localisation interne des sensations dans la corporéité de chair et, ne faisant qu’un avec cela, le fait de l’appréhension de la chair en tant qu’elle est dotée de caractères sensibles, à titre de composantes intrinsèques, puis, la « mobilité » de la chair (de la chair sentie), dans le style du « je bouge ». La couche esthésiologique cinétique fait du corps de chair une chair, et la chair est pour ainsi dire le champ et l’organe du moi […]. Il est erroné de rattacher l’ensemble du problème de l’empathie aux simples mouvements expressifs, aux expressions charnelles, aux expressions du psychique, comme on a coutume de le faire et comme Lipps l’a aussi fait dans ses développements méritoires. L’appréhension de « l’extériorisation », de l’« expression » des actes et des états psychiques est déjà médiatisée par l’appréhension de la chair comme chair [12].
15 I. Kern, l’éditeur allemand des textes sur l’intersubjectivité, restitue avec acuité le débat critique entre Husserl et Lipps, en identifiant trois points de divergence entre les deux auteurs [13].
16 1. La première opposition, frontale, tient au fondement expérientiel de l’Einfühlung. Pour Lipps, celle-ci s’ancre dans l’expression des mouvements corporels physiques (gestes, mimiques) de la vie de l’âme ; pour Husserl, elle s’enracine dans la sphère esthésiologique pré-expressive, sphère des sensations vécues qu’il centre dans le corps charnel (Leibkörperlichkeit), et il voit dans l’expression de la vie de l’âme ou de l’esprit une dimension fondée sur la sphère corporelle primaire [14].
17 2. La seconde différence tient à la modalité de la relation à autrui qui reçoit la faveur de l’un et de l’autre : pour Lipps, la relation entre moi et autrui s’établit comme une imitation (Nachahmung) instinctive et une projection (Hineinfühlen) immédiate des mouvements expressifs de moi en l’autre ; selon Husserl, en revanche, ma relation avec autrui ne peut être que médiate et objet d’une apprésentation, c’est‑à-dire repose, en deux temps, sur une présentation perceptive d’autrui que je vois, entends, touche, et depuis laquelle je procède à une identification cognitive, apprésentative, de sa présence sensible en moi. C’est ce qui conduit Husserl à exprimer son opposition à Lipps en des termes particulièrement virulents, allant jusqu’à parler à propos de sa compréhension d’un « refuge d’ignorance phénoménologique » (Refugium phänomenologischer Ignoranz) [15].
18 3. Le troisième point de divergence est plus complexe, car il part d’un accord entre nos deux auteurs. Ils adressent en effet une critique commune au « raisonnement par analogie » (Analogieschluß) comme méthode d’accès à autrui. Cette position est notamment défendue par Benno Erdmann dans ses Hypothèses scientifiques sur le corps et l’âme [16]. Lipps en fait une critique implicite mais claire [17], tandis que Husserl se montre plus frontal [18]. Ce dernier, de plus, cite abondamment Erdmann : il oppose à son raisonnement, centré sur la dimension hypothétique de la réalité d’autrui par simple analogie avec ma propre expérience, la réalité perceptive sensible de l’expérience qu’autrui et moi partageons en nous rencontrant. Il prend parallèlement appui sur la position de Lipps, lequel défend de son côté une continuité immédiate de vie de l’expression corporelle sensible d’autrui et de la mienne. Husserl en vient même à se réclamer de Lipps pour critiquer Erdmann, en mettant en avant l’idée déjà formulée par Lipps selon laquelle « le raisonnement par analogie est un sophisme fondamental [19] ». Telle est la première phrase de l’Appendice IX où Husserl cite le texte de Erdmann. Et la dernière phrase s’énonce ainsi :
Aussi le raisonnement par analogie est un sophisme (note : comme Lipps l’a déjà reconnu, Cf. Lipps) [20].
20 Cela étant dit, en 1916, soit huit ans après avoir affirmé une position commune avec Lipps contre Erdmann, Husserl exprime son différend vis‑à-vis de Lipps :
[…] la théorie du raisonnement par analogie est […] fausse. Mais la critique de Lipps tout autant que ma première critique sont également fausses [21].
22 De ces assertions ressortent non seulement la mise en question par Husserl de la critique par Lipps de Erdmann, mais aussi la critique que Husserl s’adresse à lui-même. Il est très difficile, dans le format limité de cette contribution, de restituer l’analyse descriptive et argumentative de Husserl dans ces deux textes de 1907-1908 et de 1916 publiés à titre d’Appendices IX et X dans le Husserliana XIII, analyse touffue et minutieuse qui est d’ailleurs interne et n’entre pas en discussion explicite ni frontale avec Lipps. Ce que l’on peut énoncer simplement, c’est que, dans l’Appendice X, Lipps – selon Husserl – critique le raisonnement par analogie, à savoir l’inférence logique d’un psychisme à autrui à partir de ses expressions sensibles, au nom d’un primat de l’expression immédiate de la vie interne dans ses manifestations corporelles musculaires (mimiques, gestes, etc.). Dans ce même Appendice, Husserl mène sa propre auto-critique de sa première critique de Erdmann. Il insiste alors sur la base esthésiologique corporelle-charnelle de ce qu’il nomme dès ce moment une Analogisierung : un vécu analogisant, une dynamique expérientielle d’analogisation. C’est donc à une refonte de sa conception de l’analogie en jeu dans la relation à autrui que Husserl procède entre 1908 et 1916, bien davantage qu’à un rejet pur et simple de l’analogie, comme c’est le cas de la critique que Lipps adresse implicitement à Erdmann [22].
23 Pour restituer de façon synthétique le débat critique entre Husserl et Lipps, je vais à présent me centrer, pour conclure ce premier temps où Lipps est observé et interprété depuis le point de vue de Husserl, sur le texte le plus développé à cet égard, qui date de 1913, situé entre l’alliance initiale avec Lipps contre leur ennemi commun, Erdmann (1908), et la séparation entérinée avec ce dernier (1916). Ce texte, qui correspond à l’Appendice XVI du Husserliana XIII, s’intitule « La théorie lippsienne de l’empathie » et, comme le note l’éditeur en complément du titre de Husserl, il est constitué, de façon hybride, d’extraits cités (sous-entendus de Lipps) et de remarques critiques (sous-entendues de Husserl) [23]. Durant ces sept pages, Husserl entre dans un dialogue serré avec Lipps, qui le conduit à « travailler » ce dernier « au corps » (c’est le cas de le dire…), c’est‑à-dire à pénétrer dans la matière de sa pensée, son texte, qu’il cite en de larges extraits. Cela témoigne, comme il l’a déjà fait avec C. Stumpf à propos de l’attention entendue comme plaisir pris à remarquer en 1904-1905, ou avec Watt durant cette même année 1913 (au § 76 des Idées I) à propos de l’auto-observation ou introspection comme accès immédiat ou non à moi-même, à entrer intimement dans la matière de la pensée d’autrui (ici Lipps) et à produire à partir de là ses arguments critiques. Notons en passant, en guise de commentaire méta-interprétatif, qu’on pourrait voir dans cette stratégie interprétative à deux étages la mise en abîme, expérimentée en première personne, de sa conception en deux temps de l’Einfühlung.
24 Après avoir énoncé son opposition majeure avec Lipps, qui correspond au point de divergence no 1 restitué plus haut (primauté de l’expression de la vie psychique chez Lipps dans ses mouvements gestuels musculaires externes vs primauté de la couche esthésiologique corporelle comme telle pour Husserl) [24], Husserl cite des extraits extensifs de la deuxième édition des Leitfaden (1906), pp. 35-36, de la première édition (1903), pp. 192-193, puis de la troisième (1909), p. 48 s., pp. 228-232, qu’il se contente de restituer en les restructurant a minima sans les critiquer. Dans ces extraits, le fil conducteur de l’analyse de Lipps relevé par Husserl consiste d’une part à penser l’unité et la continuité de la vie psychique entre moi et autrui, à définir l’Einfühlung comme une auto-objectivation et à mobiliser l’importance de l’expression corporelle physique (expressions du visage, mais aussi comportements) de cette vie psychique comme lieu de l’Einfühlung en autrui, c’est‑à-dire de cette capacité du moi doté de sa vie psychique propre à entrer en autrui et dans sa vie psychique propre. Les émotions, fréquemment mobilisées par Lipps dans ses analyses situées et alimentées d’exemples détaillés, la peur qui s’exprime dans le cri, la colère qui se voit sur le visage, mais aussi le courage, la pudeur, la lâcheté qui se manifestent dans le comportement offensif ou effacé d’autrui sont au premier plan de l’entente de l’Einfühlung par Lipps, alors que Husserl, en fin d’extrait, après une longue restitution, tranche dans le vif en prenant position contre lui au nom du caractère plus primaire de la perception esthésiologique vécue par contraste avec celui des expressions corporelles physiques :
L’expression des actes et des états psychiques tient à cela : nous « voyons » le doute, la décision, nous voyons la colère, le courage, l’hésitation, la lâcheté, la pudeur, etc., dans des expressions corporelles. Mais l’expression de la corporéité charnelle spécifique, la « perception » de l’action libre des organes de perception, la focalisation de l’œil, le fait de fixer, de tourner son regard, le mouvement tactile de la main, la marche et, par là, le changement de point de vue, plus avant, le fait que la chair soit le localisateur de la surface tactile, etc., tout cela a un statut plus primaire encore [25].
26 En assignant un statut primaire originaire à la perception esthésiologique vécue de la chair comme fondement de l’Einfühlung et en situant l’expression corporelle externe sur un plan dérivé, Husserl conteste la validité de la théorie lippsienne de l’Einfühlung. Dans les années 1914-1915, il dira tout nettement que l’Einfühlung est une mauvaise formulation : « ein falscher Ausdruck [26] », et il enchaînera alors en citant Lipps : « On parle d’“Einfühlung”. “Je ressens mon sujet égoïque dans le corps étranger.” Mais est-il juste de parler ainsi ? » Pourtant, Husserl n’a pas cessé d’utiliser le terme Einfühlung [27] de 1908 à 1930, jusqu’à y voir la figure prime de l’intersubjectivité. Que doit-on en conclure ? Qu’il en a transformé le sens pour en faire une « bonne formulation » ? Qu’il n’a pas trouvé mieux ? Que cette formulation est seulement mauvaise dans le sens que lui donne Lipps ?
II. Lipps « en chair et en os »
27 On pourrait en rester là et considérer que, en effet, Husserl reprend le terme Einfühlung à Lipps, mais que, selon un geste herméneutique classique, il lui fait subir une modification de sens conforme à sa conception. Cette modification passera par la fondation charnelle esthésiologique et la médiation de l’apprésentation perceptive, structure à deux couches expérientielles qui relègue au second plan l’expressivité de la vie psychique dans ses manifestations corporelles physiques et l’immédiateté instinctive de l’imitation.
28 Je voudrais relire à présent le corpus lippsien pour lui-même, hors projecteur husserlien, et prendre au sérieux la conception de l’Einfühlung par Lipps : tester sa solidité pour elle-même.
29 Une enquête systématique excède, je l’ai dit, le cadre de cette contribution, d’autant que l’Einfühlung est une notion omniprésente chez notre auteur. J’ai donc choisi de relire Lipps là où Husserl lui-même a été le lire, mais sans Husserl. Deux motivations à cela : premièrement, cela permet de cibler le corpus et rend le travail raisonnable et, de ce fait, plus méthodique ; deuxièmement, je lis Lipps dans un cadre qui est compatible avec la phénoménologie husserlienne. Non pas de l’extérieur, comme ce serait le cas si j’allais solliciter le versant esthétique ou éthique de l’Einfühlung, dont Husserl avait certes connaissance et qu’il a travaillé [28], mais pas jusqu’à proposer à partir de là une confrontation serrée avec Lipps. En procédant ainsi, je permets dans une étape suivante un retour à Husserl, cette fois éclairé par Lipps.
30 Je l’ai indiqué plus haut, Husserl commente Lipps depuis les trois éditions des Leitfaden der Psychologie (1903, 1906, 1909). Ce sera donc mon corpus ici [29]. Husserl se réfère explicitement à deux extraits de cet ouvrage. Il s’agit d’une part de quelques pages de la Section I, introductive, situées au chapitre ii, intitulé Wesen und Aufgaben der erklärenden Psychologie, dans l’alinéa suivant : « Eine Vorfrage : die Vielheit der Iche und der Einfühlung » (« Une question préliminaire : la pluralité des moi et l’Einfühlung ») [30]. Le second passage est plus extensif (plus de vingt pages) et situé bien plus tard dans l’ouvrage. Il s’agit d’un extrait de la cinquième Section, « Erkenntnis und Irrtum », au chapitre xiii, intitulé Erkenntnisquellen. Einfühlung (« Sources de la connaissance. Einfühlung ») [31].
31 Le premier passage, situé dans l’Introduction du manuel de psychologie de Lipps, se présente comme une « question préliminaire », un excursus à l’intérieur d’une mise en place essentiellement méthodologique, laquelle pose premièrement l’orientation générale, puis les concepts fondamentaux, enfin la tâche de la psychologie explicative. C’est dans ce contexte que Lipps aborde la question de l’Einfühlung.
32 Comment se met en place le contexte dans lequel cette question va être posée ? Lipps part du cadre général de la psychologie comme « science du moi individuel » et pose depuis ce cadre la question du problème de l’existence d’autres moi [32]. Cela le conduit à faire droit à la méthode connue à l’époque en termes d’accès à autrui, celle du « raisonnement par analogie », et à procéder à sa mise en critique. Il s’agit selon Lipps d’une méthode « inconcevable » pour appréhender un autre moi. Son argument critique est le suivant : c’est depuis la manifestation concrète des expressions corporelles physiques des autres moi que je prends conscience de moi, non l’inverse, comme le postule le raisonnement par analogie, qui part de moi pour envisager analogiquement autrui [33]. Si c’est autrui qui m’amène à prendre conscience et connaissance de moi, cela crédite le premier d’une primauté et d’une irréductibilité. D’où le constat selon lequel la présence d’autrui apporte quelque chose de fondamentalement nouveau : c’est une « Neuschöpfung [34] ». Une telle dissymétrie cognitive en faveur d’autrui ne peut donc qu’alimenter et renforcer la suspicion de Lipps à l’égard du raisonnement par analogie. En bon scientifique, il démonte alors la pertinence de cette méthode en proposant un contre-exemple : je constate dans mon corps un geste associé à de la colère ou a minima à du désaccord (ma bouche retombe, mes poings se serrent), et j’aperçois un geste semblable chez autrui. Vais-je en conclure analogiquement qu’autrui est en colère ? Ce geste peut effectivement indiquer de la colère, mais aussi tout autre chose ! Sa bouche peut retomber par tristesse, ses poings peuvent serrer par anxiété… Bref, le raisonnement par analogie ne saurait être démonstratif. Il est au mieux indicatif. En fait, la rigueur de cette analogie est faible en vertu du caractère non fiable du quatrième terme ! Ici, pour Lipps, le quatrième terme correspond à l’état émotionnel d’autrui, que l’on ne peut logiquement pas déduire de sa manifestation corporelle. De ce fait, le raisonnement par analogie, du fait de son caractère logique, est inapplicable sur le terrain des vécus, lequel requiert une méthodologie différente, non certes que ce terrain ne soit pas rigoureux en soi. C’est la non-congruence entre la méthode proposée, logico-mathématique, et le contenu du thème, l’expérience d’autrui, qui est non rigoureuse. L’auteur du Leitfaden est ainsi amené à introduire la méthode de l’Einfühlung comme une alternative à celle du raisonnement par analogie, en considérant qu’elle est congruente au vécu, à savoir plus rigoureuse [35].
33 Après la phase critique relative au raisonnement par analogie, examinons la description du mécanisme de l’Einfühlung en tant que tel [36]. À distance de toute conception analogisante comme mise en relation asymétrique avec autrui à partir de moi, Lipps appréhende génériquement l’Einfühlung comme une relation où j’ai en moi-même la conscience d’un autre, qui a un caractère indéterminé, c’est‑à-dire n’est pas alors identifié à un « autrui ». Il s’agit de « cette chose remarquable qui, résidant dans ma conscience d’un “autre”, suppose une façon particulière pour nous d’accéder à cette conscience [37] ». C’est cette « façon particulière » qui est désignée par le terme Einfühlung, et qui est rendue équivalente à la notion d’« auto-objectivation » (Selbstobjektivation). Mes activités internes (pensées, sensations, souvenirs, imaginations) sont alors identifiées comme telles et deviennent des « objets » pour moi, c’est‑à-dire, dans un vocabulaire plus contemporain, des altérités à soi ou à moi-même : en voyant de l’autre qui n’est pas moi, je vois aussi que j’ai de l’autre (de l’objet) en moi [38].
34 Une telle définition de l’Einfühlung comme auto-objectivation signifie ce double mouvement du moi qui s’objective en se confrontant à de l’autre et en découvrant au même moment de l’objectif (de l’autre) en lui. Cela a pour effet que le terme est pris ici dans un sens large, à savoir plus large que l’Einfühlung esthétique, qui est alors dans la littérature de l’époque le sens le plus courant de l’Einfühlung. Comment Lipps rend-il compte de ce processus d’auto-objectivation ? Il constate l’éveil instinctif et l’arrivée immédiate dans ma vie psychique présente de processus et d’états perceptifs sensibles qui correspondent à des expressions de la vie d’un autre individu (des sentiments, des volitions), processus que j’ai déjà vécus en moi et qui forment un seul et unique vécu de conscience. Lipps décrit ici le processus de l’auto-objectivation de dimensions d’altérité qu’il n’impute d’ailleurs pas nommément à autrui, mais plutôt à un état antérieur (« processus que j’ai déjà vécus en moi… ») de lui-même [39]. J’aurai l’occasion de revenir plus loin sur cette relation au temps, et plus particulièrement à la mémoire du sujet comme élément déterminant de l’Einfühlung chez Lipps. Ce dernier indique également plusieurs fois, dans le même passage, que ce processus, à savoir ce devenir et cette dimension autre des vécus de conscience ressentis (eingefühlten) est « wunderbar » (étonnant) et « inexplicable », jusqu’à ce que la vie d’autrui acquière également son autonomie, c’est‑à-dire puisse exister indépendamment de moi.
35 Certains autres points sont également identifiés et repris par Husserl, notamment le fait que la vie de conscience est rattachée à des processus perceptifs [40], et également le fait que les moi autres sont le résultat de ma vie interne, ce qui donne lieu à une pluralisation possible de moi-même (Vervielfältigung meiner selbst) [41].
36 Le deuxième passage, situé dans la cinquième Section, traite de l’Einfühlung comme « source de connaissance » (Erkenntnisquelle). Cette cinquième Section a été tout d’abord préparée, dans la première Section, par la présentation des éléments, des faits les plus généraux et des lois fondamentales de la vie psychique, contenus sensibles, processus internes (attention, force, énergie, associations, mémoire) ; puis, dans la deuxième Section, par la notion de fusionnement (Verschmelzung) comme concept clé, ainsi que par les processus de pensée que sont l’absorption, la dissociation, l’assimilation, la congestion (Stauung), par l’analyse centrale et détaillée de l’apperception comme relation fondamentale de la conscience à elle-même enfin, et par celle du jugement dans la quatrième Section ; par suite, Lipps fera place à la volonté (Section VI), au sentiment (Section VII) et, pour finir, durant la huitième Section, il abordera des états psychiques spéciaux comme le sommeil, le rêve, l’hypnose, et certains troubles et destructions pathologiques.
37 L’Einfühlung joue donc un rôle central dans la théorie de la connaissance de Lipps, en lien étroit avec l’aperception, un rôle primordial même, puisqu’elle est présentée comme l’une des trois « sources » (Quellen) de la connaissance. Après la connaissance de l’objet externe et de soi, il s’agit de la connaissance des autres moi. Le chapitre xiii de la cinquième Section, intitulé « Sources de la connaissance. Einfühlung », redéfinit d’abord l’Einfühlung comme « auto-objectivation » en la distinguant très clairement de la relation à l’objet externe qui est une connaissance de l’objet « gegenüber », devant moi, tandis que la connaissance par Einfühlung est une connaissance où je suis actif « in », dans la chose [42] ; puis il décrit trois « types » (Arten) d’Einfühlung : 1) la « allgemeine apperzeptive Einfühlung », 2) la « Stimmungseinfühlung », et 3) l’« empirisch bedingten apperzeptiven Einfühlung » [43]. Avec la première, l’Einfühlung aperceptive générale, c’est l’activité du moi, touché, au contact ressenti de, dans, avec l’objet ; avec la seconde, c’est l’Einfühlung comme disposition affective (Stimmung) ; quant à la troisième, elle correspond à l’Einfühlung aperceptive liée à la contrainte exercée par la nature ; ensuite, il insiste sur l’Einfühlung dans le cadre de l’apparition sensible de l’être humain comme individu autre que moi, qu’il considère comme la plus importante, et qu’il distingue soigneusement des trois autres types [44]. Il souligne alors le caractère primaire de l’expression langagière sonore (Verlautbarung) du vécu d’autrui par autrui lui-même comme conscience accrue de son vécu pour moi, en continuité avec l’expression corporelle physique, et comme base de l’imitation instinctive pulsionnelle entre moi et autrui [45] ; il établit enfin l’Einfühlung comme source de connaissance par auto-objectivation immédiate de l’autre moi en moi, basée sur l’instinct mais lui étant irréductible en vertu de la loi de l’apperception [46], avant d’en venir pour finir aux formes esthétique et pratique d’Einfühlung dans les relations sociales, où le caractère esthétique se voit distingué comme sens le plus étroit de l’Einfühlung, en vertu de son sens : « in mir “Gefühlten” » (ressenti en moi) [47]. On peut noter que l’Einfühlung possède à la fois un sens fondamental en tant qu’auto-objectivation de la vie étrangère et comme source de ma connaissance, un empan plus large, aussi bien dans sa modalisation graduelle affective (négative/positive), sa typification dans ses différentes formes aperceptives, que dans son inscription linguistique primaire, pratique, éthique et sociale, et un sens esthétique nodal, resserré autour du noyau du senti-ressenti (in mir einfühlt). Lipps s’emploie à coordonner toutes ces dimensions, au service d’un concept à la fois rigoureux et multistratifié de l’Einfühlung. La question qui se pose ici est celle de l’organisation des différents mécanismes et niveaux de sens en jeu dans l’Einfühlung.
Conclusion. Husserl rétro-projecté par Lipps : un autre Husserl ?
38 Parmi ces différentes facettes de l’Einfühlung, il est remarquable que Husserl se concentre chez Lipps sur le passage consacré à l’apparition sensible de l’être humain [48]. Il délaisse en revanche les autres points, aussi bien la définition de l’Einfühlung comme auto-objectivation, comme source de connaissance que la typification, l’inscription sociale, langagière, éthique et esthétique. Sans retenir l’empan différencié et stratifié de Lipps, ce dernier note que l’apparition sensible de l’être humain est dans l’Einfühlung le point le plus important.
1. Le point méthodologique de différenciation : constitution corporelle perceptive versus vie affective continue.
39 La différence la plus saillante entre nos deux auteurs concerne d’ailleurs justement la question des diverses formes d’Einfühlung. Alors que Lipps utilise l’expression des « Arten » (types) d’Einfühlung, Husserl identifie de son côté des « Stufen » (degrés) d’Einfühlung. Sous une sémantique apparemment similaire, qui souligne la pluralité de ses formes, les deux auteurs ont une entente en réalité fort contrastée du contenu des modes d’Einfühlung.
40 Entre [49] et [50], Husserl décrit les différents stades de l’Einfühlung en termes de « degrés » (Stufen), qui sont en réalité à entendre comme des « couches » (Schichten) dont la plus primaire est celle des sensations, couche inférieure de l’Einfühlung. Sur cette base s’ordonnent les degrés de la perception du sujet, des souvenirs et des imaginations, puis, enfin, du psychisme, qui comprend les actes, les sentiments et les prises de position. Cette analyse graduelle se situe dans le cadre de la constitution de la chair comme complexe corporel-vécu-spirituel du sujet. Dès lors, la mention des expressions corporelles, clairement reprise à Lipps, ainsi que l’exemple des mimiques, des gestes, de la danse, sont interprétés comme des mouvements kinesthésiques spirituels qui témoignent de l’assise culturelle de l’humain à même sa nature corporelle, laquelle est considérée comme primairement sensorielle, à savoir anté-expressive [51].
41 Lipps, de son côté, quand il fait droit à des « types » différents d’Einfühlung, distingue en réalité entre l’Einfühlung aperceptive dans un objet, à savoir l’activité qui m’amène à ressentir cet objet, à vivre en lui dans ses différentes modalités affectives (de joie, d’audace, de fierté, ou bien de tristesse), bref, positivement ou négativement. Un deuxième type d’Einfühlung fait droit à l’ambiance ou à l’atmosphère, à la disposition affective en jeu, ce qui le conduit à souligner alors la rythmique de l’activité vitale en jeu dans la situation où le sujet ressent et vit dans l’objet. Un troisième type d’Einfühlung prend en considération la nature elle-même, pas simplement un objet donné, et décrit la force, l’énergie en jeu dans le sujet qui ressent, mais aussi la force d’implication ou de résistance de la nature dans cette interaction [52].
42 Il est saisissant de constater ici à quel point, partant d’une thématique commune, nos deux auteurs produisent des orientations aussi hétérogènes de sens et d’interprétation.
2. Husserl sous influence lippsienne : la structure d’altérité à soi de l’Einfühlung.
43 La question qui se pose est de savoir comment, à partir de questions théoriques aussi différentes, nos deux auteurs peuvent en réalité converger dans la même appréhension structurelle de l’Einfühlung. C’est ce que nous allons tenter de démêler pour terminer.
44 Husserl entre dans la question de l’expérience d’autrui (Fremderfahrung) à partir d’une réflexion et d’une élaboration de la méthode de la phénoménologie, à savoir la « réduction », dans les années 1905-1909. Ce que note remarquablement I. Kern : « poser la réduction comme principe premier de la phénoménologie [1907, Idee der Phänomenologie] oblige à s’intéresser à la problématique de l’intersubjectivité : comment en effet concevoir une pluralité de consciences si la réduction fait d’une conscience pure et absolue la source du sens d’être du monde ? » La question est de savoir comment, à partir d’une méthode qui place la certitude apodictique dans la conscience pure et absolue, atteindre et fonder une pluralité et une diversité de consciences absolues [53]. C’est depuis ce cadre théorique qui interroge l’intersubjectivité à partir de la réduction et place au centre le problème de la conscience absolue que Husserl se tourne spontanément vers la théorie de l’Einfühlung de T. Lipps, laquelle lui apparaît à l’évidence comme une référence incontournable sur la question. I. Kern est on ne peut plus clair à cet égard : « Particulièrement dans les premières années de l’intérêt de Husserl pour cette problématique, la théorie de l’Einfühlung de Lipps semble toujours avoir figuré dans son horizon. Un indice de cela est déjà le fait que Husserl utilise le plus souvent le terme “Einfühlung” pour nommer l’expérience d’autres personnes, sans que ce concept n’implique nécessairement pour lui une théorie déterminée de l’expérience d’autrui, comme c’est le cas pour Lipps lui-même [54]. »
45 De plus, I. Kern note que Husserl, « à l’encontre de sa façon habituelle de procéder, a simplement recopié de façon quasi littérale l’extrait » de 5-7 pages issu de l’essai de Lipps « Weiteres zur Einfühlung » de 1905, « sans insérer aucune remarque ou prise de position critique d’aucune sorte. Il ne semble pas, ajoute Kern, avoir adopté à la lecture de l’essai une position propre dans cette problématique [55]. »
46 Par ailleurs, la conception de Husserl semble, dans ces années, proche de celle de Lipps : « sich einfühlen » correspond à une activité du sujet qui concerne le mode et la qualité du rapport que j’entretiens avec une réalité quelconque, qu’il s’agisse d’un objet, d’une situation, d’un événement, d’une personne. Ce n’est donc pas ici le rapport spécifique à autrui qui est visé, mais plutôt le mode spécifique de rapport, à savoir un rapport ressenti, vécu, éprouvé à la réalité en question et non un rapport théorique, surplombant, bref, externe au sujet [56]. Par exemple, Husserl prend le cas de l’activité par laquelle il s’agit de « sich in ein Urteil einfühlen », c’est‑à-dire, littéralement, d’intérioriser, de comprendre un jugement de l’intérieur en l’éprouvant. Ainsi, Lipps apparaît plutôt comme un allié de Husserl, en tout cas un accompagnant, pas un adversaire. Il est ainsi cité par Husserl dans les Recherches logiques, notamment en référence à sa traduction allemande du Traité de la nature de David Hume, que Husserl utilise, mais aussi dans les Leçons sur le temps, dans les Idées directrices I, en relation avec la critique de l’introspection de Watt, où ce dernier associe Husserl et Lipps (ce que le premier ne conteste pas).
47 On peut faire l’hypothèse d’une réelle influence de Lipps sur Husserl au-delà de la critique du premier par ce dernier, que l’on a restituée plus haut, et qui vise à se différencier de Lipps, à le mettre à l’écart, à le réfuter pour affirmer sa propre théorie, selon un geste philosophique herméneutique standard. Tout serait-il déjà dans Lipps ? On ne peut pour autant pas dire cela… Cependant, beaucoup de termes qu’on considère être des termes de Husserl, « mikonstituiert », « Apperzeption », « Rezeptivität », etc., se trouvent chez Lipps, et correspondent plus largement à un socle conceptuel de la psychologie de l’époque : par exemple, Apperzeption est un terme central chez W. Wundt.
48 Plus central parce que plus structurel, le passage consacré à l’Einfühlung dans l’apparition sensible de l’être humain [57], qui décrit le mécanisme de l’Einfühlung comme conscience spécifique d’un autre depuis moi et comme appréhension de cet autre depuis moi-même, repose sur l’éveil d’une représentation interne qui est un vécu passé de moi-même. Il s’agit d’un souvenir (lié à mon moi passé) qui me fait ainsi entrer directement en contact depuis un moi-même « altéré » (un moi passé) avec la vie de l’autre dans ses expressions propres et me permet de les entendre tout à la fois comme autres et inscrites dans une même continuité de vie.
49 Ce point est troublant, car Husserl, dans les années 1920, va construire sa théorie de l’expérience d’autrui en la pensant en relation de fondation expérientielle (Fundierung) avec l’expérience du souvenir moi passé/moi présent. On a déjà fait référence plus haut à la voie de la psychologie présentée dans le Cours de 1923-1924, Philosophie première. C’est une structure de scission du moi (Ichspaltung), structure intrasubjective que décrivent les expériences du souvenir (moi présent/moi passé), de l’imagination (moi effectif perceptif/moi possible imaginant) ainsi que de la réflexion (moi perceptif/moi réfléchissant), et qui forme la condition expérientielle de l’expérience possible d’un autre moi, étranger, à savoir une structure proprement intersubjective [58].
50 Or, tout en mettant au premier plan et en citant beaucoup de passages de ce segment du texte de Lipps dans l’Appendice XVI du Husserliana, Husserl ne relève pas alors ce point précis chez Lipps, à savoir sa définition de l’Einfühlung comme « cette chose remarquable qui réside dans ma conscience d’un “autre” [59] », « comme j’ai pu le vivre moi-même auparavant (wie ich es ehemals in mir erlbet habe) [60] ». Or c’est justement cette structure d’altérité du sujet entre son moi passé et son moi présent comme source de l’expérience possible d’autrui qui sera au cœur de la théorie de l’intersubjectivité chez Husserl dans les années 1920.
Notes
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[1]
Du fait de cet enjeu interprétatif fort relatif à l’Einfühlung, j’ai choisi de ne pas traduire ce terme ici, sauf lorsque je cite certains extraits de la traduction française des Hua XIII-IV-V que j’ai réalisée en 2001 et où j’avais alors choisi de traduire Einfühlung par « empathie », dans un contexte strictement husserlien. La mise en jeu présente de la pensée de Th. Lipps conduit à réinterroger le choix général de la traduction de ce terme. Voir, déjà, E. Husserl, Textes sur l’intersubjectivité I, Paris, Puf, 2001, Lexique, p. 402 : « Einfühlung est systématiquement traduit par “empathie” – quoique, même là, “ressentir” soit parfois plus juste. » Dans les textes de Lipps sur l’Einfühlung que j’ai traduits (voir le cahier de traductions sur https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01613805), j’ai proposé de rendre eingefühlt par « ressenti dans un contact immédiat », et einfühlen par « ressentir dans un contact immédiat ».
-
[2]
T. Lipps, Leitfaden der Psychologie, Leipzig, Wilhelm Engelmann, 1903, 1906 et 1909.
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[3]
E. Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, 3 tomes : 1905-1920 (Hua XIII), 1921-1928 (Hua XIV), 1929-1935 (Hua XV), Den Haag, M. Nijhoff, 1973, trad. fr. par N. Depraz sous le titre Textes sur l’intersubjectivité, deux volumes, Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 2001.
-
[4]
M. Scheler, Zur Phänomenologie und Theorie der Sympathiegefühle und von Liebe und Haß, 1913, Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, no 1, republié sous le titre Wesen und Formen der Sympathie, Hamburg, Philosophische Bibliothek, 1923, trad. fr. par M. Lefebvre sous le titre Nature et formes de la sympathie : contribution à l’étude des lois de la vie affective, Paris, Payot & Rivages, 2003. La position d’Edith Stein dans ce débat demanderait également à être étudiée pour elle-même, quoique la question de la traduction du terme Einfühlung par « empathie » dans le Mémoire de Dissertation de cette dernière, Zum Problem der Einfühlung (1916-1917), rédigé sous la direction de Husserl, n’ait pas fait l’objet de débats particuliers. (Le Problème de l’empathie, Paris, Cerf-Ad Solem, 2013, trad. fr. par Michel Dupuy revue par Jean-François Lavigne.)
-
[5]
Ce qui a pour effet que je ne m’occuperai pas ici de la position et de l’interprétation de M. Scheler dans ce débat entre Husserl et Lipps (1903-1909/1909-1920), position contemporaine (1913) qui introduit des éléments de complexité liés d’une part au phénomène de triangulation de la relation, d’autre part à la relation d’inter-influence réciproque entre Husserl et Scheler. À ce propos, je renvoie à N. Depraz, « De l’empathie à la sympathie : de Husserl à Husserl (en passant par Lipps et Scheler). La phénoménologie historique “en troisième personne” à l’épreuve de la phénoménologie expérientielle “en première et en deuxième personne” », paru dans Les Discours de la sympathie. Enjeux philosophiques et migrations conceptuelles, Paris, Hermann, octobre 2014, textes rassemblés et édités par J.-P. Cléro et T. Belleguic. À propos de la relation Lipps-Scheler, voir par ailleurs, O. Agard, « De l’Einfühlung à la sympathie : Lipps et Scheler » dans le présent volume.
-
[6]
Husserl a reçu les trois éditions de l’auteur directement. Cela est noté sur ses exemplaires personnels à la bibliothèque de Leuven. Il a lu les trois éditions, a abondamment souligné et annoté la première, assez nettement souligné la deuxième, et fait des renvois dans la troisième aux deux premières. C’est dire qu’il a pris le temps de comparer les trois éditions entre elles, ce qui suppose un temps assez long consacré à examiner les thèses et les descriptions proposées par Lipps. Dans la première édition en particulier, le chapitre iii est lu intensément (soulignements importants, annotations marginales, renvoi à d’autres passages), de même pour les chapitres v et vi (avec des annotations plus longues) et pour les quatre premiers paragraphes du chapitre viii, jusqu’au paragraphe « Gesichtsraum » ; au chapitre ix, de même, surtout au premier paragraphe : « Arten der Analyse », ainsi qu’au chapitre xi, notamment à partir du paragraphe « Empirische Wahrscheinlichkeitsurteile », avec de nombreuses annotations marginales au premier paragraphe « Grundarten der Urteile, Subjekt und Prädikat ». Dans les chapitres suivants jusqu’à la fin ne subsistent que certains soulignements et quelques annotations éparses, puis, à partir du chapitre xvi, rien jusqu’à la fin, hormis quelques soulignements au chapitre xx. Quant à la deuxième édition, elle est peu annotée (chapitres i à v, chapitres xvii à xix sur la volonté dans la Section VI, dans la Section VII sur le sentiment, le chapitre « Der Begriff des Wertes »). Dans la troisième édition ne figurent que quelques rares soulignements dans les deux premiers chapitres, et quelques renvois aux deux premières éditions. Je remercie Ulrich Melle, directeur honoraire des Archives-Husserl de Leuven, qui a consulté pour moi les trois éditions des Leitfaden et m’a transmis un compte rendu détaillé de toutes ces traces matérielles de la lecture attentive qu’en a faite Husserl.
-
[7]
E. Husserl, Hua XIII, p. 500 (issu des « Textkritische Anmerkungen » de l’éditeur I. Kern).
-
[8]
L’essai de Lipps dans son ensemble est paru dans la revue Archiv für die gesamte Psychologie, IV (1905), pp. 465-519. L’extrait qu’a retenu Husserl (les pages 465-471) se trouve aux Archives-Husserl sous la cote K V 2 : Lipps y résume sa théorie de l’Einfühlung et l’explicite par rapport à certaines prises de position critiques.
-
[9]
Hua XIII, no 4, « Degrés de l’Einfühlung » (autour de 1910), p. 64.
-
[10]
Ibidem, pp. 62-63.
-
[11]
À propos de ces éléments, voir le propos très informé de I. Kern, in Husserliana XIII, op. cit., Introduction, pp. xxv-xix. Voir aussi N. Depraz, in E. Husserl, Sur l’intersubjectivité I, Paris, Puf, coll. « Epiméthée », 2001, Section II « Analogisation », Introduction, p. 262.
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[12]
Hua XIII, Appendice XVI, « La théorie lippsienne de l’Einfühlung. <Extraits et notes critiques> <sans doute autour de 1913>, p. 70, trad. fr., op. cit., pp. 290-291.
-
[13]
I. Kern, in Husserliana XIII, op. cit., Introduction, pp. xxv-xxxii, et N. Depraz, op. cit., pp. 27-28.
-
[14]
Hua XIII, no 4, Appendices XIII et XIV.
-
[15]
On sera amené à se demander selon quel critère de définition de la phénoménologie Husserl place Lipps du côté de l’ignorance, ce qui fait de lui le détenteur de la connaissance de la phénoménologie.
-
[16]
B. Erdmann, Wissenschaftliche Hypothesen über Leib und Seele, Köln, Dumont-Schauberg, 1907.
-
[17]
T. Lipps, Leitfaden der Psychologie, op. cit., 3e édition (1909), pp. 48-52. Voir aussi la 1re édition, p. 171. Lipps publie en 1907, dans la collection Psychologische Studien I (pp. 694-721), un article de plus de 20 pages intitulé « Über das Wissen von fremden Ichen », qui analyse et critique en détail « le raisonnement par analogie », mais il ne se réfère pas explicitement à B. Erdmann, qui publie son livre la même année. Voir à ce propos la traduction française de cet article par M. Galland-Szymkowiak, « Le savoir d’autres moi », disponible sur HAL (voir https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01536071).
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[18]
E. Husserl, Hua XIII, Appendice IX : « Contre la théorie du raisonnement par analogie avec le moi étranger. Critique de B. Erdmann (sans doute de 1907 ou 1908) », pp. 36-38, trad. fr., op. cit., pp. 283-286.
-
[19]
Op. cit., p. 283.
-
[20]
Op. cit., p. 286. On trouve cette commune critique du raisonnement par analogie évoquée par Husserl dans d’autres textes : no 3 (1909), c), p. 50 ; Appendice XXXVI (1914-1915), p. 268 ; no 11 (1914-1015), p. 316 (notion de Analogisierung) ; no 13 (1914-1915), p. 338 (notion de « Übertragung durch Analogie »).
-
[21]
E. Husserl, Hua XIII, Appendice X (autour de 1916), p. 40.
-
[22]
Voir N. Depraz, op. cit., p. 262.
-
[23]
E. Husserl, Hua XIII, Appendice XVI (1913), pp. 70-76, trad. fr. pp. 290-298.
-
[24]
Ibidem, p. 70.
-
[25]
Ibidem, p. 76, trad. fr., p. 298.
-
[26]
E. Husserl, Hua XIII, no 13 (1914-1915), p. 335, trad. fr., p. 306.
-
[27]
Voir N. Depraz, op. cit., p. 21.
-
[28]
Ce que note l’éditeur I. Kern à la note 2 de la p. 76 du Hua XIII (trad. fr., pp. 298-299), à la fin de l’Appendice XVI : « Husserl connaissait aussi les développements issus d’autres ouvrages de Lipps, ainsi qu’il ressort de la bibliothèque privée conservée aux Archives-Husserl à Leuven et des notes suivantes de Husserl : “Lipps parle d’Einfühlung dans Die ethischen Grundfragen (1899), deuxième édition 1905, p. 13 s., dans Æsthetik I (1903) et II (1906), dans les Psychologische Untersuchungen I (1907) et dans Einheiten und Relationen. Eine Skizze der Psychologie der Aperzeption (1902).” » Le texte de 1907, cité dans le Ms. EI3II, p. 162a, correspond selon toute vraisemblance à l’article « Le savoir d’autres moi » cité plus haut. Husserl ne semble pas l’avoir commenté dans son dialogue explicite avec Lipps comme c’est le cas des textes de 1913-1916 sur lesquels nous nous fondons ici.
-
[29]
Il conviendrait également de faire droit à l’article publié dans la revue Archiv für die gesamte Pychologie, IV (1905), intitulé « Weiteres zur “Einfühlung” », pp. 465-519, que Husserl a lu en détail. Pour la référence aux Leitfaden, j’ai opté pour la troisième édition (Leipzig, Wilhelm von Engelmann, 1909), la dernière (elle est notée comme « teilweise umgearbeitete ») en faisant l’hypothèse qu’il s’agit par là même de la plus complète, et également du fait que c’est cette édition parmi les trois que Husserl cite le plus extensivement.
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[30]
T. Lipps (op. cit., p. 48, 1re édition, p. 171) est cité plusieurs fois par Husserl. Dans l’Appendice X, Hua XIII, pp. 38-42 : « <La théorie du raisonnement par analogie est bel et bien fausse, mais la critique de Lipps tout autant que ma première critique sont également fausses> <autour de 1916> », p. 38, note 1 ; mais aussi à l’Appendice XXXII, p. 245, note 1 : « Cf. de façon pertinente T. Lipps. Leitfaden der Psychologie, 3e éd. (1909), p. 48 sq. » ; et enfin dans le Hua XIV, no12, pp. 236-244 : « cf. la 2e édition des Leitfaden, pp. 35 sq. » (qui correspond aux pages 48 et sq. de la 3e, citée dans le Hua XIII, Appendice XVI, pp. 70-71, dans le corps du texte). Enfin, référence y est aussi fait à la fin de l’Appendice IX, 1907-1908).
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[31]
T. Lipps, op. cit., pp. 222-241. Husserl cite abondamment ce chapitre dans la pièce maîtresse qu’est l’Appendice XVI, pp. 70-76 : « La théorie lippsienne de l’empathie. < Extraits et notes critiques> <sans doute autour de 1913> », notamment les pages 228-231 ; par exemple, à la note 2, pp. 71-72, la Section V du Leitfaden est mentionnée et restituée, notamment l’exemple de la terreur ressentie dans le moment même où j’entends un son inconnu. Tandis que l’extrait en question se situe dans la première édition du Leitfaden, de 1903, au chapitre xiv, et comprend 15 pages environ, la troisième édition, de 1909, le situe au chapitre xiii, et a subi un net étoffage (22 pages). Cet extrait est traduit par mes soins dans le volume 1/2018 de la Revue de métaphysique et de morale, qui correspond au deuxième volume consacré à Lipps.
-
[32]
T. Lipps, op. cit., p. 48.
-
[33]
Idem.
-
[34]
Ibidem, p. 49.
-
[35]
Ibidem, p. 50.
-
[36]
Ibidem, pp. 49-52.
-
[37]
Ibidem, pp. 49-50.
-
[38]
Je reviendrai sur ce point, crucial, qui s’avère essentiel pour saisir l’originalité de la conception husserlienne de l’Einfühlung et sa proximité en réalité troublante avec la conception lippsienne, au-delà de sa propre critique et des interprétations contemporaines cognitivistes qui tendent à jouer l’un (vie affective objet de mimétisme immédiat) contre l’autre (aperception cognitive imaginative médiate fondée sur la corporéité).
-
[39]
T. Lipps, op. cit., pp. 51-52.
-
[40]
Ibidem, p. 51.
-
[41]
Notons que Husserl utilise le terme Vervielfältigung dans les années 1920 au moment où il fait droit à la voie de la psychologie et souligne l’importance des structures intrasubjectives de la vie de la conscience, qui prêtent sens à l’idée d’une identification du moi à travers ses états passés, futurs, imaginés et réfléchis, de pair avec sa pluralisation égoïque cohérente. À ce propos, voir E. Husserl, Textes sur l’intersubjectivité II, Paris, Puf, 2001, pp. 105-120, texte no 7 et Appendices XVIII, XXII, qui aborde la question de la pluralité des moi dans la vie psychique imaginative : « […] moi qui suis, […] j’aurais aussi pu autrement, vivre autrement, […] manifester d’autres traits de caractère. Par le biais de cette transposition en imagination de mon moi naît une indéfinité de moi concrets possibles (de monades) […] » ; « “Un” moi est […] essentiellement présent […] pour lui avec tout ce qu’il vit. Son vécu antérieur est à nouveau […] présent pour lui sous la forme du souvenir rétrospectif » (pp. 105-106). « Si je transpose en imagination, alors j’imagine que, à la place de ce que je vis effectivement, un autre le vit […] » (pp. 106-107). Voir aussi Philosophie première II (1923-1925), Paris, Puf, 39e et 40e leçons, pp. 117-130. Dans ces années 1920, Husserl rejoint une intuition lippsienne précoce de la vie continue du moi et de sa pluralisation interne, structure d’Einfühlung interne, soit altérité interne au sujet qui ouvre la possibilité à l’expérience d’un autre, identifiable par après à « autrui ». À propos de cette lecture de l’intersubjectivité fondée expérientiellement sur une intra-subjectivité de la vie du moi, voir notre hypothèse vectrice in N. Depraz, Transcendance et incarnation. L’intersubjectivité comme altérité à soi chez E. Husserl, Paris, Vrin, 1995, qui s’avère rétrospectivement fortement consonante avec la compréhension lippsienne de l’Einfühlung.
-
[42]
T. Lipps, op. cit., pp. 222-223.
-
[43]
Ibidem, pp. 223-228.
-
[44]
Ibidem, pp. 228-231.
-
[45]
Ibidem, pp. 231-234.
-
[46]
Ibidem, pp. 234-237.
-
[47]
Ibidem, pp. 237-241. Ici, p. 237.
-
[48]
Ibidem, pp. 228-231.
-
[49]
E. Husserl, Hua XIII, no 4 : « Stufen der Einfühlung », autour de 1910, pp. 62-66. Non traduit dans l’édition française.
-
[50]
E. Husserl, Hua XIII, Appendice XIII, « Stufen der Einfühlung, bzw. der Leibkonstitution », autour de 1913, pp. 66-68. Non traduit dans l’édition française.
-
[51]
À propos de la reprise modifiée et non mentionnée de Lipps par Husserl, voir pp. 64-65.
-
[52]
T. Lipps, op. cit., alinéa « Arten der Einfühlung », pp. 223-228.
-
[53]
La question est très clairement posée ainsi par I. Kern, in Hua XIII, op. cit., p. xxv. Voir N. Depraz, Introduction à E. Husserl, Textes sur l’intersubjectivité, op. cit., p. 22.
-
[54]
I. Kern, op. cit., p. xxv.
-
[55]
Ibidem, pp. xxvi-xxix.
-
[56]
Notons que Husserl et Lipps partagent ici une conception du mode de relation à l’expérience du sujet qui, « en structure », correspond à ce que l’on nomme aujourd’hui un accès en première personne par rapport à un accès en troisième personne, même s’ils ne développent ni l’un ni l’autre une méthodologie d’accès à un vécu spécifié de l’expérience du sujet, qui seule fait de l’approche une approche en première personne au sens strict.
-
[57]
T. Lipps, op. cit., pp. 228-229.
-
[58]
Voir N. Depraz, Transcendance et incarnation. L’intersubjectivité comme altérité à soi chez E. Husserl, op. cit., qui suit précisément le fil conducteur de la structure intra-subjective du sujet, nommée ici structure d’altérité à soi, comme condition expérientielle de l’expérience d’autrui. Notons que D. Moran identifie également ce point concernant Lipps en 2004, mais il ne le met pas en relation avec la conception husserlienne de l’intersubjectivité. Voir D. Moran, « The Problem of Empathy : Lipps, Husserl, Scheler and Stein », in T. A. F. Kelly and P. W. Rosemann, Amor Amicitiae. On the Love that is Friendship, Leuven, Peeters, « Recherches de théologie et philosophie médiévales, Bibliotheca », 6, 2004, pp. 269-312, ici p. 278 : « […] Through this self-objectivation my own experiences become objects for me and, so to speak, foreign to me. […] Lipps employs the term Einfühlung for the manner in which I relate to earlier states of my own self, for example, in the sphere of memory. When, for example, I recover a past experience, I have to identify myself (now) with the performer of that experience (then). Empathy, then, for him, is intra-personal, relating me to my past and other imagined states […]. »
-
[59]
T. Lipps, op. cit., pp. 49-50.
-
[60]
Ibidem, p. 50.