Notes
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Qui ne se retrouve pas dans la bibliographie. C’est le lieu de dire que l’éditeur ne rend pas hommage au travail de l’auteur. Nombreuses coquilles et choix éditoriaux douteux (les notes sont en fin de chapitre) assombrissent la lecture d’un ouvrage qui a cependant une forte dimension doxographique.
Pierre Zaoui, La Discrétion. Ou l’art de disparaître, Paris, Autrement, « Les grands mots », 2013, 160 p.
1 1. Se retirer du monde pour mieux s’en soucier ; s’effacer pour mieux aimer, « au milieu des autres » (p. 120) : telle est « l’expérience merveilleuse de la discrétion » (p. 32) que s’attache à faire valoir cet ouvrage de Pierre Zaoui.
2 Loin d’être l’attribut d’un sujet, la discrétion désigne en effet une expérience, toujours intermittente, dont l’A. dégage la singularité à travers une démarche de type généalogique. La discrétion est ainsi soigneusement distinguée de toute « vertu immémoriale, grecque ou aristocratique » (p. 39), toujours trop attachée à un soi. De même, si « l’expérience moderne de la discrétion » est « née sur le sol de certaines théologies monothéistes » (p. 103) – celles qui conceptualisent l’humilité (saint Thomas d’Aquin), le tsimtsoum (Isaac Louria) ou le détachement/délaissement (Maître Eckart) –, elle s’avère irréductible à ces concepts. Supposant des « sociétés verticales », « foncièrement théologiques » (p. 99), ceux-ci méconnaissent en effet l’« horizontalisation radicale des rapports » (p. 98) – entre « tous les hommes » mais aussi entre « tous les êtres, vivants et non vivants » (p. 99) – que requiert la discrétion.
3 Qu’implique donc cette dimension collective de la discrétion ? Ni détachement, ni lâcheté, la discrétion engage, du point de vue de l’A., un « rapport nouveau avec la politique » (p. 17) : une « résistance » (p. 16) singulière. Rendue nécessaire par les « totalitarismes du xx e siècle » (p. 113), cette résistance doit aujourd’hui – à l’heure des réseaux numériques – nous « apprendre à quitter l’ordre de la monstration de soi et de la surveillance généralisée » (pp. 16-17). L’A. invite bien ainsi à une « politique de la discrétion » (p. 119) qui accepterait « une dissymétrie radicale » entre, d’une part, « une macropolitique indiscrète » se devant de « préserver à tout prix les formes de transparence démocratique » et, d’autre part, « une micropolitique discrète promouvant », dans la lignée de Deleuze et Guattari, « les devenirs imperceptibles », c’est‑à-dire, une société où « chacun doit se garder régulièrement » de « devenir visible » « pour laisser un peu de place aux autres et au monde » (p. 119).
4 2. Marqué en effet par Deleuze ainsi que par Blanchot, cet ouvrage propose-t‑il une nouvelle déconstruction de cet « animal profondément indiscret » qu’est « l’homme occidental » (p. 46) ? Si la discrétion enveloppe en effet une disparition du sujet ou, plus précisément, si son expérience conduit à « cesser pour un instant d’être soi » (p. 53), elle ne procède toutefois pas – ou pas seulement – des ressorts déconstructifs contemporains. La discrétion n’est pas une expérience limite (Bataille), pas non plus une épreuve décisive. Elle semble également trop silencieuse – trop légère peut-être – pour obéir encore à cet invariant de la pensée contemporaine qu’est l’événementialité.
5 Au-delà donc de la question du sujet (et de sa déconstruction), l’A. ouvre peut-être ici un questionnement nouveau sur le collectif. Car, précisément, c’est dans la foule des villes que peut particulièrement se déployer la discrétion, l’A. évoquant ainsi, par exemple, « les beaux gestes » « des sportifs du dimanche » ou « les « sourires fugaces du métro » (p. 133) auxquels elle donne accès. « Entrer en discrétion », ce serait alors, peut-être, accéder à la « beauté neutre » (p. 37) d’un entre nous : à ce « qui circule entre les êtres, les relie et les fait créer à chaque instant des gestes, des phrases, des œuvres que l’on n’oublie pas ou que l’on oublie, et c’est parfois encore mieux » (p. 13).
6 Hugues Choplin
Thibaud Zuppinger, Agir en contexte. Enquête sur les pratiques ordinaires de l’éthique, Paris, Kimé, 2016, 294 p.
7 Dans une réflexion qui se fonde sur une opposition assumée entre éthique et morale, Thibaud Zuppinger part de la critique que Wittgenstein adresse à la philosophie classique, mais il rencontre d’autres héros de ce geste quasi blasphématoire et mobilise des philosophes aux noms dont l’étrangeté par rapport au territoire continental de la philosophie fait signe en tant que tel, (Amartya Sen [1], Erwin Goffman, D. W. Winnicott, H. Vaihinger, Johan Huizinga, Cora Diamond, Brice Bégout). Arguant de la nécessité à la fois d’un regard éloigné et d’une provincialisation de la philosophie européenne et de la tradition ontologique, il interroge l’éthique et l’esthétique à partir de l’ordinaire qui se donne comme l’autre de la philosophie. L’ordinaire est en effet un terrain qui ne va pas de soi et ne s’impose même pas après qu’on a, suivant Wittgenstein, évacué la philosophie à cause de ses grandes maladies ; l’ordinaire en effet est dans l’abîme autant que la vérité chez Démocrite, ce que démontrent ici les tentatives pour le saisir, comme la sphère du jeu ou celle du care, que Thibaud Zuppinger explore tout particulièrement. L’ordinaire est ici tour à tour le contexte, une manière de poser le problème, la rencontre entre le commun et le quotidien, et il semble que l’incapacité à le définir naît précisément des conditions mêmes de son appréhension critique, à savoir le fait que nous sommes toujours déjà modelés par des attentes a priori, de telle sorte que nous sommes aveugles à la réalité de ce qui est a priori, à savoir, dans le meilleur des cas, le cocon de l’ordinaire, celui que Winnicott décrit comme cadre sécure pour le nouveau-né. L’ordinaire ne cesse donc d’osciller entre deux pôles, celui du profane et celui du sacré, et il porte même en lui une inquiétante étrangeté.
8 Dans cette réflexion sur les valeurs considérées comme relevant du sacré, il s’agit de reconsidérer la genèse de l’éthique comme procédant de l’ordinaire, dans un paradoxe que le livre essaye chaque fois de surmonter. Il le fait à la fois par la critique de l’ontologie, suivant Wittgenstein, et par l’inscription dans l’anthropologie où il suit plutôt Blumenberg répondant lui-même aux interdits posés par la phénoménologie husserlienne. En réalité, l’éthique ne nous échappe pas dès lors que nous identifions le désir de généralisation inhérent à la philosophie – et l’écartons – et le désir de trouver un sens qui soit extérieur à nous. Il ne s’agit pas de tourner le dos à la philosophie, mais de produire une recherche philosophique renouvelée où les illusions philosophiques – disons ontologiques et platoniciennes – seront déconstruites comme des pulsions, à la suite de ce qu’on appelle la philosophie analytique en l’opposant injustement à la philosophie continentale de tradition métaphysique : injustement, car c’est bien dans l’ontologie continentale que l’anthropologie philosophique trouve ses sources, puisqu’elle en refuse les prétentions substantielles, pour défendre une autre forme de réalisme, qui passe par la description. Dès lors que le sens n’est pas extérieur, mais qu’il est éclairé par le contexte et requiert des opérations cognitives immanentistes, les valeurs se laissent évaluer d’une manière renouvelée, sans axiologie surplombante, mais avec la prise en considération de la complexité de la vie éthique dont le meilleur exemple est le soin à domicile, qui passe à la fois par la fiction et par le jeu, dans la recherche de la promotion de la dignité d’autrui. L’auteur ne s’aventure pas à dire que la vulnérabilité des formes de vie peut être une voie d’appréhension du sacré, la perspective étant ici strictement non spirituelle, ni qu’il y aurait une mystique du quotidien, malgré des citations de Michel de Certeau allant dans ce sens et l’affirmation que l’ordinaire est le lieu où vient s’alimenter le sacré (p. 87), dans la mesure où il y a refus d’un système préétabli, qui relèverait des mystifications métaphysiques, ou pathologies, comme la pulsion de généralité, le solipsisme et le scepticisme dénoncés par Wittgenstein, fondés sur l’angoisse de la perte du monde.
9 Rien en effet ne se donne, mais tout est enchevêtré, d’où la nécessité d’une mobilisation philosophique complexe, qui ne passe pas par le langage de la philosophie, toujours substantiel, ni par la poésie, trop proche de la vérité phénoménaliste, mais par le langage ordinaire, à la fois parfait dans sa capacité à dire le réel qu’il dit effectivement et imparfait parce qu’il ne dit pas le tout et procède par tâtonnements, pour s’adapter au monde de l’interrelationnel. Le livre propose ainsi une lecture non tragique du tragique pascalien de Blumenberg, pour trouver dans l’éthique de l’ordinaire les moyens d’une philosophie thérapeutique, rassurante, qui se caractérise, en négatif, par son refus de tout ce qui est inhumain. Il fait fond d’un besoin humain de stabilité et de consolation, et s’enracine dans ce qui est constant et régulier, cette sphère de familiarité qui ne mérite pas le mépris où on la tient, au contraire puisqu’elle est même la condition de développement normal d’un enfant. La philosophie qui discrédite les évidences naïves du monde de la vie ne peut que provoquer une angoisse humaine trop humaine et éteindre l’ardeur d’une vie créative et intellectuelle.
10 La perception tragique du décalage entre les « pulsions » métaphysiques et la très grande régularité de l’ordinaire, y compris au plan astronomique, est renvoyée à l’esprit fou (fool mind) ou chimérique, auquel est préférée l’attention aux besoins véritables si souvent disqualifiés, mais restitués dans leur dimension humaine totale dans le cas de l’aide à domicile, dont la mise en œuvre, ici finement décrite, demande des trésors de créativité et procède en retour à l’enrichissement du monde moral, par quoi se réalise aussi un élargissement des possibles plus effectif que celui visé par le moyen de l’ontologie, qui disqualifie ce quotidien comme non porteur de valeurs et renverrait facilement à de l’infantilisme une éthique non vertigineuse, non inspirée par l’identification du quotidien à la « chute ».
11 L’exigence philosophique wittgensteinienne – que c’est au philosophe de développer son attention à ce qui est dit, et non pas au sens commun de se plier aux exigences philosophiques (p. 62) – trouve donc ici une incarnation sensible, avec une réflexion sur la fiction et le jeu envisagés du point de vue d’un basculement vers l’ici-bas dans une éthique immanente. L’enjeu d’une éthique de l’ordinaire est d’échapper au relativisme tout en refusant que les valeurs aient un fondement extérieur à la société, autorisant donc que « l’éthique soit une structure qui évolue » sans qu’il s’agisse de « dérives ». C’est ici que l’opposition entre morale, normative et préjudicielle, et éthique s’impose, et que la voie critique, qui permet de discriminer le domaine de l’évaluation et celui de la description, doit porter ses fruits, dans le cadre de l’anthropologie philosophique, qui seule permet de déconstruire les prétendues obligations logiques du « il faut » moral, celui-ci relevant de l’idéalisation pourfendue ici. L’entreprise du livre dans son ensemble est d’abord théorique : il s’agit de traquer les erreurs des raisonnements philosophiques pour affranchir la recherche philosophique de l’emprise des fantasmes idéalistes, sans nier l’efficace de ces derniers mais en les replaçant à leur juste place de caractéristiques structurantes.
12 La critique de l’ontologie se fait donc ici à l’inverse de ce qu’elle paraît être chez Kant, pour qui l’en soi n’existe pas davantage et qui fonde sa réflexion morale sur deux idées de la raison, celle de la totalité qui permet de progresser vers une unification plus grande et celle de la liberté, c’est‑à-dire commencement absolu, inconditionné. Cette idée de la raison qui nous permet de croire à tort ou à raison que nous sommes capables de nous extraire de l’enchaînement, de la lex causarum, et d’être les auteurs de notre volonté est ici traduite en termes d’« aire transitionnelle », un espace caractérisé par trois traits principaux – le possible, la fiction et la négation – qui me paraissent définir une exigence de moralisation, autrement dit d’autonomie de la volonté arrachée à la nécessité. La limite de cette interprétation qui revendique le réalisme est qu’elle induit une opposition diamétrale entre science et éthique (p. 170), qui me semble contestable, ou du moins à questionner. Quoi qu’il en soit, c’est ici la créativité sous ses deux aspects de jeu et de fiction qui est posée comme « universelle », en ce qu’elle assure la médiation entre les déterminations du contexte et les aspirations chimériques. L’éthique du quotidien pourrait bien dessiner un paradis enchanté par le règne des fins, où l’idée d’une perfection qui serait une société dans laquelle les individus seraient totalement eux-mêmes et en même temps coexisteraient sur le mode du respect, sans toutefois que l’auteur définisse ce que pourrait être l’état de légalisation que Kant appelle la constitution républicaine.
13 Sylvie Taussig
Notes
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[1]
Qui ne se retrouve pas dans la bibliographie. C’est le lieu de dire que l’éditeur ne rend pas hommage au travail de l’auteur. Nombreuses coquilles et choix éditoriaux douteux (les notes sont en fin de chapitre) assombrissent la lecture d’un ouvrage qui a cependant une forte dimension doxographique.