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Article de revue

D’Hondt secret

Pages 499 à 506

Notes

  • [1]
    Jacques D’Hondt, Hegel en son temps, Paris, Éditions Delga, 2011, p. 331.
  • [2]
    Jacques D’Hondt, Hegel. Biographie, Paris, Calmann-Lévy, 1998.
  • [3]
    Ibidem, p. 397.
  • [4]
    Bulletin de la société française de philosophie, Vrin, 2001, no 1, janvier-mars 2000, pp. 18 et 27.
  • [5]
    « J’ai eu beaucoup de chance de m’être rencontré dans ma jeunesse en certains chemins qui m’ont conduit à des considérations et des maximes dont j’ai formé une méthode ».
  • [6]
    Bulletin de la société française de philosophie, op. cit., p. 8. D’Hondt mentionne le début du chapitre de Hegel sur Platon : « Nous avons à mentionner [erwähnen] au préalable [vorher] les circonstances de sa vie [Lebensumstände]. »
  • [7]
    La Philosophie saisie par l’histoire. Hommage à Jacques D’Hondt, sous la direction de Michel Vadée et Jean-Claude Bourdin, Paris, Éditions Kimé, 1999, p. 38.
  • [8]
    Bulletin de la société française de philosophie, op. cit., p. 16 (epitomator, de epitomo, mettre en abrégé ; épitomê, incision, coupure à la surface).
  • [9]
    République, X, 604 c-d.
  • [10]
    Hommage à Jacques D’Hondt, Revue de métaphysique et de morale, no 2, avril 2012.
  • [11]
    Les Présocratiques, trad. fr. de Jean-Paul Dumont, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 873 ; Démocrite, B, CXV, § 84.
  • [12]
    Ibidem, B II.
  • [13]
    Ibidem, B CLXXXIX.
  • [14]
    Ibidem, B, CC.

Un biographe de la pensée

1 Jacques D’Hondt s’est employé toute sa vie à débusquer le vrai visage de Hegel. Son Hegel secret. Recherches sur les sources cachées de la pensée de Hegel, en 1968, ou, la même année, Hegel en son temps n’ont cessé de montrer, de « dévoiler la véritable personnalité du philosophe8 [1] », de réhabiliter sa vérité contre les mésinterprétations ou les erreurs, voire les contresens entretenus par ses contempteurs. Impossible de soutenir, par exemple, après enquête et examen, que Hegel fut un « réactionnaire et un conformiste ». Il ne fut pas non plus un révolutionnaire, seulement « un réformateur progressiste ».

2 D’Hondt a la fierté d’avoir restitué le « vrai visage » du philosophe, de lui rendre ainsi justice. Souci de probité, souci de justice, souci d’exactitude politique et philosophique, qui suppose l’écoute attentive, la prise en compte des conditions concrètes de l’émergence et de la constitution d’une pensée et d’une œuvre majeures. Les données concrètes, matérielles, historiques, politiques, économiques de l’existence individuelle et collective sont, pour D’Hondt, des éléments nécessaires à toute investigation intellectuelle, éprise d’authenticité. La théorie ne peut pas ne pas s’appuyer sur la pratique. Et ici « pratique » désigne tout d’abord l’existence empirique cernée en ses prismes individuel et collectif. L’homme de chair ne se dissocie pas de l’homme de l’esprit. Le premier éclaire le second d’un jour parfois nouveau, ou à tout le moins inattendu. L’individu ne se cerne pas en dehors de l’histoire, la sienne et celle des autres. La biographie d’un auteur – fût-il un géant comme Hegel, « un Napoléon de la philosophie » – n’est pas à écarter, à sous-estimer, à mépriser. Dans la droite ligne de cette éthique intellectuelle, D’Hondt n’a pas craint de donner au public la première biographie8 [2] en français du philosophe allemand, tout en sachant le mépris dans lequel ce genre littéraire est généralement tenu par les intellectuels.

3

La vie d’un grand philosophe se révèle aussi humainement intéressante que celle de toute autre célébrité. Mais ceux qui la contemplent comme un spectacle, l’expliquent comme un problème, y prennent part en sympathie, ne peuvent plus recevoir sa doctrine comme avant : elle sursaute aux chiquenaudes de l’existence.
Hegel n’a pas fini de ressusciter. On n’en viendra pas aisément à bout. Un homme ne s’enferme pas pour toujours dans un dessin, dans un récit, comme dans un tombeau. Hegel mieux que tout autre le savait9 [3].

4 Le ton est donné autant que l’attitude, mais aussi l’éthique – en son double sens de caractère et de mœurs – d’un penseur quelque peu « exotique » dans le milieu universitaire qui se sentait « occuper une position subalterne » (sic), n’étant ni parisien ni normalien. Le « Poitevin » fut néanmoins un talentueux herméneute de la vie et de la pensée de Hegel (via Marx et Engels). Les deux herméneutiques, il l’a dit, répété et prouvé, sont complémentaires, se nourrissent mutuellement, même si – et c’est tant mieux pour l’enquête –, elles exhibent des discordances. Elles présentent les mêmes difficultés, offrent les mêmes embarras, les mêmes obscurités. « L’herméneutique de l’existence est aussi scabreuse et périlleuse que l’herméneutique des textes9 [4]. » La vie est aussi obscure que les textes pourrait être un aphorisme d’hondtien à valeur d’adage.

5 En œuvrant à dévoiler les visages méconnus ou inconnus de Hegel, l’historien de la philosophie sert un dessein de vie, mieux, trace son « chemin de vie », considérant que ce chemin ouvre mieux qu’aucun autre au déploiement de sa pensée. D’Hondt place son travail sous les auspices de Descartes9 [5] – dans la première partie de son Discours de la Méthode – ou même de Hegel9 [6] lui-même, ou encore de Marx – dans la préface à la Contribution. Il refuse une philosophie d’essence « antibiotique ». Les philosophes ne sont pas morts lorsqu’ils produisent leurs œuvres, même s’ils semblent l’être par asepsie, trop hautement et fortement revendiquée pour ne pas alors susciter le soupçon.

6 Curieusement, D’Hondt reprend un des arguments du Phédon (64 a-b). Les Thébains, amis de la bonne chère, appréciaient médiocrement les pythagoriciens réfugiés chez eux. Ils leur paraissaient « déjà morts » de leur vivant ! Un excès d’ascèse déshumanisait, dévitalisait à l’extrême celui qui la pratiquait et surtout dévitalisait sa philosophie. Le champ culturel est autre, mais l’analyse et le commentaire excessivement abstraits – séparés de la vie et de l’histoire concrète – conduisent aux réactions des Thébains. Tout énoncé abstrait se fonde sur une concrétude réelle, masquée, peut-être, mais présente et qu’il faut débusquer. « Il faut être homme chronologiquement et logiquement pour philosopher ensuite. » Nul n’a à rougir ou à s’excuser de cette identité vivante, fût-elle jugée discordante, étrange, dérangeante car inattendue.

7 Vouloir la mettre entre parenthèses revient, contrairement à une fausse idée de départ, à affaiblir ou à édulcorer la richesse, voire la signification complexe de l’œuvre produite. D’Hondt s’élève contre ce réductionnisme de l’œuvre à la pure pensée coupée du corps de son auteur et de l’histoire concrète dans laquelle il est immergé, qu’il le veuille, l’admette, le reconnaisse ou non. L’attitude ostensiblement réductrice atteste faiblesse, peur et lâcheté plus que force, grandeur et courage. Le masque qu’aimaient arborer les Anciens, leur pudique silence sur leur vie, appartient à leur culture, aujourd’hui disparue. Et pourtant, même Platon n’a pas craint d’écrire une autobiographie dans sa Lettre VII qui aide à comprendre rétrospectivement ses engagements intellectuels, son socratisme initial et surtout l’histoire concrète de son temps ! C’était une transgression féconde pour la postérité, au moins autant que le geste d’écrire, quand le Maître Socrate avait privilégié la tradition purement orale et réprouvé toute tentative de consignation.

8 Rendre Hegel vivant, le sortir du tombeau des enfermements idéologiques fut un axe méthodologique, psychologique, politique et éthique constant chez celui à qui ses amis rendent aujourd’hui hommage. La démarche de l’esprit dévoile un style d’existence. Le manifeste de l’intellectualité s’appuie sur un latent qui ne demande qu’à être exploré et mis au jour. Le biographe est aussi psychanalyste.

9 La grande lucidité de Jacques D’Hondt sur lui-même et les autres ne le rendait nullement dupe des attaques, critiques, déguisées ou non, dont il se savait l’objet pour le présent et pour l’avenir. Il s’en moquait. Il n’aimait pas « les poses » affectées par ceux qui se voulaient purs de toute attache biographique ou bio-historique dans leur œuvre, fût-elle consacrée à Hegel. Ni le sujet du commentaire ou de l’analyse ni son objet ne peuvent échapper à l’intrusion du vécu, plus virulent encore lorsque l’on cherche à l’endiguer, voire à l’éradiquer ou le museler ! On n’échappe pas à la vie pas plus qu’on n’échappe à l’histoire, entendue comme « l’ensemble des relations spatio-temporelles humaines avec le monde9 [7] », même si l’on n’en connaît que des fragments, à défaut de la totalité. Cela aussi pourrait caractériser le travail du philosophe D’Hondt : jeter la lumière sur l’obscurité.

10 Il ne voulait pas, à aucun prix, être un philosophe mort de son vivant. Il ne voulait pas contribuer non plus à laisser ceux qui étaient ses proches depuis son adolescence – Hegel et Marx – victimes de ce travers. Morts de corps, leur esprit vivait encore. Il y avait quelque chose de neuf à communiquer sur le processus souterrain de leur pensée. Il leur fallait un porte-parole. D’Hondt se pensait investi de ce rôle. Il remplissait sa dette à leur égard. Il plaçait la biographie au cœur de la pensée pure, sans qu’elle contribue le moins du monde à en menacer ou en diminuer la teneur. Elle œuvrait à sa clarification. L’ombre et la lumière se côtoient et le ténébreux plaisait à D’Hondt. Tout sauf le morne du définitif. Tout sauf la réification du vivant. Tout sauf la mort de l’esprit !

D’Hondt vivant

11 Une des questions qui hantaient le biographe de Hegel était tenace : y a-t‑il une connaissance possible de la vie ? Le biographe est, en partie, historien et l’historien est « de vocation, le grand epitomator9 [8] » ! Il sélectionne, élague, coupe, raccourcit, privilégie l’abrégé. Le biographe recoud, récrit sans cesse, sait que l’inachevé est son destin. Il fait œuvre « d’enquête policière à rebours » pour dédouaner le philosophe étudié des accusations injustes dont il fut l’objet. Le biographe est plus et autre qu’un historien, il est un psychologue, un détective, au travail inlassable, en butte à « une culpabilité multiple » : accusé d’avance de vouloir trop expliquer, de n’expliquer pas autant qu’il promet, de manquer de prudence ou d’habileté dans la saisie des données, etc. La falsification du récit d’une vie est aussi fréquente que l’interprétation abusive d’un auteur. D’Hondt savait tout cela et se donnait « pour but de surmonter le mensonge et l’imposture du biographe lui-même ». D’Hondt se faisait critique de D’Hondt ! Là est sans doute un des prix majeurs de son œuvre.

12 Mais l’homme en tout ceci ? L’homme Hegel, il s’y est consacré pour une grande part. L’homme D’Hondt n’était pas que dans son œuvre. L’Antiquité ne le passionnait pas. Il la trouvait la proie et le champ d’un ressassement (sic) qui l’ennuyait. Elle était trop lointaine pour qu’on pût s’en nourrir et en vivre. Pire, on pouvait, si on en faisait son axe de recherche, dire n’importe quoi ou presque (sic) tant le temps écoulé rempli des décombres de l’interprétation occupait l’intervalle entre elle et nous. Le familier des Lumières préférait sans conteste la modernité, celle des Marivaux, Diderot ou Voltaire. L’écrivain s’y divertissait, y trouvait matière à festin, celui d’écrire et de lire une langue qui le fascinait par sa beauté, sa légèreté, sa fluidité. Et pourtant, en de nombreux points, l’Antiquité, celle d’un certain Platon ou d’un Démocrite, ces jumeaux de la philosophie, opposés parfois seulement en apparence, le « rattrapait » plus souvent qu’on ne le croirait à première vue.

13 D’Hont pratiquait l’humour, l’ironie et même parfois la dérision, trois tournures de l’esprit marquées par la distance critique vis‑à-vis de ce qui affecte ou risque d’entamer l’harmonie fragile d’une vie. Il cultivait la drôlerie dissimulée sous un air sérieux, plaidait le faux pour savoir le vrai, d’un air amusé, il dédaignait tous les obscurantismes idéologiques, politiques ou religieux, n’hésitant pas à critiquer quelques-unes de ses attaches passées qui, disait-il, l’avaient par trop tenu éloigné de la vie, oui, tout simplement, de la vie ! Il voulait désormais « rattraper le temps perdu », tout en sachant qu’il ne se rattrape pas. Quelqu’un d’autre a-t‑il éprouvé mieux que lui la coexistence du tragique et du comique dans une même existence, examinant son passé et le fugace présent qu’il savourait malgré les épreuves ou les tortures physiques ? Il mesurait la justesse du propos platonicien du Philèbe (50b), reconnaissant que le théâtre n’est pas l’unique lieu où coexistent douleurs et plaisirs, mais que la vie s’apparente, elle aussi et, souvent simultanément, à la comédie et à la tragédie. La vie est un jeu, souvent cruel. Platon, Démocrite et plus tard Marc Aurèle, comme D’Hondt, le savaient ô combien ! « Marionnette des dieux » (Lois, III, 644d-e et VII, 803c) ou de l’histoire, le tout est pour l’homme de jouer en beauté ce ou ces rôles multiples dont il n’est pas l’auteur à part entière mais que l’existence lui a un jour présentés et distribués. Faut-il en rire ? Ou en pleurer ? Qui a raison ? Démocrite qui riait ou Héraclite qui pleurait ? Ou les deux à la fois ?

14 L’homme D’Hondt n’échappait pas aux Anciens, à leurs dires lucides, non frappés de désuétude, à leur paganisme. Il les incarnait sans le savoir peut-être, ou sans vouloir l’admettre. Les propos de Platon pourraient être les siens, à peine transformés.

15

On ne gagne rien à s’indigner (contre les accidents de la vie), aucune des choses humaines ne mérite qu’on y attache trop d’importance. Ici, comme au jeu de dés, il faut contre les coups du sort rétablir sa position par les moyens que la raison démontre les meilleurs, et si l’on reçoit un coup, ne pas faire comme les enfants qui portent la main à la partie blessée et perdent leur temps à crier ; il faut au contraire habituer constamment son âme à venir aussi vite que possible guérir ce qui est malade, relever ce qui est tombé et à supprimer les lamentations par l’application du remède9 [9].

16 J’ai eu, au moment de sa disparition, l’occasion de montrer combien D’Hondt était, par certains côtés, un « sage à l’antique9 [10] ». Je dirais volontiers aujourd’hui qu’il représentait l’idéal-type moderne du « sage à l’antique ». Épicurien, stoïcien, cynique, bousculant les us et coutumes figés, dévitalisés, déjouant les clichés des moralistes, des politiques, ou des religieux, ne voulant être enfermé dans aucune « secte » ni aucun sectarisme, D’Hondt se voulait libre de vivre enfin comme il l’entendait, sans se soucier d’être suivi ou compris dans ses choix ultimes. Il savait la proximité de l’échéance et ne répudiait pas au futile, auquel il donnait tout à coup une importance inédite, un statut d’exceptionnalité (jouer aux cartes, envoyer des mails, danser, se promener à la campagne, aller en week-end, etc.). Jouer les derniers moments de sa vie qu’il savait menacée du mieux qu’il le pouvait. Une seule réserve à l’expansion de son désir : rendre heureux ses proches, les associer à son dynamisme mental. L’intellectuel, le professionnel de la philosophie hégélienne et marxienne, le président de la Société française de philosophie, de l’Association des sociétés de philosophie de langue française, rejoignait les Anciens dans leur exhortation au bien-vivre et au bien-mourir. La Lettre à Ménécée d’Épicure aime à rappeler, après Platon, que « c’est une seule et même chose que le souci de bien vivre et celui de bien mourir » (§ 127). Le dernier rôle de D’Hondt au théâtre de la vie fut de mordre à belles dents – ou d’essayer de – dans les délices les plus simples et, à ce titre peut-être les plus fous : aimer, partager avec les humbles qu’il n’avait jamais méprisés ni, au fond, quittés, le meilleur de lui-même, dans une générosité réglée par le cœur et par le droit. Il savourait la surprise qu’il provoquait ou provoquerait chez les rares qui le fréquentaient. Il s’en amusait sans déguisement. La dureté du sort lié à l’âge n’empêchait pas de jouir jusqu’au bout des plaisirs simples dont il s’était tardivement jugé spolié, au regard de son mode d’exister antérieur.

17 D’Hondt éprouvait dans sa chair la fragilité, la brièveté de la vie, la rareté des pauses de bien-être physique. Aussi se moquait-il de l’inessentiel. Il déjouait à l’avance la sévérité des jugements issus de la bien-pensance, et, dans une euthymie exemplaire – chère, là encore aux Anciens, comme Démocrite ou Sénèque – se faisait disponible à l’accueil de la nouveauté, joyeuse, inattendue, pour lui. Sans remords, tabou, ou stérile culpabilité, sans perméabilité aucune à la passion triste, il acquiesçait sereinement, généreusement aux plaisirs les plus simples de la vie. L’euthumia, l’égalité d’humeur, la tranquillité de l’âme, autre nom pour l’harmonie, l’équilibre, la santé morale, se renforçait chez D’Hondt.

18 Il avançait, sans crainte, angoisse ou terreur, sans trouble d’aucune sorte, vers ce qu’il savait être bientôt le terme, avec une joie paisible, non exaltée, non surfaite. Il faisait sien – ô combien – l’adage démocritéen : « Le monde est un théâtre, la vie une comédie : tu entres, tu vois, tu sors9 [11]. » Il se savait proche de la sortie et, à l’instar d’une mort de type socratique, il ne voulait pas peser sur quiconque, s’embourber dans le négatif d’une tristesse inutile. Il a œuvré avec ses proches à une fin digne, sereine, sans tragique, sans complaisance doloriste. Il partageait avec Marc Aurèle la détestation de la culture du tragique. Rire de ce qui l’affectait, s’en amuser, était même d’occurrence. Il a partagé jusqu’à l’ultime, le goût nouvellement joyeux, pour lui, d’exister et d’aimer.

19 D’Hondt était entré très tôt dans la vie politique. D’elle, il était venu à la philosophie. Il avait vécu le prix de l’engagement, les sacrifices requis par lui auxquels il avait consenti de toute sa générosité pendant plus de trois décennies. La sortie de la scène était proche, les décors en voie d’enlèvement. L’essentiel demeurait : une œuvre et une vie au service de la grandeur et pas seulement de la vérité. Si les trois effets de la sagesse (phronêsis), nés de l’exercice de la raison et de son travail constant, peuvent se résumer ainsi, là encore dans la langue démocritéenne : « bien délibérer, parler sans se tromper, agir comme il se doit9 [12] », D’Hondt les incarnait. Ce contemporain de Socrate, ce rival de Platon, auquel le jeune Marx, y ajoutant Épicure, avait consacré une recherche de thèse fort critique, peut aider à cerner avec pudeur l’existant Jacques D’Hondt. Non que l’on veuille le moins du monde faire de lui un antiquisant malgré lui, ce qui serait incongru, malhonnête et faux, mais le recours à la sagesse antique, classique ou hellénistique peut contribuer aussi à comprendre celui qui se consacra d’abord à Spinoza, puis à Marx et à Hegel. L’exhortation à « vivre avec le maximum de joie et le minimum de tristesse10 [13] » appartient sans conteste au double legs démocritéen et spinozien, antique et moderne, qui a façonné le patrimoine éthique de Jacques D’Hondt. « Les insensés vivent sans jouir de ce qu’offre la vie10 [14] ». Le biographe de Hegel ne fut jamais un insensé, ni dans ses engagements politiques et existentiels, ni dans son enseignement et sa recherche, ni dans sa disponibilité à l’accueil de la vie et de la mort. Celui qui trouvait tant de plaisir à transmettre un enseignement au lycée ou à l’université, celui qui écrivait dans une langue fluide et lumineuse, celui qui découvrait les joies simples sur le tard, dénonçait les faux-semblants, les hypocrisies, les captations idéologiques de toutes factures, laisse, avec son œuvre intellectuelle, une leçon de vie qui honore et transfigure la finitude de l’homme. Il incarnait, à coup sûr, une figure moderne de la sagesse antique.


Date de mise en ligne : 25/11/2015

https://doi.org/10.3917/rmm.154.0499

Notes

  • [1]
    Jacques D’Hondt, Hegel en son temps, Paris, Éditions Delga, 2011, p. 331.
  • [2]
    Jacques D’Hondt, Hegel. Biographie, Paris, Calmann-Lévy, 1998.
  • [3]
    Ibidem, p. 397.
  • [4]
    Bulletin de la société française de philosophie, Vrin, 2001, no 1, janvier-mars 2000, pp. 18 et 27.
  • [5]
    « J’ai eu beaucoup de chance de m’être rencontré dans ma jeunesse en certains chemins qui m’ont conduit à des considérations et des maximes dont j’ai formé une méthode ».
  • [6]
    Bulletin de la société française de philosophie, op. cit., p. 8. D’Hondt mentionne le début du chapitre de Hegel sur Platon : « Nous avons à mentionner [erwähnen] au préalable [vorher] les circonstances de sa vie [Lebensumstände]. »
  • [7]
    La Philosophie saisie par l’histoire. Hommage à Jacques D’Hondt, sous la direction de Michel Vadée et Jean-Claude Bourdin, Paris, Éditions Kimé, 1999, p. 38.
  • [8]
    Bulletin de la société française de philosophie, op. cit., p. 16 (epitomator, de epitomo, mettre en abrégé ; épitomê, incision, coupure à la surface).
  • [9]
    République, X, 604 c-d.
  • [10]
    Hommage à Jacques D’Hondt, Revue de métaphysique et de morale, no 2, avril 2012.
  • [11]
    Les Présocratiques, trad. fr. de Jean-Paul Dumont, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 873 ; Démocrite, B, CXV, § 84.
  • [12]
    Ibidem, B II.
  • [13]
    Ibidem, B CLXXXIX.
  • [14]
    Ibidem, B, CC.

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