Notes
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[1]
Cet article a bénéficié de la relecture de Denis Kambouchner, que je remercie vivement.
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[2]
Disponible sur le site « Persée », Berthe Verhaeghe.
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[3]
Voir la citation de Victor Delbos tirée de La Philosophie pratique de Kant à l’entrée « Système » dans Vocabulaire technique et critique de philosophie d’André Lalande, p. 1097 de l’édition 1976.
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[4]
Respectivement chez Plon-Nourrit pour la pagination ; la deuxième monographie a fait l’objet d’une publication à part chez Manucius, coll. « Le philosophe », en 2012.
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[5]
L’incipit est la citation célèbre des « Leçons d’histoire de la philosophie » (Figures et doctrines de philosophes, op. cit., p. 95).
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[6]
Si F. Worms, dans La Philosophie en France au xxe siècle. Moments (Paris, Gallimard, « Folio essais », 2009), « distingue le nationalisme tempéré de V. Delbos du patriotisme de H. Bergson », A. Matheron ne craint pas d’apparenter Delbos à Maurras en relevant la formule plusieurs fois rapportée par M. Blondel (et pas seulement comme il semble le croire dans De Kant aux postkantiens…) sur ladite « énormité » de la pensée allemande (A. Matheron, « Les deux Spinoza de Victor Delbos », in A. Tosel, P.-F. Moreau et J. Salem [dir.], Spinoza au xixe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007).
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[7]
L’Année philosophique, t. XXII, 1912.
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[8]
L’Année philosophique, t. XXIV, 1914.
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[9]
Descartes, Locke, Condillac, cours fermé non publié.
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[10]
« Nous n’aurions, me semble-t‑il, à peu près rien d’essentiel à opposer à ce sujet à ce qu’écrivait Victor Delbos en 1917 (sic), lorsqu’il notait que la finalité de la philosophie est de “fournir, au moyen des seules ressources de l’esprit humain, une explication de l’ensemble de la réalité, ainsi qu’une notion de la destinée de l’homme qui permette de déterminer sa tâche essentielle dans ce monde” [p. 47 du no 23 de la Revue de métaphysique et morale, 1917] » (François Azouvi, « Pour une histoire impure de la philosophie », Revue philosophique de Louvain, no 1, février 2008).
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[11]
Paris, Bloud & Gay, coll. « Pages actuelles » (1914-1915), no 40.
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[12]
« Au fond, je pense qu’il y a accord sur ce que nous estimons tous qu’est une œuvre philosophique » (François Azouvi, « Pour une histoire impure de la philosophie », op. cit., p. 46, formule précédant la citation de Delbos).
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[13]
Nous nous permettons de renvoyer ici à « Victor Delbos, éducateur », Le Philosophoire, no 37, Paris, Vrin, printemps 2012, p. 280, note 53.
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[14]
Victor Delbos, La Philosophie pratique de Kant, Paris, Alcan, 1905, p. 750.
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[15]
Camille Riquier, présentant le dossier critique de Matière et mémoire, affirme : « Victor Delbos termine son compte-rendu par une discussion qui, prenant le parti de l’intellectualisme, critique le passage qu’effectue Bergson de la psychologie vers l’ontologie par une extension des données immédiates ». La question subsiste de savoir de quel intellectualisme il s’agit… (Matière et mémoire (1896), Paris, Puf, « Quadrige », 2008). Voir aussi la présentation de Denis Forest dans Matière et mémoire, Paris, Garnier-Flammarion, 2012.
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[16]
Victor Delbos, « Philosophie » (p. 708-719) dans La Grande Encyclopédie (dite Berthelot). La date n’est pas précisée mais se situe probablement en 1898-1999, au moment où V. Delbos succède à H. Bergson au lycée Henri-IV. Voir ma présentation ci-dessus.
-
[17]
Victor Delbos, Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme, part. I, chap. x, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1990, p. 202. Ce livre garde une véritable aura philosophique jusqu’à Deleuze et Matheron compris, mais hélas est oublié (ainsi que le nom de son auteur dans l’ouvrage) dans la liste (il est vrai succincte) des indications bibliographiques de P.-F. Moreau, Spinoza et le spinozisme, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2009.
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[18]
Victor Delbos, Le Spinozisme (1916), Paris, Vrin, 2005 ; voir Appendice, « Le cartésianisme et le spinozisme », p. 212-219.
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[19]
Victor Delbos, Étude de la philosophie de Malebranche qui comprend un article très important de 1913 sur « La controverse d’Arnauld et de Malebranche sur la nature et l’origine des idées », paru aux Annales de la philosophie chrétienne, 4e série, t. XVI.
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[20]
A. Tosel, rappelant à l’époque de l’idéalisme allemand la confrontation de la pensée critique avec la spéculation spinoziste, remarque : « Si la France n’a pas participé à ce mouvement, c’est du moins un historien français de la philosophie, Victor Delbos, qui en a donné la reconstruction exacte avec Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme, en 1893 » (Spinoza au xixe siècle, op. cit., p. 10).
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[21]
A. Philonenko, dans sa longue introduction à De Kant aux postkantiens (1940) de Victor Delbos, déclare : « Avant d’être philosophe, Delbos était un historien de la philosophie et il s’appliquait à sa discipline avec une rigueur toute positiviste, qui l’éloignait des effusions brumeuses du spiritualisme » (Paris, Aubier, 1992, p. 8). Hormis cette déclaration fracassante, on aurait bien du mal à savoir comment cet auteur caractérise la philosophie de Victor Delbos et pourquoi il y aurait une préséance de l’historien sur le philosophe (encore décelable chez A. Tosel). Michel Espagne, plutôt élogieux à l’égard de Victor Delbos, collera indistinctement l’étiquette de « spiritualiste » ou de « rationaliste » à sa philosophie : « À première vue, Victor Delbos pourrait s’inscrire dans une pure tradition spiritualiste. […] S’il envisage l’histoire de la philosophie allemande à travers la morale, ce n’est pas pour explorer une province isolée, mais pour montrer l’enracinement de la question morale dans une métaphysique rationaliste » (M. Espagne, En deçà du Rhin. L’Allemagne des philosophes au xixe siècle, Paris, Éd. du Cerf, 2005, p. 241).
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[22]
Victor Delbos, « Le pragmatisme du point de vue religieux ». Conférence faite à « Foi et vie » en 1910 (date qui, soit dit en passant, correspond au pointage sur le pic des références à la philosophie américaine entre 1909 et 1911 de Romain Pudal, « Les réceptions du pragmatisme en France (1890-2007) », Paris, EHESS, 2008).
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[23]
Les dates de péremption des étiquettes précitées semblent bien dépassées… y compris celle de l’étiquette « néo-kantien » dont la plasticité ne garantit aucune fixation ; voir Jean-Louis Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe français ?, Paris, EHESS, 2010, p. 186.
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[24]
Formule concessive qui n’est pas une clause de style car c’est très consciemment que l’auteur signale ainsi un accommodement avec la doxa (d’aucun dirait « scolastique ») kantienne de son temps dont il ne manque jamais en contexte savant d’en éprouver les limites… (Figures et doctrines de philosophes, op. cit., p. 120).
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[25]
Ibidem, p. 122.
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[26]
Ibidem, p. 118.
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[27]
Voir sur cette problématique aujourd’hui le livre de Thibaut Gress, Descartes et la précarité du monde, Paris, CNRS éditions, 2012.
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[28]
Figures et doctrines de philosophes, op. cit., pp. 124-125.
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[29]
Ibidem, p. 126.
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[30]
Ibidem, p. 127.
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[31]
Idem.
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[32]
Ibidem, p. 129.
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[33]
Idem.
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[34]
Idem. Ici, nous serions tentés de parler de véritable « idée incarnée », pour souligner que Victor Delbos ne fait pas de l’idée sensible un « concept mental » engendré par l’esprit, mais une « chose mentale » comme contre-effet de la présence au monde : je suis mon corps…
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[35]
A. Matheron, Préface, in V. Delbos, Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme, op. cit., p. vii, note 11.
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[36]
Ibidem, p. iv.
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[37]
Comprenant en particulier L’Esprit philosophique de l’Allemagne et la Pensée française (1915) et Une théorie allemande de la culture : W. Ostwald et sa philosophie (1916) aux éditions Bloud & Gay.
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[38]
A. Matheron, Ibidem, p. iv.
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[39]
Op. cit., Introduction, p. ii. Suivisme daté, dira-t‑on, qui ne tient pas compte des « uchronies » fécondes de l’histoire de la philosophie contemporaine : or la problématologie historique delbosienne ne se demande pas comment tel auteur aurait pu répondre à des questions qu’il ne s’est pas posées, mais recommande simplement de ne jamais sacrifier la tournure idiomatique d’une problématique aux préjugés d’une réception académique ou néo-académique (à cet égard, il est pour le moins étonnant qu’au nom d’une lecture anti- académique ce conformisme soit indexé sur « des critères de respectabilité philosophique », sans jamais signaler l’échec cuisant qu’a valu ce précepte d’apparence « idéaliste » à son auteur lors de sa participation à un concours… académique dont le mémoire est à l’origine du célèbre ouvrage de 1893 ! À la différence d’Alexandre Matheron, Michel Espagne rappelle cet épisode malheureux : « Sans doute l’intérêt pour les échos allemands de l’auteur de l’Éthique explique-t‑il que Delbos n’obtint pas le prix escompté de l’Académie des sciences morales » (En deçà du Rhin. L’Allemagne des philosophes français au xixe siècle, op. cit., p. 225).
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[40]
François Azouvi, « Descartes », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. III, Les France, 3. De l’archive à l’emblème, Paris, Gallimard, 1993, p. 763.
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[41]
François Azouvi, in Delphine Kolesnik-Antoine (dir.), Qu’est-ce qu’être cartésien ?, Paris, ENS éditions, 2013, reprenant la substance de ses travaux antérieurs sur Descartes et la France, histoire d’une passion nationale, Paris, Fayard, 2002, montre bien que sa problématique d’historien des idées n’implique aucun dénivelé entre le sens philosophique et le sens « mythologique » : « À partir de là, cartésien signifie à peu près pour le public français non philosophe : rationnel voire raisonneur, ami des idées claires, soucieux de géométriser le monde. Plus le temps va passer, mieux va s’installer cette mythologie du cartésianisme en France » (« Être cartésien : hier ou aujourd’hui ? », p. 394).
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[42]
Nous partageons avec Giuseppe Bianco l’idée que « ce type d’histoire [dans lequel il inclut l’approche “cependant louable” de F. Azouvi], discours indigène qui vise à justifier un certain nombre de démarches intellectuelles, au lieu d’être un instrument de connaissance, doit être l’objet d’une analyse qui est possible seulement au prix d’un exercice réflexif de dénaturalisation des concepts et des pratiques » (Giuseppe Bianco, « Portées du nom “Bergson”. Portrait de groupe avec philosophe », Philosophie, no 109, Philosophie(s) française(s), printemps 2011, Paris, Minuit, p. 55), à condition de ne pas sous-estimer la puissance symétrique de dénaturalisation de la doxa socio-historique par le philosophe indigène (= la méthode immanente delbosienne).
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[43]
« Caractères généraux de la philosophie française », La Philosophie française, op. cit. (note de Maurice Blondel dans l’édition de ce chapitre de la Revue de métaphysique et morale, t. XXIV (no 1/1917), qui ne figure pas dans l’ouvrage).
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[44]
« Pour ou contre certaines idées il faudra toujours tâcher avant tout d’avoir raison » (lettre à Blondel du 1er mai 1915, idem).
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[45]
Ibidem, p. 5.
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[46]
« Le premier mot de notre philosophie a été un appel à l’universalité du “bon sens” », ibidem, p. 3.
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[47]
« C’est le propre de la philosophie française d’avoir presque toujours répugné à s’appuyer essentiellement sur des concepts qui ne seraient que dialectiquement définis, à admettre un déploiement des idées hors de sujets réels… » (ibidem, p. 13 ; nous soulignons).
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[48]
Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme, deuxième partie, chap. ii (« La philosophie de Spinoza et l’esprit philosophique de l’Allemagne »), p. 229.
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[49]
Cette expression qui désigne la configuration hégéliano-française de l’idéalisme, apparaît comme sous-titre du dernier passage précédant la conclusion du même ouvrage. Après avoir rappelé la difficulté d’assimilation du spinozisme en France, l’auteur note : « Cependant le spinozisme pourrait tout aussi justement revendiquer sa part dans la formation de cet idéalisme, qui a beaucoup plus agi chez nous qu’il n’a été exprimé, selon lequel il n’y a dans le monde ni choses ni individus en soi, mais de simples dispersions et concentrations d’une même lumière intellectuelle » (ibidem, p. 526). Où l’on voit que la différence nationale est loin d’être génétiquement pure – y compris lorsque l’éponyme cartésien en devient la figure dominante comme on le vérifiera plus loin…
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[50]
Ibidem, p. 15.
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[51]
Ibidem, p. 46.
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[52]
Ibidem, p. 22.
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[53]
Ibidem, p. 23.
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[54]
Idem.
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[55]
Ibidem, p. 24.
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[56]
Ibidem, p. 25.
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[57]
Ibidem, p. 29.
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[58]
Idem. On notera la formulation beyssadienne du problème explicitement soulevé par Victor Delbos : qu’en est-il du « temps d’une intuition » ? (Jean-Marie Beyssade, La Philosophie première de Descartes, Paris, Flammarion, 1979, p. 217).
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[59]
Ibidem, p. 41.
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[60]
Ibidem, p. 33.
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[61]
Ibidem, p. 35.
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[62]
Jean-Marie Beyssade, La Philosophie première de Descartes, op. cit., pp. 234-235.
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[63]
L’Esprit philosophique de l’Allemagne et la pensée française, op. cit., p. 8.
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[64]
Ibidem, pp. 16-17.
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[65]
La Philosophie française, op. cit., p. 40.
-
[66]
Nous ne suivrons pas ici Christophe Bouriau qui, voulant dénoncer un contresens de Gueroult sur ladite équivocité de l’accès à l’être sous le rapport des deux types d’entendement, humain ou divin, croit pouvoir l’illustrer par une citation de l’article de Delbos sur « L’idéalisme et le réalisme dans la philosophie de Descartes » (L’Année philosophique, 1911, p. 48), dont la double polarité du titre souligne déjà assez que le but exégétique de l’auteur n’était surtout pas d’enfermer Descartes dans la dérivation « du connaître à l’être » (Christophe Bouriau, Aspects de la finitude : Descartes et Kant, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2000, pp. 31-32).
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[67]
La Philosophie française, op. cit., pp. 41-42.
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[68]
Ibidem, p. 42.
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[69]
Ibidem, p. 45.
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[70]
Ibidem, p. 42.
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[71]
Ibidem, p. 47.
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[72]
L’Esprit philosophique de l’Allemagne et la pensée française, op. cit., p. 15.
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[73]
L’étude de Francis Fischer, « Y a-t‑il un héroïsme philosophique chez Heidegger ? », reconnaît que la question préalable « qu’est-ce qu’un héroïsme philosophique ? » reste à poser… (Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, no 2, décembre 1994, p. 137).
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[74]
Lettre du 25 décembre 1914 ; correspondance de Xavier Léon, bibliothèque de la Sorbonne, d’après une citation en note de Michel Espagne dans son ouvrage, op. cit., p. 209.
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[75]
Voir Marc Crépon, « La compréhension mutuelle des peuples (Musil, Heidegger) et l’idée de “philosophie nationale” », Revue de métaphysique et morale, no 3/2003.
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[76]
« On ne comprend Delbos qu’en comparant son dessein à celui de l’idéalisme allemand culminant avec Hegel… » (E. Tourpe, « La lecture de Victor Delbos par Maurice Blondel : une “belle infidèle” ? », conférence donnée initialement en juin 1999, Revue des sciences religieuses, no 3, juillet 2013, p. 341).
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[77]
La Philosophie française, op. cit., p. 47.
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[78]
Sylvain Venayre, Les Origines de la France. Quand les historiens racontaient la nation, Paris, Éd. du Seuil, 2013, montre bien comment les historiens des années 1930 se sont débarrassés de « la figure archétypale du Même : la nation » (p. 206).
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[79]
Michaël Foessel notait dans un entretien récent : au lycée Henri-IV « [l]es gens étaient trop à l’aise avec les idées, ils n’étaient plus interrogés par elles. C’étaient déjà des entrepreneurs du savoir intellectuel » (Le Nouvel Observateur, no 2542, du 25 au 31 juillet 2013, p. 22).
« L’action de la pensée par laquelle on croit une chose, étant différente de celle par laquelle on connaît qu’on la croit, elles sont souvent l’une sans l’autre. »
2 Victor Delbos est connu pour être l’éminent interprète du « problème moral » chez Spinoza (1893), de la « philosophie pratique » de Kant (1905), mais nul ne trouvera trace dans sa bibliographie [2] d’un ouvrage (équivalent au Kantbuch allemand) qui rendrait compte de la philosophie de Descartes. Le fait retient d’autant plus l’attention que l’autre image reçue au terme de la courte vie de cet important auteur est celle d’un philosophe germaniste meurtri par l’explosion de la Grande Guerre et fourbissant ses armes philosophiques dans la tradition française, c’est‑à-dire « la pensée française » des « idées claires » nécessairement cartésienne, contre « l’esprit philosophique allemand » forcément « énorme » (adjectif d’époque, commun à Bergson et Delbos) car hanté par l’obscur et l’inconscient : que n’a-t‑il pas dressé la statue du commandeur philosophique repoussant l’ennemi barbare par la seule « lumière naturelle française » dévastant la forêt noire du vitalisme allemand ? Rien de tel en effet, pas même un « Système de la philosophie de Descartes » façon Octave Hamelin (1911) dont le titre encore trop germanique aurait eu pour pendant « Descartes, le philosophe anti-systématique »1 [3]. Et ce ne sont certes pas les deux monographies posthumes contenues dans Figures et doctrines de philosophes d’une part (1918), et La Philosophie française d’autre part (1919)1 [4] qui pourraient représenter cette ligne Maginot philosophique, même s’il est vrai que la seconde se présente explicitement comme une défense et une illustration du génie philosophique français.
3 Dans les deux textes cités, on serait bien en peine en effet d’identifier le portrait en majesté d’un héros national puisque le premier se contente d’encadrer la figure de Descartes de celle, déjà traditionnelle à l’époque, du « héros des temps modernes » due à Hegel1 [5] ; tandis que le second établit la riche descendance de la « doctrine mère » de la modernité selon les trois voies du rationalisme dogmatique du spinozisme et du leibnizianisme, du rationalisme critique de Kant et des différentes figures de l’empirisme anglais sans que les rejetons n’en contestent les titres de naissance du fait même qu’ils revendiquent leur indépendance1 [6]. L’absence donc d’un opus magnum sur la pensée de Descartes dans l’œuvre publiée du vivant de Victor Delbos ne s’explique pas à nos yeux selon une ligne de partage qui verrait cet auteur, dans un premier temps captif du tropisme de la philosophie germanique, se délivrer à la défaveur de la Grande Guerre de cette emprise délétère sous forme de monographies qui ne seraient que les symptômes d’un chauvinisme philosophique monomaniaque. Il n’y a pas deux Descartes, l’un refoulé sous les fourches Caudines de la critique kantienne lors de la formation philosophique de Victor Delbos, l’autre enfin revendiqué fièrement dans la ligne de tranchée franco-cartésienne qui chasserait les tendances « énormes » du kantisme et de ses avatars post- et néo-kantiens. Notre hypothèse est que le travail de Victor Delbos sur Descartes est récurrent et qu’il n’obéit pas à ces lignes frontalières qui souffrent par trop d’illusions rétrospectives.
4 La bibliographie de cet auteur dont l’importance sera reconnue comme décisive au fur et à mesure qu’on se décidera à le lire pour lui-même (et non pas de seconde main) – du moins c’est à souhaiter pour la clarté de nos généalogies philosophiques et culturelles – montre bien que si son œuvre se déploie sur trois périodes, cela ne préjuge en rien d’une courbure téléologique qui ferait apparaître enfin la figure et le nom propre de Descartes et du coup sa propre transfiguration :
- – De 1887 à 1897 : l’âge de la formation spinoziste avec son ouvrage séminal sur Spinoza ; notons au passage que ces dates butoirs signalent que la publication du Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme (1893) a été préparée dès le début de la carrière du jeune philosophe se mettant ainsi à l’école de Spinoza, et que la réception de Matière et mémoire en 1897 dans la Revue de métaphysique et de morale (c’est‑à-dire d’un cartésianisme « revivifié ») signe un débat avec Bergson qui, on le verra plus loin ne sera pas sans conséquence pour situer les coordonnées philosophiques du rapport à Descartes des uns et des autres…
- – De 1897 à 1907 : l’âge de la formation kantienne (à distinguer du fonds académique néocriticiste en provenance du maître commun à Delbos et Bergson : Émile Boutroux) qui voit paraître la thèse de 1903 L’Essai sur la formation de la philosophie pratique de Kant, puis le livre La Philosophie pratique de Kant et de nombreux articles sur Kant qui montrent une réappropriation originale de Kant qui englobe toutes les dimensions de son œuvre (voir « Sur la théorie kantienne de la liberté » à la Société française de philosophie – et la discussion serrée avec Alain – en 1904), ainsi que la traduction et l’édition critique de Fondements de la métaphysique des mœurs en 1907.
- – De 1907 à 1916 : l’âge du ressourcement français où Victor Delbos pour la première fois fait apparaître nommément Descartes comme objet partiel ou principal de deux articles importants pour notre étude : « L’idéalisme et le réalisme dans la philosophie de Descartes1 [7] » et « Le Cogito de Descartes et la philosophie de Locke1 [8] », mais aussi comme sujet de cours à la Sorbonne1 [9].
6 Comment pourrait-on imaginer que la présence de ce nom dans les années 1912-1914 plaiderait pour l’absence de son thème tout au long de la carrière philosophique et en faveur du retour du refoulé en temps de guerre ? Le nom propre ici n’est pas « le Nom du Père » de la philosophie française purifiée de l’influence allemande mais la « doctrine mère » de la philosophie moderne. De même, à la philosophie « pure » exhibée comme « philosophia perennis » ne succède pas la philosophie « impure »1 [10] de L’Esprit philosophique de l’Allemagne et la pensée française1 [11] : il n’y a pas plus de philosophie éternelle qui serait l’objet de l’histoire de la philosophie, que de progrès a priori dont une histoire transcendantale de la philosophie prédirait l’issue, ni d’histoire culturelle qui pourrait se reposer sur une définition univoque de « La philosophie1 [12] ». La méthode historique de Victor Delbos est proprement problématologique : histoire de la philosophie et philosophie ne sont pas opposées car celle-ci hérite des problèmes de celle-là et en retour métamorphose la position des problèmes de la tradition philosophique en fonction « d’une pensée du dehors2 [13] » irréductible (le « Moment de l’esprit 1900 » se reconfigure à partir des nouveaux défis provenant des rationalités et des positivités scientifiques). Les systèmes philosophiques et les personnalités des philosophes se nouent génétiquement autour de ce personnage germinal qu’est le problème philosophique.
7 Ainsi, plutôt que de prétendre embrasser le spectre d’un objet non identifié dans l’œuvre du philosophe, nous a-t‑il paru plus judicieux de suivre, comme nous y invitent les quelques jalons repérés dans notre périodisation, le fil de la question de la lecture delbosienne du statut de l’« idée » chez Descartes dans son rapport avec les usages si stratégiques du concept « d’idéalisme ». Le « problème moral » qui semble bien dessiner le plan d’immanence du travail de Victor Delbos n’est en effet jamais dissocié chez lui du problème de la théorie de la connaissance : ce n’est pas l’adoption d’un antique intellectualisme moral qui l’explique mais au contraire une inquiétude proprement moderne au sujet d’un formalisme pratique – « La méthode encore trop dogmatique par laquelle Kant a ordonné les idées constitutives de la morale formelle a dissimulé cette pensée, qui était pourtant dans une large mesure la sienne, que les idées valent pratiquement plus encore par leur aptitude à s’actualiser que par la rigueur de leur enchaînement logique2 [14]. » Cette difficulté de l’actualisation de l’idée est au cœur des quelques jalons repérés dans la périodisation susdite. Par exemple, la recension critique de Matière et mémoire par Victor Delbos vaut, comme le note Camille Riquier2 [15], pour la discussion de la légitimité de la critique bergsonienne de l’intellectualisme dont l’enjeu n’est rien de moins que celui de penser son rapport avec la question de l’idéalisme et du spiritualisme. De même, l’article de 1912 sur « L’idéalisme et le réalisme dans la philosophie de Descartes » n’est pas un nouvel objet d’étude quelconque qui s’offrirait à la sagacité de l’élu récent de l’Académie des sciences morales et politiques en prévision des ultimes ouvrages sur la gloire de la philosophie française, mais la reprise minutieuse d’un travail récurrent sur le « problème des problèmes » qui noue la question du réel, de la connaissance et de l’action. Ce problème a bien pour nom si l’on veut celui de « philosophie »2 [16] mais à condition de ne pas réifier celle-ci. En d’autres termes, l’enjeu est le suivant : comment actualiser une idée sans la réifier ? Cette problématique de l’idée chez Descartes comme prisme de lecture de toute la pensée moderne n’appartient pas à la pointe sagittale d’une question que l’on se poserait à la fin (quand on est « âgé ») ; le jeune enseignant-chercheur se la pose à Limoges, à Toulouse, à propos du problème moral chez Spinoza : « À l’idéalisme antique qui se fondait avant tout sur la nécessité logique et esthétique des universaux, et qui était toujours forcé d’admettre plus ou moins la contingence de l’individu, Spinoza substitue, sous l’influence de Descartes, un idéalisme nouveau qui exclut comme illusoires les idées universelles de genre et d’espèce et qui affirme tout d’abord la nécessité rationnelle de l’individu. […] l’individu déclare inconsistant l’ordre qui ne le comprend pas et s’établit énergiquement au centre du système qu’il constitue2 [17] » ; le professeur de la Sorbonne, dans les cours de 1912-1913 sur le « spinozisme » et surtout dans l’appendice de l’ouvrage du même nom2 [18], la reprend de façon plus thématique ; mais déjà les cours de 1903 sur Malebranche, publiés en 19242 [19], ne manquent pas d’articuler l’économie des « idées » pour cartographier les territoires des post-cartésiens.
8 Outre les jalons indiqués, il nous faut noter que le remarquable parcours philosophique de Victor Delbos est constitué tout autant de frayages inauguraux que d’explorations attentives aux débats du jour : dans un cas, c’est l’import si décisif en contexte français du débat sur la postérité du rationalisme spinoziste outre-rhin2 [20], mais aussi l’ouverture à la postérité kantienne de la philosophie allemande2 [21] ; dans l’autre, c’est par exemple la participation à la réception du pragmatisme2 [22] où la question de l’intellectualisme est à nouveau si prégnante… En tous les cas, on serait mal avisé de chercher un espace spécifique pour construire la compréhension de la lecture delbosienne de Descartes : il n’existe pas de lieu-dit « Descartes », mais un milieu d’exercice critique de l’auto-affirmation de la raison moderne, toujours déjà là en tant que matrice des voies spinozo-kantienne subséquentes, et toujours à venir comme horizon de reprise de la question du jugement d’existence (de soi ou/et du monde) au miroir des idées. À cet égard, il n’est pas indifférent que le débat sur le rationalisme qui se trouve élargi de l’intérieur par l’intuitionnisme bergsonien ou de l’extérieur par l’emprise de la rationalité sociologique durkheimienne soit réactivé en deçà du problème de l’idéalisme.
9 Le nom de Descartes ne nous intéressera donc ici qu’au titre du marqueur singulier qu’il représente aux yeux de Victor Delbos pour traiter le problème de la légitimité du concept d’« idéalisme » à l’intérieur du cadre perturbé du rationalisme. Selon une démarche quelque peu paradoxale, on suivra moins l’évolution chronologique d’une thématique (menacée par le présupposé téléologique) que le tracé à la fois récurrent et rémanent d’un milieu d’exercice critique, eu égard à la rétro-traduction criticiste de « l’idéalisme problématique » cartésien. Aussi bien, on l’aura compris, ledit marqueur aura une fonction de réversibilité puisqu’il se pourrait que nous ayons progressé, du moins nous l’espérons, dans la question de la caractérisation de la personnalité philosophique de Victor Delbos3 [23].
10 Dans le cadre d’un simple article nous ne prétendons pas étudier toutes les occurrences possibles de la question de l’idéalisme chez Descartes, mais seulement par degrés de focalisation croissante les raisons pour lesquelles Victor Delbos est amené à soupçonner que l’idée si bien reçue de l’idéalisme de Descartes procède d’une réduction de la complexité de la double question de l’idée et du jugement d’existence dans sa philosophie. La levée de ce poncif justifie donc l’assomption des guillemets de notre titre.
11 Partant, nous explorerons d’abord, ici dans cet article (I), les deux monographies des ouvrages posthumes cités (1918-1919) pour examiner, d’une part, le rôle joué par la réflexivité de l’idée dans l’avènement de l’héroïsme philosophique moderne et, d’autre part, son rapport avec la question d’une philosophie nationale ; puis dans un autre travail (II), nous suivrons l’économie des discussions de deux critiques célèbres de l’idéalisme cartésien (Malebranche et Maine de Biran) ; enfin, par la suite (III), nous nous focaliserons sur les deux seuls articles comprenant en titre le nom de Descartes pour mieux cerner les enjeux du problème de l’« idéalisme » dans le débat sur l’intellectualisme (en contexte bergsonien en particulier).
I. Les deux monographies : un idéalisme héroïque
La version populaire.
12 Nous ne connaissons pas la date des conférences qui sont à l’origine de cette monographie mais l’auteur précise dans l’avant-propos qu’elles ont été dites et « écrites après coup » (p. iv) en vue d’un exposé moins vulgarisateur, plus exigeant pour sa partie doctrinale mais délesté autant que possible de sa pesanteur technique. Il faudra donc en tenir compte pour lever au besoin quelques équivoques.
13 Lorsque Victor Delbos reprend, dans l’incipit de la « figure et de la doctrine » de Descartes, la topique hégélienne du héros des temps modernes, il n’annonce pas seulement la postérité féconde de la philosophie cartésienne déclinée en conclusion, il affirme surtout le tour idiomatique de cet héroïsme. « C’est un héros : il a repris entièrement les choses par le commencement » signifie métaphysiquement : c’est un héros, il a repris les choses par les idées. Certes il ne s’agit pas ici de ces essences réifiées ordonnées hors de soi mais bien de cette étoffe mentale dans laquelle toute pensée comme acte mental s’apparaît à elle-même, dans la chaîne de l’ordre des raisons et la trame des passions. C’est pourquoi, nous dirigeant, in medias res, vers l’analyse du « principe d’invention et de certitude » qu’est la pensée sous le rapport du « droit » (« une valeur de droit, si l’on peut dire3 [24]… ») qu’elle s’octroie ainsi, nous devons prendre en compte les termes précis de la position du problème : « Cependant cette conception en quelque sorte idéale de la science et de la méthode soulève des problèmes qu’il faut résoudre si l’on veut être pleinement certain ; et c’est à la pleine certitude qu’aspire Descartes : la probabilité n’a à ses yeux aucun prix. Or, quand sommes-nous sûrs que nos idées, même vraies, se rapportent à des choses réelles, et pourquoi3 [25] ? »
14 L’expression « en quelque sorte idéale », loin d’être approximative, anticipe sur la formule restreinte de l’idéalisme cartésien présentée dans le même chapitre et signifie que la science moderne se sait subjective : connaître n’équivaut pas à simplement recevoir les « espèces » du monde (à l’image des espèces lumineuses de la scolastique), mais à percevoir (idées = perceptions) et concevoir l’ordre des choses par l’ordre des raisons de l’esprit. Victor Delbos a déjà commenté dans un chapitre précédent la première règle de la méthode en soulignant bien que « Ne recevoir aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle3 [26]… » n’indique pas uniquement l’émancipation héroïque (cependant Descartes ici n’est pas le seul héros en lice) de l’autorité traditionnelle, mais l’exhibition du droit du sujet à la première personne de ne jamais se « rendre » devant/à (voici un enjeu polémologique autant qu’ontologique) l’évidence comme imposée du dehors, mais d’en disposer comme une production de la « Lumière naturelle » de l’esprit. (On pourrait gloser à notre tour cette première règle en montrant toute la tension, qu’on appellerait volontiers « scopicentrique », de la philosophie de Descartes cherchant dans le lexique de la vision ce qui précisément excède le rôle de son paradigme puisque l’évidence est arrachée au réalisme naïf constitutif de la confusion connaître-voir pour être conquise dans l’œil de l’idée.) Ainsi, en posant la double question cognitive et ontologique du rapport de l’idée au vrai et à la réalité, Victor Delbos engage une réflexion sur la double nature de l’idée, comme réalité formelle et comme réalité objective, en faisant l’économie de la lourde terminologie scolastique (dont Descartes devait s’accommoder).
15 Dès lors, il est amené à montrer la nature heuristique du doute, dans sa double dimension naturelle et hyperbolique (avec l’hypothèse du Dieu trompeur), dont la fonction n’est pas de rendre le monde précaire (il l’est ordinairement3 [27]), mais au contraire de le certifier grâce à la positivité de son action : l’idée du doute agit comme révélateur de la pensée et ipso facto de l’existence de soi. Le commentaire se poursuit en montrant que Descartes dénonce l’illusion d’une identité corporelle pour justifier la primauté de l’existence métaphysique de l’âme. Or ce qui nous intéresse ici réside dans la reformulation doctrinale qui clôt ce chapitre sur le double problème de l’idée : « Doctrine importante, qui, entre autres significations, a celle-ci : l’esprit doit procéder des idées aux choses, non des choses aux idées, que la connaissance des êtres par leurs idées est de droit antérieure à l’affirmation et à la supposition de leur existence. Doctrine idéaliste en conséquence, qui pourtant ne consiste pas à prétendre, comme telle forme radicale d’idéalisme, que l’existence des choses consiste tout entière dans les déterminations de notre pensée, mais simplement que l’existence des choses ne peut être affirmée qu’en raison des déterminations de notre pensée et en conformité avec elles. Doctrine dont c’est l’un des caractères constitutifs de poser et de reconnaître tout d’abord la réalité des idées3 [28]. »
16 Le souci de l’interprète de l’idéalisme est évidemment ici de se déprendre des préjugés philosophiques de son temps : l’idéalisme cartésien n’est pas celui de Berkeley car s’il est un réalisme des idées, il n’implique pas l’immatérialisme du réel. L’antériorité de droit de la connaissance des êtres par les idées ne signifie pas l’exclusion d’une antériorité de fait de l’existence entière des êtres. L’odyssée ontologique des Méditations métaphysiques suppose bien plutôt cette extériorité du monde comme toujours déjà là. En outre, la distinction entre les deux propositions ontologiques : « existence des choses tout entière dans les déterminations de notre pensée » et « l’existence des choses sous le rapport des déterminations et de notre pensée en conformité avec elles » (nous soulignons), si d’évidence elle rappelle pour les lecteurs avertis (à la différence des auditeurs de la conférence), la différence entre Berkeley et Descartes, implicitement elle reconduit la distinction critique entre « phénomène » et « chose en soi » et ne doit pas nous entraîner trop vite vers la thèse du jugement d’existence comme « position » ontologique. En effet, la clause de « conformité » n’obéit pas nécessairement au statut formel et transcendantal des catégories ou des concepts : Victor Delbos prend soin de ne pas interpréter l’idéalisme cartésien en termes d’idéats ou de contenus représentationnels ; c’est l’action d’affirmer selon les déterminations de la pensée qui constitue la conquête ontologique de la science. Autrement dit, si de fait le commentateur n’entre pas ici dans l’analyse technique des différences de statut de l’idée selon qu’elle est pensée comme « figure » dans les Regulae ou « signe » dans La Dioptrique, il ne déclare pas non plus que l’idéalisme cartésien est « problématique » en raison d’une confusion entre l’espace et l’étendue ou de l’a priori de la sensibilité et de l’essence même de la matière. Bref, « reconnaître tout d’abord la réalité des idées » n’implique pas ipso facto la conquête adéquate et intégrale de l’idée de réalité : malgré la ressource pédagogique des philosophèmes kantiens (« droit »), point ici d’« illusion transcendantale » à l’horizon.
17 Il nous faudrait faire les mêmes remarques sur le statut d’extra-territorialité mentaliste de « l’idée d’infini » avec laquelle nul ne peut espérer une quelconque compréhension adéquate d’un corrélat réel mais seulement l’ouverture ontologique engendrée par la « véracité divine » (qui « n’est pas la vérité3 [29] », précise Victor Delbos) garantissant de connaître avec certitude : « la véracité divine garantit donc que les idées claires et distinctes ont pour objet des essences intelligibles et éternelles3 [30] ». Mais précisément, essence n’impliquant pas ipso facto existence chez Descartes, se pose ici à nouveau le problème du jugement d’existence du monde matériel assimilé à l’étendue, la figure et le mouvement. Comment par exemple dériver les qualités secondes des qualités premières, les couleurs secondes de la pelouse verte de la couleur primaire verte dont on a l’idée innée ? Abordant cette difficulté, Victor Delbos semble tout d’abord « malebranchiser » la terminologie de Descartes en affirmant : « Or il y a en l’homme, outre la faculté de connaître par les idées, une faculté de sentir qui en reste profondément distincte. Connaître en effet la lumière à la façon dont le physicien l’explique, ce n’est pas la voir, ce n’est pas la sentir3 [31] » ; mais c’est tout aussitôt pour préciser que ce sont « les idées des choses sensibles » qui doivent être distinguées des « idées », sous-entendues « intellectuelles », comme celle « claires et distinctes » de l’étendue.
18 Plus loin encore, se délivrant du vocabulaire des facultés peu conforme à la doctrine cartésienne, et distinguant les exercices de la pensée issue de l’union de l’âme et du corps, le commentaire ajoute que celle-ci « donne lieu à d’autres modalités de la pensée que la connaissance intellectuelle [sous-entendu par « idées innées »] ou que la détermination tout intérieure de la volonté3 [32] ». De sorte que la démonstration de l’existence du monde matériel par le témoignage des sentiments équivaut bien à l’argument des idées adventices, mais présente l’avantage face à un lectorat cultivé sans être spécialisé de ressaisir le lexique du sens commun, c’est‑à-dire celui du sentiment compris comme témoignage de la conscience : « C’est ainsi que le sentiment, sous ses formes diverses […] est comme le retour sur nous et comme l’effet mental d’une action qui résulte de la présence de notre corps et de son rapport avec les corps qui l’entourent4 [33]. »
19 Nous n’irons pas au-delà dans cette monographie car le problème qui nous occupe semble suffisamment avoir été clarifié : Victor Delbos ici présente bien la doctrine des idées de Descartes comme un idéalisme mais toujours avec le soin de ne pas l’infléchir vers l’immatérialisme qui ruinerait la quête d’une ontologie du monde matériel et la conquête de sa maîtrise technique. L’usage didactique des philosophèmes malebranchistes ou kantiens (« droit », « sentiment » vs « idée ») ne doit pas abuser car l’enjeu est toujours de montrer que l’extériorité du monde est irréductible à l’expérience de l’immédiateté des idées dans l’esprit. Les idées, comme la peinture chez Léonard de Vinci, sont « choses mentales » mais certes pas cause ontologique, car la réflexivité des idées que l’interprète de Descartes situera bien (dans des textes plus techniques) dans le pli structurel de la « réalité formelle » et de la « réalité objective » n’est pas proprement spéculaire : se rendre à l’évidence n’est pas un acte héroïque qui se déroulerait dans la seule clôture du circuit fermé de la vie intérieure des idées puisque l’homme (et non pas l’âme) cartésien vit tous les modes de sa pensée (qui est toujours un sentir au sens large) « comme l’effet mental d’une action qui résulte de la présence de notre corps et de son rapport avec les corps qui l’entourent4 [34] ».
20 Autrement dit, si toute expérience cognitive est une expérience idéelle, l’expérience vitale de l’homme ne se plie pas à son ordre et à ses mesures réflexives mais en élargit le spectre à la mesure de la réflexion du monde. C’est d’ailleurs la raison profonde pour laquelle l’héroïsme cartésien est caractérisé comme puissance de « recommencement » car la relance idéelle métaphysique n’est pas issue de la pure décision d’un sujet libre et souverain dès lors qu’elle ne tient ses promesses que dans l’épreuve d’un monde physique dont la pierre de touche constitue comme un supplément de réflexivité pour l’entendement humain. Point donc d’« Idées régulatrices » à la frontière de la « chose en soi voilée », mais des idées inégalement objectives qui comme les signes langagiers nous permettent par leurs fonctions réflexives de franchir, d’une part, les seuils d’un réalisme naïf captif des qualités secondes et, d’autre part, les seuils d’un idéalisme naïf prisonnier (Victor Delbos en fait un thème récurrent dans son œuvre) d’un logicisme stérile. Le héros cartésien n’est pas un sujet libre affranchi du monde par auto-proclamation et auto-affirmation de la raison pure ; au contraire, son courage s’atteste dans sa capacité à endurer la tension, la dualité (à distinguer du « dualisme ») de l’expérience métaphysique de l’âme et de l’expérience physique, physiologique du corps.
21 Aussi la formule de l’héroïsme cartésien ne tient pas tant au statut exceptionnel, dans son idéalisme restreint, de deux idées éminemment résolutives eu égard au problème du jugement d’existence, l’idée de soi d’une part (le cogito) et l’idée d’infini d’autre part (véracité divine), mais à cette puissance de pensée réflexive (au sens subjectif et objectif) par laquelle toute idée est idée de quelque chose – c’est‑à-dire invention d’un monde nouveau ou plutôt d’un monde à nouveau. Tel est donc le paradoxe de la version populaire de l’idéalisme héroïque cartésien : il ne requiert pas d’abord un génie personnel, mais s’adresse à quiconque se montre capable d’incarner les idées claires et distinctes dans leur type respectif.
22 Mais qu’en est-il maintenant de la version nationale de cet idéalisme héroïque, dans La Philosophie française dont le nom de Descartes est le quasi-éponyme dans la deuxième monographie ?
Quelle version nationale ?
23 Peut-on dire que les caractères nationaux définis par Victor Delbos dans La Philosophie française se réduisent à « quelques banalités4 [35] », en soupçonnant tantôt cet auteur de s’être laissé prendre « au “climat patriotique” que l’on sait4 [36] », voire pis, de donner prise à une certaine lecture maurrassienne ? Nous préférons ici essayer de comprendre, s’il est possible, que l’historien philosophe au fil de la question de l’« idéalisme » dans le cadre explicite de La Philosophie française, ait tenté non pas d’infléchir la doctrine cartésienne au fil de l’épée du combat national, mais d’en réfléchir les divisions nationales de l’« idée » au fil du paradoxe de l’idée même de « philosophie nationale ». Peut-être que cette approche plus soucieuse du véritable corpus delbosien4 [37] nous permettra de faire justice de la banalité de ces amalgames.
24 Si l’idéalisme héroïque de Descartes trouvait déjà sa source dans la première monographie à l’intérieur de la topique hégélienne, qu’en est-il de sa lecture en contexte de conflits internationaux déclarés, lorsque l’auteur décide de se ressourcer aux sources vives de la « philosophie française » ? L’idéalisme restreint (vs « problématique ») de Descartes se resserrera-t‑il dans le sens strict d’une appréciation cosmo-philosophique (= universalisme trans-national), comme dans la version populaire précédente, au prisme de l’actualisation de l’idée dans la lumière naturelle de l’esprit universel ? Ou bien sera-t‑il aux prises avec le spectre de l’idéalisme allemand au point de s’enfermer dans une position défensive intenable d’un universalisme… nationaliste, alignée sur un point de vue scolastico-philosophique, en effet banal à son époque ?
25 Autrement dit, à l’instar des relectures delbosiennes de Spinoza, de 1893 à 1916, lorsque Alexandre Matheron comprend ce jeu de reprise – selon sa propre relecture – à travers la dissolution, dans le deuxième ouvrage (1916), de l’interprétation idéaliste du spinozisme dans l’interprétation rationaliste4 [38] et depuis le répertoire épistémique d’un temps de guerre, faudra-t‑il voir dans l’exemple de ces relectures delbosiennes de Descartes en contexte belliqueux un autre déplacement métaphysique du même ordre ?
26 Ainsi, plutôt que de nous installer dans une dérive herméneutique du sondage des tentations présumées de l’auteur, nous explorerons sa tentative en suivant son célèbre précepte méthodologique de critique immanente, formulé au seuil du Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme : « Nous sommes généralement empressés à exiger des diverses doctrines la solution de problèmes qu’elles n’ont pas posés et que nous leur imposons4 [39]… ».
27 Avant d’étudier la première monographie de La Philosophie française consacrée comme d’évidence au philosophe de la règle de l’évidence, René Descartes, examinons donc les « Caractères généraux de la philosophie française », en essayant de comprendre ce qu’ils doivent à cette filiation et quel rôle joue le type d’idéalisme volontiers associé à son nom – lequel, comme on tentera de le montrer, sera considéré au titre d’un véritable éponyme de la philosophie française. Mais il faut ici dissiper un malentendu sur lequel se fonde aussi le grief de « banalité » car il n’entre pas dans notre projet de « révéler » que Delbos appartient à une configuration nationaliste et que ce faisant sa position n’est qu’un lieu commun d’essence mythologique – « Alain, lorsqu’il s’appelle encore Émile Chartier, trouve sans peine le héros éponyme de la philosophie républicaine et nationale de la France : pour lui, c’est la règle cartésienne de l’évidence qui contient “le principal devoir du citoyen dans la République”4 [40] ». Au contraire, il s’agit de comprendre en quel sens la claire conscience du danger de mimer la doxa d’époque conduit notre historien de la philosophie classique et philosophe à remonter la pente « mythologisante4 [41] » ou « naturalisante4 [42] ».
28 Dans le même sens ajoutons encore un préalable nécessaire visant la première note en bas de page due à Maurice Blondel, afin d’éclairer l’incipit du livre (« au début de ce cours je ne voudrais pas sembler m’abstraire du sentiment profond qui m’inspire mon sujet ») et lesdites caractéristiques de la pensée française : c’est ici qu’on retrouve la fameuse citation que A. Matheron rapportait justement comme une confidence faite par Victor Delbos à son ami Blondel (p. 14 de la préface à De Kant aux postkantiens datant de l’été 1914) mais qui apparaît ici comme l’exact copier-coller de la citation d’un passage d’une lettre de Victor Delbos à Xavier Léon : « Il y a dans la pensée allemande, à partir de Kant même, quelque chose d’énorme, l’idée de la déduction qui se prépare et de la création qui s’opère dans et par l’inconscient ; sous prétexte d’idéalisme, une trahison de l’idée claire, de la raison lumineuse et classique [nous soulignons]. Je sentais cela depuis plusieurs années assez vivement : de là mon retour à Descartes, à Malebranche, à Maine de Biran5 [43]. » Que la même formule soit adressée à l’ami intime ou au directeur de la Revue de métaphysique et de morale spécialiste de Fichte ne laisse pas de doute sur le caractère à la fois privé et public de ladite confidence dont la résonance est précisément celle du « sentiment » révélé par celui qu’on a cru devoir situer parfois, dans les controverses du moment 1900, du côté (de « tendance ») de l’intellectualisme. « Je sentais cela… » : dans les trois contextes, épistolaire, oratoire (« ce cours »), de publication, il s’agit bien chaque fois d’idée sensible inspirant notre auteur. Loin de devoir interpréter cette formule d’apparence pathétique comme « un passage assez accablant » et comme la preuve que c’est « le sujet » (la Grande Guerre) qui inspire le philosophe (« sentiment profond qui m’inspire mon sujet » devenant « …que m’inspire mon sujet ») et qu’ainsi il ne fait que reproduire la doxa édifiante du patriotisme le plus convenu, nous devons au contraire entendre la suite de la citation (tronquée dans la version de confidence à Blondel) : « Mais si je me le dis aujourd’hui plus catégoriquement à moi-même, comment le dire aux autres sans passer pour flatter une opinion créée par les évènements ? » Tout est admirablement dit, semble-t‑il : nulle trace, en effet, de « trahison des clercs », mais au contraire une remarquable vigilance pour maintenir les tâches irréductibles de la philosophie5 [44].
29 Nous sommes dès lors en mesure de rechercher derrière l’apparente banalité des critériums de la pensée française les indices qui seraient de nature à ne pas les compromettre avec l’« opinion créée par les événements » et la « banalité du mal » subséquente. Ainsi nous pouvons distinguer dans cette introduction les neuf caractères ou « tendances » suivantes – ce deuxième terme étant souvent préféré par l’auteur pour éviter de substantialiser sa typologie – : 1) Rechercher les idées claires (pp. 1-5) ; 2) Goût de l’analyse (p. 5) ; 3) Goût pour la synthèse (pp. 6-8) ; 4) Subordination des systèmes aux réquisits du réel (p. 9) ; 5) L’intelligence philosophique n’est pas séparable du bon sens (p. 10) ; 6) « La tendance à voir, dans la science même, l’humanité ou l’esprit au-dessus de son ouvrage » (p. 11) ; 7) « L’étude de la vie intérieure sous tous ses aspects a été pour nous une étude de prédilection » (pp. 11-12) ; 8) « La connaissance de la nature humaine est toujours comme une puissance virtuelle de critique » (p. 13) ; 9) Tendance à subordonner le devoir à la conscience (p. 14).
30 Cette simple énumération nous montre clairement l’ADN cartésien de la caractéristique ou de la physionomie philosophique française, tant par le lexique retenu que par l’ordre défini des tendances. En ne citant que les termes les plus saillants : « idées claires », « analyse », « synthèse », « bon sens », « conscience », il n’est nul besoin de voir nommément R. Descartes apparaître pour pouvoir discerner, outre l’idiome du héros de la modernité, l’ordre des raisons comme décalqué directement des fameux préceptes de la Méthode : évidence, analyse, synthèse… Cependant, lorsque Descartes est nommé la première fois et en premier (comme véritable proto-archétype de la pensée française), c’est comme par hasard pour clarifier ce que peut être une « idée claire » et sous quel régime elle se présente. Le passage mérite donc d’être cité in extenso tant il recoupe notre question du statut de l’idéalisme cartésien en contexte de conflit nationaliste ; après avoir défendu « la tendance congénitale à la clarté » de « l’esprit français » contre l’accusation d’une revendication privilégiée sur la vérité, Victor Delbos ajoute :
Qu’est-ce à dire alors, sinon que l’usage des idées claires doit être réglé par la considération exacte de ce qu’elles sont capables d’exprimer et d’embrasser ? Et de fait nous verrons à son heure que Descartes, le philosophe qui considère la clarté de l’idée comme la marque de la vérité, ne s’est pas contenté de recevoir l’idée claire pour la satisfaction qu’elle apportait naturellement à l’esprit, mais s’est appliqué à en définir, selon les cas, la partie objective, soit qu’il ait vu l’un des types de l’idée claire dans la notion géométrique rapportée à des essences pleinement intelligibles, soit qu’il en ait vu un autre type dans la donnée de conscience, rapportée à la pensée qui la saisit immédiatement comme une de ses façons d’être5 [45].
32 La densité du propos n’enlève rien à sa clarté ; il présente pour nous au surplus l’avantage de nous rendre in medias res à l’invitation du commentateur, au cœur de la problématique des idées dans la monographie suivante. Cependant, du point de vue de la question de la philosophie nationale, il est remarquable que la double polarité de « la partie objective » de la typologie des idées cartésiennes – respectivement, les capacités « d’exprimer » des idées claires rapportées à la pensée et les capacités « d’embrasser », rapportées aux essences pleinement intelligibles – trouve son pendant dans la typologie des caractères philosophiques nationaux, au niveau de la série succédant aux trois premiers préceptes du Discours de la méthode, du quatrième au neuvième inclus : tenir ensemble harmonieusement le souci du réel contre le primat des systèmes – tels ceux de l’idéalisme allemand (4) – ; le souci du « bon sens »5 [46] allié à l’usage de l’intelligence – sous-entendu comme modérateur de l’intellectualisme (5) – ; l’activité immanente de l’esprit scientifique en symbiose avec le souci métaphysique – critère de modération du positivisme (6) – ; le souci privilégié de l’étude de la vie intérieure – corrigeant « la témérité » du constructivisme dans la recherche des idées claires (7) – ; l’anthropologie philosophique comme instance critique – distinguée des deux formes de naturalisation de l’esprit dans le scientisme ou dans le romantisme (8)5 [47] – ; recentrer le devoir sur la conscience – afin de conjurer le logicisme et le formalisme abstrait en morale (9) –, n’est-ce pas illustrer cette oscillation chère à l’idéalisme restreint, déjà identifié dans la première monographie, entre la polarité conscientielle de la réalité objective de l’idée et sa polarité ontologique, du fait de sa dimension intentionnelle ?
33 Une dernière remarque enfin sur l’ordre même de la typologie philosophique nationale : le mouvement des critères ainsi dessinés gagnerait à s’exposer selon un schème arborescent tant il est vrai que l’enjeu manifeste de cet agencement vise à souligner que de la métaphysique des idées claires (1) jusqu’à la morale de la conscience (9) (vs morale du devoir) l’alpha et l’oméga de la philosophie cartésienne ou/et française sont le « bon sens » comme puissance cognitive et ultime degré de la sagesse. L’organisation rationnelle de cette typologie tend à rendre homogènes la science et la sagesse conformément au programme des Regulae, pour mieux se départir de la pensée allemande dont le jeune Victor Delbos disait déjà en 1893 : « Tandis que la pensée allemande s’évertue à suivre dans leurs inégalités et leurs hiérarchies les organismes vivants et sociaux, produits de la nécessité naturelle et historique, la pensée française construit a priori un idéal d’organisation rationnelle qui s’impose universellement, comme un devoir, aux libertés des peuples5 [48]. » Cette caractérisation anticipe bien la typologie de 1915-1916 par sa façon de marquer l’opposition de deux tendances, dans laquelle la première rend soluble la sagesse dans la philosophie des sciences de la nature et de l’esprit, tandis que la seconde maintient l’idéal de sagesse comme principe et finalité de la liberté humaine. Néanmoins, un infléchissement dans la formulation du neuvième critère de la typologie de La Philosophie française montre que l’inspiration spinoziste de 1893 impliquait en son temps de forcer le trait de la tendance constructiviste du rationalisme français, mais aussi d’en convertir plus tard le lexique : d’où le chiasme entre « devoir » et « conscience » en 1915-1916. Comme si la lecture spinoziste, en 1893, de la différence nationale entre pensée française et pensée allemande entraînait que, à l’aune d’un « idéalisme contemporain5 [49] » engendré par les philosophèmes de la logique de l’immanence, il convenait moins de mesurer l’originalité française par contraste entre Kant et Descartes qu’entre ce spinozisme intégral symbolisé par l’idéalisme allemand (Hegel en particulier) et cette philosophie transcendantale kantienne incapable génétiquement d’une telle hybridation, et par là même permettant ici d’exprimer l’identité française (d’où l’autre chiasme, comme effet de miroir inversé de l’auto-identification antérieure de la pensée allemande au miroir de l’universalisme français des Lumières) en contexte républicain néokantien.
34 Il est temps de se rendre à l’invitation expresse de l’auteur (p. 5, « à son heure ») à l’intérieur de sa monographie, aux lieux mêmes où se joue la caractérisation de l’« idéalisme » de Descartes, alors que les armes « parlent » et que la guerre des « idées » fait rage, sans trop se préoccuper si l’on n’est pas en train de « flatter une opinion créée par les évènements ». Cependant ce pointage ciblé ne nous interdit pas de dire un mot de la structure générale de la monographie, ainsi que du mouvement des « idées ».
35 Ainsi, il n’est pas indifférent que Delbos commence son exposé par « Le rapport de la science à la philosophie chez Descartes » [I, p. 11] (comme il débutera – à la suite – celui de la pensée pascalienne, par l’étude de « la philosophie de la physique et de la géométrie », pour la terminer par l’analyse de « la philosophie de la nature et de la destinée humaine ») avant d’aborder « La philosophie de Descartes » [II, p. 28], car pour lui « Descartes, quoi qu’il paraisse d’abord, fait plus que continuer des devanciers, et son originalité de savant provient directement de l’esprit philosophique dans lequel il a envisagé la science5 [50] ». Il s’agit donc de mettre l’accent d’emblée sur le fil de l’ordre moderne pour expliquer l’originalité de la théorie cartésienne de la science et montrer l’importance de l’itération et de la concaténation dans l’élaboration de la méthode : au pas du chaînon intuitif et à l’enchaînement d’autres pas déductibles. Si le cheminement des anciens se gagnait sur le pas au-delà de la physique pour accéder à la sagesse, ici, à l’inverse, la science moderne conquiert son statut, sur le pas en deçà de ses propres résultats pour accéder à la sagesse du bon sens qui en constitue la véritable matrice. Mais ce geste proprement transcendantal s’accompagne d’un mouvement des idées dont l’horizon excède l’espace des essences en visant la fondation des existants : « atteindre la réalité dans sa nature concrète en partant de ce qu’elle a de représenté dans l’esprit et l’intelligible. Chacune des phases de son système est un moment dans la solution de ce problème5 [51] ». Cette remarque conclusive, aux accents bergsoniens, confirme notre feuille de route : suivre le chemin de crête du problème de « l’idéalisme problématique » pour vérifier si son intitulé allemand n’est pas le masque d’une solution nationale.
36 La première approche de « l’idée » à la faveur du compte rendu des « natures simples » indique la première marche de la science cartésienne, soit le premier pas de l’intuition et la mise en branle de l’enchaînement déductif : il faut que la déduction « trouve dans les notions simples que saisit l’intuition sa donnée initiale et l’idée du rapport qui peut féconder cette donnée et en multiplier les conséquences : et en effet les notions simples comprennent aussi bien des idées de rapport que des idées d’objets indivisibles5 [52] ». Tout l’enjeu du commentaire ici est de délivrer le lexique du donné ou de la « donnée » (d’apparence plus kantienne que cartésienne) de sa dimension strictement représentationnelle, afin de lui restituer sa dimension génétique, germinale. Du point de vue de l’histoire des « idées », Delbos met ainsi en évidence le déplacement cartésien de la problématique scolastique de la gnoséologie : ce n’est plus le particulier qui est déduit du général, mais l’intelligence qui « a en elle de quoi faire engendrer le composé par le simple6 [53] ».
37 Les fameuses « semences de vérité » sont donc tirées en soi par l’esprit et pour ainsi dire de son propre fonds, si bien que le simple n’est pas l’envers de l’« en soi » kantien inconnaissable, signant l’impuissance de l’intelligence, mais au contraire constitue la corne d’abondance épistémique de la « sagesse humaine » : « Le simple, c’est ce au-delà de quoi l’esprit ne peut aller, non par impuissance, mais parce qu’il y trouve sa nature même6 [54]. » Autrement dit, dès lors que le simple comprend la puissance idéelle du rapport au monde et des rapports déductifs des idées entre elles, l’interdit kantien concernant la portée ontologique des mathématiques est par avance bravé, et l’on ne s’étonnera pas de voir Delbos user d’un lexique kantien pour suggérer que l’idéalisme cartésien n’est pas « problématique » lorsque les idées ne sont rien de moins que des essences : « ainsi la science géométrique paraît n’avoir d’autres bornes que celle de l’algèbre, c’est‑à-dire qu’elle s’ouvre un monde illimité qui se déroulera avec ces “longues chaînes de raisons” que l’esprit est capable de poursuivre par lui-même6 [55] », c’est‑à-dire à l’intérieur de ce qu’on nommerait aujourd’hui un espace purement axiomatique.
38 Le commentateur poursuit dans le même sens pour situer la révolution moderne de la physique cartésienne par rapport au rôle séminal de l’idée d’étendue dans cette discipline. Mais ici aussi, si le lexique choisi reçoit à coup sûr l’empreinte du philosophe allemand, ce n’est point pour déduire une position « pré »-critique (au double sens de la préposition) à la manière d’un Natorp ; bien plutôt il s’agit de souligner la puissance inventive (au double sens) de l’idéalisme cartésien à la conquête du monde des idéalités : « Pendant un temps il a pu se borner à traiter l’étendue comme un schème plutôt que comme l’essence substantielle, et voir dans la variété des figures géométriques surtout un moyen de représenter la variété des qualités sensibles. Mais il a marché vite vers la conviction que par la géométrie il atteignait l’essence des corps, et que la physique était non une série de découvertes particulières, mais un système dont les raisons étaient toutes fournies par la géométrie6 [56]. » En toute rigueur, ce commentaire n’affirme pas la certitude du réalisme géométrique car cela serait confondre essence et existence ; au contraire, il précède l’annonce du problème traditionnel de la nécessité d’une garantie métaphysique du passage de l’ordre des essences à celui des existants.
39 Nous devons donc presser le pas pour nous rendre au point précis du rendez-vous fixé dès l’abord par Victor Delbos, au point crucial de la problématique de la certitude, suscitée autant par la solution de continuité entre la physique géométrique et le réel existant, que par le jeu ontologique constitutif de la réalité objective des idées en elles-mêmes et entre elles. « Puisque aussi bien le problème de la certitude est suscité par la Physique, ce problème devra être envisagé désormais dans sa généralité la plus grande et porter sur le droit de déclarer vrai, non seulement le rapport des idées claires à la réalité, mais encore le rapport des idées claires entre elles6 [57]. » Cela revient à négocier la transition vers la deuxième partie (« La philosophie de Descartes ») dont la tâche principielle sera de résoudre à la fois le problème du statut cognitif des idées (« la vérité des idées est-elle de telle sorte qu’elle subsiste, même quand nous ne la percevons pas6 [58] ? ») et celui de leur portée ontologique (« Or, qu’est-elle en somme cette réalité physique ? Ce ne sont point les idées sensibles qui peuvent nous l’apprendre, etc.6 [59] »). Ce cadrage montre clairement que le chemin ainsi fléché de la métaphysique des idées occupera l’essentiel de l’exposition de la philosophie cartésienne.
40 Ainsi, une fois expliquée la conquête principielle de l’idée de soi sous la figure du cogito, Victor Delbos ne cesse de poser le problème de la validité de la règle du clair et distinct qui en découle en faisant allusion à l’objection leibnizienne de « l’enseigne » ; c’est l’occasion d’une mise au point sur la nature de l’idéalisme cartésien à distinguer d’un mathématisme des idées claires car : « tout autant que la notion mathématique, les idées exprimant des états ou des opérations de la pensée se laissent clairement et distinctement saisir. La pensée peut trouver l’évidence aussi bien dans ce qu’elle aperçoit comme conscience que dans ce qu’elle aperçoit comme entendement pur6 [60]. » Nous voici aux termes mêmes du rendez-vous fixé dans une opération de défense de la pensée cartésienne contre l’accusation d’intellectualisme impénitent, suivie de peu par une ligne de démarcation d’avec le spiritualisme animiste d’un Leibniz, à propos de la nature de l’âme (animus vs Anima). Ce passage mérite donc d’être cité in extenso tant il est vrai qu’il augmente la focale de notre cible :
La doctrine de Descartes à cet égard est un spiritualisme anti-animiste. À un autre point de vue, elle est la promotrice de l’idéalisme moderne ; mais il faut bien préciser comment l’idéalisme se présente chez Descartes et dans quelles limites. Nous ne sommes assurés immédiatement que de l’idée, que ce soit l’idée de la pensée ou l’idée des choses corporelles. Mais tandis que l’idée de la pensée comprend d’elle-même son objet et par surcroît embrasse l’autre, l’idée des choses corporelles ne peut d’elle-même atteindre un objet qui, s’il existe en soi, est au-delà d’elle, et dont par conséquent l’existence est un problème. Kant a bien qualifié l’idéalisme de Descartes en l’appelant un idéalisme problématique. C’est‑à-dire que Descartes, qui, comme nous le verrons, s’est efforcé de prouver l’existence des corps en eux-mêmes et n’a pas cru qu’elle pût se ramener à l’idée que nous en avons, a cependant considéré que cette existence n’était point un fait immédiatement certain, qu’elle devait être mise en question, alors qu’est apparue certaine l’affirmation de mon être pensant6 [61].
42 Avant de nous intéresser à l’apparition enfin nominale de Kant (et non plus subliminale), remarquons que décidément, pour notre commentateur, l’invention de la conscience comme caractéristique moderne de la pensée n’attend ni Locke ni un néologisme pour l’attester, mais est constitutive du statut de l’idée : l’auto-compréhension de la pensée dans l’idée est la loi structurelle de toute idée comme forme de la pensée – on pourrait la nommer réflexivité si la confusion avec réflexion ne rendait son usage malaisé ; « par surcroît embrasse l’autre » doit s’entendre comme la possibilité, par la prise de conscience, de réfléchir la présence virtuelle de toute pensée dans chaque idée qui se pensant devient « l’autre », c’est‑à-dire non pas l’objet analytique de l’idée mais son objet intentionnel. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut entendre l’innéité générique des idées selon Descartes, expliquera plus loin Victor Delbos. Celui-ci nous préserve ainsi du double contresens ordinaire concernant ladite philosophie de la conscience cartésienne : toute conscience n’est pas conscience en acte – d’où la tâche éminemment philosophique de « s’aviser » ; d’autre part, toute conscience ne suppose pas l’intelligence réfléchie d’un objet. Il nous semble encore entendre l’écho de M. Beyssade affirmant : « Dans la conscience immédiate, par quoi se définit toute pensée, se fait le nœud de l’indubitabilité avec la référence au moi. » Puis, une page plus loin, après avoir cité en note l’exergue choisi pour notre présente étude : « L’immédiat indubitable est donc moins la conscience que la pensée en tant que consciente, toujours double ou doublée, et pourtant indivisible6 [62]. » Même souci chez les deux commentateurs de rendre possible une véritable compréhension de l’« idéalisme » cartésien, non pas comme un formalisme des données représentationnelles de la conscience, mais comme mise en œuvre de la puissance réflexive inhérente à toute idée.
43 À cet égard, il n’est pas indifférent que lors d’une conférence datant de la même année que les cours sur « La Philosophie française » à l’origine de la monographie étudiée, Victor Delbos ne traite pas de la différence nationale entre deux « philosophies », mais entre « L’esprit philosophique de l’Allemagne » et « La pensée française » : comme si la grande affaire de notre culture ressortissait au strict exercice de la cogitatio, tandis que l’esprit philosophique acclimaté à la culture allemande nourrissait l’ambition d’embrasser la nature comme esprit absolu et ainsi dérogeait à « la marque de la culture gréco-latine » qui a su dans notre culture nous garder de l’hubris propre à l’idéalisme allemand. Pour nous en convaincre, remarquons que Victor Delbos n’essentialise pas les « philosophies nationales » et ne confond pas l’usage idéologique par la nation allemande de sa philosophie avec ses œuvres diverses. La barbarie de la guerre doit au contraire nous rendre attentif à l’hybridation des cultures et aux incessants transferts culturels ; c’est ainsi que notre philosophe français interroge les événements loin de l’opinion chauvine et de la méthode « indigène » : « Est-ce une raison [la guerre] pour condamner en bloc toute la philosophie allemande moderne et contemporaine ? Disons simplement : non. Elle est fort loin, en effet, de se prêter toute aux complicités dont on a pu rendre responsables certaines de ses théories : elle y résiste même parfois avec une force singulière, que ne pourraient réduire les plus audacieux mensonges des intellectuels allemands7 [63]. »
44 Ce même détour par la conférence de 1915 nous permet aussi de comprendre que si, dans le passage crucial précité, le nom de Kant apparaît pour souligner la pertinence du concept d’« idéalisme problématique » et ainsi caractériser le problème générique de la philosophie cartésienne, il ne faut pas en déduire que la critique kantienne de la solution cartésienne apportée au problème du passage des idées au réel existant est validée. Au contraire, le formalisme moral kantien participe de cet esprit logiciste allemand qui trahit « l’idée claire » et relève de « l’énorme », c’est‑à-dire « d’une logique trop étirée » ; et c’est parce qu’il est précisément problématique que l’idéalisme de Descartes fût chimiquement pur que la pensée française n’a jamais perdu le contact avec le « sol » de la modernité et le socle de la sagesse antique :
C’est qu’avec ses caractères propres elle a gardé la marque de la culture gréco-latine qui l’a façonnée. Dans l’appel de Descartes à la raison, il entre sans doute la conviction qu’elle est faite, non seulement pour offrir le modèle de la vérité, mais encore pour pénétrer au cœur du réel. Il y entre aussi cependant la conscience des limites qu’elle doit observer pour ne pas déborder dans l’obscur ; il y entre un sentiment général de mesure et de proportion. Rien n’est plus inexact que la thèse, soutenue chez nous et trop facilement acceptée par nous, selon laquelle l’esprit cartésien, représentatif en cela de l’esprit français, serait un esprit de construction et de déduction à outrance : nous avons, au contraire, le sentiment très vif qu’une logique trop étirée finit par se dérouler à vide, et que le contact doit se maintenir ou se renouveler entre la pensée et les choses7 [64].
46 Ce passage est doublement remarquable pour notre propos car, d’une part, il souligne combien décidément le seul « nationalisme » que Victor Delbos attribue à la pensée française est celui, bien paradoxal, de l’usage universel de la raison à travers le pli de la réflexivité de l’idée et de la conscience ; d’autre part, ce « nationalisme oximorique » ne se défend pas seulement contre un usage étranger, « étiré », de l’idée (on songe bien sûr, d’abord, à l’Idée hégélienne, mais à un certain usage déréglé de l’Idée régulatrice kantienne…), mais aussi, comme par un procédé auto-immune, contre les usages nationaux et « mythiques » qui oublieraient, par exemple, que Descartes n’a jamais déduit la certitude immédiate des choses corporelles d’une simple idée sensible.
47 Où nous retrouvons la dernière invitation de Victor Delbos au pays lumineux des idées claires, visant la preuve de l’existence des choses matérielles et nous conduisant au centre d’une idée à la clarté exceptionnelle, celle de l’infini, au principe même des preuves ontologiques : « Ce que l’on doit faire ressortir en Dieu, c’est avant tout sa causalité efficiente et créatrice en tout ordre de choses, c’est son infinie liberté qui n’est enchaînée préalablement par rien, et qui domine de son incompréhensible, mais très réelle puissance, les distinctions et les rapports que nous établissons d’un point de vue humain entre son entendement et sa volonté7 [65]. » Ce passage montre bien que Victor Delbos ne s’est pas mépris sur l’équivocité du statut de l’entendement divin, selon qu’il est entendu du « point de vue humain » ou du point de vue intrinsèquement divin : la doctrine de la création des vérités éternelles par Dieu interdit de penser que la thèse de la véracité divine est incréée, et que c’est notre entendement fini qui démontre l’existence des corps en s’assimilant l’infinité de l’entendement divin7 [66]. Au contraire, je ne puis déduire de la passivité des idées sensibles, l’activité qui a présidé à leur création, n’étant ni libre de les percevoir, ni en mesure de les dériver de ma pensée : « il faut donc qu’elle [l’activité] soit en quelque être différent de moi, et qui contienne en lui, formellement ou éminemment, toute la réalité objective de ces idées – et cet être ne peut être que Dieu ou les corps7 [67] ».
48 Interpréter la preuve de l’existence des choses matérielles par une dialectique de l’esprit fini et infini, c’est encore une fois céder à l’« énorme », ou au sublime, et c’est pourquoi on ne doit pas s’étonner de voir derechef notre commentateur soutenir la thèse d’un « réalisme très explicite. Il n’eût point admis un instant que la représentation, soit intelligible, soit sensible des choses en constitue l’existence ; d’une façon générale, s’il s’est refusé à poser l’existence antérieurement à la connaissance, il n’a point supposé qu’elle fût la connaissance seule, alors même qu’elle y était le plus intimement liée7 [68]. » Bref, Descartes n’est pas Berkeley et la véracité divine indexée sur la création des vérités éternelles n’est surtout pas une vérité incréée, puisqu’elle justifie ainsi l’absence de cause finale dans la physique mécaniste et la nécessité de la liberté dans la métaphysique, puisque « c’est d’elle qu’il dépend de faire, par l’attention, que les idées de l’entendement lui apparaissent avec le plus de clarté7 [69] ». Puis, pour la dernière fois avant de conclure, Victor Delbos poursuit en recadrant l’objet de notre enquête, comme pour poser le dernier jalon du chemin de crête de l’idéalisme : « Et il a écarté comme contradictoire avec l’idéalisme de sa méthode ce qui sera l’une des ressources de l’idéalisme doctrinal ultérieur, à savoir qu’il y a dans l’esprit une inconsciente faculté de produire ce qui lui apparaît comme venu du dehors7 [70]. » L’allusion ici à l’idéalisme allemand est patente et permet de fermer la boucle du parcours delbosien en territoire cartésien dont le panneau indicateur aurait pu être : « Le problème du passage de la pensée à l’existence dans l’idéalisme cartésien et ses avatars dans la philosophie allemande. »
49 Notre enquête « indigène » nous a permis de faire justice, c’était du moins notre vœu, des accusations de « patriotisme » philosophique, pis de maurrassisme qui auraient dénaturé le retour aux philosophes français du philosophe germaniste Victor Delbos. En effet, sa lecture de l’héroïsme philosophique de l’idéalisme cartésien n’a de national que la volonté farouche de ne point transformer l’expérience vibrante de l’actualisation des idées en logique scolastique des idées ou en symbolisme sublime de l’Idée. C’est bien dans le sens strict d’un cosmo- universalisme transnational que nous sont apparues ces deux monographies, à la fois si minutieuses dans l’art de dénaturaliser les figures reçues de cartésianisme et si soucieuses de ne pas réfléchir les divisions nationales de l’idée indépendamment du jeu réversible des transferts culturels. Certes, en contexte de guerre, notre commentateur insiste (c’est de bonne guerre…) sur la dette qu’ont contractée tous les philosophes modernes à l’égard de Descartes (« il est juste de dire que toutes les grandes doctrines en ont gardé quelque chose7 [71] ») mais ce n’est pas pour réserver le privilège absurde de la raison à notre nation, mais afin de discerner l’usage spécifique qu’il en a fait. « Car s’il est vrai que nous devons tâcher d’apercevoir, derrière les choses accomplies, les actions latentes qui les ont plus ou moins préparées et produites, rien n’empêche que l’esprit, par un vigoureux effort, n’apporte à les découvrir, non des pressentiments ou des divinations, mais des raisons définies7 [72]. »
50 Ce « vigoureux effort » s’exerce au sein de l’expérience conscientielle des idées : d’où le choix de notre exergue qui voulait faire signe vers cette latence de la pensée toujours susceptible de s’actualiser par un effort d’attention requis. Si pour Victor Delbos l’idéalisme de Descartes est un réalisme, c’est que, loin que l’idée claire chérie par notre pays soit transparente à elle-même, elle exige d’exhiber les degrés de clarté supposés par leur réalité objective : là où était la latence de « l’action de la pensée par laquelle on croit une chose » doit advenir la clarté de « l’action de la pensée par laquelle on connaît qu’on la croit » – ce que notre auteur exprimait en disant que « l’idée de la pensée comprend d’elle-même son objet et par surcroît embrasse l’autre ». (Notons au passage que les commentateurs d’aujourd’hui ne sont pas tous exactement d’accord pour restituer le sens de cette tension intra-cognitive de l’idée dans la formule de l’exergue : Beyssade tient à gloser « connaître » comme signifiant plus qu’« être conscient », « c’est au moins prendre conscience » ; Denis Moreau met l’accent sur la différence entre « inconscient coutumier » et conscience ; Delphine Bellis sur la différence entre préjugé de l’opinion et jugement…) Surtout, l’enjeu est de ne pas faire droit à l’inconscient comme procédé immanent de connaissance : abolir la place initiale de la croyance (= le réalisme naïf) pour lui substituer la force rédimante du jugement (réalisme des idées).
51 L’héroïsme cartésien des idées est donc moins l’apanage d’une nation que le programme d’une modernité qui doit autant se déprendre des sortilèges de la transcendance que des promesses démesurées de l’immanence. Il est moins l’assomption d’une subjectivité identifiée que celle d’une subjectivité toujours recommencée : il n’est pas sûr que notre modernité mesure l’actualité de cette tâche métaphysique, tant il est vrai que l’héroïsme de la vie ordinaire évide le sujet de toute responsabilité à l’égard d’un monde devenu « hors-sol »8 [73] et s’abîme dans un « développement personnel » imperturbable.
52 Nous allons commémorer le centenaire de la Grande Guerre et il conviendrait à coup sûr de rendre hommage à ces héros de l’ombre comme Victor Delbos qui ont su exiger une responsabilité pour la vie des idées et se sont battus pour ne pas faire l’amalgame entre l’idéologie belliqueuse d’une nation ennemie et ses grands philosophes :
Des sujets qui défendraient notre culture valent mieux encore que des sujets qui critiquent à fond la culture allemande : ceux-ci ont parfois trop l’air de jugements simplement imposés par les circonstances. Le départ à faire entre ce qui dans la pensée allemande est humain et inhumain est très délicat, et je ne suis pas sûr que Boutroux, ou Bergson l’aient toujours fait exactement. Bergson me paraît avoir parfois vu mieux les choses, car il a mieux mesuré que Boutroux les facteurs autres que les facteurs intellectuels8 [74].
54 Ce qui frappe dans cette déclaration, c’est le double geste opéré par Delbos à l’égard des « circonstances » : s’en déprendre pour distinguer le travail du concept de celui de l’opinion ; les comprendre pour ne pas réduire l’explication de l’événement au seul facteur intellectuel. Certes notre auteur a sacrifié à la typologie des caractères nationaux, mais pour quel résultat sinon celui d’un certain « amorphisme »8 [75] de l’idéalisme attaché au nom de Descartes. En effet, on a bien mesuré que ces critères bipolaires, à la mesure de la tension observée entre « idée » et « existence », ne faisaient qu’illustrer la bipédie universelle de la pensée philosophique. Nous rejoignons ici Emmanuel Tourpe pour observer que si Victor Delbos provient de la double école de Spinoza (l’univocité de l’être) et de Kant (l’irréductibilité des conditions transcendantales de la pensée), c’est contre (tout contre) Hegel qu’il estime l’héroïsme de l’idéalisme cartésien8 [76]. L’enjeu, comme pour la lecture de Spinoza en son temps, est de tracer la ligne de partage entre l’« énorme » de l’idéalisme allemand et le hors-norme (nationale) de l’idéalisme cartésien :
Mais ce qui est une des caractéristiques de cette philosophie, c’est que, si éprise qu’elle soit de la valeur intrinsèque des raisons impersonnelles, elle ne leur confère jamais comme une puissance de se développer pour elles-mêmes sans tenir compte de la réalité des sujets qui les conçoivent ou auxquels elle s’applique. Sa conception de la Pensée ne la réalise pas en dehors de la conscience ; sa conception de l’entendement n’y réduit pas la volonté ; son explication idéaliste laisse subsister le réalisme de l’être ; son dualisme de la matière et de l’esprit permet à l’union de l’âme et du corps de se constituer8 [77].
56 Cette manière dialectique de conjurer le débordement de la valeur hors-norme de l’universel concret par la dialectique énorme de l’universel abstrait est bien encore la preuve que l’idée nationale s’exprime dans la plasticité des transferts d’idiomes. Notons que si la deuxième monographie ne reprend pas dans sa chute le syntagme hégélien « manière d’“héroïsme” » exprimant la position de résistance du cartésianisme à l’égard du logicisme allemand, sa version nationale dialecticienne s’exprime encore dans l’idiome allemand.
57 Alain ne croyait pas si bien dire quand il brocardait le travail de Delbos sous le trait d’une « salade conciliatrice » : l’amorphisme vers lequel tend l’analyse de la morphogenèse de l’idéalisme réaliste cartésien (ou du réalisme idéaliste cartésien) n’est pas la preuve d’une pusillanimité pacifiste sous le masque de la respectabilité philosophique, mais l’épreuve à laquelle s’est constamment soumis Victor Delbos pour ne pas décevoir sa mission de philosophe. Si Victor Delbos a paru jusqu’ici comme introuvable, c’est qu’à l’instar de l’« idéalisme », de la « nation », son nom a résisté héroïquement, du sein de l’espace académique, à toutes les récupérations identitaires : c’est que le philosophe était trop grand historien pour ne pas savoir qu’une « personnalité », individuelle ou « nationale », n’est pas la figure d’une identité, mais l’« idée » d’une configuration de facteurs – pas seulement intellectuels8 [78]. N’est-ce pas ainsi qu’il faut concevoir le nom de Descartes comme ce formidable attracteur de pensée du dedans et de pensée du dehors, dans la bipolarité universelle de l’être et la pensée où tout ego s’abîme8 [79] ?
58 Février 2015
Notes
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[1]
Cet article a bénéficié de la relecture de Denis Kambouchner, que je remercie vivement.
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[2]
Disponible sur le site « Persée », Berthe Verhaeghe.
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[3]
Voir la citation de Victor Delbos tirée de La Philosophie pratique de Kant à l’entrée « Système » dans Vocabulaire technique et critique de philosophie d’André Lalande, p. 1097 de l’édition 1976.
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[4]
Respectivement chez Plon-Nourrit pour la pagination ; la deuxième monographie a fait l’objet d’une publication à part chez Manucius, coll. « Le philosophe », en 2012.
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[5]
L’incipit est la citation célèbre des « Leçons d’histoire de la philosophie » (Figures et doctrines de philosophes, op. cit., p. 95).
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[6]
Si F. Worms, dans La Philosophie en France au xxe siècle. Moments (Paris, Gallimard, « Folio essais », 2009), « distingue le nationalisme tempéré de V. Delbos du patriotisme de H. Bergson », A. Matheron ne craint pas d’apparenter Delbos à Maurras en relevant la formule plusieurs fois rapportée par M. Blondel (et pas seulement comme il semble le croire dans De Kant aux postkantiens…) sur ladite « énormité » de la pensée allemande (A. Matheron, « Les deux Spinoza de Victor Delbos », in A. Tosel, P.-F. Moreau et J. Salem [dir.], Spinoza au xixe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007).
-
[7]
L’Année philosophique, t. XXII, 1912.
-
[8]
L’Année philosophique, t. XXIV, 1914.
-
[9]
Descartes, Locke, Condillac, cours fermé non publié.
-
[10]
« Nous n’aurions, me semble-t‑il, à peu près rien d’essentiel à opposer à ce sujet à ce qu’écrivait Victor Delbos en 1917 (sic), lorsqu’il notait que la finalité de la philosophie est de “fournir, au moyen des seules ressources de l’esprit humain, une explication de l’ensemble de la réalité, ainsi qu’une notion de la destinée de l’homme qui permette de déterminer sa tâche essentielle dans ce monde” [p. 47 du no 23 de la Revue de métaphysique et morale, 1917] » (François Azouvi, « Pour une histoire impure de la philosophie », Revue philosophique de Louvain, no 1, février 2008).
-
[11]
Paris, Bloud & Gay, coll. « Pages actuelles » (1914-1915), no 40.
-
[12]
« Au fond, je pense qu’il y a accord sur ce que nous estimons tous qu’est une œuvre philosophique » (François Azouvi, « Pour une histoire impure de la philosophie », op. cit., p. 46, formule précédant la citation de Delbos).
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[13]
Nous nous permettons de renvoyer ici à « Victor Delbos, éducateur », Le Philosophoire, no 37, Paris, Vrin, printemps 2012, p. 280, note 53.
-
[14]
Victor Delbos, La Philosophie pratique de Kant, Paris, Alcan, 1905, p. 750.
-
[15]
Camille Riquier, présentant le dossier critique de Matière et mémoire, affirme : « Victor Delbos termine son compte-rendu par une discussion qui, prenant le parti de l’intellectualisme, critique le passage qu’effectue Bergson de la psychologie vers l’ontologie par une extension des données immédiates ». La question subsiste de savoir de quel intellectualisme il s’agit… (Matière et mémoire (1896), Paris, Puf, « Quadrige », 2008). Voir aussi la présentation de Denis Forest dans Matière et mémoire, Paris, Garnier-Flammarion, 2012.
-
[16]
Victor Delbos, « Philosophie » (p. 708-719) dans La Grande Encyclopédie (dite Berthelot). La date n’est pas précisée mais se situe probablement en 1898-1999, au moment où V. Delbos succède à H. Bergson au lycée Henri-IV. Voir ma présentation ci-dessus.
-
[17]
Victor Delbos, Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme, part. I, chap. x, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1990, p. 202. Ce livre garde une véritable aura philosophique jusqu’à Deleuze et Matheron compris, mais hélas est oublié (ainsi que le nom de son auteur dans l’ouvrage) dans la liste (il est vrai succincte) des indications bibliographiques de P.-F. Moreau, Spinoza et le spinozisme, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2009.
-
[18]
Victor Delbos, Le Spinozisme (1916), Paris, Vrin, 2005 ; voir Appendice, « Le cartésianisme et le spinozisme », p. 212-219.
-
[19]
Victor Delbos, Étude de la philosophie de Malebranche qui comprend un article très important de 1913 sur « La controverse d’Arnauld et de Malebranche sur la nature et l’origine des idées », paru aux Annales de la philosophie chrétienne, 4e série, t. XVI.
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[20]
A. Tosel, rappelant à l’époque de l’idéalisme allemand la confrontation de la pensée critique avec la spéculation spinoziste, remarque : « Si la France n’a pas participé à ce mouvement, c’est du moins un historien français de la philosophie, Victor Delbos, qui en a donné la reconstruction exacte avec Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme, en 1893 » (Spinoza au xixe siècle, op. cit., p. 10).
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[21]
A. Philonenko, dans sa longue introduction à De Kant aux postkantiens (1940) de Victor Delbos, déclare : « Avant d’être philosophe, Delbos était un historien de la philosophie et il s’appliquait à sa discipline avec une rigueur toute positiviste, qui l’éloignait des effusions brumeuses du spiritualisme » (Paris, Aubier, 1992, p. 8). Hormis cette déclaration fracassante, on aurait bien du mal à savoir comment cet auteur caractérise la philosophie de Victor Delbos et pourquoi il y aurait une préséance de l’historien sur le philosophe (encore décelable chez A. Tosel). Michel Espagne, plutôt élogieux à l’égard de Victor Delbos, collera indistinctement l’étiquette de « spiritualiste » ou de « rationaliste » à sa philosophie : « À première vue, Victor Delbos pourrait s’inscrire dans une pure tradition spiritualiste. […] S’il envisage l’histoire de la philosophie allemande à travers la morale, ce n’est pas pour explorer une province isolée, mais pour montrer l’enracinement de la question morale dans une métaphysique rationaliste » (M. Espagne, En deçà du Rhin. L’Allemagne des philosophes au xixe siècle, Paris, Éd. du Cerf, 2005, p. 241).
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[22]
Victor Delbos, « Le pragmatisme du point de vue religieux ». Conférence faite à « Foi et vie » en 1910 (date qui, soit dit en passant, correspond au pointage sur le pic des références à la philosophie américaine entre 1909 et 1911 de Romain Pudal, « Les réceptions du pragmatisme en France (1890-2007) », Paris, EHESS, 2008).
-
[23]
Les dates de péremption des étiquettes précitées semblent bien dépassées… y compris celle de l’étiquette « néo-kantien » dont la plasticité ne garantit aucune fixation ; voir Jean-Louis Fabiani, Qu’est-ce qu’un philosophe français ?, Paris, EHESS, 2010, p. 186.
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[24]
Formule concessive qui n’est pas une clause de style car c’est très consciemment que l’auteur signale ainsi un accommodement avec la doxa (d’aucun dirait « scolastique ») kantienne de son temps dont il ne manque jamais en contexte savant d’en éprouver les limites… (Figures et doctrines de philosophes, op. cit., p. 120).
-
[25]
Ibidem, p. 122.
-
[26]
Ibidem, p. 118.
-
[27]
Voir sur cette problématique aujourd’hui le livre de Thibaut Gress, Descartes et la précarité du monde, Paris, CNRS éditions, 2012.
-
[28]
Figures et doctrines de philosophes, op. cit., pp. 124-125.
-
[29]
Ibidem, p. 126.
-
[30]
Ibidem, p. 127.
-
[31]
Idem.
-
[32]
Ibidem, p. 129.
-
[33]
Idem.
-
[34]
Idem. Ici, nous serions tentés de parler de véritable « idée incarnée », pour souligner que Victor Delbos ne fait pas de l’idée sensible un « concept mental » engendré par l’esprit, mais une « chose mentale » comme contre-effet de la présence au monde : je suis mon corps…
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[35]
A. Matheron, Préface, in V. Delbos, Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme, op. cit., p. vii, note 11.
-
[36]
Ibidem, p. iv.
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[37]
Comprenant en particulier L’Esprit philosophique de l’Allemagne et la Pensée française (1915) et Une théorie allemande de la culture : W. Ostwald et sa philosophie (1916) aux éditions Bloud & Gay.
-
[38]
A. Matheron, Ibidem, p. iv.
-
[39]
Op. cit., Introduction, p. ii. Suivisme daté, dira-t‑on, qui ne tient pas compte des « uchronies » fécondes de l’histoire de la philosophie contemporaine : or la problématologie historique delbosienne ne se demande pas comment tel auteur aurait pu répondre à des questions qu’il ne s’est pas posées, mais recommande simplement de ne jamais sacrifier la tournure idiomatique d’une problématique aux préjugés d’une réception académique ou néo-académique (à cet égard, il est pour le moins étonnant qu’au nom d’une lecture anti- académique ce conformisme soit indexé sur « des critères de respectabilité philosophique », sans jamais signaler l’échec cuisant qu’a valu ce précepte d’apparence « idéaliste » à son auteur lors de sa participation à un concours… académique dont le mémoire est à l’origine du célèbre ouvrage de 1893 ! À la différence d’Alexandre Matheron, Michel Espagne rappelle cet épisode malheureux : « Sans doute l’intérêt pour les échos allemands de l’auteur de l’Éthique explique-t‑il que Delbos n’obtint pas le prix escompté de l’Académie des sciences morales » (En deçà du Rhin. L’Allemagne des philosophes français au xixe siècle, op. cit., p. 225).
-
[40]
François Azouvi, « Descartes », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. III, Les France, 3. De l’archive à l’emblème, Paris, Gallimard, 1993, p. 763.
-
[41]
François Azouvi, in Delphine Kolesnik-Antoine (dir.), Qu’est-ce qu’être cartésien ?, Paris, ENS éditions, 2013, reprenant la substance de ses travaux antérieurs sur Descartes et la France, histoire d’une passion nationale, Paris, Fayard, 2002, montre bien que sa problématique d’historien des idées n’implique aucun dénivelé entre le sens philosophique et le sens « mythologique » : « À partir de là, cartésien signifie à peu près pour le public français non philosophe : rationnel voire raisonneur, ami des idées claires, soucieux de géométriser le monde. Plus le temps va passer, mieux va s’installer cette mythologie du cartésianisme en France » (« Être cartésien : hier ou aujourd’hui ? », p. 394).
-
[42]
Nous partageons avec Giuseppe Bianco l’idée que « ce type d’histoire [dans lequel il inclut l’approche “cependant louable” de F. Azouvi], discours indigène qui vise à justifier un certain nombre de démarches intellectuelles, au lieu d’être un instrument de connaissance, doit être l’objet d’une analyse qui est possible seulement au prix d’un exercice réflexif de dénaturalisation des concepts et des pratiques » (Giuseppe Bianco, « Portées du nom “Bergson”. Portrait de groupe avec philosophe », Philosophie, no 109, Philosophie(s) française(s), printemps 2011, Paris, Minuit, p. 55), à condition de ne pas sous-estimer la puissance symétrique de dénaturalisation de la doxa socio-historique par le philosophe indigène (= la méthode immanente delbosienne).
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[43]
« Caractères généraux de la philosophie française », La Philosophie française, op. cit. (note de Maurice Blondel dans l’édition de ce chapitre de la Revue de métaphysique et morale, t. XXIV (no 1/1917), qui ne figure pas dans l’ouvrage).
-
[44]
« Pour ou contre certaines idées il faudra toujours tâcher avant tout d’avoir raison » (lettre à Blondel du 1er mai 1915, idem).
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[45]
Ibidem, p. 5.
-
[46]
« Le premier mot de notre philosophie a été un appel à l’universalité du “bon sens” », ibidem, p. 3.
-
[47]
« C’est le propre de la philosophie française d’avoir presque toujours répugné à s’appuyer essentiellement sur des concepts qui ne seraient que dialectiquement définis, à admettre un déploiement des idées hors de sujets réels… » (ibidem, p. 13 ; nous soulignons).
-
[48]
Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza et dans l’histoire du spinozisme, deuxième partie, chap. ii (« La philosophie de Spinoza et l’esprit philosophique de l’Allemagne »), p. 229.
-
[49]
Cette expression qui désigne la configuration hégéliano-française de l’idéalisme, apparaît comme sous-titre du dernier passage précédant la conclusion du même ouvrage. Après avoir rappelé la difficulté d’assimilation du spinozisme en France, l’auteur note : « Cependant le spinozisme pourrait tout aussi justement revendiquer sa part dans la formation de cet idéalisme, qui a beaucoup plus agi chez nous qu’il n’a été exprimé, selon lequel il n’y a dans le monde ni choses ni individus en soi, mais de simples dispersions et concentrations d’une même lumière intellectuelle » (ibidem, p. 526). Où l’on voit que la différence nationale est loin d’être génétiquement pure – y compris lorsque l’éponyme cartésien en devient la figure dominante comme on le vérifiera plus loin…
-
[50]
Ibidem, p. 15.
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[51]
Ibidem, p. 46.
-
[52]
Ibidem, p. 22.
-
[53]
Ibidem, p. 23.
-
[54]
Idem.
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[55]
Ibidem, p. 24.
-
[56]
Ibidem, p. 25.
-
[57]
Ibidem, p. 29.
-
[58]
Idem. On notera la formulation beyssadienne du problème explicitement soulevé par Victor Delbos : qu’en est-il du « temps d’une intuition » ? (Jean-Marie Beyssade, La Philosophie première de Descartes, Paris, Flammarion, 1979, p. 217).
-
[59]
Ibidem, p. 41.
-
[60]
Ibidem, p. 33.
-
[61]
Ibidem, p. 35.
-
[62]
Jean-Marie Beyssade, La Philosophie première de Descartes, op. cit., pp. 234-235.
-
[63]
L’Esprit philosophique de l’Allemagne et la pensée française, op. cit., p. 8.
-
[64]
Ibidem, pp. 16-17.
-
[65]
La Philosophie française, op. cit., p. 40.
-
[66]
Nous ne suivrons pas ici Christophe Bouriau qui, voulant dénoncer un contresens de Gueroult sur ladite équivocité de l’accès à l’être sous le rapport des deux types d’entendement, humain ou divin, croit pouvoir l’illustrer par une citation de l’article de Delbos sur « L’idéalisme et le réalisme dans la philosophie de Descartes » (L’Année philosophique, 1911, p. 48), dont la double polarité du titre souligne déjà assez que le but exégétique de l’auteur n’était surtout pas d’enfermer Descartes dans la dérivation « du connaître à l’être » (Christophe Bouriau, Aspects de la finitude : Descartes et Kant, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2000, pp. 31-32).
-
[67]
La Philosophie française, op. cit., pp. 41-42.
-
[68]
Ibidem, p. 42.
-
[69]
Ibidem, p. 45.
-
[70]
Ibidem, p. 42.
-
[71]
Ibidem, p. 47.
-
[72]
L’Esprit philosophique de l’Allemagne et la pensée française, op. cit., p. 15.
-
[73]
L’étude de Francis Fischer, « Y a-t‑il un héroïsme philosophique chez Heidegger ? », reconnaît que la question préalable « qu’est-ce qu’un héroïsme philosophique ? » reste à poser… (Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, no 2, décembre 1994, p. 137).
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[74]
Lettre du 25 décembre 1914 ; correspondance de Xavier Léon, bibliothèque de la Sorbonne, d’après une citation en note de Michel Espagne dans son ouvrage, op. cit., p. 209.
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[75]
Voir Marc Crépon, « La compréhension mutuelle des peuples (Musil, Heidegger) et l’idée de “philosophie nationale” », Revue de métaphysique et morale, no 3/2003.
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[76]
« On ne comprend Delbos qu’en comparant son dessein à celui de l’idéalisme allemand culminant avec Hegel… » (E. Tourpe, « La lecture de Victor Delbos par Maurice Blondel : une “belle infidèle” ? », conférence donnée initialement en juin 1999, Revue des sciences religieuses, no 3, juillet 2013, p. 341).
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[77]
La Philosophie française, op. cit., p. 47.
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[78]
Sylvain Venayre, Les Origines de la France. Quand les historiens racontaient la nation, Paris, Éd. du Seuil, 2013, montre bien comment les historiens des années 1930 se sont débarrassés de « la figure archétypale du Même : la nation » (p. 206).
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[79]
Michaël Foessel notait dans un entretien récent : au lycée Henri-IV « [l]es gens étaient trop à l’aise avec les idées, ils n’étaient plus interrogés par elles. C’étaient déjà des entrepreneurs du savoir intellectuel » (Le Nouvel Observateur, no 2542, du 25 au 31 juillet 2013, p. 22).