Couverture de RMM_141

Article de revue

Pour la nation

Pages 75 à 90

Notes

  • [1]
    F. BRAUDEL, L'Identité de la France, 3 tomes, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.
  • [2]
    Ibidem, t. I, p. 278.
  • [3]
    Ibidem, p. 104.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    E. RENAN : « Qu'est-ce qu'une nation ? », Qu'est-ce qu'une nation ? et autres essais politiques, Presses Pocket, Paris, 1992, p. 55.
  • [6]
    Ibidem, p. 42 .
  • [7]
    F. BRAUDEL, op. cit., t. I, p. 18.

1 Le confusionnisme culturel actuel impose deux rappels préliminaires élémentaires.

2 1. De même que le racisme ne se définit pas par la pensée, problématique, qu'il y a des races aussi dans le monde des hommes, mais par l'idée théoriquement fausse et pratiquement néfaste suivant laquelle la race, de quelque façon qu'elle soit comprise, déterminerait, comme nature, l'existence proprement humaine – laquelle s'autodétermine bien plutôt en tant que la liberté essentielle à l'homme, originairement et également présente en tout homme –, de même, mutadis mutandis, le nationalisme ne consiste aucunement à reconnaître la réalité de la nation, voire, à s'en féliciter, mais à conférer une valeur absolue à la nation, et même, pour chacun, à sa nation, à l'exclusion des autres. Or, il ne faut pas abandonner l'affirmation de la nation au nationalisme. Ne serait-ce qu'au nom même de l'attachement à la nation, car, absolutisant ce qui ne doit et, en vérité, ne peut l'être, le nationalisme se retourne contre la réalité, relative mais nécessaire, de la nation. C'est donc une défense de celle-ci qui sera proposée ici, et ce, sans nulle mauvaise conscience de paraître ainsi intempestif, dans une époque où l'on veut, si souvent, éliminer le national d'un politique que l'on juge encore trop marqué par lui, et pas assez empreint d'un social que l'on souhaiterait lui-même plus sociétal, l'intersubjectivité communicationnelle devant libérer les individus de la totalité ou communauté prétendument sclérosante de l'État-nation.

3 2. L'inactualité de fait proclamée – qu'on a trouvée grandissante, à s'en tenir à une certaine opinion commune, se présentant fréquemment comme pensée – de l'affirmation de la nation ne peut, par elle-même, quand il s'agit de la pratique, toujours, chez l'homme, axiologiquement ou normativement déterminée, décider de son vouloir et agir. S'il est convaincu que la nation est, comme telle, toujours, donc encore aujourd'hui, une condition absolument nécessaire de la réalisation, de toute la réalisation, proprement humaine de lui-même, alors, devant un dépérissement actuel de la motivation nationale de son comportement, il niera ce dépérissement pour réactualiser cette motivation. Le sociologue lui-même, chez le regretté Raymond Boudon, a heureusement rappelé que les vraies causes des actions humaines sont les raisons par lesquelles les hommes, en leur liberté assumée, justifient, en la référant à des valeurs ou des normes, leur décision d'agir. Si la simple réalité de la nation ne peut, par elle seule, faire absolutiser son affirmation dans le nationalisme, pas davantage un affaiblissement de son affirmation ne pourrait disqualifier sa réalité et lui enlever toute raison d'être objective.

4 Ces deux considérations primaires redites, la question est de déterminer si ce qui a constitué la réalité essentielle de la nation – quelles qu'aient pu être les modalités circonstanciées de sa réalisation, orientée par des idées variables quant à sa destination – et dont le rappel constituera le premier moment du présent propos, peut et doit, dans le contexte réel et idéel bouleversé du monde actuel, demeurer aussi nécessaire à l'accomplissement de la vie bonne des hommes, ce à quoi l'on n'hésitera pas à répondre par l'affirmative dans un second moment.

5 De la littérature considérable se rapportant à la nation, je retiendrai deux textes essentiels : d'abord la conférence classique : « Qu'est-ce qu'une nation ? », non dépassée en sa magnificence, que Ernest Renan prononça en Sorbonne au cours de l'année 1882 ; ensuite le non moins séduisant ouvrage que Fernand Braudel, un siècle plus tard, en 1986, consacra à « l'identité de la France [1] », à une époque, ainsi, où l'expression « identité nationale » n'était pas encore devenue étrangement suspecte dans notre pays. Les deux penseurs du temps long soulignent bien la durée des nations, c'est-à-dire, à travers leur devenir même le plus vivant, voire le plus tumultueux, donc à travers toute leur différence d'avec elles-mêmes, aussi leur foncière identité à elles-mêmes. Une telle identité subsistante, quasi substantielle, dans le cours agité des choses, ne signifie aucunement une rechute de la positivité historique dans une mentalité métaphysique attribuant à la nation une essence supra-historique, car elle est une identité immanente à l'histoire en sa pratique vécue.

6 Renan y insiste. Pour lui, la nation n'a pas toujours existé, puisque ni la cité grecque, ni l'Empire romain n'ont eu un caractère national ; ce sont les Germains qui ont apporté au monde la formule nationale du rassemblement politique des individus et de leurs groupes. Mais la nation aura encore un très long avenir, plusieurs centaines d'années d'existence, au terme desquelles les nations européennes, par exemple, pourront éventuellement se réunir en une sorte de confédération, dont il y aurait assurément à se demander si Renan envisageait pour elle une possibilité d'avenir proprement national à son propre niveau. – Quant à Braudel, il situe, lui aussi, historiquement la nation, ainsi la nation française, première nation européenne moderne, et il en étend la durée, dans les deux sens, passé et futur, plus loin que Renan. Certes, elle ne s'est achevée, au-delà même de la nation royale de Jeanne d'Arc, puis de la nation républicaine de 1789, qu'avec les liaisons ferroviaires, pour ce qui est de son unification objective, et, pour ce qui est de son unification subjective, avec la diffusion de l'école primaire. Mais elle s'est préparée, en son noyau de communauté s'identifiant en sa différence, dès la Gaule, voire la préhistoire, et elle existera dans tous les temps à venir, comme structuration définitive de l'histoire, seule capable d'assurer la coexistence multiforme des hommes. Il y a bien pour Braudel une nécessité essentielle de la nation historique réelle : « Je crois à une certaine logique des nations [2]. »

7 Une telle actualité essentiellement durable de la nation lui fait maîtriser ses métamorphoses, qui la secouent dans des crises pourtant surmontées par elle, comme celle que constitue en France la Révolution de 1789. Alors, la nation cesse d'être une communauté ayant pour sujet actif d'elle-même l'Un royal disposant de l'État qui l'organisait et auquel elle consentait naturellement (nation, c'est : natif) en tous ses membres, et elle se veut désormais par ceux-ci, qui, en tant que citoyens, l'organisent étatiquement. Mais, à travers des régimes différents, c'est la même communauté nationale qui continue de s'affirmer, ainsi que Taine, en particulier, l'a montré, et Péguy, plus tard, célébré. Or, cette fidélité à soi de la nation, qui insère même la révolution dans sa tradition, suppose, dans le moment même du conflit, l'absence d'éclatement d'elle-même, ainsi qu'en témoigne le retour d'emblée tenté des exilés. La désunion nationale – phénoménale – ne supprime pas l'unité nationale, qui est – pour ainsi dire – en soi ; la guerre civile est bien l'intimité de la contradiction.

8 C'est là aussi un grand leitmotiv braudélien. L'historien se plaît à évoquer Michelet disant que la France aspirait même à la discorde, Benda voyant dans elle une affaire Dreyfus permanente, Marc Ferro constatant qu'elle avait le génie de la guerre civile. Braudel lui-même rappelle les grands affrontements français : « Protestants contre catholiques, jansénistes contre jésuites, bleus contre rouges, républicains contre royalistes, droite contre gauche, dreyfusards contre anti-dreyfusards, collaborateurs contre résistants. La division est dans la maison française [3]. » Mais, à la différence des auteurs qu'il a cités, qui considèrent la propension à cette division comme funeste à l'unité nationale, il la regarde bien plutôt comme irritant, excitant, donc stimulant une telle unité. Heureuse est, dans une nation, la division qui empêche son unité, donc elle-même, de s'endormir en disparaissant des vouloirs : « Toute nation est divisée, vit de l'être [4]. » Heureuse est, par conséquent, d'abord la diversité, qui s'exacerbe en division. Renan avait déjà remarqué que, là où des communautés homogènes ont pu, en raison du milieu naturel ou culturel, se fixer à elles-mêmes, comme en Bohême et dans l'Europe ottomane, elles ne se sont pas formées en des nations, lesquelles ne s'accomplissent qu'en reprenant et organisant, donc en modifiant, leur être natif. Suivant Braudel, la diversité assumée des populations favorise doublement leur réunion nationale : négativement, en paralysant leur résistance à cette réunion généralement opérée de force par l'une de leurs composantes, dominatrice, et positivement, en suscitant entre elles des échanges enrichissants pour chacune, également en les incitant, par suite, à garantir ceux-ci moyennant une unité nationale sécurisante. La France en fut le bel exemple, en raison de son attachement aussi bien à la pluralité qu'à l'unité.

9 La diversité dont vit l'unité nationale peut concerner toutes les dimensions de l'existence humaine. Cette unité s'offre empiriquement – les exemples affluent – sans que se présente l'unité naturelle, soit extrinsèque ou géographique : l'unité du sol ou du pays, soit intrinsèque ou bio-psychologique : une unité dite raciale – ou l'unité culturelle : ethnique, linguistique, sociale ou religieuse. Renan soulignait ainsi que l'unité géographique ne délimite pas par elle-même une nation, et, de même, que la race ou l'ethnie ne la déterminent pas davantage : les nations les plus nobles à ses yeux, l'Angleterre, la France et l'Italie, sont celles où le sang fut le plus mêlé ; quant à la langue, elle ne contraint pas plus les hommes à s'associer que la pluralité linguistique ne les en empêche. Et il en va de même des solidarités économiques, des appartenances religieuses, tout comme des affinités politiques elles-mêmes. Les faits montrent bien que l'existence d'une nation n'est pas fondamentalement affectée par l'absence de plusieurs identités naturelles et culturelles non nationales, et si cette indépendance factuelle exprime une indépendance essentielle, on peut considérer que l'unité nationale peut faire coexister, à la limite, en elle, toutes les différences extra-nationales.

10 Cette impossibilité de ramener, pour l'y fonder, l'unité nationale à une autre unité, même culturelle (au sens large du terme), des hommes entre eux enlève toute nécessité véritable à l'affirmation d'une nation qui se réduirait à une « nation-culture [Kulturnation] » et la rend même suspecte, car pourquoi vouloir réduire à la culture ce que l'on commence par lui ajouter en tant que nation, en supposant ainsi leur différence ? La prise en considération de la différence d'essence entre l'unité nationale et tous les autres types d'unité amène la réflexion à préciser l'essence spécifique de la nation.

11 Toute différence tendant à s'aiguiser en opposition, sa présence, qu'on a dite vivifiante de la nation, peut aussi menacer celle-ci en son unité et mettre en cause l'attachement à elle. D'où les critiques d'une nation par des membres d'elle-même déplorant qu'elle ne soit pas, ou pas vraiment, une patrie. La patrie, plus chaleureusement native que la nation, est, en effet, la terre des pères, sorte de grande famille où l'on est et se sent bien, puisqu'on s'y retrouve avec et chez les autres en communiant dans les mêmes valeurs qui ordonnent les diverses dimensions de l'existence : sociales, éthiques, politiques et religieuses. Tandis que je peux ne pas aimer tout ce que je trouve dans ma nation ; j'y côtoie des adversaires de tous ordres, avec lesquels les différends peuvent être rudes. Cependant, les adversaires ne deviennent pas des ennemis, ne doivent pas le devenir, et je puis rester attaché à ma nation même en tant qu'elle n'est pas vraiment une patrie, même si sa communauté ne permet guère la communion de ses membres.

12 Assurément, on considérera que l'idéal, c'est que la nation soit une patrie, qu'elle soit, elle aussi, elle déjà, le lieu où l'on est bien. Or, elle est, en fait, toujours, par elle-même, déjà un certain bien, dans la mesure où son être (dit) natif-naturel est assumé par la volonté de ses membres – manifestée comme telle, en France, en 1789 –, où sa nécessité est pratiquée comme liberté, ce qui n'est possible que si elle est reconnue comme un bien. Un bien qui, reconnu tel à un certain moment de l'histoire de l'humanité – puisque la nation, en tant que telle, n'a pas toujours existé – est un bien conditionné, et conditionné dans la hiérarchie des biens, du Bien, un bien requis, en effet, comme un moyen permettant (seulement permettant, sans aucunement l'opérer par lui-même) la réalisation des autres biens, du Bien lui-même. De telle sorte, on le voit, que la nation serait justifiée par cela même qui condamnerait cette absolutisation mortifère d'elle-même qu'est le nationalisme.

13 Quel que soit le contenu, naturel et historico-culturel, de l'existence, comme coexistence, des hommes, cette coexistence ne peut réaliser ses objectifs, suivant ses diverses dimensions, que si elle est forte, face à la nature et face au monde humain, de l'organisation de son agir : unification extérieure ou transcendante, autorité réfléchie voulante qui s'accomplit dans l'Etat, et de l'organicité de cet agir : unification intérieure ou immanente, communauté vécue exécutante, qui s'accomplit dans la nation. Je ne puis traiter ici du problème des rapports de l'État et de la nation, sauf pour dire que, au sein de l'État-nation, l'État n'est vraiment fort que s'il est l'esprit, la mise en ordre, de sa nation, et la nation vraiment forte que si elle est le corps, la mise en vie, de son État, même si leur dualité fonctionnelle maintenue dans leur unité fait qu'on pense pouvoir distinguer, par exemple, une union (formelle) des États et une union (matérielle) des nations. Ce qu'il faut souligner, c'est que, à un certain moment du temps, et dans un certain lieu, des communautés humaines différentes (cités, ou encore, par exemple, des « nations », au sens ancien du terme : on parlait ainsi des diverses « nations » – provinces – françaises), rapprochées en fait par la géographie et l'histoire, ont cru devoir, afin de pouvoir réaliser leurs fins propres, celles de leurs membres, s'unir, par consentement tacite ou – puis – par volonté proclamée, en un vouloir-vivre commun, la volonté proprement nationale. L'erreur et faute du nationalisme est donc le développement déviant dangereux du germe vrai qu'est l'affirmation de la valeur de la nation.

14 Cette valeur consiste d'abord dans la force que l'unité nationale – à la différence de l'idéalité de la patrie prise seulement en tant que telle, en sa tendance à être, comme terre paternelle ou familiale, la « petite patrie », comme telle souvent faible – ménage à ses membres en vue d'une plus libre réalisation de leurs valeurs primaires. La nation est, certes, pour elle-même, une valeur relativement seconde par sa destination. Mais, essentielle en tant que condition, comme socle ou fondation, par la paix et sécurité intérieure et extérieure qu'elle apporte à ses membres, pour leur accomplissement humain essentiel d'eux-mêmes, la nation doit être défendue absolument par eux, fût-ce au prix du sacrifice absolu ou suprême, et même si sa gestion est critiquée sévèrement par celui qui accepte ce sacrifice. Une prosopopée de la nation ne ferait que répéter, à ce nouveau stade de la communauté des hommes, celle que Socrate offrit à sa cité.

15 L'adhésion à la nation comme unité énergique pratique de ses membres, élevée à toute sa puissance par sa rationalisation égalisante et par là pacifiante en un État où règne l'universalité pensante des lois, requiert de ceux-là des concessions, des compromis, des prises de risques qu'ils acceptent comme ce qui leur permet, dans un contexte naturel et historique, de cohabiter tout en pouvant espérer y réaliser l'essentiel de leurs vœux. Une telle vie commune, en dépit de la diversité, voire opposition, de leurs croyances et démarches dans de grands domaines de l'existence, exige de la part des membres de l'État-nation, en tant que citoyens nationaux, qu'ils fassent abstraction, lorsqu'il s'agit de déterminer la vie proprement nationale, de leurs principes culturels particuliers. Cette expression négative de l'affirmation de la nation, c'est ce qui s'est appelé en France la laïcité. Ou, pour le dire de façon inverse, en soi, prise dans sa vérité, la nation est le nom positif de la laïcité.

16 De peur de se voir qualifier de nationaliste, on lie, certes, plus volontiers la laïcité à la république qu'à la nation, et il est vrai que la nation française moderne a voulu s'accomplir, sous la Révolution, en se faisant républicaine. Mais la nation est, comme telle, prise pour elle-même, une communauté plus viscérale et native – même née à nouveau – que la république, laquelle, comme simple régime politique, est, en son sens institutionnel, sinon, certes, en ses effets, plus abstraite, et, en son existence structurée, plus contingente. Aussi bien, ceux qui, en France, un siècle après le surgissement de la « grande nation », voulurent achever celle-ci par l'école laïque, les Ferry, Buisson et autres, exaltaient bien en cette école le lieu où il devait être fait abstraction de toutes les appartenances : religieuses, philosophiques, socio-économiques, et aussi politiques-politiciennes, sauf, seule exception, de l'appartenance nationale, bien plutôt à cultiver comme l'ancrage positif concret de l'humanisme, capable de porter les abstractions exigées par la laïcité. Leur but fut bien de faire de l'instruction publique une éducation nationale. – Un tel lien intime de la nation et de la laïcité ne signifie assurément pas qu'il n'existe, en fait, de nation que laïque, mais qu'une laïcité existant déjà en fait accomplit la nation, et que, a contrario, une nation par exemple mono-religieuse se révèle plus forte si sa religion la libère de la religion même, lui évitant par là la contradiction – qui ne peut manquer, autrement, de se développer désastreusement pour elle – entre les exigences de la religion et les exigences de l'État-nation, en vertu même de leur destination formelle nécessairement différente.

17 La difficulté de définir ou déterminer l'unité nationale par un contenu différent d'elle et renvoyant à tel ou tel de ses composants ou à leur pluralité, loin d'en manifester l'irréalité, montre donc bien plutôt l'absoluité de son existence comme existence d'une unité s'imposant par sa seule forme. Elle est cette unité réellement vécue, sinon pleinement aimée, de l'État-nation, que sa puissance rend capable de remplir sa destination globale : être le cadre pacifié libérant les efforts des hommes en vue de réaliser toutes leurs fins singulières, particulières et universelles. La nation vient prendre place elle-même parmi ces fins, en tant, certes, que le politique est l'une des dimensions essentielles de l'existence humaine, mais aussi et d'abord parce qu'elle constitue le lieu et socle conditionnant le libre effort des hommes pour accomplir tous leurs buts, aussi infra-, extra-, supra-politiques. Qu'une telle assise conditionnante de la réalisation de la destination de l'homme existe, c'est une nécessité, et cette nécessité est devenue historiquement celle de l'existence de la nation ; même si, en revanche, que la nation existe comme telle nation – avec telle dimension, telle modalité, telle force, etc. –, c'est contingent par rapport à cette existence essentielle, et déterminé à chaque fois par sa particularité géographico-historique. – Ajoutons qu'il est aussi essentiel à la nation d'être effectivement unique pour chaque homme, car le même homme appartenant à deux totalités qui assurent les mêmes biens et droits, mais exigent aussi les mêmes services et devoirs, devra choisir entre elles si leur coexistence dans le même monde réel vire à l'affrontement ; la bi- ou la pluri-nationalité, si honorante, n'est qu'idéale ou symbolique.

18 Ainsi, la nation comme réalisation historique essentielle de l'unique et nécessaire communauté immanente dans laquelle seul l'homme peut s'adonner à l'effort de son accomplissement naturel et spirituel – largement supranational – global, a bien elle-même, elle qui n'a pas une valeur absolue, une nécessité essentielle absolue. Mais le problème est alors de savoir si, de nos jours encore, elle existe comme une telle réalisation de cette communauté indispensable à l'humanisation.

19 Certains veulent découvrir dans l'époque présente le dépassement déjà bien engagé des nations, et, donc, des États-nations existants, puisque la nation, plus réelle et charnelle, assure dans l'être l'État, plus intellectuel et idéel. Le temps des nations, telles que nous les connaissons, serait, du moins à terme, révolu, et un nouveau milieu porteur de l'existence collective aurait déjà commencé de se mettre en place. La nation serait niée, et à l'intérieur d'elle-même, en tant qu'unité communautaire de sa diversité, et à l'extérieur d'elle-même, en tant qu'une unité, parmi les autres, de la communauté humaine de plus en plus mondialisée : négation intra-nationale et négation internationale de la nation. Cette double négation serait réelle, objective ou factuelle, tout comme elle est, au moins partiellement – car la nation conserve des défenseurs dans le débat actuel –, idéelle, subjective ou doctrinaire. Ce dernier aspect contribuerait, certes, à fragiliser la nation, car le sujet est bien réel, mais l'histoire, processus d'interaction objective des sujets, a aussi montré qu'elle savait rabaisser des idéologies pourtant répandues à l'expression finalement vaine de simples parenthèses négatives d'elle-même, eussent-elles duré soixante-dix ans. Qu'en est-il donc de l'apparent dépassement présent de la nation ?

20 La Révolution française lie très positivement la nation, dont elle renouvelle le sens, à la république, et elle s'assure et se fortifie en criant : « Vive la Nation ! » Un siècle plus tard, ainsi qu'il a été rappelé, les républicains veulent achever la nation révolutionnaire en explicitant sa signification négative comme l'abstraction laïque. L'un des leurs, Jean Jaurès, qui ne voit aucune contradiction à parler tout à la fois en socialiste international et en fils de la France, veut établir un socialisme proprement français entièrement autonome, la nation elle-même devant devenir l'immense et seul capitaliste propriétaire de l'appareil de production. Il est vrai que, pour Jaurès, la valeur de la nation, qui culmine dans la patrie, ne réside pas, en fait, dans l'unité ou communauté particulière formelle, toute vivante qu'elle soit, qu'elle est par elle-même ; cette valeur est mesurée par ce que la nation enveloppe et qui vaut par soi-même, à savoir par le droit, affirmation sociale universelle des singularités. Célébrée originellement, depuis sa refondation révolutionnaire, aussi bien par la gauche que par la droite, la nation va alors être l'objet, chez les tenants de la première, à travers une telle relativisation axiologique d'elle-même, d'une réticence qui va s'amplifier en France tout au long du XXe siècle, en dépit de vigoureux sursauts patriotiques. Notre temps est bien celui d'une dévalorisation du national au nom et profit du social.

21 Lisons-la en partant de leur différenciation par Hegel, que Alain, pourtant admirateur de Comte, juge lui-même, et avec raison, non dépassée. La société – la société civile distinguée de la société politique accomplie dans et comme l'État-nation – promeut, dans le champ de l'économie, du droit, de la culture, et ce d'une façon tout à la fois corrélative et opposée, la singularité et l'universalité, l'individualisme et la mondialisation, ce par quoi elle fait progresser la reconnaissance des droits de l'homme. Tandis que, pour Hegel, la vie politique repose d'abord sur l'intégration, comme telle aussi limitante, de ses acteurs, ainsi rappelés à leurs devoirs, dans le tout particulier qu'est, comme la famille, mais à une tout autre échelle, la nation. Le choix du progrès préféré à l'ordre, c'est donc le primat accordé au social sur le national, et à un social que son échec, notamment marxiste, à faire dépérir le politique, alors bien plutôt fixé à sa pire expression, la toute-puissance de la police, a poussé à vouloir se revivifier dans le sociétal, libération de l'interaction spontanée des individus. Le découplage d'avec la nationalité, en soi une et indivisible, d'une citoyenneté qu'on veut dans elle-même divisible, à l'image de la société essentiellement différenciée en ses activités stratifiées, est, par suite, en même temps, sa liaison avec l'intersubjectivité sociétale ; ainsi projette-t-on actuellement en France d'attribuer à des étrangers, afin d'assurer leur meilleure intégration sociale, une citoyenneté primaire, purement municipale.

22 Une telle dénationalisation factuelle recherchée de la vie politique – on aime d'ailleurs la « nationalisation » pour la signification sociale qu'elle peut avoir dans les entreprises – tend bien aussi à être, qu'on me permette ce terme, sa désinstitutionalisation, car c'est l'être national qui donne vraiment corps à l'institution politique. C'est celle-ci qu'on s'emploie à relativiser et réduire en la refondant sur la participation « citoyenne » des partenaires sociaux, destinée à proposer aux responsables politiques institutionnels les accords résultant de l'interaction dialoguante et négociante des premiers. On veut, dans le champ de l'État-nation, comme dans celui de l'autre totalité qu'est la famille, ranimer l'institution totalisante, jugée, en tant que telle, sclérosante, en la mobilisant par le contrat interindividuel, toutefois un contrat qui – à la différence de celui de Rousseau – ne s'annule pas aussitôt dans un pacte « social » effectif, mais reste constamment révisable, décomposant et recomposant la communauté, les communautés.

23 On veut faire s'actualiser sans cesse le vouloir de la nation par ses membres, dans un présent qui, aujourd'hui, à l'époque des mouvements migratoires favorisés par la mondialisation, tend à intensifier le renouvellement de ceux-là. C'est avec des populations d'origine autre que le contrat social national devrait être réitéré, sur la base d'un projet d'avenir, d'un vouloir-vivre ensemble, modifié. Notre temps est, d'ailleurs, aussi un temps où la prépondérance excluante de la pensée de l'avenir national sur celle du passé de la nation, de son être hérité, c'est-à-dire, précisément, natif, se trouve fortifiée par la nouvelle attitude vis-à-vis de ce passé. Au lieu que la remémoration consacre l'attachement identitaire à lui comme au temps de l'unité nationale, c'est un devoir de mémoire que de s'en ressouvenir comme du temps de la division nationale dont a pâti telle ou telle fraction de la nation ; il faudrait alors que soit réparé, auprès des représentants présents de cette fraction, ainsi fixée elle-même comme communauté intra-nationale, le tort qui lui a été fait par une nation manifestée comme n'étant plus pleinement et, donc, à restituer. La nation est, de la sorte, appelée à s'assumer comme n'étant pas native, mais ayant à être. Le vouloir national vrai ne serait plus le vouloir national caractéristique de la nation passée, qui célébrait le passé de la nation.

24 Elle faisait bien – insistait Renan – du vouloir constitutif d'elle-même un vouloir neuf en chaque présent, un « plébiscite de tous les jours [5] », mais en même temps elle ancrait ce vouloir dans son passé encore présent. Les nouveaux nationaux s'assimilaient aux nationaux qu'ils rejoignaient, tels les Germains embrassant la religion des Gallo-Romains, épousant leurs femmes, adoptant leur langue. Braudel, lui aussi, soulignait l'absorption constante, dans ce que la France allait être, des nouveaux entrants. Cette identification à son passé de la nation se renouvelant lui faisait affirmer son identité passée en effaçant de sa mémoire les conflits qui avaient pu marquer sa naissance ou déchirer son histoire. Sa durée exigeait de ses membres un oubli de leurs différends sanglants. « Tout citoyen français, déclarait Renan, doit avoir oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle [6] », et Braudel faisait semblablement de l'oubli des blessures intra-nationales « la règle impérieuse de toute vie collective [7] ». – C'est toute cette idéalisation, dénoncée comme totalisation conservatrice du passé national, que dit vouloir nier la tentative contemporaine d'ouverture socialisante, voire sociétalisante, de ce qu'elle continue pourtant d'appeler une nation et qui serait par là, pour elle, revivifié. Mais une nation qui ne se voudrait plus fondamentalement aussi native est-elle encore une nation ? Je ne le crois pas.

25 Il faut, il est vrai, insister sur un point essentiel. La nation, figure humaine, donc culturelle et non pas naturelle, des rapports entre les hommes, d'emblée en soi libres, est toujours voulue, même si c'est à travers un simple consentement, une simple tolérance ; elle ne se précède pas naturellement. Certes, s'être désignée comme « natio » est, en un sens, de sa part, imprudent, et le nationalisme la guette. Mais elle s'est précisément dite et faite nature. Elle s'est elle-même naturée pour ancrer et fortifier, d'abord à ses propres yeux, le lien lui-même libre – et donc à leur merci – des libertés, pour faire de la médiation réciproque de celles-ci l'immédiateté ou l'identité à soi, comme telle solide, d'un être. Nature, mais seconde, en laquelle l'esprit se veut être, se fait être, au risque, certes, de s'aliéner, mais c'est là le destin possible de sa nécessaire objectivation ou réalisation véritable. En tout cas, se faire nature, c'est, radicalement, ne pas être nature. Tel est le sens non natif de l'être-natif de la nation. Et c'est de ce point de vue que l'on peut et doit soutenir qu'une nation qui ne serait pas aussi native, en tant que se faisant telle, ne serait pas une vraie nation, cette communauté nécessaire à toute existence humaine accomplie.

26 Si l'on refuse la personnification métaphysique de la nation – célébrée de façon quasi mystique – qui, chez un Michelet, lui assurait son identité à soi formelle au sein de l'expérience multiforme d'elle-même, il faut fonder réellement son identification à soi efficiente sur la reprise, éventuellement modifiante, dans le contenu de chaque vouloir national posé par ses membres, du contenu des vouloirs nationaux antérieurs. Ou encore, il faut que la nation s'unifiant à nouveau, dans ses membres anciens et nouveaux, se réactualise, aussi dans ces derniers, telle qu'elle est devenue chez les premiers, en assumant par là son passé. Non pas, il est vrai, pour reprendre la distinction bergsonienne, sous la forme de la mémoire-souvenir – car on ne va pas demander aux nouveaux nationaux de faire leur, pour elle-même, une histoire qui n'est pas la leur et qui est en partie celle du négatif surmonté –, mais sous la forme de la mémoire-habitude, déposée dans les usages fondamentaux présents de la communauté nationale, que ceux-là doivent reconnaître afin de pouvoir s'accorder avec les anciens nationaux sur leur éventuelle modification. C'est seulement en partant du présent gros du passé que l'on peut changer réellement l'avenir, tandis que le volontarisme abstrait, ce mauvais idéalisme pratique, qui s'imagine qu'il est possible à chaque instant de recommencer à zéro, est voué à l'échec. Telle est bien la condition du développement maîtrisé d'une nation.

27 Assurément, les étrangers ont le droit absolu d'être accueillis en celle-ci, et d'y être écoutés ; ils ont aussi le droit absolu, si leur droit élémentaire est menacé, d'être recueillis par elle et admis en elle, pour y être protégés. Certes, leur intégration en elle lui est une chance d'enrichissement et de revivification – l'histoire a bien montré que la culture a progressé à travers le mélange des cultures, et la nation doit bien être vivante : que vive soit la nation, que vive la nation ! Mais le droit n'impose pas à une communauté nationale d'accepter comme membres d'elle-même tous ceux qui demandent à le devenir : Kant soulignait, dans sa théorie du droit cosmopolitique, que le droit à l'hospitalité n'est aucunement un droit d'établissement. Le droit n'est pas comme tel la charité ; on peut juger celle-ci supérieure à lui tout en pensant qu'il faut rendre au droit ce qui lui revient en tant qu'il est ce qu'il doit être L'intégration acceptée elle-même ne l'est qu'à la condition que celui à qui elle est accordée veuille bien s'insérer pratiquement dans l'habitude nationale générale du pays où il décide d'accomplir désormais son humanité à travers la réalisation de ses diverses fins propres, aussi infra- ou supra-politiques. Son droit nouveau est strictement mesuré par les devoirs liés à son appartenance au nouvel État-nation choisi par lui. La nation la plus ouverte ne peut transiger sur cette exigence de droit.

28 Et parce que la nation est un vouloir commun natif ou naturé, non pas posé abstraitement, l'acquisition de la nationalité, loin de se réduire à un pur contrat, est ce qu'on appelle justement une « naturalisation ». Participer à un vouloir national nouveau, c'est d'abord faire sien ce vouloir en tant qu'il est par essence naturé, incarné, le fixer en soi comme une habitude ou une « coutume éthique » au sens hégélien du terme, adaptation et concrétisation moderne du thème aristotélicien. C'est là donner au vouloir national l'être ou l'immédiateté d'une seconde nature, et donc pourvoir de toute la force disponible de celle-ci l'attachement à l'État-nation.

29 C'est cette force qui, chez tous les nationaux, tels par naissance aussi bien que par naturalisation, sous-tend et porte tout patriotisme quel qu'il soit, par exemple celui qu'on a appelé, récemment, constitutionnel. Il est vrai que, devenu habituel, dans un monde relativement pacifié depuis les grands conflits du XXe siècle, et par là libérant davantage la poursuite des objectifs socioculturels, l'attachement national a pu se sous-estimer, voire s'oublier lui-même. La pensée (théorique – songeons, entre autres, à l'école de Francfort et à sa « théorie sociale » – ) et le sentiment (pratique – dans certaines politiques socialisantes – ) de la nécessité de la dimension nationale de l'existence et, à travers celle-ci, de sa dimension étatique, apparaissant de ce fait comme abstraction aliénante, ont été affaiblis dans un tel contexte actuel. Cet affaiblissement a pu sembler justifier l'accentuation du social, et du social le moins lié, même négativement, à la totalisation politique, c'est-à-dire du sociétal, comme de ce qui pouvait non seulement compléter – ce qui est souhaitable –, par exemple, la démocratie traditionnelle, libérale et représentative, mais même fonder, voire remplacer celle-ci, ainsi dans une pure et idyllique démocratie participative. On n'a pas pensé que seul un tout, comme tel fort, peut faire être – même par son abstention, l'acte le plus difficile – ce qui est disséminé, séparé, abstrait, et par là faible.

30 Qu'il soit bien entendu que cette critique du socialisme et du sociétalisme dogmatiques n'est en rien une dévalorisation du social et du sociétal : l'État-nation rationnel doit – et il en profitera lui-même – non seulement tolérer, mais favoriser le plus possible, dans les limites de la raison remettant chaque chose à sa place, le développement d'une société civile la plus libre à l'égard de lui-même, au plus loin, donc, de tout étatisme et nationalisme. Mais le soin nécessaire de la société ne saurait justifier la disqualification de la vie civique-nationale. Vouloir déconstruire le citoyen, un et indivisible comme la nation, en de prétendues activités citoyennes attribuées à l'homme socialement et sociétalement dispersé, c'est oublier que, si l'homme et ses droits sont le fondement idéal du citoyen et de ses droits, c'est le citoyen et ses droits qui ont été, en 1789, la fondation réelle de l'homme et de ses droits. – Que l'État-nation soit la seule communauté réelle forte et ordonnée dans laquelle l'homme puisse accomplir ses capacités et finalités, c'est ce que les hommes redécouvrent, ainsi aujourd'hui, dans les crises de leur coexistence. Rien, à l'intérieur de lui-même, ne peut amener à penser qu'il serait une figure du passé. Mais rien non plus, en vérité, ne peut sérieusement plaider en faveur de son dépérissement actuel, à l'extérieur de lui, dans le contexte international.

31 C'est surtout l'appréciation de la capacité des nations à s'affirmer dans leur milieu devenu mondial en sa proximité même, au cours du XXe siècle, qui a pu susciter l'idée que leur temps était révolu. Cette mondialisation de la vie des nations a d'abord été volontaire dans son accomplissement politico-militaire à travers le jeu des alliances, l'impérialisme d'idéologies internationalistes, etc., puis nécessaire comme mondialisation sociale, économico-culturelle, avant de se révéler désormais obligatoire face au réveil de la nature en tant qu'agent négativement unificateur de l'histoire humaine. La maîtrise par les nations des effets, aussi négatifs, de la mondialisation leur a naturellement semblé devoir être elle-même mondiale, d'où la création continue de toutes sortes d'organisations et institutions internationales et transnationales à vocation supranationale : politiques, juridiques, sociales, économiques, culturelles. Or, celles-ci ne sont pas pensées sérieusement comme des anticipations efficientes d'un État-nation mondial. Un ancrage national de celui-ci à l'échelle du monde – une âme charnelle du monde s'éprouvant dans tous les hommes comme constituant leur communauté totale réelle de vie – n'est absolument pas esquissé aujourd'hui. Se penser comme citoyen du monde, ce n'est pas du tout se vivre activement comme membre d'une nation mondiale organisée étatiquement ; en ce sens, le cosmopolitisme n'est pas réellement politique.

32 À supposer même qu'il soit réalisable, faudrait-il s'employer à le réaliser ? Les objections, notamment kantiennes, qui le déclarent aussi dangereux qu'impossible, ne sont-elles pas toujours valables ? Il peut, certes, sembler que la maîtrise d'une vie socio-économique mondialisée exige un pouvoir politique lui aussi, semblablement, unifié mondialement, mais le prix à payer ne serait-il pas trop élevé ? Mieux vaut une économie totalisante négative qu'une politique totalisante négative, car la politique est la dimension la plus portante et efficiente de l'existence humaine, et dont la fermeture serait la plus redoutable. La mondialisation intensifie la vie internationale, elle incite à développer la maîtrise de celle-ci à travers la si nécessaire collaboration renforcée des nations, mais ce sont bien toujours les nations qui décident, en son destin aussi, de la délégation de leur souveraineté à des instances auxquelles elles assignent des finalités réconciliatrices – et ce, en dépit des rhétoriques naïves ou hypocrites.

33 En revanche, la mondialisation semble à beaucoup justifier le dépassement des nations existantes lorsque celles-ci, petites ou moyennes – par le territoire et, plus généralement, la puissance –, ne peuvent affronter seules une concurrence et rivalité internationale devenue plus pressante, face à des nations équivalant à des sous-continents : États-Unis, Chine, Inde… Telle est la raison qui a suscité le projet d'une véritable communauté politique européenne, devant aller bien au-delà de la simple coopération, fondamentale, entre États-nations demeurés souverains. Il n'est pas question ici de juger de façon détaillée une telle motivation, essentiellement négative : la faiblesse relative des nations européennes, vécue comme besoin d'une unité européenne – ni, non plus, la méthode mise en œuvre pour construire celle-ci : renforcement simplement extérieur de l'entreprise par la multiplication des nations participantes (l'élargissement de l'unité européenne) ; unification seulement extérieure aussi, ou objective et sectorielle, de ces nations : institutions politiques (Conseil, Commission, Parlement…), juridico-judiciaires (CEDH, CJUE…), économiques (Marché commun), financières (euro).

34 On dira simplement que la motivation négative à l'instant évoquée ne peut suffire : l'existence d'un besoin ne garantit pas, ne prouve pas, sa satisfaction ; et que l'addition de faiblesses ne produit pas nécessairement une force, surtout si chacune attend celle-ci des autres. Que la quantité des acteurs importe peu, voire est un fardeau, si abstraction est faite de leur qualité. Que l'unification objective, extérieure et sectorielle, des comportements règle les rapports d'une communauté, mais ne produit pas par elle seule la force réellement unifiante de celle-ci, qui ne peut être que subjective – car le sujet est bien la totalisation comme telle réfléchie en soi de l'objet – et se vit, ainsi qu'on l'a dit plus haut, comme la nation. Engager sous ses diverses modalités une unification objective de plusieurs nations peut assurément, parce que l'homme est un, favoriser l'apparition d'un nouveau sentir et vouloir national commun, mais une telle chose demande du temps, beaucoup de temps, même dans l'accélération de l'histoire…, à supposer qu'elle soit possible. Car l'histoire n'a pas donné d'exemple de nations véritablement telles (non pas de simples cantons, ou de simples provinces, voire de simples « États ») qui se soient fondues de façon durable dans une nouvelle nation. Pour l'instant, rien ne prouve l'advenir réel d'un vouloir européen national effectif. Les États-nations sont toujours, en Europe aussi, l'effectivité politique fondamentale.

35 Le fond réalisant de toute unité politique, à quelque échelle qu'elle se situe, est bien l'unité vécue de la communauté nationale. Il a paru nécessaire de le redire, à l'époque de la pensée répandue du tout-social et de la rhétorique de l'universel abstrait, qui ne veut pas voir que le socle communautaire réel et puissant de toute coexistence humaine, même de la plus universalisante, est la vie nationale de l'État, que c'est dans la paix et la sécurité offerte par celle-ci que les individus peuvent développer leurs relations sociales et sociétales ainsi que leur soin des droits universels de l'homme, pour ne pas parler de leur poursuite des fins supra-politiques, supra-juridiques, supra-sociales de l'existence humaine totale. Que la force nationale puisse être elle-même dilatée à la coexistence continentale, voire mondiale, certains le croient, et il ne faut pas, certes, emprisonner dogmatiquement l'avenir : il n'est pas absurde de penser que des contraintes historiques et naturelles deviennent telles que l'on en vienne à accepter d'entreprendre de construire une communauté continentale, et même mondiale. Encore faudrait-il que le sens d'une telle communauté se façonne réellement, par l'extension en quelque sorte charnelle de l'appartenance nationale d'abord sécurisante, de l'engagement vivant et vital de l'existence, et qu'il ne se réduise pas à la conscience illusoire, favorisée de nos jours, entre autres choses, par les technologies nouvelles de la communication, d'une solidarité facile mais irréelle avec le genre humain. L'adhésion à une philosophie, nullement naturaliste (et nationaliste), mais de la naturation ou incarnation de l'esprit, premier et dernier, peut légitimement faire s'interroger sur la possibilité de réalisation d'une telle extension universalisante, et, dans la prudence appelée par le doute alors si concevable, à tout le moins demander qu'on ne s'emploie pas à discréditer et affaiblir la réalité et l'idée des États-nations actuels.

36 Il ne doit pas y avoir de solution de continuité dans l'existence nationale, âme de la vie politique effective. Si un vouloir supra-national, par exemple européen, devait un jour s'affirmer, ce ne serait pas dans la négation des vouloirs nationaux existants, mais dans l'amplification singulière de chacun d'eux en un vouloir commun ; une Europe ne serait forte que de la force des nations qui la composeraient, non de leur faiblesse. – À tous égards, par conséquent, l'attachement national doit être préservé, mieux : fortifié. Et, encore une fois, au plus loin de tout nationalisme. Car la nation n'est pas la destination de l'homme. Mais elle assure la condition humaine, même en sa vérité supranationale.

Notes

  • [1]
    F. BRAUDEL, L'Identité de la France, 3 tomes, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.
  • [2]
    Ibidem, t. I, p. 278.
  • [3]
    Ibidem, p. 104.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    E. RENAN : « Qu'est-ce qu'une nation ? », Qu'est-ce qu'une nation ? et autres essais politiques, Presses Pocket, Paris, 1992, p. 55.
  • [6]
    Ibidem, p. 42 .
  • [7]
    F. BRAUDEL, op. cit., t. I, p. 18.
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