Notes
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[1]
Pour une histoire du principe de précaution, voir Philippe Kourilsky et Geneviève Viney, Le Principe de précaution, Rapport au Premier ministre, 15 octobre 1999, Paris, en particulier l’annexe 1 « Historique du principe de précaution » par Mathilde Boutonnet et Anne Guégan, pp. 17 et s. Le principe de précaution apparaît sur la scène internationale au Sommet de la Terre de Rio en juin 1992 ; il est également inséré la même année dans le traité de Maastricht à l’article 130-R-2, avant d’être intégré dans l’article 174 du traité CE, puis dans l’article 191, 2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, actuellement applicable.
-
[2]
Article 1er de la loi Barnier, devenu l’article 200-1 du Code rural, puis l’article L. 110-1 du Code de l’environnement.
-
[3]
Projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l’environnement (no 992, 27 juin 2003.) Le président Jacques Chirac a été l’initiateur de la Charte, dont le rapporteur était Nathalie Kosciusko-Morizet. Voir également Olivier Godard, « Le principe constitutionnel de précaution en France, la souveraineté réaffirmée », Les Petites Affiches, 22 janvier 2009, no 16, pp. 43 et s.
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[4]
On sait que le référendum qui eut lieu le 29 mai 2005 donna une large victoire du non (54,68 % des suffrages exprimés). Sur ce sujet, voir Élisabeth du Réau et Alain Laquièze (dir.), « Les débats autour de la “constitution pour l’Europe”. Enjeux et perspectives 2005-2008 », in Les Cahiers européens de la Sorbonne Nouvelle, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2007.
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[5]
Voir Élisabeth Zoller, Droit constitutionnel, Paris, Puf, coll. « Droit fondamental », 1998, p. 11.
-
[6]
Aristote, Politique, livre III, VI, 1, trad. Jean Aubonnet, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 84.
-
[7]
Adhémar Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, Paris, éditions Panthéon-Assas, 2001 (réimpression de la 6e édition, 1914), p. 1.
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[8]
Sur ce point, voir son article « Constitution et droit constitutionnel », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Lamy-Puf, coll. « Quadrige », 2003, pp. 257-266, qui apparaît comme une sorte de manifeste en faveur de la conception institutionnelle de la Constitution. Voir également, du même auteur, pour une étude institutionnelle du fédéralisme, Théorie de la fédération, Paris, Puf, coll. « Léviathan », 2007.
-
[9]
Le contrôle de constitutionnalité tend d’ailleurs à devenir le critère majeur de la définition normative de la Constitution : voir, sur ce point, Olivier Beaud, « Constitution et droit constitutionnel », art. cité, p. 258.
-
[10]
Michel Troper, Pour une théorie juridique de l’État, Paris, Puf, coll. « Léviathan », 1994, p. 219.
-
[11]
Ibid., p. 220.
-
[12]
Voir, par exemple, l’article 20 a de la Loi fondamentale allemande sur la protection des fondements naturels de la vie ou l’article 9, alinéa 2, de la Constitution italienne qui prévoit que la République « protège le paysage […] ».
-
[13]
Voir Louis Favoreu et autres, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, coll. « Précis », 5e édition, 2002, préface à la 1re édition, p. v.
-
[14]
Élisabeth Zoller, Droit constitutionnel, op. cit., p. 30.
-
[15]
Ibid., p. 32.
-
[16]
Philippe Raynaud, « Constitutionnalisme », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 266.
-
[17]
Michel Prieur, « Les nouveaux droits », AJDA 2005, pp. 1157 et s. : il est toutefois significatif que, pour évoquer ce droit fondamental à l’environnement, l’auteur vise les articles 1, 6 et 7 de la Charte de l’environnement, mais non l’article 5 relatif au principe de précaution.
-
[18]
Voir le rapport précité de Philippe Kourilsky et Geneviève Viney, Le Principe de précaution, op. cit., p. 65.
-
[19]
Sur ce point, voir Jacqueline Morand-Deviller, « Environnement », in Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., pp. 630 et s.
-
[20]
Voir en particulier les vives critiques de Jean-Philippe Feldman, « Le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l’environnement », Rec. Dalloz, 2004, chron. pp. 970 et s.
-
[21]
Comme le souligne le rapport de Philippe Kourilsky et Geneviève Viney, op. cit., p. 65.
-
[22]
Voir la Charte de l’environnement, article 2 : « Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement. Article 3 : Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu’elle est susceptible de porter à l’environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences. Article 4 : Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi. »
-
[23]
Laurent Fonbaustier, « Environnement et pacte écologique. Remarques sur la philosophie d’un nouveau “droit à” », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, no 15, 2003, p. 140.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Voir en particulier Noël Chahid-Nouraï, « La portée de la Charte pour le juge ordinaire », AJDA 2005, pp. 1175 et s. L’auteur précise qu’« un seul article de la Charte énonce un principe dont il est certain […] qu’il est d’application directe : c’est le fameux principe de précaution ».
-
[26]
Voir Bertrand Mathieu, « Observations sur la portée normative de la Charte de l’environnement », Cahiers du Conseil constitutionnel, no 15, 2004.
-
[27]
Voir Noël Chahid-Nouraï, art. cité, p. 1175.
-
[28]
Décision no 2008-564 DC du 19 juin 2008.
-
[29]
Décision no 2011-116 QPC du 8 avril 2011, M. Michel Z et autre, cons. no 5.
-
[30]
Cité par Karine Foucher, « La première application de la Charte de l’environnement par le Conseil constitutionnel dans le cadre de la QPC : de l’inédit, de l’inutile et du flou », AJDA 2011, p. 1158.
-
[31]
CE Sect., 3 octobre 2008, Commune d’Annecy, req. no 297931.
-
[32]
CE, 11 mai 2007, Association de protection du lac de Sainte-Croix, AJDA 2007, p. 2262, note Karine Foucher. Reconnaissant en revanche le droit à l’environnement comme une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA, TA Châlons-en-Champagne, 29 avril 2005, Conservatoire du patrimoine naturel, AJDA 2005, p. 1357, note H. Groud et S. Pugeault.
-
[33]
Voir notamment CE, 20 avril 2005, Société Bouygues Telecom, req. no 248233, AJDA 2005, p. 1191, concl. Yann Aguila ; CE, 26 octobre 2007, Tissot et autres, req. no 299883. Notons en outre que l’arrêt précité du 3 octobre 2008, Commune d’Annecy, n’avait pas remis en cause le principe d’indépendance des législations, alors même qu’il avait reconnu la valeur constitutionnelle du principe de précaution.
-
[34]
Voir AJDA 2010, p. 2114, note Jean-Baptiste Dubrulle.
-
[35]
CE Ass., 26 octobre 2011, Commune des Pennes-Mirabeau, req. no 329904 ; CE Ass., 26 octobre 2011, Commune de Saint-Denis, req. no 326492 ; CE Ass., 26 octobre 2011, Commune de Bordeaux, req. no 341767, JCP G, no 3, 16 janvier 2012, 60, note Didier Del Prete : « Que peut faire le maire en matière d’implantation d’antennes-relais ? »
-
[36]
CE, 1er février 2012, Société Orange France, req. no 344992, JCP G, no 7, 13 février 1992, 189, veille par Charles-André Dubreuil.
-
[37]
Voir notamment TGI Créteil, ord. Réf., 11 août 2009, no 09/00658, Puybaret et a. c/ SA Orange France, Rec. Dalloz 2009, p. 2164, obs. Y. Rouquet ; Cour d’appel de Chambéry, 4 février 2010, no 09/00731, Rec. Dalloz 2010, p. 707. Voir aussi Rec. Dalloz, 2010, p. 2183, « Droit des biens » par Blandine Mallet-Bricout et Nadège Reboul-Maupin.
-
[38]
Comme le reconnaît par exemple Philippe Malinvaud, « Le principe de précaution, un principe contagieux ? », Revue de droit immobilier, 2011, p. 353.
-
[39]
Voir Cour d’appel de Montpellier, 15 septembre 2011, no 10/04612, Rec. Dalloz 2012, pp. 47 et s., obs. P. Brun et O. Gout.
-
[40]
Civ. 3e, 3 mars 2010, no 08-19.108, Rec. Dalloz, 2010, p. 2183, « Droit des biens », préc.
-
[41]
Pour reprendre l’expression de Philippe Stoffel-Munck, « La théorie des troubles du voisinage à l’épreuve du principe de précaution : observations sur le cas des antennes-relais », Rec. Dalloz, 2009, p. 2817.
1Le principe de précaution est une idée neuve en droit constitutionnel français. C’est en effet à la faveur de la révision constitutionnelle du 1er mars 2005 qu’il a été inséré dans le préambule de la Constitution de la Ve République, au même titre que la Charte de l’environnement, dont il est l’une des dispositions phares. L’article 5 de la Charte de l’environnement dispose en effet :
Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
3Cette consécration constitutionnelle est intervenue dix ans après son entrée dans le droit français, puisque c’est la loi no 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement, dite « loi Barnier », qui l’a intégré en droit interne, au même titre que les principes d’action préventive, du pollueur-payeur et de participation. À l’époque, il apparaissait que ni le droit international de l’environnement, berceau du principe mais perçu comme insuffisamment contraignant, ni le droit communautaire, s’appliquant à des politiques parcellaires, n’étaient jugés comme étant adaptés à une protection efficace de l’environnement [1]. L’intervention du législateur français était donc de nature à donner un fondement juridique solide aux préoccupations environnementales. Il en avait d’ailleurs proposé, après bien des tâtonnements, une définition, le principe de précaution étant celui « selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable [2] ».
4Dès son introduction en droit français, le principe de précaution comportait un certain nombre de caractéristiques originales : il devait permettre de prévenir un risque de dommages, alors même que ce risque n’était qu’hypothétique, ce qui distinguait la précaution de la prévention ; les dommages à l’environnement devaient être graves et irréversibles, ce qui n’apparaissait pas simple à évaluer puisqu’il s’agissait de dommages supposés ; il s’adressait en priorité aux pouvoirs publics qui devaient prendre des mesures « effectives et proportionnées » ; le coût des mesures devait être acceptable, ce qui impliquait sans doute, de la part de celui qui serait amené à le juger, un bilan « coûts-avantages ».
5La Charte de l’environnement, en dépit d’une formulation quelque peu différente, a repris l’essentiel des critères énoncés par le législateur pour définir le principe de précaution, à l’exception de la dimension économique des mesures susceptibles d’être prises. Pourquoi avoir, dans ces conditions, rédigé cette Charte et décidé de la constitutionnaliser, élevant du même coup le principe de précaution à un rang normatif supérieur ?
6Les intentions des auteurs de la Charte de l’environnement sont clairement exprimées dans les motifs du projet de loi constitutionnelle [3]. Il s’agit d’abord de placer l’environnement au cœur de notre pacte républicain et de faire de la Charte, après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946 énonçant de grands principes économiques et sociaux, mais au même titre que ces derniers, un texte fondamental marquant l’attachement du peuple français à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement. Il s’agit également de consacrer des principes constitutionnels en droit de l’environnement, dont la valeur normative serait équivalente aux droits individuels et sociaux. Les pouvoirs publics, y compris le législateur, et les sujets de droit seraient obligés d’en tenir compte, les plus hautes juridictions du pays – le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’État – étant invitées à les garantir de toute atteinte.
7L’insertion de la Charte de l’environnement, et par conséquent du principe de précaution, dans la Constitution française a marqué une étape importante dans la redéfinition récente des valeurs fondamentales sur lesquelles est fondée notre société. Elle a, d’un certain point de vue, institué une troisième catégorie de droits fondamentaux qui doivent coexister avec les deux autres – les droits de l’homme et du citoyen de 1789, les droits économiques et sociaux de 1946. Paradoxalement, en dépit de l’importance d’une telle consécration, elle n’a pas fait l’objet d’une consultation directe du peuple français, contrairement au précédent de 1946. Si elle a suscité le débat, elle a surtout intéressé la classe politique, les grandes entreprises qui craignaient de voir la liberté d’entreprendre bridée au nom de la protection environnementale et les intellectuels, conscients de la dimension symbolique et de la portée potentielle de l’inscription de grands principes de l’environnement dans la loi fondamentale.
8En dépit de son importance, la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 relative à la Charte de l’environnement est passée relativement inaperçue. Il faut dire qu’elle est intervenue à une période où les discussions portaient davantage sur le traité établissant une constitution pour l’Europe, le président Jacques Chirac ayant décidé de soumettre ce traité à référendum [4]. Il convient d’ajouter qu’elle n’a été qu’une révision constitutionnelle parmi bien d’autres, la Constitution ayant été modifiée à une douzaine de reprises entre 1999 et 2008.
9L’intégration de la Charte de l’environnement dans la Constitution suscite deux types d’interrogations, l’une relative à la théorie constitutionnelle, l’autre à la pratique juridique. La première renvoie à la question de savoir ce que doit contenir une constitution et s’il est justifié qu’elle puisse contenir un droit fondamental lié à la protection de l’environnement comme l’est le principe de précaution (I). Ce questionnement, peu habituel pour les constitutionnalistes contemporains, suppose d’adopter une conception matérielle de la loi fondamentale dans une perspective que l’on pourrait qualifier d’idéaliste. La seconde, beaucoup plus familière aux juristes, aborde les conséquences de la constitutionnalisation du principe de précaution sur l’évolution du droit (II).
I – Le principe de précaution avait-il sa place dans la constitution française ?
10La réponse quant au bien-fondé de l’insertion du principe de précaution dans la Constitution de la Ve République dépend de la définition que l’on adopte de la loi fondamentale. Deux grandes significations coexistent au sein de la doctrine constitutionnaliste contemporaine.
11La première, la « conception descriptive de la constitution [5] », présente celle-ci comme un régime politique ou un système de gouvernement. Cette interprétation classique de la constitution était déjà visible chez Aristote qui, dans la Politique, pouvait écrire :
Une constitution est l’organisation des diverses magistratures d’une cité, et spécialement de celle qui possède le pouvoir souverain ; partout, en effet, le gouvernement détient l’autorité suprême dans la cité, et de fait, la constitution, c’est le gouvernement [6].
13Elle était encore dominante au xviiie siècle en Angleterre et en France. Ainsi, dans De l’esprit des lois, Montesquieu assimile la constitution au régime politique. Dans le fameux chapitre 6 du livre XI, intitulé : « De la constitution d’Angleterre », il décrit la « séparation des pouvoirs » propre au régime politique britannique. Et en distinguant « les lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution » (livre 11), des « lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec le citoyen » (livre 12), il montre comment « une certaine distribution des trois pouvoirs », ainsi que des « lois civiles » comportant un certain nombre de garanties sont de nature à protéger la liberté individuelle. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ne s’éloigne pas de cette conception descriptive lorsqu’elle prévoit, dans son article 16, que : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution. »
14Les constitutionnalistes de la IIIe République reprirent à leur compte cette définition descriptive de la constitution qui rend possible une définition matérielle de la constitution. C’est le cas en particulier d’Adhémar Esmein qui définit ainsi le droit constitutionnel : « Il détermine : 1° la forme de l’État ; 2° la forme et les organes du gouvernement ; 3° les limites des droits de l’État [7]. » Chez la plupart des grands théoriciens du droit public français de la première moitié du xxe siècle (Hauriou, Duguit, Carré de Malberg, puis un peu plus tard René Capitant et Georges Burdeau), on retrouve, en dépit de leurs divergences doctrinales, une définition semblable du droit constitutionnel, dont l’objet est d’étudier le régime politique ou, pour le dire autrement, de lier la constitution avec le pouvoir politique, c’est-à-dire avec les formes d’État et les formes de gouvernement. Cette conception « institutionnelle » de la constitution, visible dans la Théorie de la constitution de Carl Schmitt, est défendue aujourd’hui par le publiciste Olivier Beaud [8].
15La seconde conception, dite « normative », comprend la constitution comme une norme ou un ensemble de normes juridiques, dont la qualité essentielle est d’être au sommet de la hiérarchie des normes juridiques. La constitution est entendue dans un sens formel, c’est-à-dire que des normes sont qualifiées de constitutionnelles parce qu’elles sont élaborées ou modifiées selon une procédure particulière. L’intervention d’un pouvoir constituant originaire ou dérivé permet donc de distinguer la loi constitutionnelle de la loi ordinaire. Le sens formel de la constitution implique aussi que les normes constitutionnelles sont susceptibles d’être sanctionnées par un juge, au moyen de ce que l’on nomme le contrôle de constitutionnalité [9]. Cette conception formelle qui s’est développée au xxe siècle, notamment sous l’influence du théoricien du droit Hans Kelsen, a conquis la majeure partie de la doctrine juridique contemporaine.
16L’idée selon laquelle la norme juridique suprême pourrait avoir un contenu prédéterminé apparaît sans fondement pour les tenants de la constitution normative. « Il est impossible de déterminer ce qui, dans le droit constitutionnel, est matériellement constitutionnel [10] », écrit Michel Troper. Il n’y a pas, par nature, d’objet qu’on puisse appeler « constitutionnel », sauf à poser le postulat en vertu duquel les règles constitutionnelles sont celles qui régissent l’organisation des pouvoirs publics. La distinction entre constitution matérielle et constitution formelle étant effacée, « le texte constitutionnel est susceptible d’être interprété de manière à régir toutes les matières. La constitution concerne aujourd’hui non pas seulement l’État, mais la société tout entière [11] ».
17Dans ces conditions, et eu égard à l’importance doctrinale de la « constitution normative », la question de savoir si le principe de précaution a bien sa place dans la constitution n’a guère de sens. La « constitution normative » n’impose en effet aucune obligation matérielle. Dès lors que cette constitution est issue de la souveraineté du peuple, rien n’empêche le peuple ou ses représentants d’insérer dans le texte constitutionnel des dispositions qui vont au-delà de l’agencement des organes et des fonctions étatiques, de l’énoncé des grandes libertés, des principes démocratiques et des modalités de révision. On peut citer l’exemple bien connu de la prohibition de la vente de l’alcool, insérée dans la Constitution des États-Unis par le 18e amendement en 1919, avant d’être abolie par le 21e amendement en 1933. On peut citer également nombre de dispositions de la Constitution fédérale de la Confédération suisse qui autorise, dans son article 71, la Confédération à promouvoir la production cinématographique du pays ou à légiférer sur l’abattage des animaux (article 80, f.) En outre, comme le notait l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l’environnement en 2003, onze constitutions des voisins européens de la France font référence au droit de l’environnement [12]. Même s’il s’agit souvent de brèves allusions, elles témoignent de la prise en compte de la protection environnementale par le constitutionnalisme contemporain.
18Il serait toutefois schématique, au nom d’une conception normative de la constitution, de rejeter toute réflexion sur ce que doit contenir la norme fondamentale. Les principaux théoriciens français de la « constitution normative » n’ont au demeurant pas hésité à la substantialiser : Louis Favoreu a ainsi pu écrire que le droit constitutionnel moderne avait un triple objet, à savoir « l’étude de la manière dont le pouvoir s’acquiert, s’exerce et se transmet », mais aussi « le système normatif et la protection des droits et libertés fondamentaux » [13]. Élisabeth Zoller a, pour sa part, défini la constitution, au sens normatif, comme « la loi fondamentale et suprême que se donne un peuple libre [14] », précisant que « la constitution normative est la constitution de la liberté » qui « n’a pu naître à la vie juridique qu’avec l’avènement de la philosophie politique moderne et l’affirmation des droits de l’homme. Elle est née au siècle des Lumières avec les révolutions américaine et française [15] ».
19En réalité, et quelle que soit la conception adoptée de la constitution, le constitutionnalisme, tel qu’il s’est développé dans le monde occidental à partir du siècle des Lumières, « repose sur une philosophie libérale de la limitation du pouvoir, de la “séparation des pouvoirs” et de la promotion des “droits” de l’individu [16] ». Ce primat libéral implique que la constitution est d’abord un instrument de protection des libertés individuelles contre toute atteinte émanant du pouvoir politique.
20La consécration constitutionnelle des droits fondamentaux de l’environnement, au premier rang desquels il faut placer le principe de précaution, obéit-elle à cet impératif libéral ? Certains auteurs ont pu l’affirmer, estimant que la consécration d’un droit fondamental de l’homme à l’environnement était un « droit spécifique de caractère mixte : à la fois droit subjectif et individuel (assimilable à un droit-liberté) et un droit-créance [17] ». Il serait à la fois un droit fondamental et individuel, assorti de garanties procédurales telles que l’accès à la justice afin de protéger les atteintes à l’environnement, et un droit-créance, conduisant à l’intervention de l’État. Si l’on étudie plus précisément le principe de précaution, on pourrait considérer à première vue qu’il vise bien à garantir les libertés des individus, puisqu’il impose aux décideurs, en particulier les pouvoirs publics, de prendre les mesures nécessaires afin de protéger la santé, la sécurité et l’environnement, dans l’intérêt même des individus [18]. On pourrait ajouter qu’au-delà de ce principe, la Charte de l’environnement dessine une nouvelle citoyenneté, en accordant, dans ses articles 7 et 8, à toute personne le droit d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques, le droit de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement et de bénéficier d’une éducation aux questionnements environnementaux. Seraient ainsi accordés aux citoyens de nouveaux droits politiques.
21Il n’en demeure pas moins qu’une telle constitutionnalisation de ces droits n’est pas sans modifier assez profondément le statut même du sujet de droit. Les Lumières avaient fait de l’homme le seul sujet de droit, la nature étant un objet que le droit prend en charge et encadre. Les droits de l’homme et du citoyen avaient pour objet de défendre les individus, abstraction faite de toute contrainte sociale ou environnementale. L’émergence de droits fondamentaux de l’environnement – il faudrait plutôt dire de droits à l’environnement, comme le suggère du reste l’article 1er de la Charte de l’environnement – change nettement la perspective. Désormais, l’homme, menacé par les catastrophes écologiques, l’épuisement des ressources naturelles et les dangers du réchauffement planétaire, doit respecter la nature [19]. Les nouveaux droits tendent de ce fait à éroder les droits individualistes de 1789 [20]. Le principe de précaution qui apparaît comme un droit particulièrement opératoire autorise les décideurs à déroger à de grandes libertés, telles que la liberté du commerce et de l’industrie, la liberté de concurrence ou la libre circulation des marchandises [21].
22En définitive, le « droit à » l’environnement se mue en obligation juridique. Il suffit de lire la Charte de l’environnement pour constater que le terme « devoir », omniprésent, est davantage cité que celui de « droit » et que les obligations qui pèsent sur les autorités publiques, destinataires en particulier du principe de précaution, visent également les personnes privées [22]. La préservation de l’environnement est placée au cœur de ce nouveau contrat social qu’est le pacte écologique, conclu par chacun d’entre nous, « nécessairement surplombé par une nécessité ou un devoir, une obligation morale prenant l’homme pour horizon mais ayant pour objet et moyen la protection du monde [23] ». Ainsi est réalisé cet « insensible glissement de “l’homme seul” […] à “l’homme environné” [24] ».
23En raison des contraintes qu’elle fait peser sur les libertés individuelles, la constitutionnalisation des droits fondamentaux de l’environnement, surtout énumérés avec force détails – ce qui distingue la Charte de l’environnement d’autres exemples constitutionnels étrangers, nettement moins diserts –, pose assurément un problème par rapport à la nature intrinsèquement libérale de la constitution, dont l’objet principal est de fixer des normes d’habilitation aux pouvoirs publics et non des normes de conduite aux individus. Il ne s’agit pas ici de dénier la pertinence d’un droit de l’environnement, mais de se demander si l’insertion de la Charte de l’environnement dans la Constitution française était la plus adaptée pour assurer l’effectivité des principes qu’elle comportait, sans porter atteinte aux libertés individuelles. Il est en tout état de cause évident que l’insertion du principe de précaution dans la norme fondamentale a eu des conséquences juridiques non négligeables.
II – La constitutionnalisation du principe de précaution a-t-elle entraîné des conséquences juridiques ?
24Lorsque la Charte de l’environnement a été intégrée dans la Constitution française, la doctrine juridique s’est longuement interrogée sur la portée que pourrait avoir cette inscription sur l’évolution du droit. Si un certain nombre de ses dispositions ont été jugées comme ayant une portée essentiellement politique, d’autres, à commencer par celle énonçant le principe de précaution, ont été analysées comme pouvant revêtir une portée juridique claire [25]. Il était évident en tout cas que l’insertion de ce principe dans le texte constitutionnel s’adressait non seulement au législateur qui devait respecter l’ensemble de ses exigences, mais également aux juges, en premier lieu le juge constitutionnel mais aussi le juge administratif et le juge judiciaire, qui devaient en déterminer les effets juridiques. Certains auteurs n’ont pas hésité à l’époque à identifier les domaines susceptibles d’être concernés par ce nouveau principe constitutionnel : celui-ci serait susceptible de justifier la censure d’un acte législatif ou réglementaire de la part du juge ; il pourrait également fonder la mise en jeu de la responsabilité des pouvoirs publics qui n’auraient pas pris les mesures nécessaires en cas de risque environnemental ; il pourrait encore renforcer la répression pénale en matière d’environnement [26]. On a pu aussi souligner qu’il permettrait de renforcer les pouvoirs d’urgence du juge administratif, dans le cadre du référé-liberté [27].
25Une crainte était exprimée plus ou moins explicitement par les commentateurs avisés du principe de précaution : que sa consécration constitutionnelle conduise, de la part des juges, à l’appliquer de manière extensive et sans mesure, dans de nombreuses branches du droit, au détriment d’autres grands principes libéraux. Bref, vu la relative incertitude conceptuelle dont il était porteur – comment évaluer la réalisation incertaine d’un dommage grave et irréversible à l’environnement ? Que recouvrent des mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ? –, il était attendu des juges qu’ils puissent appliquer le principe de précaution… avec précaution !
26Près d’une décennie après son insertion constitutionnelle, le principe de précaution est doté d’une vitalité juridique certaine qui confirme largement les anticipations, si ce n’est les appréhensions, qui avaient pu être formulées au moment de son lancement. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel, appelé à statuer en 2008 sur la constitutionnalité de la loi relative aux organismes génétiquement modifiés, a confronté les dispositions de la loi contestée au principe de précaution, énoncé à l’article 5 de la Charte de l’environnement. S’il n’a pas censuré ces dispositions législatives, il a toutefois précisé dans un considérant 18 que les dispositions de l’article 5, « comme l’ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement, ont valeur constitutionnelle ; qu’elles s’imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leur domaine de compétence respectif ; que, dès lors, il incombe au Conseil constitutionnel, saisi en application de l’article 61 de la Constitution, de s’assurer que le législateur n’a pas méconnu le principe de précaution et a pris des mesures propres à garantir son respect par les autres autorités publiques [28] ». Le Conseil constitutionnel indiquait ainsi que « l’ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement », ce qui inclut au moins tous les articles de la Charte, mais n’exclut pas nécessairement ses considérants, avaient valeur constitutionnelle et qu’ils avaient vocation à s’imposer non seulement au législateur, mais aussi à toutes les autorités administratives.
27Plus récemment, le Conseil constitutionnel est intervenu à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à un article du Code de la construction et de l’habitation, l’article L. 112-16, interdisant l’engagement de la responsabilité de l’auteur de nuisances, dues à certaines activités, lorsque ces nuisances sont antérieures à la délivrance d’un permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances. Même s’il ne s’agissait pas en l’espèce du principe de précaution, mais des articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement, le juge constitutionnel a pu avancer que le respect des droits et devoirs énoncés en termes généraux par ces articles s’imposait non seulement aux pouvoirs publics et aux autorités administratives, mais également à l’ensemble des personnes. Le juge constitutionnel ne s’est pas contenté d’indiquer que les destinataires de ces devoirs étaient aussi les personnes privées, mais il a également précisé leur devoir : « il résulte de ces dispositions que chacun est tenu à une obligation de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement qui pourraient résulter de son activité ; qu’il est loisible au législateur de définir les conditions dans lesquelles une action en responsabilité peut être engagée sur le fondement de la violation de cette obligation [29] ». Cette obligation de vigilance qui incombe à toute personne est comprise comme « une obligation de moyens qui ne saurait imposer la garantie de toute atteinte à l’environnement [30] ». On peut toutefois s’interroger sur la portée exacte de cette obligation de moyens, surtout lorsqu’elle s’applique à des entreprises industrielles.
28La consécration constitutionnelle de la Charte de l’environnement en général et du principe de précaution en particulier n’a pas seulement été confirmée par le Conseil constitutionnel. Elle l’a été aussi par le Conseil d’État qui s’est fondé plus particulièrement sur l’article 7 de la Charte de l’environnement qui attribue au législateur le soin de fixer les conditions et les limites pour accéder à l’information en matière d’environnement pour annuler un décret du 1er août 2006 relatif aux lacs de montagne qui avait été édicté par une autorité incompétente. À cette occasion, il a confirmé que l’ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement avaient valeur constitutionnelle, « à l’instar de toutes [les dispositions] qui procèdent du Préambule de la Constitution », donnant ainsi une valeur particulièrement solennelle aux droits à l’environnement, y compris au principe de précaution [31].
29Le Conseil d’État a en revanche fait preuve de prudence en refusant jusqu’à maintenant de reconnaître le droit à l’environnement comme une liberté fondamentale protégée par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative relative au référé-liberté. Il a refusé de suivre certains juges de première instance qui avaient estimé que le juge administratif de l’urgence pouvait prendre des mesures immédiates pour sauvegarder une liberté fondamentale, en l’espèce le droit à l’environnement, à laquelle il serait porté une atteinte grave et manifestement illégale [32]. Il n’est pas impossible de voir dans ces hésitations une jurisprudence en cours de formation qui admettrait, à plus ou moins longue échéance, le droit à l’environnement, et peut-être le principe de précaution, comme une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 précité.
30Si la valeur normative du principe de précaution a été clairement affirmée par les juges, son champ d’application est également en voie d’être élargi, à la faveur notamment d’un contentieux qui se développe tant devant les juridictions administratives que devant les juridictions judiciaires : le contentieux des antennes de téléphonie mobile. C’est ainsi que le Conseil d’État, après avoir, à plusieurs reprises, refusé d’opposer le principe de précaution à des autorisations d’urbanisme ou d’aménagement en raison de son incertitude conceptuelle [33], a opéré un revirement de jurisprudence dans une décision du 19 juillet 2010, Association du quartier les Hauts de Choiseul [34]. Dans cet arrêt, il a non seulement indiqué que le principe de précaution était d’application directe et ne nécessitait aucune disposition législative ou réglementaire pour préciser les modalités de sa mise en œuvre, mais il a également affirmé qu’une autorité administrative, en l’espèce le maire d’Amboise, devait prendre en compte le principe de précaution pour autoriser l’installation d’un pylône de relais de téléphonie mobile. Le Conseil d’État a ainsi neutralisé le principe classique d’indépendance des législations – à savoir, ici, l’indépendance de la législation de l’environnement et de la législation d’urbanisme – pour faire prévaloir le principe constitutionnel de précaution lors de la délivrance d’autorisations d’urbanisme.
31Un tel arrêt a suscité bien des espoirs de la part des opposants aux antennes de téléphone mobile, en particulier les associations de défense de l’environnement. Le Conseil d’État a, par de nouveaux arrêts, fait preuve d’une sage prudence en limitant les effets du principe de précaution. C’est ainsi que par trois décisions d’assemblée en date du 26 octobre 2011, il a considéré que le principe de précaution ne pouvait pas justifier qu’un maire puisse réglementer, au titre de son pouvoir de police générale, l’implantation d’antennes-relais de téléphonie mobile sur le territoire de sa commune [35]. Le maire ne pouvait en effet s’immiscer dans l’exercice de la police spéciale des communications électroniques, confié à l’État par le législateur. Si le premier magistrat d’une commune ne peut interdire, par une réglementation de police générale, toute implantation d’une antenne-relais sur le territoire de sa commune, il est en mesure en revanche, au titre de ses compétences de police spéciale en matière d’urbanisme, de refuser de délivrer une autorisation concernant l’implantation d’une antenne-relais. Encore faut-il qu’il rapporte la preuve « d’éléments circonstanciés faisant apparaître, en l’état des connaissances scientifiques, des risques, même incertains, de nature à justifier un tel refus [36] ». Cela signifie que le maire ne pourrait refuser une autorisation d’urbanisme, au titre du principe de précaution, que s’il justifie précisément son refus.
32Le juge judiciaire a été également amené à connaître, dans le cadre du contentieux relatif aux risques liés aux antennes-relais de téléphonie mobile, le principe de précaution. Ce dernier est de plus en plus souvent invoqué devant les juridictions judiciaires par les riverains de ces installations pour rechercher l’engagement d’une responsabilité civile de l’opérateur de téléphonie mobile. Le juge judiciaire semble s’engager dans la voie d’une reconnaissance du principe de précaution, le préférant à la théorie des troubles anormaux de voisinage pour reconnaître une telle responsabilité [37]. Dès lors, en effet, que le risque de dommage et donc de trouble est incertain, il est sans doute malaisé d’utiliser la théorie des troubles anormaux de voisinage qui s’applique à des troubles certains et avérés [38]. Pour autant, certains juges n’hésitent pas à combiner les troubles anormaux de voisinage et le principe de précaution pour obtenir le démantèlement des antennes-relais [39].
33Outre les antennes-relais, le principe de précaution tend aujourd’hui à s’appliquer également en matière de droit de propriété. Dans un arrêt du 3 mars 2010, la 3e chambre civile de la Cour de cassation a eu à statuer sur l’affaire suivante : le propriétaire d’un terrain, riverain d’une source d’eaux minérales naturelles exploitée par une société d’économie mixte, avait fait réaliser un forage pour l’arrosage de son jardin. La société exploitante de la source avait alors saisi le juge, afin d’obtenir la fermeture du forage, en se fondant à la fois sur un abus du droit de propriété et sur une violation du principe de précaution. La Cour a examiné les deux moyens, avant de les rejeter. En particulier, le principe de précaution n’a pas été retenu en l’espèce, du fait de l’absence de risque de pollution, mais la Cour a bien exercé un contrôle de son application par une personne privée, en se fondant sur l’article L. 110-1, II, 1° du Code de l’environnement [40].
34Les exemples jurisprudentiels qui viennent d’être cités démontrent, s’il en était besoin, que le principe de précaution commence à trouver une consistance en droit français. Certes, le tâtonnement des juges peut s’apparenter à un grand « désordre jurisprudentiel [41] ». Mais la tendance est tout de même à sa prise en compte croissante dans des contentieux, intéressant plus spécialement l’urbanisme et le droit de propriété. Il est certain que la constitutionnalisation du principe de précaution a été un accélérateur pour la reconnaissance de ce droit fondamental. La Charte de l’environnement, que l’on pourrait qualifier métaphoriquement de « constitution environnementale », a finalement eu une incidence plus grande sur l’acclimatation du principe en France que les traités européens – traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, Charte des droits fondamentaux – ou que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union.
35Dans ces conditions, il est possible de dire que l’insertion du principe de précaution dans la Constitution avait bien du sens. Certes, on peut y voir une démarche très utilitariste du constituant, en même temps qu’une relativisation des libertés individuelles, puisque les droits à l’environnement sont placés dans la Constitution sur le même plan que les droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi que les droits sociaux de 1946. La Constitution n’est plus seulement l’aménagement de la souveraineté de l’État et l’énoncé de « principes de liberté », comme se plaisait à le dire Benjamin Constant. Désormais, elle est aussi le reflet des choix d’une société qui a mis au cœur de ses préoccupations la défense de l’environnement, que certains verront comme un enrichissement des droits fondamentaux, mais dont on peut également redouter qu’elle soit synonyme d’un appauvrissement des libertés individuelles.
Notes
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[1]
Pour une histoire du principe de précaution, voir Philippe Kourilsky et Geneviève Viney, Le Principe de précaution, Rapport au Premier ministre, 15 octobre 1999, Paris, en particulier l’annexe 1 « Historique du principe de précaution » par Mathilde Boutonnet et Anne Guégan, pp. 17 et s. Le principe de précaution apparaît sur la scène internationale au Sommet de la Terre de Rio en juin 1992 ; il est également inséré la même année dans le traité de Maastricht à l’article 130-R-2, avant d’être intégré dans l’article 174 du traité CE, puis dans l’article 191, 2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, actuellement applicable.
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[2]
Article 1er de la loi Barnier, devenu l’article 200-1 du Code rural, puis l’article L. 110-1 du Code de l’environnement.
-
[3]
Projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l’environnement (no 992, 27 juin 2003.) Le président Jacques Chirac a été l’initiateur de la Charte, dont le rapporteur était Nathalie Kosciusko-Morizet. Voir également Olivier Godard, « Le principe constitutionnel de précaution en France, la souveraineté réaffirmée », Les Petites Affiches, 22 janvier 2009, no 16, pp. 43 et s.
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[4]
On sait que le référendum qui eut lieu le 29 mai 2005 donna une large victoire du non (54,68 % des suffrages exprimés). Sur ce sujet, voir Élisabeth du Réau et Alain Laquièze (dir.), « Les débats autour de la “constitution pour l’Europe”. Enjeux et perspectives 2005-2008 », in Les Cahiers européens de la Sorbonne Nouvelle, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2007.
-
[5]
Voir Élisabeth Zoller, Droit constitutionnel, Paris, Puf, coll. « Droit fondamental », 1998, p. 11.
-
[6]
Aristote, Politique, livre III, VI, 1, trad. Jean Aubonnet, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 84.
-
[7]
Adhémar Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, Paris, éditions Panthéon-Assas, 2001 (réimpression de la 6e édition, 1914), p. 1.
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[8]
Sur ce point, voir son article « Constitution et droit constitutionnel », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Lamy-Puf, coll. « Quadrige », 2003, pp. 257-266, qui apparaît comme une sorte de manifeste en faveur de la conception institutionnelle de la Constitution. Voir également, du même auteur, pour une étude institutionnelle du fédéralisme, Théorie de la fédération, Paris, Puf, coll. « Léviathan », 2007.
-
[9]
Le contrôle de constitutionnalité tend d’ailleurs à devenir le critère majeur de la définition normative de la Constitution : voir, sur ce point, Olivier Beaud, « Constitution et droit constitutionnel », art. cité, p. 258.
-
[10]
Michel Troper, Pour une théorie juridique de l’État, Paris, Puf, coll. « Léviathan », 1994, p. 219.
-
[11]
Ibid., p. 220.
-
[12]
Voir, par exemple, l’article 20 a de la Loi fondamentale allemande sur la protection des fondements naturels de la vie ou l’article 9, alinéa 2, de la Constitution italienne qui prévoit que la République « protège le paysage […] ».
-
[13]
Voir Louis Favoreu et autres, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, coll. « Précis », 5e édition, 2002, préface à la 1re édition, p. v.
-
[14]
Élisabeth Zoller, Droit constitutionnel, op. cit., p. 30.
-
[15]
Ibid., p. 32.
-
[16]
Philippe Raynaud, « Constitutionnalisme », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 266.
-
[17]
Michel Prieur, « Les nouveaux droits », AJDA 2005, pp. 1157 et s. : il est toutefois significatif que, pour évoquer ce droit fondamental à l’environnement, l’auteur vise les articles 1, 6 et 7 de la Charte de l’environnement, mais non l’article 5 relatif au principe de précaution.
-
[18]
Voir le rapport précité de Philippe Kourilsky et Geneviève Viney, Le Principe de précaution, op. cit., p. 65.
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[19]
Sur ce point, voir Jacqueline Morand-Deviller, « Environnement », in Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., pp. 630 et s.
-
[20]
Voir en particulier les vives critiques de Jean-Philippe Feldman, « Le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l’environnement », Rec. Dalloz, 2004, chron. pp. 970 et s.
-
[21]
Comme le souligne le rapport de Philippe Kourilsky et Geneviève Viney, op. cit., p. 65.
-
[22]
Voir la Charte de l’environnement, article 2 : « Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement. Article 3 : Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu’elle est susceptible de porter à l’environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences. Article 4 : Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi. »
-
[23]
Laurent Fonbaustier, « Environnement et pacte écologique. Remarques sur la philosophie d’un nouveau “droit à” », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, no 15, 2003, p. 140.
-
[24]
Ibid.
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[25]
Voir en particulier Noël Chahid-Nouraï, « La portée de la Charte pour le juge ordinaire », AJDA 2005, pp. 1175 et s. L’auteur précise qu’« un seul article de la Charte énonce un principe dont il est certain […] qu’il est d’application directe : c’est le fameux principe de précaution ».
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[26]
Voir Bertrand Mathieu, « Observations sur la portée normative de la Charte de l’environnement », Cahiers du Conseil constitutionnel, no 15, 2004.
-
[27]
Voir Noël Chahid-Nouraï, art. cité, p. 1175.
-
[28]
Décision no 2008-564 DC du 19 juin 2008.
-
[29]
Décision no 2011-116 QPC du 8 avril 2011, M. Michel Z et autre, cons. no 5.
-
[30]
Cité par Karine Foucher, « La première application de la Charte de l’environnement par le Conseil constitutionnel dans le cadre de la QPC : de l’inédit, de l’inutile et du flou », AJDA 2011, p. 1158.
-
[31]
CE Sect., 3 octobre 2008, Commune d’Annecy, req. no 297931.
-
[32]
CE, 11 mai 2007, Association de protection du lac de Sainte-Croix, AJDA 2007, p. 2262, note Karine Foucher. Reconnaissant en revanche le droit à l’environnement comme une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du CJA, TA Châlons-en-Champagne, 29 avril 2005, Conservatoire du patrimoine naturel, AJDA 2005, p. 1357, note H. Groud et S. Pugeault.
-
[33]
Voir notamment CE, 20 avril 2005, Société Bouygues Telecom, req. no 248233, AJDA 2005, p. 1191, concl. Yann Aguila ; CE, 26 octobre 2007, Tissot et autres, req. no 299883. Notons en outre que l’arrêt précité du 3 octobre 2008, Commune d’Annecy, n’avait pas remis en cause le principe d’indépendance des législations, alors même qu’il avait reconnu la valeur constitutionnelle du principe de précaution.
-
[34]
Voir AJDA 2010, p. 2114, note Jean-Baptiste Dubrulle.
-
[35]
CE Ass., 26 octobre 2011, Commune des Pennes-Mirabeau, req. no 329904 ; CE Ass., 26 octobre 2011, Commune de Saint-Denis, req. no 326492 ; CE Ass., 26 octobre 2011, Commune de Bordeaux, req. no 341767, JCP G, no 3, 16 janvier 2012, 60, note Didier Del Prete : « Que peut faire le maire en matière d’implantation d’antennes-relais ? »
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[36]
CE, 1er février 2012, Société Orange France, req. no 344992, JCP G, no 7, 13 février 1992, 189, veille par Charles-André Dubreuil.
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[37]
Voir notamment TGI Créteil, ord. Réf., 11 août 2009, no 09/00658, Puybaret et a. c/ SA Orange France, Rec. Dalloz 2009, p. 2164, obs. Y. Rouquet ; Cour d’appel de Chambéry, 4 février 2010, no 09/00731, Rec. Dalloz 2010, p. 707. Voir aussi Rec. Dalloz, 2010, p. 2183, « Droit des biens » par Blandine Mallet-Bricout et Nadège Reboul-Maupin.
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[38]
Comme le reconnaît par exemple Philippe Malinvaud, « Le principe de précaution, un principe contagieux ? », Revue de droit immobilier, 2011, p. 353.
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[39]
Voir Cour d’appel de Montpellier, 15 septembre 2011, no 10/04612, Rec. Dalloz 2012, pp. 47 et s., obs. P. Brun et O. Gout.
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[40]
Civ. 3e, 3 mars 2010, no 08-19.108, Rec. Dalloz, 2010, p. 2183, « Droit des biens », préc.
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[41]
Pour reprendre l’expression de Philippe Stoffel-Munck, « La théorie des troubles du voisinage à l’épreuve du principe de précaution : observations sur le cas des antennes-relais », Rec. Dalloz, 2009, p. 2817.