Notes
-
[1]
La même analyse nous est proposée à propos de Heidegger : à partir de sa prise préalable, parfaitement légitime eu égard à nos expériences concrètes des phénomènes, dans la question de la Vorhandenheit, Heidegger a-t?il argumenté en faveur du passage de la problématique du Zeug et de la Zeugganzheit (de l’« ustensile » ou de l’« outil » et du « complexe d’outils » en tant que totalité première) à ce qui constitue dans toute sa généralité notre rapport pratique au monde, notre usage du monde ? La réponse ne peut qu’être négative, car « de l’usage du monde en un sens augustinien à l’utilisation et à l’ustensilité il y a un pas, et la transition d’un concept à l’autre n’est ni explicitée ni vraiment justifiée par Heidegger » (p. 689). Dès lors, partant de la « base trop étroite » de la Zeughaftigkeit, les descriptions de Heidegger ne peuvent atteindre la structure holistique de l’expérience humaine, qui est pourtant son trait le plus essentiel (nous allons y revenir). C’est pourquoi, ajoute C.R., à l’époque de l’« ontologie fondamentale » du moins, c’est finalement au Dasein qu’il revient, par une sorte de décalque au plan existential de la thèse transcendantale, de configurer le monde en existant. Par conséquent, « le monde n’est qu’un moment structurel dans la structure unitaire baptisée “être-au-monde” […]. Tout se passe comme si le seul monde pertinent du point de vue d’une phénoménologie était celui que le Dasein configure par son projet ontologique fini » (cf. chap. XVIII, pp. 673-726, ici p. 716). La « transformation » ultérieure de l’analyse de l’« être-au-monde » proposée par C.R. prend, quant à elle, appui sur la structure « holistique » de nos expériences pratiques du monde, et interprète l’In-der-Welt-sein en termes d’« intelligence pratique » tributaire des « capacités d’arrière-plan » qui orientent à chaque fois notre compréhension (pratique) des « opportunités » offertes par la situation concrète (cf. chap. XVI, pp. 589-641, avec cette conclusion : « Le sujet qui est au monde, le monde et l’être-au-monde font système et ne peuvent être conçus indépendamment l’un de l’autre »).
-
[2]
Les chapitres XIII et XV sont d’une importance déterminante pour l’analyse de « L’intentionnalité comme problème », qui met en relief les ambiguïtés husserliennes, et pour la refonte radicale, à partir de l’a priori d’une cohésion du monde comme totalité structurelle, de « L’intentionnalité de la perception » (ce sont les titres respectifs de ces deux chapitres). Les descriptions d’expériences perceptives données par C.R. dans son livre témoignent toutes d’une rigueur phénoménologique exemplaire. On comprend en les lisant ce qu’est la fidélité à la logique antéprédicative de l’expérience. On comprend aussi pourquoi et comment la conception husserlienne de l’intentionnalité, trop tributaire encore de l’ontologie d’objet, doit être critiquée et transformée. Citons, en particulier, la description au chap. XV de « L’olivier qui oscille dans la chaleur bourdonnante » (pp. 544-545) ; la contre-description de style husserlien du « cendrier » (pp. 547-548) ; l’expérience du « salon de thé japonais » (chap. XVI, pp. 625-626) ; l’analyse des caractères d’écriture chinois (chap. XXI, pp. 855- 857) ; ou encore la vision du pont de Brooklyn (chap. II, p. 94).
-
[3]
. « La circonspection, ce savoir ou ce voir immanent à l’usage en tant que tel, se substitue du point de vue de l’“ontologie fondamentale” au concept classique de perception » (p. 685). Voir aussi, aux pp. 698-726, le dépassement de l’analytique heideggérienne du Dasein et de ses « possibilités » existentiales par une « herméneutique événementiale » qui reprend et poursuit ici les résultats des précédents travaux de C.R. sur « L’événement et le monde » et « L’événement et le temps », Paris, PUF, « Épiméthée », 1998 et 1999.
-
[4]
A. Dufourcq, La Dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl (ci-après DIRPH), p. 187. Cette « ontologie du vertige » est une « ontologie du flottement » (p. 189). Voir aussi A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, Dordrecht, Springer, Phaenomenologica, 2011, section I, chap. 3, 2. d.
-
[5]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 11.
-
[6]
Ibid., p. 9.
-
[7]
Ibid., p. 10. L’auteur distingue à juste titre l’idéalisme de Berkeley et le fictionnalisme humien. Voir aussi Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, Introduction.
-
[8]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 11 : « On peut s’interroger sur la part que le mode de présence-absence imaginaire prend exactement au sein même de la présence en chair et en os de tout objet quel qu’il soit […]. »
-
[9]
Ibid., p. 14.
-
[10]
Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, « Tel », 1995 (noté Krisis), pp. 435-436.
-
[11]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 15, nous soulignons.
-
[12]
Ibid., p. 321.
-
[13]
A. Dufourcq discute ainsi, verrons-nous, la thèse de G. Granel, devenue classique. Voir Le Sens du temps et de la perception chez E. Husserl, Paris, Gallimard, 1968, p. 47, et A. Dufourcq, DIRPH, p. 320.
-
[14]
A. Dufourcq, DIRPH, pp. 321 et 343, nous soulignons.
-
[15]
Ibid., p. 13.
-
[16]
Ibid., p. 183.
-
[17]
Ibid., pp. 23-57. L’auteur s’interroge sur les paradoxes de la notion de présentification, sur le problème des regroupements puisque cette notion est supposée réunir l’intropathie, le souvenir, la représentation-de-phantasia et l’image (p. 41), tout en mettant en lumière la parenté entre « la perception et ses intuitions capables de présentifier leur objet […] » (p. 26).
-
[18]
Ibid., p. 17. La thèse d’A. Dufourcq est celle d’une évolution de la conception husserlienne de l’imagination, d’un resserrement autour de la phantasia, qui, précise-t?elle, lui a été inspirée par l’article de L. Claesen, « Présentification et fantaisie », et celui de P. Cabestan, « Les images sont-elles de la même famille ? », Alter, no 4, 1996. Reste que nombre d’analyses et, plus encore, la perspective d’ensemble de l’ouvrage constituent autant de percées propres à A. Dufourcq.
-
[19]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 50.
-
[20]
Ibid., p. 59. De ce point de vue, l’étude de Phantasia, conscience d’image, souvenir (Grenoble, Millon, 2002, Husserliana, XXIII) est décisive.
-
[21]
La notion d’image regroupe ici aussi bien les images physiques (tableaux, photographies…) que les images « mentales ». Voir A. Dufourcq, DIRPH, pp. 60, 62 et 65.
-
[22]
Ibid., p. 65.
-
[23]
Cette question est cruciale également chez Merleau-Ponty. Ce dernier se doit de distinguer la vie et le théâtre alors même qu’il indique que « toute vie est l’invention d’un rôle » (Voir Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chapitre 3, 1. e). Seule une ontologie de l’imaginaire permet de sortir de l’aporie une fois établi que la perception est par essence flottante, et que la dimension ekstatique de l’existence implique un écart à soi, risquant de faire de cette existence une comédie que l’on se joue sans jamais pouvoir y échapper, l’écart à soi, inexpugnable, empêchant la coïncidence avec soi, consacrant le péril de l’inauthenticité.
-
[24]
Respectivement, A. Dufourcq, DIRPH, p. 70, et Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir, pp. 486, 490 et 488.
-
[25]
A. Dufourcq, DIRPH, pp. 70-71 : « La phantasia est donc une vie-de-phantasia complète ressentie au plus profond de notre chair, c’est bien ainsi que nous pouvons nous dire transportés dans un monde parallèle. » Ainsi en est-il également de la lecture d’un roman ou d’un conte (p. 72).
-
[26]
Ibid., p. 78. Annabelle Dufourcq thématise ce qu’elle nomme la « constellation de l’imagination » visant à déceler l’unité problématique de la notion d’imagination (p. 13, pp. 17-21). Or, seul le concept de flottement permet de saisir l’unité du champ de l’imagination.
-
[27]
Ibid., pp. 78-79.
-
[28]
Le flottement est un terme incontournable dans la réflexion husserlienne au point que l’épochè elle-même, en tant qu’elle fait paraître l’apparaître, rend « le monde ambiant flottant » (p. 78), à la faveur d’une suspension de l’attitude naturelle.
-
[29]
Ibid., pp. 82-86.
-
[30]
Ibid., p. 21.
-
[31]
Ibid., p. 79.
-
[32]
Ibid., p. 71 et pp. 82-83.
-
[33]
Ibid., pp. 83-84. Sur le fictum perceptif, ou illusion des sens, voir pp. 191-213.
-
[34]
Ibid., p. 87.
-
[35]
Ibid., p. 88.
-
[36]
Ibid., pp. 89-91.
-
[37]
Ibid., p. 92, nous soulignons.
-
[38]
Ibid., p. 93.
-
[39]
Ibid., pp. 93-94.
-
[40]
Ibid., p. 95.
-
[41]
Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, « Épiméthée », 1995.
-
[42]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 96. Le maintenant pur est une « limite idéale ».
-
[43]
Ibid., p. 97.
-
[44]
Ibid.
-
[45]
Ibid., pp. 98-105.
-
[46]
Ibid., p. 107.
-
[47]
Ibid., p. 108.
-
[48]
Husserl, Lettre à Hugo von Hofmannsthal du 12 janvier 1907. Voir aussi F. Dastur, À la naissance des choses. Art, poésie et philosophie, La Versanne, Encre marine, 2005, pp. 18 et 20.
-
[49]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 113. Cette formule est de Ricœur, issue de son Introduction à Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, « Tel », 1995, p. XX.
-
[50]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 113.
-
[51]
Ibid., p. 133. Sur les possibles, voir pp. 125-134.
-
[52]
Ibid., p. 135.
-
[53]
Ibid., p. 138.
-
[54]
Husserl, Ideen I, p. 227. Voir A. Dufourcq, DIRPH, p. 101.
-
[55]
Ibid., p. 139.
-
[56]
Ibid., p. 140.
-
[57]
Ibid., p. 142.
-
[58]
Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, « Tel », 1996, p. 147. Indiquons cependant que Merleau-Ponty se montre plus nuancé dans sa critique, montrant aussi que la philosophie husserlienne ouvre une voie pour sortir du positivisme. Voir A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire (section I, chap. 2, 1. c). Pour la dimension critique, voir aussi G. Granel, Le Sens du temps et de la perception, pp. 201-211, et R. Barbaras, Introduction à la philosophie de Husserl, Chatou, La Transparence, 2004, pp. 46 et 53. L’originalité et la profondeur de la lecture d’A. Dufourcq sont ici évidentes.
-
[59]
A. Dufourcq, DIRPH, pp. 144-145. Voir aussi Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 2, 1. c.
-
[60]
A. Dufourcq, DIRPH, pp. 148-149.
-
[61]
Ibid., p. 151. Voir aussi A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 2, 1. c.
-
[62]
Voir aussi ibid., section I, chap. 1.
-
[63]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 151.
-
[64]
Ibid., p. 157.
-
[65]
Ibid., p. 158.
-
[66]
Ibid., p. 159.
-
[67]
Ibid.
-
[68]
Ibid., p. 160.
-
[69]
Ibid., pp. 163-164.
-
[70]
Ibid., p. 165.
-
[71]
Ibid.
-
[72]
Ibid., p. 170.
-
[73]
Ibid., p. 171.
-
[74]
Ibid. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PUF, « Épiméthée », 1982 (Ideen II), pp. 214-215.
-
[75]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 172.
-
[76]
Ibid., p. 173.
-
[77]
Ibid., p. 174.
-
[78]
Ibid., p. 176.
-
[79]
Ibid., p. 177.
-
[80]
Ibid., pp. 177-178 et 179.
-
[81]
Ibid., p. 178.
-
[82]
Ibid., p. 181.
-
[83]
Ibid., p. 183.
-
[84]
Ibid., p. 188.
-
[85]
Ibid., p. 185.
-
[86]
Cette thèse est complémentaire de celle de N. Depraz qui établit que Husserl substitue une altérologie à l’ontologie puisque la hylè est la première altérité, dimension de passivité au cœur de la vie transcendantale qui suscite un décentrement originaire, une altérité à soi. Voir Transcendance et incarnation, Paris, Vrin, 1995, § 20, et DIRPH, p. 186.
-
[87]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 186.
-
[88]
Ibid., p. 187. Voir Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 3, 2. d.
-
[89]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 189.
-
[90]
Cette question du vertige est décisive dans l’œuvre de Merleau-Ponty. Voir ibid., note 8, p. 187, et Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 3, 2. d.
-
[91]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 188.
-
[92]
Ibid.
-
[93]
Il n’est pas possible de suivre la division en sections adoptée par Annabelle Dufourcq, d’en livrer le détail. Ainsi les divisions que nous adoptons désormais circonscrivent deux questions rectrices : celle de l’imaginaire originaire, décelé au sein de l’expérience passive, et le statut du moi transcendantal – origine flottante.
-
[94]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 244. Voir aussi Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section IV, chap. 2, 2. a, et section V, chap. 2, 3.
-
[95]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 253.
-
[96]
Ibid., pp. 253-255.
-
[97]
Ibid., p. 255.
-
[98]
Ibid., p. 256.
-
[99]
Ibid., p. 284.
-
[100]
Ibid., p. 287.
-
[101]
Ibid., p. 284.
-
[102]
Ibid., p. 294.
-
[103]
Ibid., p. 291.
-
[104]
Cette analyse est une contribution décisive à l’étude du statut de la vie au sein de la phénoménologie husserlienne, perspective qui supposerait de croiser la lecture d’Annabelle Dufourcq avec celle d’Anne Montavont, elle aussi novatrice (De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, Paris, PUF, 1999). Cette question de la vie ne fait qu’affleurer dans le livre d’Annabelle Dufourcq, ces quelques remarques sont cependant très importantes.
-
[105]
A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 2, 1. d.
-
[106]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 303.
-
[107]
Ibid.
-
[108]
Ibid., p. 306. Voir Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 2, 1. b.
-
[109]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 306.
-
[110]
Ibid., p. 307.
-
[111]
G. Granel, Le Sens du temps et de la perception, pp. 227 et 237-238. A. Dufourcq, DIRPH, p. 309.
-
[112]
Ibid., p. 310. L’auteur nuance ainsi la thèse de G. Granel sur ce point.
-
[113]
Ibid., p. 303.
-
[114]
Ibid., p. 313.
-
[115]
Ce que Husserl indique lui-même dans la Krisis (p. 196). Voir A. Dufourcq, DIRPH, p. 314 et Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1994, p. 212.
-
[116]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 319. Cette analyse participe de la critique husserlienne de la notion de faculté (p. 24).
-
[117]
A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 2, 1. a et b ; section V, chap. 2, 2.
-
[118]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 327.
-
[119]
Ibid., p. 320.
-
[120]
Ibid. (nous soulignons). G. Granel, Le Sens du temps et de la perception, p. 47.
-
[121]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 333.
-
[122]
Ibid., pp. 334-335.
-
[123]
Ibid., pp. 335-336.
-
[124]
Ibid., p. 337.
-
[125]
Ibid., p. 340.
-
[126]
Ibid., pp. 341-342.
-
[127]
Ibid., p. 344.
-
[128]
Ibid., pp. 344-345.
-
[129]
Ibid., pp. 343-346.
-
[130]
Ibid., p. 348.
-
[131]
Ibid., p. 350.
-
[132]
Ibid., p. 376. Voir aussi Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 3, 2. c : « […] le monde possède une texture fondamentalement onirique ».
-
[133]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 355.
-
[134]
Ibid., p. 356.
-
[135]
Ibid., pp. 360-361.
-
[136]
Ibid., pp. 353 et 356.
-
[137]
Ibid., p. 376, et Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section V, chap. 3, 1.
-
[138]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 370, nous soulignons.
-
[139]
Ibid., p. 379.
-
[140]
A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section V, chap. 1 et chap. 3.
-
[141]
Ibid., section IV, chap. 2, 4 ; section V, chap. 1 et chap. 2 et 3.
-
[142]
Ibid., section V, chap. 2, 3. Il y a donc bien la place pour un Être au sein de la phénoménologie husserlienne, ce que paraît rendre impossible la notion d’un sujet transcendantal en lequel tout être est constitué. Cependant, le sujet transcendantal comporte une part inexpugnable de passivité, de nature et d’obscurité, Husserl décelant ainsi un sens non positiviste de l’Être : un pré-être. Merleau-Ponty y insiste (section V, chap. 3, 3), notant le « strabisme de la phénoménologie », ses percées ontologiques et la résurgence de l’objectivisme.
-
[143]
Bachimont, quatrième de couverture.
-
[144]
Sebbah, p. 170.
-
[145]
Bachimont, p. 22.
-
[146]
Sebbah, p. 47.
-
[147]
Ibid., p. 48.
-
[148]
Ibid., p. 27.
-
[149]
Ibid., p. 52.
-
[150]
Ibid., p. 28.
-
[151]
Ibid., p. 110.
-
[152]
Ibid., quatrième de couverture.
-
[153]
Bachimont, p. 22.
-
[154]
Ibid., p. 45.
-
[155]
Sebbah, p. 101.
-
[156]
Ibid., p. 128.
Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2010, 1141 pages.
DÉCRIRE, ARGUMENTER, RECOMMENCER – LE TOUT DE L’EXPÉRIENCE ET LE DISCOURS
1 « Le but de ce livre est, pourrait-on dire, d’élaborer les problèmes qui sous-tendent la phénoménologie historique ou, mieux, d’élever la phénoménologie elle-même au rang de problème. » C’est en ces termes que Claude Romano présente son entreprise au lecteur dans l’Avant-propos de son ouvrage (p. 21). Vaste entreprise, sans nul doute, si l’on entend mettre au jour les racines les plus profondes de ce problème que la phénoménologie, bien comprise, doit être, et surtout doit rester, pour elle-même. Comme on s’en souvient, Husserl, le fondateur, se pensait déjà comme un perpétuel re-fondateur, et même – il l’écrira au soir de sa vie en « Postface » à ses Ideen – comme un « véritable commençant ». L’exigence d’un perpétuel retour à la problématicité des commencements se rencontre donc dès l’origine de l’aventure phénoménologique, comme une sorte d’exigence de principe ou, si l’on veut, comme un rappel insistant de l’adage grec selon lequel « Le commencement est plus que la moitié du tout ». À dire vrai, le retour ab initio de la méthode phénoménologique – que le livre de Claude Romano entreprend d’effectuer à son tour et à sa manière propre – se comprend, depuis Husserl, en deux sens : d’une part, comme retour de la méthode sur elle-même et sur ses présupposés impensés et, d’autre part, comme retour méthodique sur ce qui tient lieu de commencement adéquat pour le processus de réflexion. On aura reconnu dans le premier aspect le versant critique (au sens kantien du terme) de la méthode, et dans le second ce que Merleau-Ponty a nommé « l’irréfléchi de la réflexion ». La spécificité de la phénoménologie tient à ce qu’elle a toujours considéré ces deux versants comme inséparables : la raison phénoménologique est et doit nécessairement être, tout à la fois, réflexion sur un irréfléchi et réflexion de son propre irréfléchi. Elle doit, en somme, se questionner toujours à nouveau sur la manière dont elle construit elle-même, à chaque stade de sa réflexion, son objet. Autant dire qu’il n’y a pour elle aucun donné pur et simple ; c’est la raison de l’incessante lutte menée par Husserl contre le « naturalisme » et le « psychologisme ». Mais autant dire aussi que, quelle qu’ait pu être l’ambition husserlienne sur ce point, l’idée ou l’idéal d’une méthode totalement dépourvue de présuppositions, d’une « méthode philosophiquement neutre » (p. 35) doit être reconnue, au bout du compte, comme illusoire et doit être abandonnée.
2 La fidélité phénoménologique la plus stricte implique donc une confrontation avec Husserl, c’est?à-dire, une fois de plus, un certain recommencement et des transformations plus ou moins décisives de la phénoménologie historique. L’exemple vient de loin, on l’a dit plus haut, puisqu’il vient en premier lieu de Husserl lui-même, du « commençant » par excellence, si l’on peut dire. Mais il vient aussi de ses tout premiers élèves, des phénoménologues « réalistes » qui critiquèrent d’emblée le tournant transcendantal pris par les Ideen ; puis de ses successeurs les plus vigilants : Heidegger, Levinas, Merleau-Ponty, Pato?ka. Tous, Husserl compris, sont repartis à nouveau du commencement, autrement dit – il est temps d’y venir – de l’expérience. D’une certaine façon, rien n’est (apparemment) plus simple et rien ne s’impose davantage pour peu qu’on pense au célèbre « retour aux choses mêmes » qui constitue le mot d’ordre de la phénoménologie. Tous ont donc cherché à décrire, à mieux décrire, l’expérience dans sa légalité propre, celle de ses structures a priori, sans soumettre d’entrée de jeu cette légalité aux lois de la pensée, à la logique d’entendement, et sans la couper non plus, en sacrifiant au formalisme, des déterminations factuelles et historiques des expériences que nous vivons. Il s’ensuit, comme l’écrit C.R., que « Sans l’idée de structures nécessaires de l’expérience, lesquelles ne ressortissent ni aux découvertes empiriques des sciences de la nature, ni aux axiomes analytiques de la logique, l’idée même d’une “phénoménologie” perdrait tout son sens » (p. 68). Les difficultés, qui sont énormes, commencent évidemment lorsque, partant et repartant ainsi de l’expérience (« muette encore », selon la formule souvent citée des Méditations cartésiennes), il va s’agir de déterminer ce qu’elle est quand on l’envisage du point de vue de « son logos immanent antérieurement à tout ordre intellectuel et discursif » (p. 70), et de déterminer aussi ce qu’est exactement son objet, sa « chose » propre. Pour le formuler dans les termes de C.R. que nous avons déjà cités, la phénoménologie ne s’élève « au rang de problème », et ne devient ainsi par et pour elle-même ce qu’elle est dans son « idée », que lorsqu’elle remet sans cesse en chantier les questions de l’antéprédicatif et du prédicatif, de l’objectif et du subjectif, de la chose et du monde, du structurel et de l’historique, de l’a priori et de l’a posteriori.
3 Pour pouvoir reparcourir à nouveaux frais ce chemin vers le commencement une prise préalable est à chaque fois nécessaire, qui joue le rôle de levier pour la critique. Cette prise fut pour Husserl, au début des Recherches logiques, la notion sémantique de Bedeutung, à partir de laquelle il forgea son propre concept d’« expression » (Ausdruck). Il la trouva ensuite, à l’époque des leçons de Göttingen sur L’idée de la phénoménologie, dans la mise en question de la possibilité de la connaissance et dans la persistance de l’« énigme » du monde ; plus tard, dans les notions de Lebenswelt et, finalement, de « crise ». Pour Heidegger, cette Vorhabe fut assurée par la mise en question de notre rapport pratique au monde ambiant, dont la détermination de la chose selon la Vorhandenheit, largement dominante encore chez Husserl, ne rendait en rien compte. Pour Levinas, l’éthique constitua le point de départ du nouveau chemin vers l’archè. Pour le premier Merleau-Ponty, ce fut le statut du « corps propre » comme « je peux », et, pour Pato?ka, le mouvement comme détermination ontologique première. La particularité la plus significative du livre dont nous rendons compte ici est qu’il procède à son propre retour interrogatif à l’expérience à partir de la prise préalable que lui fournit l’examen des critiques externes adressées à la pensée phénoménologique par la philosophie analytique anglo-saxonne. C’est donc de la confrontation bien conduite avec une extériorité qui s’est toujours voulue radicale qu’il entend tirer des propositions nouvelles pour une transformation interne profonde de la phénoménologie. La structure de l’ouvrage l’indique de manière explicite par les intitulés de ses deux parties principales : « Confrontations » (pp. 23-466) et « Transformations » (pp. 467-946).
4 On devine sans peine la difficulté de l’entreprise : sa réussite suppose une double compétence, autrement dit la maîtrise d’une double tradition, là où règnent plutôt d’habitude les incompréhensions, les simplifications et les anathèmes. Le moins que l’on puisse dire est que C.R. possède sans conteste cette double maîtrise, ce qui est déjà en soi aussi rare que précieux pour le lecteur. Mais le point le plus saillant de ce millier de pages aussi savantes dans le domaine de la philosophie linguistique anglo-saxonne que dans celui de la phénoménologie historique est leur impressionnante qualité argumentative. Une conception singulièrement stimulante de l’herméneutique philosophique ou, mieux, de la philosophie en tant qu’herméneutique s’y déploie en effet d’un bout à l’autre – avant même qu’elle ne soit théorisée en tant que telle dans les deux avant-derniers chapitres (XXI-XXII) –, tant dans la « confrontation » de la phénoménologie husserlienne aux critiques formulées par Tugendhat (III), Dummett (IV), Wittgenstein (VII-IX), Frege et Russell (V), Schlick (VI), Fine (X) ou Kripke (XI), que dans les « transformations » induites, à la suite de l’examen argumenté de la validité et de l’apport des critiques externes, par la critique interne des positions de Husserl, Reinach, Heidegger et Ricœur. L’une des thèses directrices de l’ouvrage, qui constitue l’un des leviers les plus puissants de sa mise au jour des points faibles de la tradition phénoménologique, est que toute position théorique liminaire doit être argumentée eu égard à la « chose » en question, quelque difficulté que cela comporte ; « c’est pourquoi », précise C.R., « la critique herméneutique de la phénoménologie est aussi une radicalisation de l’exigence phénoménologique à l’œuvre dans la phénoménologie elle-même ; une radicalisation, et par conséquent, dans une certaine mesure, un accomplissement de cette dernière » (p. 905). Tout défaut argumentatif, toute fermeture à la critique, constitue dès lors un faux commencement. Or, Husserl argumente-t?il sa thèse liminaire de la dépendance du « sens » par rapport à la « visée » intentionnelle ? Cherche-t?il à nous convaincre par des raisonnements appropriés, persuasifs sinon, certes, démonstratifs, que l’intentionnalité commence par une « visée signitive » qui appelle son « remplissement » intuitif ultérieur ? Pour le formuler autrement, Husserl ne pose-t?il pas l’« évidence intuitive » de la Wesensschau comme une nouvelle sorte de donnée thétique, même si c’est, cette fois, une donnée au plan transcendantal ? Force est de reconnaître que ce qu’il a appelé lui-même, dans ses conférences parisiennes, son « néo-cartésianisme » non seulement le dispense de toute argumentation en faveur du choix du critère de l’« évidence », mais encore le conduit nécessairement à adopter lui aussi, sans réelle raison phénoménologique, un platonisme des essences comme ultime recours contre l’argument sceptique dont il a accepté, sans argument encore et à la suite du Descartes des Méditations, la validité. De fait, il faut poser des essences et il faut postuler une vision intuitive de ces essences si les phénomènes expérimentés ne se donnent jamais que par le biais d’un système d’« esquisses » auquel le « remplissement » (qui a été présupposé sans argumentation) fait toujours forcément défaut. Ce à quoi C.R. rétorque que, tout au contraire de ce que Husserl semble penser, « il est capital de souligner qu’un argument transcendantal ne requiert, pour être valide, aucune adhésion à une thèse transcendantale » (p. 442). En bref, on peut légitimement proposer à la discussion et à l’argumentation des « arguments transcendantaux » portant sur des propriétés essentielles et ne postulant pas ipso facto l’existence d’essences.
5 On voit que, dans ces conditions, la critique la plus centrale émise par la philosophie linguistique anglo-saxonne à l’encontre de la phénoménologie en général, qui est de céder à un « mirage linguistique » lorsqu’elle pose des essences, perd son acuité, puisqu’il est en fait parfaitement légitime de rechercher des nécessités essentielles si l’on ne « platonise » pas en réifiant les essences. Mais, ce point est important pour comprendre le trajet de C.R., cette critique ne perd sa pertinence que parce qu’on s’est confronté avec sérieux à ses arguments et parce qu’on en a tiré les motifs d’une transformation de fond [1]. Il devient alors possible de recommencer tout le parcours en demandant : « Ne pourrait-il y avoir des descriptions d’essence sans qu’il y ait nécessairement des objets ou des entités dotés d’un statut particulier qu’il faudrait appeler des “essences” ? Dans cette hypothèse, on pourrait soutenir que la phénoménologie met au jour des nécessités d’essence dans le champ phénoménal, mais ne pas adhérer pour autant à un quelconque réalisme des universaux. […] Il y aurait un essentialisme sans essences » (p. 374).
6 « Mettre au jour des nécessités d’essence dans le champ phénoménal », telle est en effet l’idée la plus juste de la phénoménologie lorsqu’elle est ressaisie au plus près de sa vocation « descriptive », c’est?à-dire de son projet de mise au jour de ce que Husserl a nommé avec bonheur le « logos du monde esthétique » : la dimension antéprédicative qui structure nos expériences du monde avant que nous les portions au langage. Tout, par conséquent, n’est pas langage ; il existe bel et bien des structures nécessaires de la phénoménalité, donc des « a priori matériels » qui sont parfaitement descriptibles dans la manière dont ils atournent nos expériences, dans le style qu’ils impriment à telle ou telle donation, en sorte que « toute structure de l’expérience ne peut être de nature linguistique » (p. 327). C.R. en donne un exemple particulièrement suggestif en fournissant, au chapitre VIII intitulé « Le blanc transparent », une analyse fine de la logique des couleurs. Partant d’une remarque de Wittgenstein lui-même (p. 304), il retourne en effet, au terme d’une argumentation serrée autour de ce que Cézanne appelait la « logique colorée », la position conventionnaliste en thèse phénoménologique, sans sacrifier pour autant à l’essentialisme : si nous ne parlons jamais d’un « jaune noirâtre », aussi sombre soit-il, « cette grammaire n’a rien d’arbitraire : c’est un fait phénoménologique qu’il s’opère dans le champ des couleurs une espèce de saut qualitatif entre le jaune saturé et clair, et ce même jaune désaturé et sombre qui ne nous apparaît plus du tout comme jaune, mais comme brun » (p. 305). La logique des couleurs montre donc bien qu’il n’y a pas lieu de poser une alternative stricte entre règles de langage (ou « airs de famille » wittgensteiniens) et phénoménalité, puisque « il y a des nécessités qui sont du monde sans être empiriques, [et] qui sont saisissables uniquement à travers le langage et ses conventions sans être pour autant de nature linguistique et conventionnelle » (p. 327). On se saurait mieux dire qu’une argumentation attentive peut conduire à dépasser, ou à déplacer le front des antagonismes usuels, bref, que la phénoménologie ne doit être ni « pure » ni dogmatique, mais argumentative, donc herméneutique de part en part pour pouvoir commencer vraiment à décrire l’expérience comme totalité structurée, sans travestir en concepts abstraits le « logos du monde esthétique ».
7 Le fer de lance de l’argumentation mise en œuvre par C.R. pour contester la pertinence d’un refuge de type husserlien dans le platonisme des essences est sa conception « disjonctive » des rapports entre perception et illusion. Si, en effet, le spectre de l’illusion ou de l’hallucination ne venait plus hanter notre compréhension de ce qu’est l’expérience perceptive, nous serions enfin libérés de l’hypothèque sceptique (celle qui, comme on sait, pèse de tout son poids sur le § 49 des Ideen I lorsque Husserl examine l’éventualité d’un « anéantissement du monde (Weltvernichtung) » laissant pour « résidu » la conscience transcendantale constituante et ses Erlebnisse). Les chapitres XV, XVII et XVIII constituent à cet égard le centre névralgique de l’ouvrage. C’est là qu’est dégagé, par un argumentaire serré, le terrain sur lequel vont se déployer les « transformations » internes de la phénoménologie proposées par C.R. Il faut tout d’abord prendre l’entière mesure de ce qu’Emmanuel Levinas avait nommé avec clairvoyance l’« idéalisme de la perception » chez Husserl, c’est?à-dire de sa thématisation de l’objet comme cet « index = X » qui, s’il existe, ne peut qu’être situé à la limite de la série concordante infinie de ses Abschattungen, lesquelles pourtant (et là est l’ambiguïté constitutive de l’idée d’intentionnalité) sont dites aussi présenter cet objet lui-même, originaliter, « en personne » [2]. On en vient ainsi à comprendre que cet idéalisme-là abrite en son sein l’argument sceptique, puisque le refuge dans l’immanence des vécus implique que l’intentionnalité est non seulement « relation à la chose transcendante », mais aussi « constitution de cette chose comme un pur pôle idéal qui demeure identiquement le même à titre de corrélat de conscience que la chose réelle existe ou n’existe pas » (p. 541). Dans ces conditions, il devient impossible de différencier dans leur structure la perception effective de l’illusion, et cela n’a, au fond, pas d’importance pour Husserl puisque ce qui lui importe est l’« objet intentionnel », qui est un sens, donc un vécu. « Le postulat de toute cette analyse » husserlienne, conclut C.R., « est qu’il existe un élément commun à l’expérience et à la pseudo-expérience, à l’apparition et à l’apparence, à savoir les Abschattungen en tant que données indubitables » (p. 552). La donation in praesentia, par le biais de la série des esquisses, serait donc possible aussi bien dans le cas d’une perception que dans celui d’une illusion. C’est, évidemment, partager avec le scepticisme l’hypothèse de validité du doute universel, laquelle sépare par principe la subjectivité transcendantale du monde transcendant et fait de l’expérience le face?à-face incertain d’un sujet et d’un (éventuel) objet. Husserl finira, certes, par essayer de thématiser plus rigoureusement la structure d’« horizon » de l’expérience sur fond de monde (en particulier dans le recueil posthume Expérience et jugement), mais sans parvenir à retisser le tissu mondain de l’expérience. C’est qu’il faudrait en fait commencer par l’« holisme de l’expérience », ainsi que C.R. l’établit en toute clarté ; commencer donc par disjoindre la perception, qui a toujours lieu à partir de l’adhésion a priori du sujet à la cohésion d’ensemble d’un monde, et l’illusion qui, elle, « est une entorse à la cohésion globale du monde » (p. 563). La structure de la perception doit dès lors être décrite comme « holistique », à la différence de celle, eidétiquement tout autre, de l’illusion ; de sorte qu’« une expérience est une expérience perceptive si et seulement si elle s’intègre sans hiatus au tout de l’expérience perceptive, donc si elle présente une cohésion structurelle avec le système de l’expérience perceptive en totalité », et que « seul un tout pourvu de cohésion structurelle (un monde) peut être perçu » (pp. 652-653). Il s’ensuit que « le fait que l’on puisse douter de telle ou telle expérience exclut celle-ci du domaine de la perception, au lieu de jeter un doute ou un discrédit sur la perception comme tout » (p. 655). Chaque objet est par suite à concevoir comme un aperçu de monde ou, selon la formule de Merleau-Ponty reprise aux inédits tardifs de Husserl, comme un « rayon de monde ». Une conceptualisation rigoureuse de l’« horizon » devient alors possible, telle celle que C.R. propose aux chapitres XVII-XVIII. On s’y reportera pour suivre, surtout, son analyse de l’« in-apparition » de l’horizon (pp. 657-669) ainsi que celle du débordement de ce que l’on peut considérer comme l’« holisme partiel » de Heidegger lorsqu’il évoque la Zeugganzheit et la « circonspection prévoyante », l’Umsicht (pp. 677-698) [3]. Devenue ainsi, au fil des analyses et des descriptions, une « relation réelle », l’intentionnalité transformée n’est plus du tout liée, dans sa structure, à une quelconque « visée » qui attendrait son « remplissement » via l’activité constituante de la conscience transcendantale théorique. Tout au contraire, on devra dire, pour respecter la structuration de type « holistique » de l’expérience, qu’« Il nous faut abandonner l’idée d’une détermination du sens par la conscience et substituer au modèle de l’intentio entendue comme “visée”, “intention” préalable, celui d’une intentio conçue comme signification inhérente à la chose et offerte à une intelligence pratique [qui] articule une certaine modalité de rapport à la chose qui dépend toujours nécessairement du contexte dans lequel celle-ci est située » (p. 600). Tels sont l’aboutissement et la transformation des thèses de Husserl sur l’intentionnalité de la conscience et de Heidegger sur l’ouverture du Dasein à son monde par la préoccupation et le « complexe d’outils ». Mais cet aboutissement impose encore de conceptualiser autrement l’« être-au-monde », en prenant en compte non pas tant les possibilités existentiales du Dasein (Heidegger) que ses « capacités d’arrière-plan », qui sont absolument constitutives de ce qu’il peut, et peut comprendre en le mettant en pratique dans une situation présentant telle ou telle « opportunité ». Ce qui existe en effet, conclut C.R., ce n’est pas une conscience, ni même un Dasein, mais « c’est plutôt un sujet corporel engagé dans des pratiques, pourvu de capacités et ouvert au monde à travers une situation, à un monde qui revêt telle ou telle configuration ou tournure à la lumière des capacités d’arrière-plan qui orientent sa compréhension » (p. 640). On voit par là que le réalisme de l’intentionnalité conçue comme une authentique relation, que défend C.R., n’est en rien une retombée dans le naturalisme ou dans le positivisme des « relations ». Il ne s’agit pas pour lui de « naturaliser » l’intentionnalité, mais bien de penser à hauteur de l’holisme de l’expérience humaine comme telle, de penser, en somme, à hauteur de cette structure-là, ce qui est le véritable retour « aux choses mêmes »…
8 Le problème de la « compréhension » s’en trouve, bien entendu, relancé et, avec lui, celui d’une caractérisation nouvelle de « La phénoménologie en tant qu’herméneutique » (c’est le titre du chapitre XXII). De même, la question de la Lebenswelt se trouve relancée, et de belle manière, par une reprise critique très pertinente des ultimes acquis de la Krisis husserlienne. Pour le formuler de manière succincte, ces acquis se peuvent se résumer en un seul : « L’objectivité de l’objectif est le produit d’une idéalisation [elle-même historiquement conditionnée], et non un donné phénoménologique » (p. 926). Or, on peut aller plus loin encore, ajoute C.R., et, à la lumière de tout ce qui a été précédemment établi, tenir cette Lebenswelt pour « un monde de pragmata », en renonçant enfin « à y chercher quelque chose comme un fondement absolu du savoir » (pp. 930-931). Quelle tâche sera alors celle de la rationalité élargie de la phénoménologie « transformée », sinon de décrire au plus juste l’entrelacement structurel de notre vie à son « monde » – un entrelacement qui est pré-discursif certes, mais cependant eidétiquement nécessaire et, dès lors, descriptible par le discours ?
9 On l’aura compris, le cheminement de pensée expérimenté par cet ouvrage en fait un instrument de réflexion et de travail philosophiques d’une rare importance doctrinale. Son dialogue avec les philosophies du langage anglo-saxonnes enrichit notre compréhension de la phénoménologie elle-même, de ses parts d’ombre comme de ses acquis les plus assurés. Cette épreuve de l’altérité s’avère ainsi être un puissant moteur de transformation interne. Il y a assurément beaucoup à apprendre d’une telle méthodologie de la confrontation. On peut regretter par moments qu’elle ait conduit C.R. à laisser délibérément de côté, par contrecoup, les similitudes, voire les connivences entre phénoménologues. On aurait aimé voir débattu aussi l’apport de la pensée du monde comme horizon chez Pato?ka (qui n’est cité qu’en passant), ou bien la conception de l’« être de profondeur » dans les derniers textes de Merleau-Ponty (qui, lui, est assez souvent présent, mais toujours en simple renfort ponctuel des avancées de C.R.). De nombreux échos auraient ainsi pu être relevés avec les thèses les plus fortes de l’auteur. Mais son propos et sa méthode étaient autres, et son chemin bien plus singulier. On aurait vraiment mauvaise grâce à ne pas reconnaître leur fertilité et leur portée spéculative. Ce livre fait d’ores et déjà date dans les études phénoménologiques.
10 Pierre RODRIGO Université de Bourgogne (Dijon)
Annabelle Dufourcq, La Dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Hus serl, Dordrecht, Springer, Phaenomenologica 198, 2011.
L’ÊTRE ET L’IMAGINAIRE. VERS UNE ONTOLOGIE DU VERTIGE [4]
11 Annabelle Dufourcq propose une lecture de l’œuvre husserlienne d’une grande originalité et profondeur. Ainsi que l’indique le titre du livre, il s’agit de montrer que « Husserl élève l’imaginaire au rang de dimension à part entière de l’Être, principe de tous les êtres, de sorte que le réel, comme manifestation particulière de cet Être, est, lui aussi, animé, vivifié en même temps que fragilisé par cette dimension imaginaire […] » [5]. Autrement dit, Husserl trace une troisième voie, en deçà du réalisme et de l’idéalisme. La phénoménologie se fonde sur l’éviction de la notion de chose en soi, contre un réalisme naïf, définissant à l’inverse l’être comme apparaître. Cependant, l’idéalisme phénoménologique est « l’ontologie même » [6], loin de « rejoindre l’idéalisme berkeleyen ». Plus précisément, Husserl opère une réforme de l’ontologie en décelant la dimension imaginaire du réel sans pourtant le ravaler au rang de simple fiction [7]. La philosophie husserlienne engage une thèse sur l’imaginaire, irréductible à l’imagination comme activité subjective, et, indissociablement, une thèse sur le réel [8]. Percée magistrale de Husserl : l’imagination est parente de la perception, elle est intuition, expérience sur le mode du comme si corrélée à un quasi-monde – l’imaginaire. Cette première thèse, qui émerge progressivement, appelle une subversion de l’ontologie : déceler la quasi-réalité de l’imaginaire implique de déceler la texture imaginaire du réel, ce que nomme la notion de présence flottante, fertilisant ainsi la compréhension du Lebenswelt [9]. La présence perceptive, en chair et en os, enveloppe une dimension irréductible de flottement. Husserl écrit : « Ce monde, et les choses de ce monde, ne font que flotter entre l’être et le non-être, […] c’est là justement leur mode d’être et non pas quelque illusion. » [10] Cette formule, placée en exergue du livre, témoigne au mieux du statut de cette notion. La dimension imaginaire du réel n’est autre que sa profondeur cachée, son irréductible transcendance, synonyme d’une présence-absence – flottement comme condition de la présence. L’ontologie phénoménologique est une « ontologie du Pré-être » [11]. Cependant, cette thèse ne se heurte-t?elle pas au vœu constitutif de l’entreprise philosophique telle que la conçoit Husserl, en quête d’une évidence apodictique, d’une origine visée comme « absolue clarté » [12] qui paraît peu compatible avec une ontologie du flottement [13] ? L’ouvrage culmine logiquement dans une compréhension inédite du moi transcendantal au titre d’« origine flottante », dévoilant la « nécessité d’un moi transcendantal diffracté » [14], sans pourtant méconnaître l’exigence husserlienne de scientificité.
12 La première partie est consacrée à « l’étude des évolutions de la conception husserlienne de l’imagination », établissant que « Husserl renonce peu à peu à définir l’image comme visant un objet absent à travers un représentant présent, le concept de Phantasie prend le pas sur celui d’Abbild (image-copie) et permet de reconnaître l’imaginaire comme quasi-présence des objets et même d’un monde […] » [15]. Ce mode de présence n’est autre que le flottement (Vorschweben), notion qui possède, disions-nous, une fonction cruciale puisqu’elle ne désigne pas seulement « le phénomène spécifique de l’imaginaire » mais ouvre et suppose en même temps une réforme ontologique. Ainsi, dans une deuxième partie, l’auteur envisage le mode de présence des possibles, des essences et d’autrui en tant qu’aspects du monde, « expérimentés grâce à l’imagination » [16] et dont le réel est tissé. Corrélativement, puisque toute chose est indissociable de ma relation à autrui et de la structure que les essences imposent, c’est la présence perceptive elle-même qui s’avère imaginaire, flottante. Ainsi s’ouvre une troisième partie appelée à déceler la profondeur imaginaire du réel, en une lecture renouvelée de la phénoménologie husserlienne de la perception, notamment de la notion cruciale d’esquisse ; partie qui, disions-nous, est parachevée par une compréhension elle-même renouvelée du moi transcendantal, livrant ainsi une compréhension d’ensemble de la philosophie husserlienne, absolument rigoureuse, inédite et féconde.
I. IMAGINATION ET FLOTTEMENT : DE L’ABBILD À LA PHANTASIE
13 1. Sans pouvoir indiquer les hésitations husserliennes dans l’élaboration de la conception de l’imagination [17], qu’il suffise de mettre en évidence les résultats obtenus. Husserl distingue ainsi la phantasia (Phantasie ou Phantasievorstellung : représentation-de-phantasia qui peut être perceptive, perzeptive Phantesie ou reproductive, reproduktive Phantasie) et l’image (Bild, la copie, Abbild, la conscience d’image) [18]. La représentation-de-phantasia est irréductible à une simple visée signitive puisque l’objet paraît sans pourtant déceler de « sensation actuelle donnant chair à cet objet » [19]. La « révolution » husserlienne consiste alors à penser « toute image » [20] sur le modèle de la représentation-de-phantasia, comme présence à distance de l’objet même, ce qui suppose de renoncer à l’idée d’un représentant dans l’imagination. Tel est le modèle de l’Abbild : l’image-copie suppose la distinction entre un représentant et un représenté unis selon un lien de ressemblance [21]. Autant dire que la phantasia délimite une présence qui n’est pas la présence en chair et en os de la perception mais qui mérite pourtant le statut de présence. Autrement dit, au sein de la représentation-de-phantasia, il n’y a pas de représentant et de représenté, elle « s’éloigne de la conscience signitive et se rapproche de la perception » [22] : il y a une saisie de la chose absente. La question est celle de la modalité de cette saisie. L’« exemple clef » est alors celui du théâtre [23] : les comédiens, notamment, ne figurent pas « un monde fictif extérieur à eux et absent », « ils servent à nous transposer (uns versetzen) dans l’illusion artistique », « nous vivons dans un monde de phantasia perceptive », nous y vivons « complètement », « nous percevons de manière active, nous jugeons de manière active, nous accomplissons des attentes, nous espérons et craignons, nous nous attristons et sommes transportés de joie, nous aimons et haïssons, etc. Mais tout cela “dans” la phantasia, sur le mode du comme si » [24]. Il est donc établi que la représentation-de-phantasia est une quasi-expérience qui n’exige nullement l’intermédiaire d’un représentant, renversant ainsi le modèle de l’Abbild : il y a une quasi-présence de l’imaginaire si bien qu’imaginer est un vivre d’expérience sur le mode du comme si. Le théâtre, ou autres expériences esthétiques, en délivre la preuve phénoménale. L’imagination est une « quasi-perception » qui ouvre un « quasi-monde » [25]. La notion de phantasia perceptive est donc un acquis décisif et effectivement révolutionnaire. Si la phantasia est perceptive, alors n’y a-t?il pas un risque de confusion de l’imaginaire et du réel ? Il faut proscrire une distinction trop nette entre imagination et perception comme y contraint l’attention aux expériences esthétiques singulièrement (théâtre, roman, tableau…). Reste que la phantasia est, disions-nous, une expérience en comme si, préservant la différence avec la perception. Il s’agit alors de définir la modalité spécifique de cette présence – ce que permet la notion cruciale de flottement (das Vorschweben), fixant la différence entre quasi-présence et présence perceptive. Comme l’indique Annabelle Dufourcq, le « flottement » n’est pas à strictement parler un « concept » chez Husserl, thématisé comme tel, il s’agit d’un terme « récurrent » et « incontournable », qui demande un effort de « conceptualisation » [26] de la part de l’interprète, une authentique clairvoyance, ajoutons-nous, permettant d’aborder d’une manière originale et très féconde l’œuvre husserlienne. La fonction de cette notion est donc ici de distinguer imagination et perception une fois leur parenté établie. Cependant, cette différence ne saurait être de nature puisque, dans ce cas, la distinction de l’imagination et de la perception annulerait toute proximité. Inversement, cette proximité reconnue suppose d’admettre que la présence perceptive est, elle aussi, en quelque façon, flottante. N’est-ce pas, dès lors, compromettre à nouveau la différence et partant confondre le réel et la fiction, céder au scepticisme que Husserl ne cesse de refuser ? Tout le propos d’Annabelle Dufourcq est de montrer que Husserl décrit en effet la présence perceptive, le Lebenswelt, la notion de Terre, « sol originaire », comme « arche naviguant » [27] ou flottant, sans pourtant ruiner la différence entre le réel et la fiction.
14 Quoi qu’il en soit pour le moment, il est établi que le mode d’apparaître des objets imaginaires est le flottement [28]. Reste à définir cette notion, à en indiquer les critères. L’apparaître flottant comporte trois caractéristiques : la première (a.) est l’absence d’ancrage dans le temps et l’espace objectif, le déracinement, son caractère fondamental ; (b.) la fluctuation, une certaine labilité, variabilité, synonyme encore d’un caractère fluctuant, et (c.) la cristallisation d’un apparaissant, d’un monde [29].
15 a. Le flottement, au titre de nouveau mode de présence, est défini prioritairement par le déracinement et l’ubiquité : il désigne d’abord un « déracinement plus ou moins radical par rapport à la présence pure incarnée » [30], vis?à-vis de la perception. Le propre de la phantasia est « sa non-situation dans le monde réel, son absence d’amarrage », mais l’objet imaginé ne se trouve pas pour autant « en mon esprit » [31] : l’imagination est une forme d’intuition, de présence et d’expérience. Précisons que le déracinement signifie que l’image peut se confirmer dans une suite d’esquisses, le monde-de-phantasia se profilant ainsi en horizon, cependant, ce « monde » peut s’évanouir, si bien qu’il témoigne d’un quasi-temps et d’un quasi-espace propre à ce Quasi-Welt (quasi-monde) [32]. Seul l’horizon du monde réel est déterminé, explicitable, l’horizon de phantasia est indéterminé et donc non explicitable parce qu’il reste à créer. Corrélativement la notion d’enchaînement (Zusammenhang) préside à la caractérisation du réel. Au sein d’un monde-de-phantasia, l’enchaînement concordant peut s’interrompre, et « on ne trouve alors dans le monde réel aucun fil d’Ariane permettant de remonter jusqu’à ce monde-de-phantasia, comme c’est le cas pour le souvenir », qui reste amarré au présent et au monde réel, ne flotte pas : son objet fut présent dans la perception, selon une spatialité objectivement marquée. De même, le fictum perceptif – le mannequin de cire trompeur – est réellement présent, enraciné dans l’espace objectif – pas le centaure imaginé. Le flottement désigne donc cette absence d’ancrage interdisant que les mondes-de-phantasia appartiennent à un même monde, possèdent un « sol commun » [33].
16 b. Indiquons que Husserl rompt avec l’empirisme pour lequel la fluctuation est le critère décisif de l’imaginaire, empêchant tout clivage suffisant entre perception et imagination – distinction capitale pour la phénoménologie. L’imagination n’est pas une occurrence « moins intense et plus fluctuante de qualité sensible de même nature » que celles de la perception [34]. Alors, en effet, inévitablement, s’impose d’admettre que certaines imaginations sont des perceptions et inversement, si bien que triomphe le scepticisme. Ainsi, Husserl insiste sur le déracinement qui ne compromet pas la distinction entre l’imagination la plus stable et la perception : une perception évanescente – fluctuante – s’impose pourtant, ici et maintenant, alors que l’imaginaire transporte dans un « monde décalé » et voue à l’« ubiquité » [35]. Sans doute, ajoutons-nous, que Husserl délivre ici la contrepartie strictement phénoménologique de la réfutation « logique » du scepticisme développée de manière topique dans les Prolégomènes à la logique pure. L’essentiel est donc de noter que la fluctuation est corrélative de l’absence d’ancrage, ce qui permet à Husserl de ressaisir ce trait indéniable de l’imaginaire sans risquer le scepticisme. Subordonner la fluctuation au déracinement – définissant ainsi le flottement –, c’est proscrire toute confusion entre imagination et perception, préserver la spécificité de la donation perceptive : être attachée à une situation déterminée. Inversement, l’imaginaire est évanescent, fluctuant et fluent parce qu’il flotte, parce qu’il est sans ancrage [36].
17 c. Reste que, flottante, définie par le déracinement et la fluctuation, l’image est une apparition et témoigne ainsi d’un « équilibre temporaire », d’une « consistance propre », susceptible de « concurrencer » [37] les apparitions perceptives.
18 Par conséquent, Husserl conjure le scepticisme en distinguant imagination et perception sans pourtant nier toute analogie entre elles, entre objets phantasmés et objets perçus : le flottement n’est pas perte du monde mais « vol au-dessus de ce monde » [38], vers un ailleurs à la fois étranger et apparenté. Le flottement de l’apparition imaginaire est corrélativement indissociable d’un « dédoublement du moi qui devient lui-même flottant et comme aspiré au-dessus de lui-même, distendu, diffracté et dérouté […] » : le « moi-de-phantasia » [39]. Imaginer, c’est introduire un jeu, prendre du champ, témoigner d’une liberté à l’égard du monde sans le quitter, telle une décompression au sein du monde : le déracinement n’est pas une rupture synonyme d’un impossible acosmisme.
19 2. Toutefois, comment expliquer que le flottement, qui implique un déracinement, puisse être encore une expérience, même sur le mode du comme si : une quasi-expérience ? En effet, si le flottement définit prioritairement l’imaginaire, par différence d’avec la donation perceptive, comment ne pas considérer que la différence entre imagination et perception prévaut au point de mettre en cause leur parenté, le statut d’une imagination intuitive ? La réponse repose sur le statut du phantasma, qui compose la représentation-de-phantasia, possédant la même fonction que la hylé dans la perception, et qui est une « quasi-sensation » [40]. S’impose d’abord de renoncer au modèle de la hylé à titre de matériau mort, nous y reviendrons : « une intentionnalité est déjà à l’œuvre au cœur de la hylé ». De ce point de vue, les Leçons sur la conscience intime du temps [41] sont décisives : la sensation y apparaît comme témoignant elle-même d’une dimension d’absence, de déprésentation : la sensation est déjà « écart à soi », synonyme de la rétention et de la protention inhérentes à toute sensation, à toute présence. Il y a une absence au cœur de toute présence : « le déracinement, le flottement naissent ici » [42]. La parenté et la différence de la perception et de l’imagination sont décelées : l’imagination est une présence perceptive, une quasi-expérience parce que la perception, déjà, témoigne d’une absence au cœur de la présence originaire, du maintenant lui-même, archè du flottement – ce qui l’inaugure et le rend possible. Dès lors, l’imagination est possibilisée par la perception, rapport originaire au monde, et l’écart interne au maintenant : la phantasia « prend une liberté plus ou moins grande par rapport à ce référent » [43], le maintenant, et cette liberté définit le flottement. Il faut conclure : la révolution qu’opère Husserl dans la compréhension de l’imagination – elle est expérience, intuition, parente de la perception – appelle une révolution dans la compréhension de la perception qui, elle-même, implique une révolution ontologique : toute présence est sertie d’une inexpugnable absence, que font paraître les leçons husserliennes sur le temps, « véritable tournant dans la phénoménologie de Husserl » [44]. Toute présence est imaginaire. Sans pouvoir y insister, dans l’ordre génétique, celui de l’évolution de la pensée husserlienne, la découverte des leçons sur le temps est motivée par l’évolution de la notion de phantasmata comme étant eux-mêmes absents, comme un « vide dans le flux hylétique, subvertissant ainsi la distinction positiviste de la présence pure et de l’absence pure ». En outre, sans pouvoir y insister non plus, la notion de flottement délivre « une unification relative de la constellation de l’imagination » [45]. La fonction de la réflexion sur l’imaginaire dans la philosophie husserlienne est donc tout à fait décisive.
20 La notion de phantasia désigne une image (Bild) qui n’est pas une image-copie (Abbild), mais présence de l’absent. Cependant, Annabelle Dufourcq signale qu’au sein de la réflexion husserlienne sur l’imagination deux tendances concurrentes demeurent. D’une part l’imagination est considérée comme secondaire par rapport à la perception, lui étant subordonnée, alors même que, d’autre part, l’imagination est « une modalité fondamentale, ultime, de la présence aux côtés de la présence perceptive » [46]. Cette seconde voie suppose la relégation du modèle de l’Abbild au profit de celle de phantasia au titre de présence de l’absent, quasi-expérience. La question est alors la suivante : « Comment tenir ensemble, en équilibre, comme deux modes de la présence, l’évidence originaire scientifiquement fondatrice et le flottement, sa distance, sa précarité et ses diffractions ? Si l’absent peut être en quelque façon présent, le présent n’était-il pas en quelque façon absent ? Et si la présence n’est plus un socle solide, quel sol subsiste-t?il pour la science, la raison et, avant tout, pour l’humanité ? L’imaginaire, en tant que quasi-perception, ne suppose-t?il pas la perception ? Mais la perception ne suppose-t?elle pas le flux temporel, la fuite du présent, la démultiplication de son objet ? » [47] La question demeure, si l’imagination devient une dimension de la donation et donc du réel, que la perception implique un flottement de moindre amplitude, la phénoménologie husserlienne ne cède-t?elle pas à la confusion entre imagination et perception au même titre que l’empirisme ? La suite de l’ouvrage prend en charge ces questions.
II. LE FLOTTEMENT IMAGINAIRE, LES POSSIBLES, LES ESSENCES ET AUTRUI
21 Annabelle Dufourcq insiste sur le parallèle entre la méthode phénoménologique et l’attitude esthétique [48], mettant en exergue la parenté entre l’épochè et l’attitude esthétique : l’épochè libère de cette « cécité au sein du voir » [49], de l’attitude naturelle et rend les objets flottants en vertu de la neutralisation de l’attitude naturelle. Il s’agit plus précisément de mettre en évidence « le rôle positif que peut jouer l’imagination dans la découverte du réel » [50]. Cette élucidation se déploie sur des modes différents et articulés au sein des deux dernières parties du livre. Dans la deuxième partie, Annabelle Dufourcq se consacre au mode de donation des possibles, des essences et d’autrui. Nous insisterons davantage sur le statut des essences et sur celui d’autrui progressant ainsi vers la troisième, où culmine la thématisation de la révolution ontologique accomplie par Husserl.
22 1. La phantasia permet aux possibles d’émerger : les imaginaires, en tant que présence flottante, sont des possibles qui, loin d’être des « idées abstraites », sont des « quasi-expériences » [51]. Les possibles sont en outre une partie du réel, à l’horizon de toute donation actuelle.
23 2. De ce point de vue, l’étude des essences, de la variation eidétique est une étape capitale du livre : il s’agit de mettre en évidence la fonction de l’imagination dans l’intuition eidétique et, plus précisément encore, que l’essence porte la « marque de la variation » [52] au point de délivrer un être flottant, témoignant du foisonnement du monde sensible. L’imagination possède une fonction cruciale dans la saisie des essences : l’essence est l’invariant que dévoile la variation, elle est ce qui résiste à la variation imaginative. Il convient d’insister, à la suite de Husserl, sur le caractère arbitraire de la variation des caractéristiques de l’objet, ne devant pas se « laisser enfermer dans les conditions particulières d’existence des objets au sein du monde réel qui est le nôtre, elle doit oser les variations les plus fantaisistes, se transporter dans les mondes imaginaires les plus inédits […] » [53]. Cette liberté de l’imagination, arbitraire, conjurant l’impossibilité de parcourir de facto cette infinité, produit une infinité ouverte, suscite la conscience d’un « ainsi de suite », et donc, corrélativement, celle d’un invariant, d’une essence. Annabelle Dufourcq donne toute son ampleur à cette formule célèbre selon laquelle la fiction est « l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques » [54]. Ainsi, le flottement de l’imagination, le déracinement vis?à-vis de la facticité, à l’égard des faits, est requis pour la saisie de l’essence qui est elle-même comprise comme « flottant dans les airs » [55]. La variation est « un moment de flottement, et ce, non seulement au sens d’un déracinement, d’une élévation, mais aussi d’une fluctuation » [56]. Faire varier, c’est rendre flottant, libérer de la situation dans l’espace et le temps objectifs et rendre l’objet instable, multiple. Or, puisque l’intuition de l’individu, d’un objet singulier implique celle toujours possible de l’essence, la théorie de la variation eidétique conduit à la thèse d’une dimension imaginaire du réel. Plus précisément, la variation comme méthode active de la saisie des essences est « la reprise active d’une dynamique de variation de flottement, inhérent aux phénomènes eux-mêmes » [57]. Ainsi faut-il considérer que Husserl s’avance en direction d’une « conception non positiviste des essences », vouées à demeurer multiples et flottantes, contre une lecture qui, dans le sillage de la critique que Merleau-Ponty adresse à Husserl, met au contraire l’accent sur la persistance d’une forme de positivisme ontologique [58]. Annabelle Dufourcq montre que Husserl échappe à une « conception positiviste des essences » puisque celles-ci sont indissociables de leur genèse sensible, le flottement de l’imagination étant appelé par le flottement ontologique de l’essence au point que l’auteur use du concept d’essence sauvage [59], élaboré par Merleau-Ponty, pour désigner cependant le mode d’être des essences husserliennes. Puisque l’essence a pour seule fonction d’expliquer les faits, qu’elle en est indissociable, que « l’intuition empirique ou intuition de l’individu peut être convertie en vision de l’essence », il faut conclure que l’essence conserve le caractère fluent des faits. C’est très précisément ce que nomme la notion d’essence morphologique qui a pour champ d’application « les concreta fluants ». Les concepts morphologiques sont inexacts et pourtant rigoureux : la phénoménologie, en tant que science morphologique, se doit de promouvoir « un vocabulaire plastique » [60]. Ainsi, iln’y a pas de rupture entre Husserl et Merleau-Ponty mais bien continuité. Il est vrai que, signale Annabelle Dufourcq, Husserl n’établit pas de façon topique que « le type pur autour duquel les faits oscillent n’est nulle part positivement achevé » [61]. Cependant, il s’avance en cette direction, l’ontologie merleau-pontienne constituant une radicalisation d’un motif déjà présent chez Husserl [62]. En outre, puisque l’essence est déjà présente au commencement de la variation, la faisant paraître pour elle-même, il faut conclure qu’il y a une « préfiguration de la variation dès l’expérience passive et, avec elle, une forme d’imagination à l’œuvre au cœur du réel » [63]. La troisième partie du livre se charge d’étudier cette expérience passive mettant en évidence, de ce point de vue élémentaire, que l’imaginaire est une dimension du réel.
24 3. a. Quoi qu’il en soit pour le moment, Annabelle Dufourcq en vient à traiter de la question d’autrui dont le lien avec l’imagination paraît se heurter à une objection dirimante : « rencontrer autrui n’est pas l’inventer et le dessiner à mon image », si bien qu’il est problématique de parler « d’une dimension imaginaire de la rencontre d’autrui » et, partant, du réel lui-même. C’est cependant en se libérant du modèle de l’Abbild que la fonction de l’imagination dans l’intropathie s’éclaire. La donation d’autrui est essentiellement présence d’un absent, qui ne pourra jamais être donné originairement [64]. La donation d’autrui n’est possible qu’autant que son corps apparaîtra comme analogue du mien : je peux ainsi « projeter en lui les mêmes sensations et intentions », la « vie égoïque que je localise dans mon corps propre » [65]. Toutefois, il ne s’agit pas d’un raisonnement par analogie : autrui serait alors simplement imaginé et donc non rencontré, donné comme un Körper sans vie égoïque. Au contraire, « autrui est son corps », il est apprésenté « dans ce corps » [66] qui coïncide avec une « expérience effective » d’autrui sans que sa vie ne soit vécue originairement, dissolvant son altérité. L’Einfühlung n’est pas fusion immédiate mais une « médiation immédiate » selon la formule de N. Depraz. De ce point de vue, la définition de l’Einfühlung implique une parenté avec l’imaginaire, attestant la fécondité du modèle de la phantasia qui permet de vivre au-delà de moi-même « une autre vie en première personne » [67]. Le flottement définissant l’imaginaire n’est autre, cette fois, que le déracinement à l’égard de mon « ancrage individualisant ici et maintenant » : rencontrer autrui, c’est « vivre indirectement, en comme-si, ses expériences » [68]. Cependant, la transcendance et l’étrangeté caractérisant autrui ne sont-elles pas perdues dès lors qu’il est ressaisi comme mon « analogon », alors même qu’il ne saurait être simplement mon double ? Il est tout aussi indéniable qu’il y a une autre manière de manquer autrui, symétrique inverse : envisager unilatéralement une radicale hétérogénéité entre autrui et moi [69] interdit toute rencontre. Telle est la voie étroite tracée par Husserl, en deçà de deux écueils : autrui se donne à ma subjectivité transcendantale au même titre que tout sens sans que cependant sa transcendance ne disparaisse à la faveur de cette donation. Il faut ainsi prendre au sérieux la notion d’alter ego : il s’agit d’un autre moi, dont l’étrangeté s’enlève sur fond d’un échange préalable, d’une appartenance à mon horizon intentionnel [70]. Il faut donc bien, ajoute Annabelle Dufourcq avec une rigueur remarquable, « pour comprendre la rencontre d’autrui » parvenir à « comprendre comment le moi se dédouble et trouve au-delà de lui un objet qu’il peut penser “comme si” c’était lui-même », retrouvant ainsi la notion de phantasia [71]. Autrement dit, il s’agit d’expliquer comment le moi constitue en lui-même, en tant que modification de lui-même, l’alter ego, tout en indiquant la fonction de l’imagination dans ce processus.
25 b. Autrui est, d’une part, montre Husserl, le chiffre de la transcendance du monde, nous ne pouvons y insister ; cependant, il est d’autre part une « présence diffuse à l’envers du monde, il est incarné dans des individualités particulières et rencontré dans cette particularité même » [72]. Tel est ce que désigne la notion d’intropathie (Einfühlung) : saisie d’un corps comme chair, localisation d’une vie égoïque semblable à la mienne. La ressemblance entre mon corps et celui d’autrui permet une première association : l’« appariement » (Paarung) essentiel à l’intropathie. Mon corps seul est appréhendé doublement : comme un corps, au même titre que les choses du monde (sa forme, couleur…), mais il se donne aussi à une saisie directe de sensations kinesthésiques, sensations des états de ce corps, établissant une « corrélation entre mes pensées, mes intentions, mes décisions et l’état et le comportement de ce corps, et, ainsi, de percevoir celui-ci comme mon corps » [73]. L’expérience du toucher montre éminemment que mon corps est plus qu’une chose matérielle, tout en demeurant un corps de ce monde : c’est une « chose qui sent, qui a des sensations » [74]. Le corps est sentant-senti, et, corrélativement, le corps se donne comme un organe défini par sa fonction, fertilisant un « système de “je peux” qui m’appartienne » [75]. Le corps d’autrui ne se donne pas sur le mode de mon corps, je n’éprouve pas ses sensations kinesthésiques. La rencontre d’autrui est toutefois possible par intropathie : loin de se donner comme Körper, le corps de l’autre est d’emblée perçu comme corps de chair, comme comportement qui en vertu de son « style » et sa « cohésion » fait signe, « en filigrane », vers une « intentionnalité » et un « Je actif », une « intériorité ». Autrement dit, « ce sont bien cette chair et son comportement qui portent l’analogie avec ma chair et fondent l’intropathie » [76]. Cependant, signale Annabelle Dufourcq, « la Paarung ne s’accomplit pas exactement entre mon corps et celui d’autrui, mais entre mon corps tel qu’il serait s’il était là-bas et celui d’autrui » [77], ce qui rend patente la fonction de l’imagination dans l’intropathie. Ma chair est définie comme un « je peux », c’est?à-dire par ses « possibilités ouvertes » lesquelles « se manifestent dans l’accomplissement de quasi-expériences imaginaires » et « élargissent peu à peu cette chair d’abord ancrée ici » [78]. Tel est le pouvoir de démultiplication de ma chair par le flottement imaginaire, « flottant entre une multiplicité d’expériences en comme si, en passant de l’une à l’autre et en irradiant une multitude de possibles en horizon » [79]. Ce processus d’élargissement est un processus de diffraction. Or, c’est parce que le moi possède un tel pouvoir de décentrement et d’ubiquité, de diffraction que la relation d’intropathie est possible, respectant l’altérité d’autrui. Il n’y a d’ouverture à autrui que pour un moi diffracté et flottant permettant la « présence à ce qui me dépasse » [80] : « la phantasia accomplit ce tour de force de me donner l’expérience (la quasi-expérience) d’autres phénomènes spatiaux, d’autres esquisses », et, finalement, permet de « vivre une relation d’intropathie avec autrui et apercevoir ses états par référence aux miens sans pour autant faire violence à son altérité » [81]. Il est temps de préciser que l’Einfühlung permet de saisir à son acmé, à son « paroxysme » la « nature profonde de l’image en général », que « l’élargissement de soi par autrui » ne témoigne ainsi que d’une « différence de degré » vis?à-vis de l’élargissement de soi par l’imagination [82]. Cette analyse possède donc une fonction cruciale dans l’établissement de la thèse d’une dimension imaginaire du réel, la thèse que l’imagination fertilise une expérience du réel.
26 La recherche suppose cependant une radicalisation supplémentaire : l’étude portant sur les possibles et les essences montre que la variation est préfigurée au sein de l’expérience passive des choses, si bien que le flottement imaginaire définit le réel en sa dimension archaïque, ce qui, ultimement, conduit à une compréhension nouvelle du moi transcendantal au titre d’origine flottante.
III. ONTOLOGIE DU FLOTTEMENT : PRÉ-ÊTRE ET ORIGINE FLOTTANTE
27 Il est établi que « certains aspects du monde sont paradoxalement expérimentés grâce à l’imagination » [83], si bien que la notion de réel est progressivement rendue fluctuante, brouillant les dichotomies classiques entre possible et réel, essence et fait. Autant dire que la phénoménologie engage une refonte de la notion même de réel. S’impose désormais de considérer la présence perceptive elle-même : l’imaginaire est alors compris comme modalité de cette présence, à condition de renoncer à la caractérisation classique de l’imaginaire comme pure fiction au profit d’un « imaginaire originaire » [84] qui reste à définir. Husserl est ainsi conduit à élaborer la notion d’un « Pré-être (Vorsein) » : « Le principe de tout être serait donc, selon Husserl, inachevé et polymorphe […] » [85] La thèse d’Annabelle Dufourcq est alors que ce Pré-être est abordé du point de vue de l’imaginaire et défini comme flottement originaire [86], situant « l’ontologie à la limite de la rupture, de la destruction et du nihilisme » [87]. Il s’agit en effet, disions-nous, de penser la dimension imaginaire du réel sans céder au scepticisme. Cette ontologie à la limite est une ontologie du vertige [88], formule qui rassemble aussi bien une caractérisation de l’ontologie comme ontologie du flottement [89], contre tout positivisme, que sa traduction existentielle, celle d’une « existence qui découvre la dimension imaginaire du réel » [90]. Il est alors possible de comprendre d’une manière renouvelée la crise et le remède que lui apporte Husserl : moins la fondation d’une science absolue qu’une « démultiplication de soi par l’accomplissement de multiples expériences imaginaires » [91]. La vie de l’esprit et l’histoire de la raison sont ainsi elles-mêmes comprises de manière inédite.
28 Il est bien sûr impossible de revenir sur les analyses détaillées de cette dernière partie de l’ouvrage, en tout point décisives. Qu’il suffise d’indiquer ce qui permet d’étayer la thèse centrale d’Annabelle Dufourcq. Il s’agit essentiellement de mettre en évidence un imaginaire originaire, un flottement impersonnel à l’œuvre au cœur de l’expérience passive, de la hylé, au point que « c’est le réel, bien plus que moi, en tout cas toujours avant moi, qui imagine » [92].
29 1. Annabelle Dufourcq met en évidence d’abord [93] les profondeurs du réel, part inexpugnable d’ombre, renvoyant singulièrement au concept de hylé ou de passivité : cette profondeur est patente dans les notions de prédonnée (Vorgegebebheit), de soubassement (Untergrund), de face-nature (Natur-Seite) de l’esprit ou de Royaume des Mères [94], mise en évidence d’un « arrière-plan obscur » [95] de chaque vécu, si bien que la conscience transcendantale s’échappe à elle-même, décelant un sens phénoménologique à l’inconscient [96]. Il convient alors de mettre en évidence la fonction de l’imagination au sein de cette subjectivité anonyme ou, plus précisément, sa dimension d’imaginaire puisque ce terme désigne le flottement originaire alors que celui d’imagination renvoie, selon la terminologie d’Annabelle Dufourcq, à la « thématisation active et volontaire du flottement » [97]. Ainsi faut-il désormais s’attarder sur cet imaginaire primordial ou « flottement créateur anonyme, sans sujet surplombant », « vie imaginaire animant originairement le réel » [98]. Cette analyse se cristallise sur l’étude du niveau antéprédicatif de l’expérience, singulièrement sur les analogies et les esquisses, permettant de mettre en évidence l’imaginaire originaire au cœur de l’expérience passive.
30 a. Le sens prédonné témoigne d’analogies, si bien que chaque objet empiète sur les autres, est au-delà de son emplacement spatio-temporel : il est flottant. Tel est ce qu’atteste l’étude des synthèses passives d’association analogique, relatives à l’horizon externe, relation avec les objets coexistants ou simplement ressemblants. Ces synthèses d’association et de recouvrement ne sont pas corrélatives de l’activité du sujet, elles en sont la préfiguration, celles de nos comparaisons et de nos imaginations actives, enracinées dans l’imaginaire anonyme [99]. Il s’agit là d’un imaginaire archaïque parce que chaque sensation implique un décentrement, un flottement essentiel synonyme des associations passives, dessinant une « ligne serpentine » [100]. L’actuel est en relation avec ce qui est autre que lui selon une logique archaïque de parenté/différence, faisant que la « donation en chair et en os intègre le flottement de l’analogie » [101]. La présence perceptive originaire est une présence flottante : « la phantasia est perceptive […] ; d’emblée ce que je vois, je l’imagine » [102], à condition de préciser que cette imagination est passive, que le réel s’imagine en se faisant réel, en paraissant. Le monde sourd ainsi des métaphores archaïques du flux des sensations, ou imaginaire anonyme, définissant la « chair du réel », « sa dimension de profondeur » [103]. Il est décisif de signaler que cet imaginaire est défini comme une vie, une dynamique de métaphorisation [104]. Autant dire que le monde husserlien est baroque en raison des diffractions qui y règnent [105]. Cette analyse de l’imaginaire inhérent au flux sensible se prolonge et s’étaye davantage par la considération des esquisses.
31 b. La notion d’esquisse réintroduit l’image au cœur du réel, à condition d’être envisagée en son acception la plus rigoureuse, elle fait comprendre ce que la philosophie husserlienne a de « révolutionnaire » [106]. La perception et l’image doivent être vigoureusement distinguées, dès lors toutefois que l’image est entendue comme Abbild, chose-image, qui serait là à la place de la chose même [107]. En revanche, la phantasia est la présence de la chose elle-même sur le mode du « comme si ». La notion d’esquisse enveloppe celle d’une image qui n’est pas une simple copie : il s’agit d’une image au sens d’une présence dans l’écart, dans la distance, nécessaire afin de préserver la transcendance du réel. Bref, le réel se tisse selon un imaginaire originaire pour se faire réel, à la faveur des synthèses passives, selon ses ébauches et métaphores : « Ainsi les objets réels, sans que leur réalité soit remise en question, deviennent rigoureusement des images. » [108] La subversion est double et complémentaire : subversion de la notion d’image et de celle de réalité. L’image ne renvoie pas nécessairement à un original « préexistant à l’image » [109] : l’image est une présence absence, une présence flottante. Ce flottement de la présence est en outre inexpugnable puisque l’esquisse est ouverte à l’infini et constitue un principe ontologique, même Dieu percevrait par esquisses, afin de préserver la transcendance mondaine [110]. Reste que, note lucidement l’auteur à la suite de G. Granel, la notion d’esquisse est subordonnée à une ontologie positiviste : la perception est ressaisie en effet comme inadéquation, si bien que l’horizon d’une présence adéquate demeure, au moins à titre d’horizon de sens [111]. Dès lors, la définition du réel demeurerait prisonnière d’une forme subtile d’objectivisme, loin d’être ressaisie comme écart à soi, ainsi qu’y invite la théorie de la donation par esquisses. Il est certain que Husserl risque de demeurer en deçà de ses percées les plus audacieuses, cependant, celles-ci sont tout aussi présentes dans son œuvre : les esquisses constituent la présence en chair et en os, récusant ainsi la notion d’un en soi hors de paraître, présence sans reste. Ainsi, la chose est, note Annabelle Dufourcq, « le flux sensible, le fourmillement charnel ouvert », elle est « chemin sans fin » [112]. La hylé, en dépit de certains textes, ne peut être considérée, unilatéralement, comme un « matériau mort » [113], disions-nous, mais, plus radicalement, elle témoigne d’une intentionnalité, elle est « traversée et animée par la déhiscence, l’écart à soi », un « déphasage originel », un flottement qui est la condition même de la présence à jamais en train de se faire [114]. Il y a un flottement au cœur du présent, une « déhiscence originaire », un écart intérieur au maintenant qui rend possible la surrection d’un soi qui, en outre, préfigure la relation à autrui [115]. Ainsi, le réel est, en sa profondeur, tissé par l’imaginaire, sans pourtant risquer le scepticisme puisque reconnaître cette dimension imaginaire du réel ne signifie nullement qu’il soit l’œuvre de mon imagination, une fiction. Autrement dit, Husserl opère un renversement stupéfiant : « l’imagination n’est plus la faculté qui engendre l’imaginaire, elle procède de l’imaginaire et n’en est que la thématisation délibérée. L’imaginaire ne possède pas une origine psychologique, il est latent dans toute présence […] » [116]. C’est bien le réel qui imagine ou, plus encore, qui s’imagine sans cesse en s’offrant au sein des esquisses, unique mode de présence du réel en sa transcendance même, s’ouvre au sein de la perception qui, en tant qu’elle est donation d’une présence flottante, fertilise aussi l’imagination comme reprise active de ce flottement originaire. Merleau-Ponty radicalise cette analyse, se libérant de tout objectivisme : les synthèses passives définissent le flux des apparences qui recouvre un système diacritique (parenté/différence), opératoire en linguistique. Chaque chose est donc image parce qu’elle symbolise toutes les autres et incarne une dimension qui définit, écrit magnifiquement l’auteur, une « présence voyageuse et diffractée », flottante, et non plus substantielle – vérité ontologique de l’Abschattungslehre. Autrement dit, l’ontologie des éléments, synonyme de la dimensionnalité de l’Être, est une ontologie de l’imaginaire [117].
32 2. Une objection dirimante paraît s’imposer : n’y a-t?il pas une contradiction entre « l’ambition scientifique de Husserl » et cette référence à l’imaginaire [118] ? La phénoménologie husserlienne est en quête d’une origine conçue comme « absolue clarté » : « La thèse selon laquelle l’origine est le flottement, l’ubiquité, est-elle compatible avec celle selon laquelle l’origine absolue est le sujet transcendantal ? » [119] Ainsi que le souligne G. Granel, Husserl aboutit à « une origine qui n’est plus phénoménale, qui n’est plus manifestation ni ouverture : la conscience, seule en elle-même » [120]. Autrement dit, la notion de moi transcendantal paraît impliquer celle de coïncidence à soi, celle d’un absolu en lequel tout sens se constitue. Admettre que l’imaginaire possède une fonction ontologique fondamentale suppose de déceler la diffraction inhérente au sujet transcendantal lui-même, devenu origine flottante ; ce dont s’acquitte Annabelle Dufourcq.
33 a. D’abord, le moi transcendantal se constitue sans cesse au sein du flux temporel, comme tel, il est traversé par un écart à soi. Ainsi le moi ne possède pas ce flux en lequel il advient, si bien qu’il n’est pas susceptible d’une identité à soi puisque, au contraire, le moi se diffracte en une « multitude ouverte de vécus particuliers et fugaces » [121].
34 b. Le moi transcendantal constitue le monde transcendant ; cependant, l’intentionnalité ne signifie pas « immanence du réel à la conscience », le réel possède une inexpugnable distance que cristallise la notion d’esquisse. Ainsi, Husserl envisage-t?il une « âme privée de sujet », sans « je pense ». Autrement dit, le sens est toujours « distance à soi, cheminement, vie », il n’est jamais pure évidence, comme l’admet parfois aussi Husserl. Si le sens est écart à soi, la pensée témoigne d’une irréductible opacité [122].
35 c. L’opacité du moi transcendantal est en outre corrélative de la modalité de son auto-objectivation en un moi empirique incarné. Or, cette présence au monde est démultiplication et flottement : pour le moi transcendantal, s’incarner, c’est se diffracter à l’infini [123]. Outre le processus de spatialisation qui se fait dans le flottement [124], ajoutons que le corps demeure un « champ de signification ouvert », l’acquisition de nouveaux comportements, l’usage de nouveaux outils fertilisent un « élargissement de la chair » [125]. Il y a une dimension imaginaire du corps, si bien que le moi transcendantal se fait « chair diffractée ». Plus encore, le moi transcendantal se diffracte en « moi particuliers tous corrélatifs », restant avec eux-mêmes dans un « écart irréductible » [126].
36 Or, une fois révélée, cette opacité ne suppose-t?elle pas de renoncer à la notion de sujet, au moi transcendantal ? Il n’en est rien pour Husserl lui-même : ce soubassement est « fondateur pour le Je des prises de position, il est indispensable de le supposer pour donner du sens aux actes du Je » [127]. Tout comportement le suppose en tant que « réponse sensée à une motivation » issue des associations passives, le sens précède toujours les prises de positions, les comportements actifs. De même, les associations témoignent d’une fécondité propre qui fertilise la pensée, « mène aux essences » [128]. Annabelle Dufourcq met ainsi en évidence la nécessité d’un moi transcendantal diffracté parce que « le sens et l’obscurité sont indissociables […]. Le sens exige la profondeur, la distance à soi et la vie » [129]. La diffraction n’est pas « dissolution du sens » mais la condition de son avènement continué si bien que la conscience suppose cette diffraction, puisque, sans cette démultiplication, elle ne saurait être. Le sens ne se donne qu’en horizon, par esquisses, ce qui implique la finitude du sujet, nécessairement sujet particulier, situé en un point du monde et donc incarné. Annabelle Dufourcq peut conclure : « Ainsi tout est absolument indissociable : mon être incarné, le flux temporel, le rapport moi-autrui, la transcendance du monde et la donation leibhaftig par esquisses. Tout est placé sous l’emblème de l’écart à soi. » [130] Le moi transcendantal se diffracte en une multitude de moi incarnés, livrés à une « quête sans fin » [131] et le Pré-être est ainsi flottant, témoigne d’une dimension essentiellement imaginaire, onirique selon la conceptualité merleau-pontienne [132]. En outre, le Je doit rester en éveil, telle est sa responsabilité, réponse à la crise. Conjurer l’écart à soi fait la « dynamique indéfinie du désir » [133] qui caractérise la vie de l’esprit. Corrélativement, l’humanité n’est pas un fait, une donnée mais un devoir-être (Sein-Sollen), mouvement incessant d’auto-éclaircissement [134]. Le moi transcendantal est « mon imaginaire » : il est « à conquérir mais aussi à créer, à imaginer » [135]. Les synthèses passives ou synthèses passées sédimentées délivrent un sens ouvert esquissé qui rend possible une reprise créatrice d’un « moi responsable ». L’Europe est toutefois menacée par la « lassitude », qui « fige cette vie » et « perd le sens » [136]. Quoi qu’il en soit, il y a bien une dimension imaginaire du réel synonyme de ce différer de la présence, qui en est pourtant l’unique modalité : définir l’Être comme imaginaire n’implique pas la dissolution de l’ontologie puisque la présence, en sa dimension irréductible d’absence, est la manière d’être du monde en sa transcendance. L’ontologie est donc indirecte par principe, comme l’établit Merleau-Ponty, ce qui est déjà vrai chez Husserl, puisque l’Être est toujours en retrait, si bien qu’affleure toujours « un flux de fantômes et d’images » [137]. Mais l’image n’est pas une simple copie : le réel n’advient qu’au sein des esquisses, des images qui sont le réel lui-même, défini de manière inédite, en un sens dynamique et onirique. Il y a ainsi une dimension imaginaire du réel.
37 Le livre d’Annabelle Dufourcq est novateur : il établit que « la phénoménologie husserlienne accomplit une véritable révolution qui bouleverse les notions de réel et d’imaginaire » [138]. L’imaginaire cesse d’être conçu comme « une copie irréelle et subjective du réel » [139] et joue un rôle décisif dans l’élaboration de l’ontologie au point que l’Être est pensé comme imaginaire originaire. Telle est la révolution philosophique, la subversion cardinale à laquelle se livre Husserl et qu’Annabelle Dufourcq met en évidence admirablement. Les recherches d’Annabelle Dufourcq répondent exactement au critère d’une grande lecture qui décèle dans les œuvres étudiées un point de vue original permettant cependant d’en ressaisir le sens philosophique le plus radical et le plus profond. Il faut à nouveau insister sur la rigueur des analyses, sur leur précision, leur éminente valeur pour les historiens de la philosophie. En outre, la mise en évidence de cette ontologie du flottement ou du vertige constitue une percée philosophique, une contribution remarquable à la phénoménologie contemporaine. Cet ouvrage sur Husserl trouve son prolongement dans une étude portant sur la philosophie de Merleau-Ponty, tout aussi remarquable. Annabelle Dufourcq chemine ainsi, avec Merleau-Ponty, en direction d’une ontologie de l’imaginaire, libérée de tout objectivisme, pour laquelle le vertige, inhérent à l’expérience sensible, essentiellement flottante, est le fait de l’Être qui aime les masques, conditions de la profondeur ontologique qui n’advient qu’au sein du miroitement des images : l’imaginaire est la vraie Stiftung de l’Être [140] ou, mieux, il faut concevoir l’Être comme Stiftung. Merleau-Ponty élabore ainsi la notion d’un Être onirique : l’imaginaire est la texture du réel [141]. Toute conscience est mystifiée parce qu’elle ne rencontre que des images partielles – des esquisses – qui, cependant, sont autant de parties totales, unique modalité de l’actualisation de l’Être en sa transcendance. Merleau-Ponty lui-même ressaisit l’ontologie de l’imaginaire ainsi élaborée comme une radicalisation de l’ontologie husserlienne du Pré-être (Vorsein), synonyme de la profondeur des phénomènes [142], l’ontologie étant ainsi, nécessairement, indirecte.
38 Frédéric JACQUET
Bruno Bachimont, Le Sens de la technique : le numérique et le calcul, « Encre marine », Les Belles Lettres, 2010, 191 pages.
François-David Sebbah, Qu’est-ce que la « technoscience » ? Une thèse épistémologique ou la fille du diable ?, « Encre marine », Les Belles Lettres, 2010, 189 pages.
39 Quels problèmes doit aujourd’hui traiter la philosophie de la technique, si elle veut prendre la mesure non pas seulement des techniques contemporaines (comme le numérique) mais bien de la technique elle-même ?
40 1. Loin d’être bonne ou mauvaise, la technique – ou la technoscience – se définit essentiellement par son ambivalence ou son ambiguïté, irréductible : ambiguïté de l’émancipation et de l’aliénation [143], de la « chance infinie et de la menace infinie » [144]. Explorer cette ambiguïté constitutive de la technique – ou de la technoscience –, voilà le travail proposé dans ces deux ouvrages. Plus précisément, munis de deux points de vue différents – prioritairement épistémologique (Bachimont) ou philosophique (Sebbah) –, ces deux ouvrages dégagent, tous deux, trois ambiguïtés de la technique.
41 Bachimont, tout d’abord, s’attache à problématiser la technique en faisant valoir le concept de dispositif, lequel désigne une « organisation spatiale d’éléments » (celle de l’écriture d’un algorithme par exemple) qui détermine « un déroulement temporel » [145] (celui du fonctionnement du programme informatique associé). L’analyse d’un dispositif, ainsi défini, requiert, selon l’A., de distinguer trois niveaux de cohérence : interne, concret et externe, chacun de ces niveaux pouvant être rattaché à un acteur spécifique, respectivement le scientifique, l’ingénieur et le rhéteur. L’A. en vient ainsi à distinguer les trois ambiguïtés de l’intelligibilité et de la maîtrise (cohérence interne du scientifique), de l’inouï et du contrôle (cohérence concrète de l’ingénieur), du débat et de la manipulation (cohérence externe du rhéteur).
42 La triple ambiguïté dégagée par Sebbah correspond, elle, non pas à trois types d’acteur mais à trois types de texte contemporain sur les technosciences :
- des textes épistémologiques (tels ceux de Ian Hacking, Jean-Marc Lévy-Leblond ou Gilbert Hottois) consacrés à la techno-science, ce terme désignant, ici, le « mélange originaire » [146] de la technique et de la science ;
- des textes (comme ceux de l’école de Francfort) produisant une « Weltanschauung » [147], la techno-science indiquant alors, au-delà du régime épistémologique, « une certaine idée de la rationalité et du réel » [148], susceptible d’être rattachée au « projet capitaliste » [149] ou au techno-capitalisme ;
- enfin, plus radicalement encore, des textes de type métaphysique (Heidegger), engageant la techno-science dans la « question de l’Être » [150]. En droit, chacun de ces types de texte peut être plutôt technophile ou plutôt technophobe, même si, de fait, plus on s’éloigne « de la rubrique épistémologique » – autrement dit plus il est « accordé en poids et en radicalité ontologique à la technoscience » –, plus l’analyse semble se faire « critique voire dénonciatrice » [151].
44 2. L’apport philosophique principal de ces deux livres nous semble tenir à ce que leur analyse de la technique (ou de la technoscience) fait valoir une « énigme fondamentale » [152] : celle du temps ou de la puissance, énigme dont semble procéder une ultime ambiguïté. La technique, n’est-ce pas en effet, essentiellement, du point de vue de Bachimont, à la fois ce qui peut conduire à donner du sens au « flux universel » qui nous emporte « malgré nous dans le tourbillon du devenir » [153] et ce qui peut rendre possible un arraisonnement du temps : une réduction du « futur à ce qui est programmé » [154] ? Pour sa part, Sebbah dégage l’énigme de la puissance (énigme sans doute assez proche de celle du temps) : la technoscience, en tant qu’elle désigne l’expérimentation contemporaine de « l’énigme de l’être » comme puissance, met en effet en jeu à la fois « l’invention du nouveau (l’innovation !) » [155] – telle qu’elle peut être thématisée par Simondon – et l’implacabilité d’un régime machinal, finalement livré « au spectre du nihilisme et de la destruction » [156].
45 Il reste dès lors à problématiser – au-delà de toute interrogation sur la constitutivité technique de l’homme (ou des activités humaines) – la teneur du lien qui s’établit ainsi, selon les A., entre la technique (ou la technoscience) et le temps ou la puissance. Si ces derniers sont bien révélés par l’analyse de la technique, jusqu’à quel point sont-ils constitués selon la technique elle-même ?
46 Hugues CHOPLIN
Simone Goyard-Fabre, De l’interrogation radicale, ou philosopher autrement. Essai sur l’œuvre philosophique de Francis Jacques, Paris, Éditions du Cerf, « La nuit surveillée », 2011, 484 pages.
47 Voici de la part d’une historienne confirmée une sorte de thèse au sens noblement universitaire du terme. Pas au sens logique d’une prise de position, sinon par l’expression de la confiance – que nous partageons – dans la portée profondément novatrice de la philosophie de Francis Jacques. Lorsque Simone Goyard-Fabre retrace les étapes d’un itinéraire dont elle souligne qu’il est « sans reniements ni ruptures ou revirements » (p. 40), elle compose beaucoup plus qu’une simple introduction, moins toutefois qu’un essai qui aurait pu être plus concis et plus incisif. En fait, elle nous propose une sorte de monument d’érudition jacquéenne, minutieux et rigoureux (et fort nécessaire et bienvenu après le colloque de Cerisy sur l’œuvre de Francis Jacques paru en 2003 chez Kimé). Elle nous offre ainsi (avec une bibliographie très complète, un index des noms et un index des notions) un indispensable travail de ressaisie d’une œuvre majeure de la philosophie contemporaine, œuvre extrêmement abondante, généreuse et subtile : au regard de laquelle ces presque cinq cents pages de récapitulation constituent déjà un véritable tour de force.
48 Prenant pour devise d’« entrer en interrogation avec l’auteur », et considérant que « l’interrogation radicale est le maître concept le plus fort de la philosophie de Francis Jacques », S.G.-F. a entrepris d’en exposer les multiples aspects, tout en suivant ce qu’elle appelle « la marche lente et fière de l’œuvre ». Elle effectue ainsi ce qu’elle caractérise comme une lecture « problématisante et approfondissante, insistant sur les nœuds de pensée les plus serrés qui soutiennent l’architecture érotétique de l’œuvre ». Il convenait de noter d’abord l’importance des « promesses de la philosophie analytique » (c’est le titre du chapitre 1 de la première partie, p. 57). En effet, en s’éloignant des systèmes continentaux, la pensée anglo-saxonne a forgé un outillage qui, « en biffant l’illusion spéculative des théorisations classiques, rendait possible une approche différente des questions essentielles ». Cette remarque est pour S.G.-F. l’occasion de souligner que « la pensée de F.J. s’est placée d’emblée en dehors des philosophies de la conscience et de l’intériorité ». Les titres de chacune des quatre parties qui constituent l’ouvrage sont éloquents : « I. Une philosophie de l’interlocution : le primat de la relation » ; « II. Une philosophie de l’interrogation : la quête de radicalité » ; « III. La philosophie du sens : l’exposition à l’absolu » ; « IV. Une philosophie de l’espérance : l’autre cheminement ».
49 L’art le plus haut de la philosophie : celui de l’interrogation radicale qui porte l’interroger à la plus haute puissance d’une interrogation seconde qui le prend pour objet. L’interrogation radicale est l’œuvre d’une raison qui n’a pas peur de s’interroger. Ensuite seulement, retournant l’interrogation sur elle-même, elle se fait interrogative-critique. L’analyse phénoménologique reposait sur une description intentionnelle du vécu questionnant (Frageerlebnis). Même le « demandé » restait défini comme l’intenté du même. Mais si questionner est une conduite interactionnelle de deux êtres réels en relation, on se contentera difficilement des dispositions de Husserl : une « relation intentionnelle ». En vérité, autrui ne saurait être « constitué dans la sphère d’appartenance ». La mise en communauté de la force illocutoire exige l’examen des « présuppositions » et « présomptions » conjointes, donc la participation sémantique d’autrui.
50 La description jacquéenne de l’interroger excède les limites d’un vécu de conscience et de l’intentionnalité d’un sujet, ne privilégiant pas la catégorie phénoménologique de l’autos. En effet, et en premier lieu, le principe du dialogisme déloge l’ego de toute centralité et implante la seconde personne dans l’interrogation. Interrogare : de inter, entre, et rogare, demander. Le terme pronominal se de « s’interroger » peut couvrir une forme courte de retour à soi, mais aussi une forme plus longue de détour à autrui, quand nous nous interrogeons avec lui. Si c’est moi qui parle, c’est assurément « nous qui disons » – précisons : un nous de réciprocité. Une série de questions qui prétendrait diriger l’enquête serait un questionnaire unilatéral, non un questionnement. La détermination « en relation avec qui » est première, parce que l’ego n’est pas le maître du sens, de la référence et de la pertinence. Dans une telle philosophie, autrui n’est pas réduit à offrir une aide extérieure et accidentelle, mais une participation à l’initiative sémantique, indispensable à la recherche de la vérité. Questionner est donc une conduite interactionnelle qui intéresse au moins deux êtres réels en relation (et non un ego existant et l’image de l’autre). La mise en communauté de la force illocutoire de la question implique la participation effective d’autrui avec ses présuppositions et présomptions au cœur du contenu propositionnel. Toute monologisation relève d’un artifice rhétorique, pédagogique. Ensuite, une question, isolée, ne fait pas un questionnement, pas plus qu’une hirondelle le printemps. Elle s’y insère. Or, la structure dynamique n’est pas quelconque. L’insertion de la question dans un questionnement spécifique ajoute un plan d’organisation de la pensée. L’interroger engage une certaine modalité de compétence interrogative.
51 L’interrogation radicale réfléchit la démarche érotétique, présentant toutes choses comme cherchées et non trouvées ; non comme jugées mais comme interrogées dans le temps. Erôtèticos : habile à interroger (Platon, Cratyle 398c), de érôtaô, demander quelque chose à quelqu’un (Rep 337a). Les êtres humains sont caractérisés par leur ouverture d’angle « érotétique » et en dernier ressort par leur aptitude à l’interrogation radicale. Tel est capable de comprendre le rapport entre deux questions appartenant au même questionnement. Tel autre entre deux questions de catégories différentes. Un troisième entre deux questions qui appartiennent à des régimes interrogatifs différents. Un quatrième ne perd jamais de vue l’interrogativité principielle. Erôtètikè : art d’interroger (Aristote, Réfut. Soph. 11,9). L’érotétique examine le statut de la pensée qu’on acquiert à travers la recherche. L’ordre érotétique vrai du questionnement ne se confond pas avec la démarche spontanée de la recherche. L’érotologie veut repenser ensemble érotétique et logique. Elle dégage la priorité transcendantale de l’interrogativité dans la pensée. Cette érotologie n’est pas sans affinité avec la problématologie de Michel Meyer. Avec trois « nuances » : là où celle-ci se constitue autour de la différence entre question et réponse, l’érotologie selon F.J. étudie le processus qui conduit de la question à la réponse. Ensuite, elle met au centre la condition interrogative de l’homme plutôt que sa condition interprétative qui lui paraît dérivée. Enfin, elle décline l’interrogativité selon ses modes et les types de textes correspondants (voir De la textualité, Maisonneuve, 2002 ; et L’Arbre du texte, Vrin, 2007). L’enjeu de F.J. est de déployer le pluriel des modes d’interroger. Quatre ordres de questionnement sont caractérisés : scientifique (le problème), poétique (l’énigmaticité), philosophique (le questionnement radical), religieux (l’élucidation du mystère), auxquels s’articulent autant de manières d’instruire les questions, en types de textes différents, répondant à la diversité des ordres de la pensée (pp. 184 sq.).
52 Cette attitude intransigeante possède, ou plutôt exerce, un statut fondateur. Elle poursuit jusqu’à son terme le mouvement de la vie philosophique. C’est alors l’interrogation même qui philosophe, pour faire droit à sa constitution a priori. Elle se laisse caractériser techniquement comme nouvelle philosophie critique, disons post-criticiste. Radicaliser la théorie kantienne de la synthèse originaire a priori et avec elle l’image transductrice de la pensée comme prima cogitatio. Cela a conduit F.J. à distinguer une réalité effective qui dépend de la condition actuelle de l’exercice de la pensée, et d’autre part une possibilité radicale inhérente aux structures élémentaires de l’interrogativité, du ressort interrogatif a priori de ses catégories. Originarité d’une interrogation retournée sur elle-même. L’interrogation radicale se donne alors en paradigme de la vie philosophique, en faisant couple avec l’exposition à l’absolu et la libre recherche de la vérité. Par rapport à l’interprétation : comme on interprète dans le cadre d’une recherche, l’érotétique prime l’herméneutique. Par rapport au jugement. Tout jugement arrête une proposition de réponse à une question. Une question est attente d’affirmation pour trancher entre le oui et le non. Le jugement est une appropriation progressive du sujet et du prédicat. C’est une synthèse non élucidée jusqu’au fond par la réflexion. Elle est ouverte. À défaut d’aboutir à une réponse, elle est aimantée par le questionnable, tournée et finalisée par la réponse. Un travail « pionnier » se trouve ainsi effectué au triple plan de la priorité logique, d’une fonction interrogative des catégories et d’une noétique de l’ego interrogans. Il ne s’agit pas de chercher du latent derrière le patent, de creuser la surface pour mettre au jour le sous-sol, ni de remplacer l’analyse transcendantale par une distribution horizontale des possibles : mais de renouveler la première en donnant acte des avancées de la seconde.
53 Bien qu’une telle philosophie n’ait pas été construite en référence à Kant, son style critique autorise une lecture comparative concernant trois moments que l’on peut désigner respectivement comme formel, transcendantal et métaphysique.
54 Son « moment formel » est fourni par une logique équipée pour composer les conditions de vérité et les conditions de succès. C’est cette logique de l’interlocution étendue à l’interrogation qui doit être associée à la constitution transcendantale du sens. Cependant, mieux que la logique classique des énoncés assertifs, adossée au primat du jugement, qui procède par rectification d’un univers préétabli du discours, une logique érotétique, dûment adossée au primat de l’interrogation, installe une image neuve de la pensée constructive, cheminante. Son ouverture et son ampleur sont incontestablement accrues. L’ouverture, car la structure interrogative de la proposition présente plusieurs ensembles de substitution dans des matrices d’alternatives. L’ampleur, car plusieurs modalités interrogatives peuvent être en cause dans la question.
55 Son « moment métaphysique » établit la conformité de principe de l’interrogé à l’interrogeable. Le réel est la totalité sensée que l’interrogeant peut interroger. La référence au tout de l’interrogeable permet à l’interrogeant de se comprendre comme un être libre d’interroger. Toute cette démarche érotétique apporte un gain de réalisme : le chercheur n’est plus au-dedans de l’objet mais au-devant du référent et celui-ci ne se laisse pas pénétrer ou approfondir davantage dans le moment présent. La garantie du réel n’est plus la sanction immédiate de la sensation comme chez Kant, mais l’excès dans le temps de l’interrogeable sur l’interrogé.
56 Son « moment transcendantal » établit (« déduit ») la possibilité d’une homologie a priori entre l’instance interrogeante et les choses interrogées. À cet égard, il est clair que la théorie kantienne de la synthèse originaire se trouve radicalisée du jugement à l’interrogation, en même temps que la conception du principe suprême se trouve déplacée : au lieu de dire, comme Kant, que les conditions de possibilité de l’expérience des objets sont les mêmes que les conditions de possibilité des objets de l’expérience, on dira désormais que les conditions de possibilité de l’interrogation du référent sont les mêmes que les conditions de possibilité du référent interrogé. On parlera d’un progrès transcendantal, dès lors que le rapport à l’expérience a changé. Le chercheur est en face de quelque chose qui n’est pas encore, auquel seul l’avenir livre un accès progressif. Le recherché est à la fois au-dehors et dans l’avenir. La prise en compte de la recherche dans le temps, en nous plaçant devant le référent, et non plus dans l’objet représenté, décale le moment où l’on perçoit du moment où l’on comprend le perçu. Les rapports du possible et de l’impossible en sont transformés, et avec eux la question de Dieu. Mais, comme elle le précise dans une brève note, S.G.-F. ne traite pas de l’œuvre théologique de F.J. Toutefois, elle écrit dans ce qui pourrait être une conclusion : « La pensée interrogeante s’avère si puissante et si exigeante que, en sondant l’interrogeable immense, elle se nourrit d’un rapport de consubstantialité à l’être ; au plus secret d’elle-même, elle enfante, dans un mouvement d’ascèse, un renouveau spirituel qui conduit à une philosophie du sens et s’enrichit de son exposition à l’Absolu. »
57 Françoise ARMENGAUD
Notes
-
[1]
La même analyse nous est proposée à propos de Heidegger : à partir de sa prise préalable, parfaitement légitime eu égard à nos expériences concrètes des phénomènes, dans la question de la Vorhandenheit, Heidegger a-t?il argumenté en faveur du passage de la problématique du Zeug et de la Zeugganzheit (de l’« ustensile » ou de l’« outil » et du « complexe d’outils » en tant que totalité première) à ce qui constitue dans toute sa généralité notre rapport pratique au monde, notre usage du monde ? La réponse ne peut qu’être négative, car « de l’usage du monde en un sens augustinien à l’utilisation et à l’ustensilité il y a un pas, et la transition d’un concept à l’autre n’est ni explicitée ni vraiment justifiée par Heidegger » (p. 689). Dès lors, partant de la « base trop étroite » de la Zeughaftigkeit, les descriptions de Heidegger ne peuvent atteindre la structure holistique de l’expérience humaine, qui est pourtant son trait le plus essentiel (nous allons y revenir). C’est pourquoi, ajoute C.R., à l’époque de l’« ontologie fondamentale » du moins, c’est finalement au Dasein qu’il revient, par une sorte de décalque au plan existential de la thèse transcendantale, de configurer le monde en existant. Par conséquent, « le monde n’est qu’un moment structurel dans la structure unitaire baptisée “être-au-monde” […]. Tout se passe comme si le seul monde pertinent du point de vue d’une phénoménologie était celui que le Dasein configure par son projet ontologique fini » (cf. chap. XVIII, pp. 673-726, ici p. 716). La « transformation » ultérieure de l’analyse de l’« être-au-monde » proposée par C.R. prend, quant à elle, appui sur la structure « holistique » de nos expériences pratiques du monde, et interprète l’In-der-Welt-sein en termes d’« intelligence pratique » tributaire des « capacités d’arrière-plan » qui orientent à chaque fois notre compréhension (pratique) des « opportunités » offertes par la situation concrète (cf. chap. XVI, pp. 589-641, avec cette conclusion : « Le sujet qui est au monde, le monde et l’être-au-monde font système et ne peuvent être conçus indépendamment l’un de l’autre »).
-
[2]
Les chapitres XIII et XV sont d’une importance déterminante pour l’analyse de « L’intentionnalité comme problème », qui met en relief les ambiguïtés husserliennes, et pour la refonte radicale, à partir de l’a priori d’une cohésion du monde comme totalité structurelle, de « L’intentionnalité de la perception » (ce sont les titres respectifs de ces deux chapitres). Les descriptions d’expériences perceptives données par C.R. dans son livre témoignent toutes d’une rigueur phénoménologique exemplaire. On comprend en les lisant ce qu’est la fidélité à la logique antéprédicative de l’expérience. On comprend aussi pourquoi et comment la conception husserlienne de l’intentionnalité, trop tributaire encore de l’ontologie d’objet, doit être critiquée et transformée. Citons, en particulier, la description au chap. XV de « L’olivier qui oscille dans la chaleur bourdonnante » (pp. 544-545) ; la contre-description de style husserlien du « cendrier » (pp. 547-548) ; l’expérience du « salon de thé japonais » (chap. XVI, pp. 625-626) ; l’analyse des caractères d’écriture chinois (chap. XXI, pp. 855- 857) ; ou encore la vision du pont de Brooklyn (chap. II, p. 94).
-
[3]
. « La circonspection, ce savoir ou ce voir immanent à l’usage en tant que tel, se substitue du point de vue de l’“ontologie fondamentale” au concept classique de perception » (p. 685). Voir aussi, aux pp. 698-726, le dépassement de l’analytique heideggérienne du Dasein et de ses « possibilités » existentiales par une « herméneutique événementiale » qui reprend et poursuit ici les résultats des précédents travaux de C.R. sur « L’événement et le monde » et « L’événement et le temps », Paris, PUF, « Épiméthée », 1998 et 1999.
-
[4]
A. Dufourcq, La Dimension imaginaire du réel dans la philosophie de Husserl (ci-après DIRPH), p. 187. Cette « ontologie du vertige » est une « ontologie du flottement » (p. 189). Voir aussi A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, Dordrecht, Springer, Phaenomenologica, 2011, section I, chap. 3, 2. d.
-
[5]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 11.
-
[6]
Ibid., p. 9.
-
[7]
Ibid., p. 10. L’auteur distingue à juste titre l’idéalisme de Berkeley et le fictionnalisme humien. Voir aussi Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, Introduction.
-
[8]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 11 : « On peut s’interroger sur la part que le mode de présence-absence imaginaire prend exactement au sein même de la présence en chair et en os de tout objet quel qu’il soit […]. »
-
[9]
Ibid., p. 14.
-
[10]
Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, « Tel », 1995 (noté Krisis), pp. 435-436.
-
[11]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 15, nous soulignons.
-
[12]
Ibid., p. 321.
-
[13]
A. Dufourcq discute ainsi, verrons-nous, la thèse de G. Granel, devenue classique. Voir Le Sens du temps et de la perception chez E. Husserl, Paris, Gallimard, 1968, p. 47, et A. Dufourcq, DIRPH, p. 320.
-
[14]
A. Dufourcq, DIRPH, pp. 321 et 343, nous soulignons.
-
[15]
Ibid., p. 13.
-
[16]
Ibid., p. 183.
-
[17]
Ibid., pp. 23-57. L’auteur s’interroge sur les paradoxes de la notion de présentification, sur le problème des regroupements puisque cette notion est supposée réunir l’intropathie, le souvenir, la représentation-de-phantasia et l’image (p. 41), tout en mettant en lumière la parenté entre « la perception et ses intuitions capables de présentifier leur objet […] » (p. 26).
-
[18]
Ibid., p. 17. La thèse d’A. Dufourcq est celle d’une évolution de la conception husserlienne de l’imagination, d’un resserrement autour de la phantasia, qui, précise-t?elle, lui a été inspirée par l’article de L. Claesen, « Présentification et fantaisie », et celui de P. Cabestan, « Les images sont-elles de la même famille ? », Alter, no 4, 1996. Reste que nombre d’analyses et, plus encore, la perspective d’ensemble de l’ouvrage constituent autant de percées propres à A. Dufourcq.
-
[19]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 50.
-
[20]
Ibid., p. 59. De ce point de vue, l’étude de Phantasia, conscience d’image, souvenir (Grenoble, Millon, 2002, Husserliana, XXIII) est décisive.
-
[21]
La notion d’image regroupe ici aussi bien les images physiques (tableaux, photographies…) que les images « mentales ». Voir A. Dufourcq, DIRPH, pp. 60, 62 et 65.
-
[22]
Ibid., p. 65.
-
[23]
Cette question est cruciale également chez Merleau-Ponty. Ce dernier se doit de distinguer la vie et le théâtre alors même qu’il indique que « toute vie est l’invention d’un rôle » (Voir Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chapitre 3, 1. e). Seule une ontologie de l’imaginaire permet de sortir de l’aporie une fois établi que la perception est par essence flottante, et que la dimension ekstatique de l’existence implique un écart à soi, risquant de faire de cette existence une comédie que l’on se joue sans jamais pouvoir y échapper, l’écart à soi, inexpugnable, empêchant la coïncidence avec soi, consacrant le péril de l’inauthenticité.
-
[24]
Respectivement, A. Dufourcq, DIRPH, p. 70, et Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir, pp. 486, 490 et 488.
-
[25]
A. Dufourcq, DIRPH, pp. 70-71 : « La phantasia est donc une vie-de-phantasia complète ressentie au plus profond de notre chair, c’est bien ainsi que nous pouvons nous dire transportés dans un monde parallèle. » Ainsi en est-il également de la lecture d’un roman ou d’un conte (p. 72).
-
[26]
Ibid., p. 78. Annabelle Dufourcq thématise ce qu’elle nomme la « constellation de l’imagination » visant à déceler l’unité problématique de la notion d’imagination (p. 13, pp. 17-21). Or, seul le concept de flottement permet de saisir l’unité du champ de l’imagination.
-
[27]
Ibid., pp. 78-79.
-
[28]
Le flottement est un terme incontournable dans la réflexion husserlienne au point que l’épochè elle-même, en tant qu’elle fait paraître l’apparaître, rend « le monde ambiant flottant » (p. 78), à la faveur d’une suspension de l’attitude naturelle.
-
[29]
Ibid., pp. 82-86.
-
[30]
Ibid., p. 21.
-
[31]
Ibid., p. 79.
-
[32]
Ibid., p. 71 et pp. 82-83.
-
[33]
Ibid., pp. 83-84. Sur le fictum perceptif, ou illusion des sens, voir pp. 191-213.
-
[34]
Ibid., p. 87.
-
[35]
Ibid., p. 88.
-
[36]
Ibid., pp. 89-91.
-
[37]
Ibid., p. 92, nous soulignons.
-
[38]
Ibid., p. 93.
-
[39]
Ibid., pp. 93-94.
-
[40]
Ibid., p. 95.
-
[41]
Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, « Épiméthée », 1995.
-
[42]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 96. Le maintenant pur est une « limite idéale ».
-
[43]
Ibid., p. 97.
-
[44]
Ibid.
-
[45]
Ibid., pp. 98-105.
-
[46]
Ibid., p. 107.
-
[47]
Ibid., p. 108.
-
[48]
Husserl, Lettre à Hugo von Hofmannsthal du 12 janvier 1907. Voir aussi F. Dastur, À la naissance des choses. Art, poésie et philosophie, La Versanne, Encre marine, 2005, pp. 18 et 20.
-
[49]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 113. Cette formule est de Ricœur, issue de son Introduction à Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, « Tel », 1995, p. XX.
-
[50]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 113.
-
[51]
Ibid., p. 133. Sur les possibles, voir pp. 125-134.
-
[52]
Ibid., p. 135.
-
[53]
Ibid., p. 138.
-
[54]
Husserl, Ideen I, p. 227. Voir A. Dufourcq, DIRPH, p. 101.
-
[55]
Ibid., p. 139.
-
[56]
Ibid., p. 140.
-
[57]
Ibid., p. 142.
-
[58]
Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, Paris, Gallimard, « Tel », 1996, p. 147. Indiquons cependant que Merleau-Ponty se montre plus nuancé dans sa critique, montrant aussi que la philosophie husserlienne ouvre une voie pour sortir du positivisme. Voir A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire (section I, chap. 2, 1. c). Pour la dimension critique, voir aussi G. Granel, Le Sens du temps et de la perception, pp. 201-211, et R. Barbaras, Introduction à la philosophie de Husserl, Chatou, La Transparence, 2004, pp. 46 et 53. L’originalité et la profondeur de la lecture d’A. Dufourcq sont ici évidentes.
-
[59]
A. Dufourcq, DIRPH, pp. 144-145. Voir aussi Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 2, 1. c.
-
[60]
A. Dufourcq, DIRPH, pp. 148-149.
-
[61]
Ibid., p. 151. Voir aussi A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 2, 1. c.
-
[62]
Voir aussi ibid., section I, chap. 1.
-
[63]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 151.
-
[64]
Ibid., p. 157.
-
[65]
Ibid., p. 158.
-
[66]
Ibid., p. 159.
-
[67]
Ibid.
-
[68]
Ibid., p. 160.
-
[69]
Ibid., pp. 163-164.
-
[70]
Ibid., p. 165.
-
[71]
Ibid.
-
[72]
Ibid., p. 170.
-
[73]
Ibid., p. 171.
-
[74]
Ibid. Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution, Paris, PUF, « Épiméthée », 1982 (Ideen II), pp. 214-215.
-
[75]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 172.
-
[76]
Ibid., p. 173.
-
[77]
Ibid., p. 174.
-
[78]
Ibid., p. 176.
-
[79]
Ibid., p. 177.
-
[80]
Ibid., pp. 177-178 et 179.
-
[81]
Ibid., p. 178.
-
[82]
Ibid., p. 181.
-
[83]
Ibid., p. 183.
-
[84]
Ibid., p. 188.
-
[85]
Ibid., p. 185.
-
[86]
Cette thèse est complémentaire de celle de N. Depraz qui établit que Husserl substitue une altérologie à l’ontologie puisque la hylè est la première altérité, dimension de passivité au cœur de la vie transcendantale qui suscite un décentrement originaire, une altérité à soi. Voir Transcendance et incarnation, Paris, Vrin, 1995, § 20, et DIRPH, p. 186.
-
[87]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 186.
-
[88]
Ibid., p. 187. Voir Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 3, 2. d.
-
[89]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 189.
-
[90]
Cette question du vertige est décisive dans l’œuvre de Merleau-Ponty. Voir ibid., note 8, p. 187, et Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 3, 2. d.
-
[91]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 188.
-
[92]
Ibid.
-
[93]
Il n’est pas possible de suivre la division en sections adoptée par Annabelle Dufourcq, d’en livrer le détail. Ainsi les divisions que nous adoptons désormais circonscrivent deux questions rectrices : celle de l’imaginaire originaire, décelé au sein de l’expérience passive, et le statut du moi transcendantal – origine flottante.
-
[94]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 244. Voir aussi Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section IV, chap. 2, 2. a, et section V, chap. 2, 3.
-
[95]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 253.
-
[96]
Ibid., pp. 253-255.
-
[97]
Ibid., p. 255.
-
[98]
Ibid., p. 256.
-
[99]
Ibid., p. 284.
-
[100]
Ibid., p. 287.
-
[101]
Ibid., p. 284.
-
[102]
Ibid., p. 294.
-
[103]
Ibid., p. 291.
-
[104]
Cette analyse est une contribution décisive à l’étude du statut de la vie au sein de la phénoménologie husserlienne, perspective qui supposerait de croiser la lecture d’Annabelle Dufourcq avec celle d’Anne Montavont, elle aussi novatrice (De la passivité dans la phénoménologie de Husserl, Paris, PUF, 1999). Cette question de la vie ne fait qu’affleurer dans le livre d’Annabelle Dufourcq, ces quelques remarques sont cependant très importantes.
-
[105]
A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 2, 1. d.
-
[106]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 303.
-
[107]
Ibid.
-
[108]
Ibid., p. 306. Voir Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 2, 1. b.
-
[109]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 306.
-
[110]
Ibid., p. 307.
-
[111]
G. Granel, Le Sens du temps et de la perception, pp. 227 et 237-238. A. Dufourcq, DIRPH, p. 309.
-
[112]
Ibid., p. 310. L’auteur nuance ainsi la thèse de G. Granel sur ce point.
-
[113]
Ibid., p. 303.
-
[114]
Ibid., p. 313.
-
[115]
Ce que Husserl indique lui-même dans la Krisis (p. 196). Voir A. Dufourcq, DIRPH, p. 314 et Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1994, p. 212.
-
[116]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 319. Cette analyse participe de la critique husserlienne de la notion de faculté (p. 24).
-
[117]
A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 2, 1. a et b ; section V, chap. 2, 2.
-
[118]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 327.
-
[119]
Ibid., p. 320.
-
[120]
Ibid. (nous soulignons). G. Granel, Le Sens du temps et de la perception, p. 47.
-
[121]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 333.
-
[122]
Ibid., pp. 334-335.
-
[123]
Ibid., pp. 335-336.
-
[124]
Ibid., p. 337.
-
[125]
Ibid., p. 340.
-
[126]
Ibid., pp. 341-342.
-
[127]
Ibid., p. 344.
-
[128]
Ibid., pp. 344-345.
-
[129]
Ibid., pp. 343-346.
-
[130]
Ibid., p. 348.
-
[131]
Ibid., p. 350.
-
[132]
Ibid., p. 376. Voir aussi Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section I, chap. 3, 2. c : « […] le monde possède une texture fondamentalement onirique ».
-
[133]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 355.
-
[134]
Ibid., p. 356.
-
[135]
Ibid., pp. 360-361.
-
[136]
Ibid., pp. 353 et 356.
-
[137]
Ibid., p. 376, et Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section V, chap. 3, 1.
-
[138]
A. Dufourcq, DIRPH, p. 370, nous soulignons.
-
[139]
Ibid., p. 379.
-
[140]
A. Dufourcq, Merleau-Ponty : une ontologie de l’imaginaire, section V, chap. 1 et chap. 3.
-
[141]
Ibid., section IV, chap. 2, 4 ; section V, chap. 1 et chap. 2 et 3.
-
[142]
Ibid., section V, chap. 2, 3. Il y a donc bien la place pour un Être au sein de la phénoménologie husserlienne, ce que paraît rendre impossible la notion d’un sujet transcendantal en lequel tout être est constitué. Cependant, le sujet transcendantal comporte une part inexpugnable de passivité, de nature et d’obscurité, Husserl décelant ainsi un sens non positiviste de l’Être : un pré-être. Merleau-Ponty y insiste (section V, chap. 3, 3), notant le « strabisme de la phénoménologie », ses percées ontologiques et la résurgence de l’objectivisme.
-
[143]
Bachimont, quatrième de couverture.
-
[144]
Sebbah, p. 170.
-
[145]
Bachimont, p. 22.
-
[146]
Sebbah, p. 47.
-
[147]
Ibid., p. 48.
-
[148]
Ibid., p. 27.
-
[149]
Ibid., p. 52.
-
[150]
Ibid., p. 28.
-
[151]
Ibid., p. 110.
-
[152]
Ibid., quatrième de couverture.
-
[153]
Bachimont, p. 22.
-
[154]
Ibid., p. 45.
-
[155]
Sebbah, p. 101.
-
[156]
Ibid., p. 128.