Couverture de RMM_072

Article de revue

Musique et langage

Pages 205 à 219

Notes

  • [1]
    Les Châtiments, XIII, « L’expiation ».
  • [2]
    « Variations sur un sujet », in Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 366.
  • [3]
    Ibid., p. 368.
  • [4]
    Les Deux Sources de la morale et de la religion, in Œuvres, PUF, chap. II, p. 1097.
  • [5]
    « Variations sur un sujet », loc. cit., p. 368.
  • [6]
    Ibid., p. 363.
  • [7]
    Ibid., p. 381.
  • [8]
    Ibid., p. 386.
  • [9]
    S. MALLARMÉ, « Hérésies artistiques », in Œuvres complètes, op. cit., p. 257.
  • [10]
    Le Monde comme volonté et comme représentation, livre III, § 52, PUF, p. 335.
  • [11]
    Ibid., p. 332.
  • [12]
    J’emprunte ces remarques sur la musique de Liszt à des entretiens que j’ai eus avec Michel Sogny, pianiste et spécialiste de Liszt.
  • [13]
    Grammaires de la création, Gallimard, 2001, p. 28.
  • [14]
    Ibid., p. 401-402.
  • [15]
    H. BERGSON, Les Deux Sources de la morale et de la religion, in Œuvres, op. cit., chap. I, p. 1008.
  • [16]
    In Œuvres, op. cit., p. 70.
  • [17]
    Discours de la méthode, Ve partie.
  • [18]
    Du côté de chez Swann, IIe partie, Robert Laffont, p. 183.
  • [19]
    « Variations sur un sujet », loc. cit., pp. 367-368.
  • [20]
    Introduction à la métaphysique, in Œuvres, op. cit., p. 1396.

1« Dire et chanter étaient autrefois la même chose », écrit Rousseau, reprenant une formule antique, dans son Essai sur l’origine des langues. On ne saurait dire en moins de mots, ni avec plus de force, la parenté naturelle qui unit musique et langage. Tout se passe comme si, à ses yeux, à partir d’une fonction unique, s’étaient séparés deux modes d’expression, l’un, le langage, utilisant l’instrument naturel que constituent les organes phonateurs – bouche, langue, larynx, etc. –, l’autre ayant recours à des instruments artificiels, plus ou moins complexes, mais toujours issus de l’industrie humaine : entre le pipeau taillé dans un roseau et la machine compliquée des tuyaux d’orgue, il n’y a au fond qu’une différence de degré, mais non de nature : il s’agit toujours d’un artefact, destiné à prolonger les capacités du corps, comme le marteau sert à la main pour frapper avec plus de force. Les différences ne s’arrêtent pas là : le langage articule des signes, la musique organise des sons ; quelle parenté peut-il y avoir entre ces deux activités ? Et si nous vivons dans un monde pénétré de part en part par le langage, qu’il soit parlé ou écrit, on ne saurait en dire autant de la musique, qui semble être une activité spécifique, pratiquée pour elle-même et pas seulement comme média, comme le langage qui est pour nous instrumental. Il n’est que de constater la différence entre les lieux : la musique a ses lieux privilégiés, salles de concert, opéras, auditoriums, où elle est produite pour elle-même à l’exclusion de tout autre effet sonore, alors que le langage est partout, dans la rue, dans le métro, dans les maisons, de façon quasi permanente. Il est vrai que, à notre époque, on pourrait dire aussi que la musique est partout, et presque envahissante : reste néanmoins qu’elle a des lieux de prédilection ; il n’en est pas de même pour le langage, qui, lui, n’est jamais le résultat d’une présentation pour lui-même, mais est toujours là, toujours présent et effectif dans la communauté humaine, même si de temps en temps des plages de silence interrompent son flot. Autrement dit : on va au concert pour entendre de la musique, on ne va pas en quelque endroit que ce soit pour entendre parler.

2Pourtant, certains ne s’y sont pas trompés : les poètes ont affirmé, certains avec plus de force explicite que d’autres, que le langage n’était pas la seule dimension de la poésie – j’entends, le langage que Mallarmé considérait comme commercial et vulgaire – mais qu’il fallait intégrer, en elle, à la simple expression linguistique des éléments qui sont ceux d’un système musical : le rythme, par exemple, qui est si fondamental dans toute œuvre musicale, est une des caractéristiques du vers, et nul n’ignore les querelles autour de l’alexandrin dont la rigidité rythmique a pu paraître, aux yeux d’un Victor Hugo par exemple, tout à fait insuffisante à traduire les mouvements divers de la psyché. Il est vrai que, entre la césure à l’hémistiche de l’alexandrin classique et le rythme ternaire qu’Hugo employait souvent, avec ses deux césures déterminant trois groupes de quatre syllabes, la différence expressive est très sensible : « Deux ennemis ! le czar, le Nord. Le Nord est pire… [1] » La rigidité métronomique de l’alexandrin impose à l’expression poétique une sorte de carcan qui fige le courant libre de la pensée et surtout de l’émotion, tandis qu’un rythme plus libre permet d’en suivre mieux les méandres. De même, le rejet, ou les vers sans régularité, tentent de faire saisir par le lecteur le mouvement désordonné de l’esprit, qui ne suit pas toujours dans ses démarches la stricte logique, mais bien souvent les élans de l’émotion. Impossible aussi de ne pas rappeler le célèbre :

3

De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l’impair…

4par lequel Verlaine apostrophait le poète, et l’invitait, pour renouveler la puissance expressive du vers, à se dégager des règles habituelles de la versification. Il faut donc considérer qu’il y a une musique intérieure au langage, qui se manifeste aussi par des procédés tels que l’allitération, dont la sonorité évoque ce que les mots sont censés signifier. Rythme, sonorité, autant de termes qui appartiennent indéniablement au vocabulaire musical. La poésie joue donc non seulement sur l’aspect significatif, au sens strict, du langage, mais aussi, et peut-être surtout, et c’est ce qui la différencie du langage courant que l’on appellera utilitaire, sur ce halo d’expression non verbalisable qui traduit une tout autre réalité que celle du monde auquel renvoient les mots. Elle serait donc le langage le plus complet, le plus plein, si l’on peut dire, car elle ne laisse en dehors d’elle aucune des facultés expressives de la langue.

5Il convient en effet de distinguer soigneusement ce qui, dans le langage, relève de la signification de ce qui est du domaine de l’expression. La signification est bien évidemment la structure première du langage, de tout langage proprement dit. Elle consiste à mettre en relation un signifiant et un signifié, de façon purement arbitraire (cf. ce que Saussure appelle l’arbitraire du signe), ce que manifeste la diversité des langues, chacune constituant un système organisant ces relations suivant des règles précises, qui sont par exemple celles de la grammaire. Ces relations sont mises en œuvre par les locuteurs lorsque ceux-ci veulent dire quelque chose, c’est-à-dire qu’il n’y a de langage que par une parole intentionnelle, dirigée vers un auditeur, réel ou imaginaire comme dans le langage intérieur. Ce qui est fondamental est ici l’intention de signification, à défaut de laquelle la parole n’est qu’un bruit, parmi tous les autres bruits qui meublent notre espace sonore. La formule familière « bla-bla-bla » traduit parfaitement ce fait que, sans intention significative, ou lorsque celle-ci rate son but, on se retrouve devant un pur phénomène physique dont la seule signification est précisément l’absence de toute signification dans le cadre de la langue.

6L’expression, au contraire, est inintentionnelle et en quelque sorte non structurée. La mimique, par exemple, relève le plus souvent de l’immédiateté, et si elle signifie quelque chose, ce n’est pas le fruit d’une intention délibérée de communication de la part de celui qui l’adopte, mais le résultat d’une saisie directe, par celui qui la voit, d’éléments émotifs qui ne se traduisent pas dans les paroles prononcées. C’est ce que tous les orateurs savent bien : un discours ne « porte » que si, par-delà les mots, il possède une certaine force persuasive que lui confèrent tous les éléments étrangers au sens des propos, mais qui leur permettent de passer la rampe : l’art oratoire fournit des méthodes pour parvenir à ce résultat, certes, mais c’est en jouant sur cette aperception spontanée des états psychiques – réels ou feints – de l’orateur que ces méthodes sont efficaces. Il s’agit là non seulement de véhiculer des significations intellectuelles objectives, mais de susciter des affects qui rendront ces significations pertinentes pour les auditeurs. L’expression déborde donc la signification, dans la mesure où elle l’englobe et la porte dans un champ où le langage ne pénètre pas : elle suscite non seulement la rationalité, mais aussi et surtout l’affectivité. Ajoutons que l’expression est bien souvent du domaine visuel – la mimique est vue sur le visage ou l’attitude d’autrui – alors que le langage est strictement cantonné à la sphère auditive. (On peut laisser de côté comme étant un cas particulier relevant de la pathologie le langage par signes des sourds-muets, qui transfère l’opération langagière de la sphère auditive à la sphère visuelle, mais cela ne témoigne que d’une déficience originelle que tente de pallier ce transfert.) On pourrait dire que, si le langage est un moment objectif dans la communication, dans la mesure où la langue est commune à ceux qui parlent, l’expression représente au contraire le moment subjectif, celui où se manifeste la particularité de chacun et où la compréhension, si elle existe, est nécessairement immédiate, intuitive et en dehors de tout cadre systématisé.

7C’est en insistant sur cette nécessité pour la poésie d’être expressive, et non seulement significative, que Mallarmé a caractérisé le langage poétique dans sa différence, et même son opposition, au langage ordinaire. « Parler n’a trait à la réalité des choses que commercialement [2]. » Ce langage commercial ne fait que permettre l’échange d’information ; il ne délivre en aucun cas de message essentiel sur ce que la réalité est en elle-même. Si la poésie dit plus que ce qu’elle énonce explicitement, c’est qu’elle ajoute au registre de la signification celui de l’évocation, qui fait surgir pour l’imagination ce que le langage ne peut faire apparaître pour l’intelligence. Le langage est en effet limité : nombreux sont ceux qui, de Berkeley à Bergson, ont déploré le « voile des mots », qui, étant nécessairement généraux, échouent devant la singularité. Et s’il est vrai que la réalité est toujours particulière et singulière, on comprend assez l’insuffisance du langage à la traduire avec exactitude et fidélité, puisque le mot renvoie à tous les exemplaires possibles ou réels de ce qu’exprime le mot, véhicule du concept : j’appellerai « chien » aussi bien Médor que Milou, aussi bien un yorkshire qu’un berger allemand. C’est pourquoi, en un autre passage, Mallarmé évoque, à propos du langage, « une fonction de numéraire facile et représentatif » [3], qui laisse en dehors de lui tout ce qu’il y aurait d’essentiel à saisir. Autrement dit : le langage est suffisant dans la mesure où, comme l’a montré Bergson, nous ne cherchons qu’à vivre, c’est-à-dire à nous adapter au monde. Dans ce cadre, l’approximation est suffisante, car il n’est nullement besoin de saisir l’essence même des choses pour s’en servir; notre vie quotidienne est faite d’actes qui utilisent de façon tout à fait correcte des objets dont la nature nous échappe, et que nous n’aurions même pas avantage à connaître. Rappe-lons-nous ce que Bergson disait à propos de la causalité dans ce que Lévy-Bruhl appelait la mentalité primitive : « [Le primitif] peut ne pas se représenter explicitement cette causalité naturelle; il n’a aucun intérêt à le faire, n’étant ni physicien ni philosophe ; mais […] il la prend pour support de son activité [4]. » On pourrait parfaitement transposer cette remarque au langage : le caractère nécessairement approximatif de toute énonciation verbale ne constitue nullement un obstacle à notre activité, qui peut se dérouler selon les schèmes fournis par l’habitude en l’absence de connaissance approfondie.

8Mais on ne saurait s’en tenir là : fort heureusement, le « dire » n’épuise pas toutes les possibilités du langage, et c’est dans la poésie que va s’effectuer la transmission du sens profond des choses, dans la mesure où, en elle, la musique va en quelque sorte prendre le relais et compenser les insuffisances de la seule parole. On comprend dès lors la raison pour laquelle Mallarmé a tellement insisté sur la musicalité du vers, recherchant avant tout à faire apparaître une musique intérieure au langage, persuadé qu’il est que la musique est, plus que tout autre art, apte à faire surgir la réalité même : « Je dis : une fleur ! et… musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets [5]. » La musique sert en quelque sorte de paradigme au travail poétique, s’il est vrai que « toute âme est une mélodie » [6] qui cherche à s’exprimer ou à se moduler, sans parvenir à le faire à l’aide de cet instrument, cet organe-obstacle, qu’est le langage. « La Poésie, proche l’idée, est Musique, par excellence [7]. » Il faut donc se tourner vers ce qui, dans le langage, s’apparente à la musique pour lui permettre de parvenir à ce qui est, ou devrait être, sa raison d’être : exprimer la réalité même – soyons plus philosophes : dire l’Être – soyons mallarméens : saisir « ce qui ne se dit pas du discours » [8]. C’est dire que les règles habituelles qui commandent le parler vont perdre leur validité lorsqu’il s’agit de poésie : la syntaxe, par exemple, ne marquera plus la limite de ce qu’il est possible de dire dans un poème, puisque au contraire il s’agit de dépasser ce qui constitue la norme du langage prosaïque. Ainsi la Rime paraît-elle, aux yeux de Mallarmé, une des règles qui doit s’imposer pour que les vers ne soient pas seulement alignés, mais rythmés, au détriment même de l’ordre habituel des mots que réclamerait la syntaxe. L’élément essentiel devient le pouvoir évocateur du mot, la suggestion qu’il entraîne, par-delà le sens.

9Là apparaît ce qui distingue absolument la musique et le langage : celui-ci se construit selon la structure significative, un signifiant renvoyant à un signifié qui, comme y insistait Saussure, n’est pas la chose même, mais le concept qui y est lié : ainsi, le signifiant table n’a pas pour signifié une table réelle, mais un concept général qui peut s’appliquer à toutes. Or, dans la musique, cette structure fait absolument défaut : à proprement parler, la musique ne signifie rien. Une note n’est pas un signifiant, elle ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même; isolée, elle n’est qu’un son, lequel en lui-même n’est pas significatif : ce serait une absurdité complète que de tenter d’attribuer à chaque note un sens – le fa exprimerait la joie et le si la tristesse, par exemple.

10On dira peut-être que, si chaque note ne signifie rien, l’ensemble que constituent les notes d’un morceau, dans leur arrangement variable à l’infini, est, lui, significatif : il n’en est rien. Et s’il existe des règles que l’on doive suivre dans la composition, elles ne sont pas là pour faire advenir une signification, mais pour susciter une émotion qui, par-delà les mots, se transmet du compositeur à l’interprète, de l’interprète à l’auditeur. Ainsi, on ne peut pas expliquer une œuvre musicale : elle s’impose comme une pure présence qui ne peut être que ressentie. Bien sûr, on peut plaquer des mots sur une symphonie, ne serait-ce que lui donner un titre : Symphonie pastorale; et même préciser les différents mouvements : « Impressions agréables en arrivant à la campagne – allegro ma non troppo »; « Au bord du ruisseau – andante molto mosso »; « Joyeuse assemblée de paysans – allegro »; « L’orage – allegro »; « Remerciements à la Divinité après l’orage – allegretto ». Mais ce serait beaucoup trop dire que soutenir que ces titres dévoilent la signification des parties de l’œuvre : ils en indiquent bien plutôt la tonalité pour la sensibilité. C’est ce que Beethoven lui-même souligne en ajoutant au titre principal Symphonie pastorale ou souvenir de la vie champêtre la précision suivante : « plutôt une expression de la sensibilité qu’une peinture ». Ce qu’on appellera alors la signification d’un morceau, ce sera sa tonalité affective, c’est-à-dire l’état d’esprit qu’il suscite chez l’auditeur, phénomène purement subjectif que l’on ne peut réduire à des éléments objectifs.

11Il faut donc dire que la musique ne signifie rien, parce qu’elle ne dit rien, qu’elle n’est pas non plus un indice – au sens où l’on pourrait dire que la trace d’une patte d’ours est un indice signifiant un récent passage de l’animal –, ni un symbole. Dans tous ces cas, la signification est médiatisée. Dans la musique, nous sommes dans le domaine de l’immédiateté pure : c’est pourquoi je disais tout à l’heure qu’elle s’impose comme une présence, directement éprouvée et qu’il est d’ailleurs très difficile d’expliciter. En effet, quoi de plus immatériel que la musique, dont le caractère éphémère tient précisément à ce qu’elle n’est que dans cette présence sonore, enveloppante « comme une mer », selon la formule de Baudelaire, mais qui s’évanouit dès qu’elle s’est manifestée ? C’est pourquoi la musique revêt un caractère de mystère qui n’appartient pas du tout au langage qui, au contraire, se meut dans la clarté, celle qu’est supposée apporter l’intelligence.

12

Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère… La musique nous offre un exemple. Ouvrons à la légère Mozart, Beethoven ou Wagner, jetons sur la première page de leur œuvre un œil indifférent, nous sommes pris d’un religieux étonnement à la vue de ces processions macabres de signes sévères [9].

13Entre la musique et sa transcription dans les notes qui permettent à l’interprète de la rendre présente, aucune relation de sens n’existe.

14Pourquoi alors ressentons-nous avec autant de force l’impression que produit tel ou tel morceau ? et pourquoi nous refusons-nous à considérer comme absurde – c’est-à-dire, littéralement, privée de sens – l’œuvre musicale ? C’est sans doute parce que la musique nous introduit dans une sphère de significations métalinguistique, où l’essentiel n’est pas la relation signifiant-signifié, mais l’évocation qui devient invocation : « Je dis : une fleur… » Cette évocation, où la poésie trouve le moyen de dépasser les insuffisances du langage, est la nature même de la musique. Commentant la Sixième Symphonie, un critique a pu écrire : « Il ne fait aucun doute que Beethoven a livré une évocation sonore de l’idée qu’il existe une harmonie… entre la condition humaine et la nature… ». Quel que soit le thème envisagé, il est manifeste que la musique nous fait sentir, éprouver, avant même de comprendre et de penser. Et c’est peut-être en cela que réside la valeur éminente de la musique : elle s’adresse en nous à ce qui est universel, et transcende par là l’obstacle de Babel. Si la musique parle, elle parle la seule langue universelle qui soit – mis à part les mathématiques –, celle du sentiment, du vécu, en un mot de l’existence humaine.

15C’est bien là en effet une supériorité : la langue particulière à chacun est un obstacle à la compréhension de l’autre, s’il est vrai que chaque langue développe et actualise une Weltanschauung qui lui est propre, et qui tient à son histoire, au mode de vie de ceux qui la parlent, à l’environnement naturel qui est le leur; on sait que les Esquimaux utilisent de multiples termes pour parler de la neige – selon qu’elle est en train de tomber ou de fondre, qu’elle est durcie par le gel ou poudreuse – là où nous ne disposons que d’un mot auquel nous devons adjoindre divers qualificatifs. Il n’est pas interdit de penser que ce fait est dû aux conditions climatiques du pays, qui ne sont pas celles du nôtre, où la neige n’est pas omniprésente et n’affecte pas toute notre existence. La musique, elle, échappe à cette malédiction de Babel; quelle que soit son origine, elle peut être reçue par tous, directement, je veux dire sans la médiation d’un traducteur dont on sait bien qu’il ne peut jamais, quels que soient sa science et son talent, rendre parfaitement la teneur d’un texte en passant d’une langue à l’autre. Ceci est particulièrement vrai d’ailleurs pour la poésie, dans la mesure où elle ne se borne pas à énoncer des significations intellectuelles, mais, comme nous l’avons vu, cherche par tous les moyens à susciter une compréhension au-delà des mots, par un arrangement qui n’est pas transposable d’une langue à l’autre.

16Parler de compréhension est d’ailleurs, à propos de la musique, un abus de langage. Dans la mesure où la compréhension implique toujours une opération conceptuelle en laquelle le langage joue un rôle essentiel, la musique est en dehors de la sphère ainsi définie : il faudrait substituer, en ce qui la concerne, le terme de participation à celui de compréhension. Participation, c’est-à-dire envahissement de l’être par la musique, communication directe et intense dans l’immédiateté d’une expérience qui se révèle, à vrai dire, incommunicable par les mots : on pourrait aussi bien parler à son propos de sympathie en donnant à ce terme son sens premier, qui comporte l’idée de communication ou de communion au niveau de l’émotion ou du sentiment. Littéralement, la musique nous prend à partie, elle nous transporte ailleurs, dans un autre monde qui n’est pas scandé par les exigences du langage, mais qui nous parle d’une voix céleste. Ce n’est sûrement pas par hasard que les anges sont représentés, dans l’imaginaire chrétien, jouant de la harpe pour les élus. Le chœur des anges est peut-être sans paroles.

17C’est pourquoi la musique est essentiellement évasion. Tandis que le langage nous insère avec force dans le monde réel où nous devons vivre, la musique nous ouvre, plus que tout autre art, les « portes d’ivoire » qui dévoilent la profondeur des choses. Elle ne dit rien, parce que dire est trop limité; elle se contente d’être et d’apparaître, créant le lieu d’une universelle rencontre. En elle s’abolissent toutes les frontières, qu’elles soient ethniques, linguistiques ou encore politiques, parce qu’en elle c’est l’homme, et l’homme seul, qui s’exprime. Il faut sans doute être italien pour apprécier pleinement les sonnets de Pétrarque, anglais pour ceux de Shakespeare : mais la douleur de Beethoven ne s’exprime pas en allemand, pas plus que l’allégresse de certains passages de Mozart. Nous les ressentons comme nôtres, dès que nous les entendons, nous les intégrons à notre propre existence sans effort d’aucune sorte : nous les écoutons, si l’on peut dire, de l’intérieur. Si bien que cette évasion que la musique nous permet nous ramène aussi immanquablement à nous-mêmes.

18En cette mesure, la musique est aussi bien proche de la philosophie. Schopenhauer a bien vu comment, délivrée de l’abstraction conceptuelle, elle nous livre l’essence intime des choses, sans en rester à leur apparence phénoménale.

19

La musique, considérée comme expression du monde, est donc au plus haut point un langage universel qui est à la généralité des concepts à peu près ce que les concepts sont eux-mêmes aux choses particulières [10].

20Il y a dans la musique une vocation à l’universel qui ne se rencontre, selon Schopenhauer, dans aucune autre activité humaine si ce n’est peut-être la philosophie, dont elle est la sœur sensible, pourrait-on dire : elle dit immédiatement et sans mots ce que la philosophie peine à exprimer conceptuellement dans le langage. « De là vient qu’on a toujours appelé la musique la langue du sentiment et de la passion, comme les mots sont la langue de la raison. » [11] C’est dire, en d’autres termes, que précisément la musique n’est pas un langage, à proprement parler, qu’il n’y a dans cette caractérisation rien d’autre qu’une métaphore qui trahit cependant son essence propre, qui est de se passer de toute médiation. Il n’en reste pas moins que, si l’on ne considère pas la musique simplement comme un ensemble agréable de sons, mais comme un moyen de manifester une signification, si l’on ne considère pas la philosophie comme un ensemble de mots, plus ou moins accessible à tout un chacun, mais comme un discours visant aussi à délivrer une signification, alors leur parenté pourra apparaître comme évidente : ce sont peut-être deux voies d’accès à une même réalité qui transcende la réalité sensible immédiate.

21Une illustration peut en être fournie par le parallèle que l’on peut établir entre l’œuvre de Liszt intitulée Funérailles et un des textes fondamentaux de notre culture, le Phédon de Platon. Dans ce dialogue, comme chacun sait, sont rapportés les derniers moments de Socrate, son ultime entretien avec ses amis et disciples avant l’exécution de la sentence qui l’a condamné à mort. Le récit nous montre d’abord les amis et proches de Socrate, effondrés de douleur à l’idée de perdre cet ami si cher. Ce qui sera frappant dans tout le dialogue est le contraste entre l’attitude des assistants, qui manifestent sans retenue leur douleur – y compris Xanthippe, la femme de Socrate, qu’il fait sortir pour ne pas subir ses lamentations –, et l’attitude sereine de Socrate qui ne se démentira pas un seul instant, même au tout dernier moment, lorsque le geôlier viendra lui apporter la ciguë. Le dialogue sur l’âme, et l’immortalité de l’âme, se situe entre deux passages extrêmes qui, au début et à la fin, encadrent les propos proprement philosophiques de l’expression des émotions et sentiments que suscite la mort annoncée, puis présente, de Socrate. La sérénité de Socrate étonne ses amis, qui ne peuvent concevoir, de prime abord, que la mort ne l’effraie pas, et même qu’il puisse, en pareille circonstance, se montrer joyeux, calme et disert comme à l’habitude. Notre propos n’est pas de retracer la longue argumentation socratique concernant l’immortalité de l’âme, mais de comprendre ce moment de sérénité qui n’est pas feinte ni de surface, mais correspond à une croyance profonde. Il semble que l’on peut résumer cela en deux points ; d’une part le chant du cygne : avant de mourir, paraît-il, le cygne lance son plus beau chant – non pas un chant de douleur et de tristesse, mais un chant d’allégresse et d’espoir : le cygne, animal voué à Apollon et donc doué des pouvoirs de divination attachés à ce dieu, a la prescience que sa mort physique est l’accès pour lui au monde divin, et donc naturellement il s’en réjouit. Le deuxième point, c’est le thème dont le chant du cygne fournit l’image : la belle espérance, qui est celle d’une vie au-delà de la mort, en laquelle l’âme, enfin délivrée des pesanteurs terrestres, connaîtra une félicité semblable à celle des dieux qu’elle va rejoindre. L’immortalité de l’âme, que Socrate pense avoir démontrée contre ses interlocuteurs, est ce qui fonde et nourrit cette belle espérance, et donc cette sérénité qui habite le philosophe ; en séparant l’âme du corps, la mort va permettre au philosophe de réaliser ce qu’il a essayé de faire, imparfaitement, toute sa vie : séparer son âme de son corps, obstacle à la pure pensée. Pour Socrate, donc, ce moment de la mort n’est pas une fin, mais le début de la véritable existence philosophique : pourquoi s’inquiéterait-il devant la perspective d’une vie meilleure ? Certes, ce n’est là qu’une espérance, car qui peut savoir ce qu’il en est vraiment de l’autre vie ? Jusqu’à l’ultime minute, Socrate restera serein, et même lorsque ses amis, un moment détournés de l’angoisse de le voir mourir, se retrouvent à nouveau écrasés par le chagrin, c’est dans le plus grand calme qu’il boit la coupe de poison.

22Or, c’est une démarche quasiment parallèle que l’on découvre dans l’œuvre de Liszt. Tout d’abord il s’agit du même thème. Mais la première remarque qui s’impose est que la musique opère dans une sorte de raccourci, qui permet de faire ressentir avec plus d’acuité l’essentialité des thèmes qu’elle aborde. Dans Funérailles, il y a d’abord une atmosphère lourde, qui va évoquer tous les problèmes essentiels qui se rattachent à la mort. Et cette œuvre est bien représentative de ce que peut apporter le discours musical. Elle commence par une introduction – chose rare, Liszt a pris soin d’indiquer sur la partition : Introduction –, qui met l’auditeur dans une ambiance funèbre, avec une sorte de glas produit par les notes basses de la main gauche, annonciateur d’un cortège funèbre. L’ambiance sonore exprime la désolation, au moyen d’accords, de dissonances audacieuses pour l’époque : l’œuvre date de 1849, année de la mort de Chopin; elle a certainement affecté Liszt qui lui était très lié. C’est une année qui a vu mourir aussi beaucoup de ses amis en Hongrie, à la suite des mouvements révolutionnaires, et c’est donc une période qui pour lui est sous le signe de la mort et du deuil; cela explique peut-être l’écriture de cette œuvre à ce moment-là. Et l’on va y retrouver, sous une forme descriptive très bien menée par Liszt, l’expression de ces convictions que Socrate évoquait : tout d’abord cette introduction qui met l’auditeur dans l’ambiance, le cortège et toutes les images de tristesse auxquelles il est associé – thème qui est comme un leitmotiv tout au long de l’œuvre et qui sera repris à la fin d’une manière beaucoup plus éclatante. Ce passage est composé d’accords poignants, très chargés, dans des tonalités qui traduisent la désolation de la perte d’un être cher, l’incompréhension et même la révolte devant un tel événement. Puis vient une partie beaucoup plus éthérée, qui exprime la séparation d’avec le corps, cet envol de l’âme vers les lieux élevés auxquels elle est destinée. Ce passage est très révélateur dans l’écriture même de Liszt : des accords aériens à la main gauche, évoquant la harpe, une sorte de mélodie éolienne qui laisse envisager l’âme comme libérée de tout ce qui pèse, immatérielle. Ce thème est évoqué en une sorte de cavalcade folle qui renverse tout, et fait penser à l’allégorie de la mort, à cheval, armée d’une faux et que rien n’arrête. Après avoir évoqué cette existence aérienne de l’âme, Liszt a aussi tenté d’exprimer la révolte face à l’inexorable par une tumultueuse série d’octaves qui arrivent dans un souffle épique qui emporte tout, pour culminer en trois accords qui sont ceux de la mort, de l’abdication de la vie.

23Évidemment, on ne peut établir un strict parallèle entre l’œuvre philosophique et l’œuvre musicale ici évoquées : trop de distance sépare le caractère discursif du dialogue du raccourci que représente la musique; ici, il n’y a pas d’argumentation, pas de thèses contradictoirement examinées. Mais elle traduit et fait passer en elle le souffle d’espérance qui habite Socrate et sous-tend vitalement toute son argumentation rationnelle, en même temps que la désolation que ressentent ses amis. Et tandis que ces deux éléments dans le dialogue font l’objet de discours différents, la musique, elle, ne choisit pas entre eux, elle exprime dans l’unité d’un mouvement ce qui dans l’écriture ou le discours se trouve nécessairement dissocié. C’est d’ailleurs peut-être là que se découvre sa grande supériorité ; dans une même phrase elle peut exprimer des sentiments aussi divers que ceux qui ont été évoqués : douleur, révolte, espérance ne sont pas séparées dans l’expérience vécue de la mort de l’autre, et la musique saisit et traduit cette totalité; agissant de façon non discursive, elle frappe plus fort. Son but n’est pas de convaincre, ni de persuader, mais de faire ressentir ce qui peut apparaître comme un sentiment universel [12]. Bien entendu, chaque œuvre se suffit à elle-même dans son ordre : le Phédon n’a pas besoin d’accompagnement musical, pas plus que Funérailles d’une interprétation philosophique. Mais comment ne pas évoquer ces remarques de G. Steiner, qui nous confortent dans l’idée de la pertinence du rapprochement : « Le discours philosophique est une musique de la pensée [13]. » Le langage de la musique est, à tout prendre, ce qui nous permet de dépasser celui de la philosophie : « Il se pourrait que la musique sache mieux, même s’il n’est rien de plus rebelle à la définition que la nature de ce savoir [14]. »

24Nous voilà donc renvoyés au mystère musical. Nous ne pouvons refuser à la musique d’être significative, même suprêmement significative; nous n’hésitons pas à lui attribuer une valeur éminente, sur le plan non seulement esthétique, mais aussi, et peut-être même surtout, métaphysique ; mais nous ne sommes pas capables de comprendre comment s’opère cette donation de sens, ou ce dévoilement qu’elle réalise. En effet, ce langage, si langage il y a, ne parle pas à notre intelligence, ni à notre raison. Contrairement au langage proprement dit, il n’utilise ni concepts ni arguments, ni n’obéit à des règles strictes qui en déterminent le sens. Les éléments qui composent une œuvre musicale n’ont en eux-mêmes aucune signification, ne renvoient à rien d’extérieur : il n’y a pas de signifié comme pour les éléments d’une langue donnée. Et cependant un sens se dégage de leur composition, sens qui fait appel pour être reçu à une tout autre partie de nous-même que la raison : la sensibilité, la capacité d’être ému, que chacun découvre en lui à l’audition d’une musique, selon ses tendances profondes, qui font que l’un préférera Mozart et l’autre le jazz ou le rock.

25Aussi bien, si nous devons admettre que la musique constitue une sorte de langage, avec toutes les réserves qui s’imposent, nous devrons aussi admettre que c’est le langage de la vie intérieure, celle qui précisément, comme Bergson y a insisté, ne se laisse pas traduire adéquatement en concepts. Ce n’est pas un hasard si la comparaison de celle-ci avec une mélodie a retenu l’attention du philosophe : en elle, comme dans la musique, les rapports des différents éléments supposent à la fois extériorité et relation intrinsèque, ce que la représentation spatiale nous interdit de saisir parfaitement. Certes, sur la partition, les notes sont extérieures les unes aux autres, comme, dans la description que l’on en donne, les états de conscience paraissent juxtaposés. Mais en réalité, dans la mélodie, les notes se conjuguent de manière telle que l’on ne peut plus les séparer sans dénaturer l’ensemble, qui est bien autre chose que la somme des éléments qui le composent ; il y a bien une multiplicité, mais celle-ci se sublime dans l’unité de la phrase musicale, et dans le temps qui est la dimension de la musique il n’y a pas de contradiction entre le discontinu des notes telles qu’elles sont sur la partition et la continuité de la mélodie qu’elles composent. Cette continuité n’est pas la juxtaposition, mais bien l’interpénétration des différents éléments : chaque note déborde sur la suivante et retient quelque chose de celle qui la précède, de sorte que ce qui est perçu n’est pas à proprement parler une succession, mais une unité qui dure.

26Les remarques précédentes s’éclairent donc d’un jour nouveau : si la musique est le langage de l’intériorité, c’est qu’une parenté originelle unit la musique et la conscience : toutes deux ne se donnent que comme phénomène temporel, dont la représentation spatiale ne peut adéquatement rendre compte. La musique vient à point pour exprimer l’ineffable que comporte tout phénomène de conscience, cette singularité affective qui est la coloration même de notre vie intérieure, et dont les mots ne traduisent qu’imparfaitement la teneur. C’est sans doute la raison pour laquelle la musique, lorsque nous l’écoutons, nous donne l’impression d’être investis, envahis par ce qui nous est donné à entendre, et que nous ne pouvons situer dans aucun autre espace que celui, métaphorique, de la conscience. Elle nous impose son rythme, nous vivons à travers elle une expérience qui, elle aussi, est ineffable : on ne peut expliquer pourquoi, ni comment, telle ou telle mélodie nous saisit si profondément qu’il nous semble ne faire qu’un avec elle, au moment même où elle est entendue; dans cette expérience à nulle autre pareille, s’opère une confusion de l’objet perçu et du sujet percevant que l’on ne retrouve dans aucun autre art. Si un tableau nous émeut, il n’en demeure pas moins extérieur, objet de notre regard, présent dans l’espace hors de nous. La musique est tout intérieure. Et en elle s’opère l’actualisation idéale de la vie intérieure, qui trouve là le moyen par excellence de se révéler à soi – par excellence, car immédiat et totalement adéquat à ce qu’il exprime.

27

Que la musique exprime la joie, la tristesse, la pitié, la sympathie, nous sommes à chaque instant ce qu’elle exprime… À vrai dire, elle n’introduit pas ces sentiments en nous; elle nous introduit plutôt en eux… [15]

28Il y a une telle parenté entre la structure musicale et celle de la conscience que l’une peut parfaitement métaphoriser l’autre : Bergson ne s’est pas privé d’évoquer cela dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, où l’idée d’« une multiplicité indistincte ou qualitative » caractéristique de la mélodie sert aussi à caractériser la durée pure, dimension de la conscience [16].

29Nous pouvons alors mieux saisir ce qui sépare définitivement la musique du langage : elle en est l’antithèse, puisque précisément elle touche à ce que le langage ne peut atteindre en raison de son caractère intellectuel – on devrait même dire intellectualiste. Elle fait vivre, alors que le langage est indissociable de la pensée. Si fruste soit-il, le langage témoigne toujours d’une pensée, même élémentaire. C’est ce qui faisait dire à Descartes que la faculté de parler, dans la mesure où il ne s’agit pas seulement, comme chez le perroquet, de reproduire des sons, mais de « répondre au sens » de ce qui est dit, est ce qui distingue véritablement l’homme de la machine, ou de l’animal, ce qui revient au même, en manifestant la présence de la raison [17]. Or, nous l’avons vu, le rationnel n’épuise pas le réel, et c’est là que la musique prend tout son sens, dans cet au-delà, ou cet en-deçà, comme on voudra, de la rationalité. Et alors c’est un autre monde qui s’ouvre à nous, un monde où les valeurs habituelles qui structurent le langage n’ont plus leur place. Ainsi peut-on parler à propos de la musique d’un monde sans vérité, puisque aussi bien ce serait un pur non-sens de dire d’une musique qu’elle est fausse. En toute assertion, un jugement est impliqué, qui peut être référé à la valeur logique : tout jugement est vrai ou faux, et même si on ne l’envisage pas de ce point de vue, cette possibilité de référence reste ouverte. Chaque énonciation est ainsi susceptible d’être l’objet d’un jugement quant à sa valeur du point de vue logique : vrai-faux, mais aussi cohérence-incohérence. Or c’est là quelque chose de tout à fait étranger à l’univers musical. La seule valeur est alors la présence, qui comme nous l’avons vu, mais comme nous le comprenons mieux à présent, s’impose immédiatement comme seule réalité signifiante. Chaque phrase de la mélodie vaut par elle-même, sans qu’il soit besoin de la référer à quoi que ce soit d’extérieur à elle; elle s’impose, elle est là – et il n’y a plus qu’à la recueillir en tentant de retenir cette impression qui, comme l’écrit Proust à propos de la petite phrase de la sonate de Vinteuil, « pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia » [18]. Cette impression produite par la musique est proprement « ineffable », tant est irréductible au langage ce qui est du domaine de l’impression pure.

30On voit donc combien est approximative et même fautive la comparaison de la musique et du langage. Non seulement la musique n’est pas un fait de langage, non seulement parler de « langage musical » n’est qu’une « façon de parler » sans réel fondement, mais il faut aller plus loin : la musique est un antilangage, et échappe de ce fait à toutes les imperfections et insuffisances que l’on n’a cessé de dénoncer dans le langage. Elle seule pourrait nous faire entendre « ce qui ne se dit pas du discours », selon la formule mallarméenne, ce qui justifierait totalement que Mallarmé puisse écrire à son propos :

31

Ce n’est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l’intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musique [19].

32Si nous suivons la pensée bergsonienne, selon laquelle « la métaphysique est […] la science qui prétend se passer de symboles » [20], nous pourrons dire alors que la musique est la métaphysique même, rejoignant en cela Socrate affirmant dans le Phédon que la philosophie est la plus haute musique – formule qu’il n’est pas interdit d’inverser.

Notes

  • [1]
    Les Châtiments, XIII, « L’expiation ».
  • [2]
    « Variations sur un sujet », in Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 366.
  • [3]
    Ibid., p. 368.
  • [4]
    Les Deux Sources de la morale et de la religion, in Œuvres, PUF, chap. II, p. 1097.
  • [5]
    « Variations sur un sujet », loc. cit., p. 368.
  • [6]
    Ibid., p. 363.
  • [7]
    Ibid., p. 381.
  • [8]
    Ibid., p. 386.
  • [9]
    S. MALLARMÉ, « Hérésies artistiques », in Œuvres complètes, op. cit., p. 257.
  • [10]
    Le Monde comme volonté et comme représentation, livre III, § 52, PUF, p. 335.
  • [11]
    Ibid., p. 332.
  • [12]
    J’emprunte ces remarques sur la musique de Liszt à des entretiens que j’ai eus avec Michel Sogny, pianiste et spécialiste de Liszt.
  • [13]
    Grammaires de la création, Gallimard, 2001, p. 28.
  • [14]
    Ibid., p. 401-402.
  • [15]
    H. BERGSON, Les Deux Sources de la morale et de la religion, in Œuvres, op. cit., chap. I, p. 1008.
  • [16]
    In Œuvres, op. cit., p. 70.
  • [17]
    Discours de la méthode, Ve partie.
  • [18]
    Du côté de chez Swann, IIe partie, Robert Laffont, p. 183.
  • [19]
    « Variations sur un sujet », loc. cit., pp. 367-368.
  • [20]
    Introduction à la métaphysique, in Œuvres, op. cit., p. 1396.
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