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Article de revue

Principes de justice et sens de justice.

Ricœur critique du formalisme rawlsien

Pages 217 à 228

Notes

  • [1]
    Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, 1990, p. 202.
  • [2]
    Paul RICŒUR, Lectures I. Autour du politique, Paris, 1991, p. 256.
  • [3]
    Cf. Paul RICŒUR, Le juste, Paris, 1995, p. 79.
  • [4]
    Cela s’applique aussi à l’analyse qu’a consacrée Ricœur à ce texte. Cf. Paul RICŒUR, « Après Théorie de la justice de John Rawls », in Le juste, Paris, 1995, p. 99-120.
  • [5]
    Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, p. 231.
  • [6]
    Ibid., p. 200-201.
  • [7]
    Cf. Paul RICŒUR, Le juste, p. 82 : « [L]a justice n’est pas d’abord une vertu intersubjective, une vertu régissant des relations bilatérales, mais des institutions : “La justice est la première vertu des institutions sociales, comme la vérité l’est des systèmes de pensée.” »
  • [8]
    Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, p. 227.
  • [9]
    Ricœur emprunte ce terme à Hannah Arendt.
  • [10]
    Cf. Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, 1990, p. 264-265.
  • [11]
    Ibid., p. 268-269.
  • [12]
    John RAWLS, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, 1987, p. 91 (A Theory of Justice, Oxford, 1971, p. 60).
  • [13]
    Ce terme a été forgé par Kant. Cf. Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, 1983, p. 128 (Immanuel KANT, Grundlegung zur Metaphysik der Sitten (GMS), in « Werkausgabe », Bd. VII, éd. Wilhelm Weischedel, Frankfurt a. M., 1968, BA 43.
  • [14]
    Paul RICŒUR, Lectures I, p. 216.
  • [15]
    Michael WALZER, Spheres of Justice, New York, 1983.

1On pourrait caractériser l’approche qu’élabore Paul Ricœur depuis les années cinquante comme une variante herméneutique de la phénoménologie. Se pose la question de savoir ce qui pourrait amener le représentant d’une telle approche à discuter le problème de la justice sociale, qui constitue l’enjeu de l’éthique chez John Rawls. À y regarder de plus près, l’on s’aperçoit pourtant que Ricœur s’est intéressé depuis sa jeunesse aux phénomènes de la vie politique et sociale. Cet intérêt est bien documenté par de nombreux articles publiés dans des revues comme Esprit et Christianisme social ou bien dans des recueils comme Histoire et vérité (1955) et le premier tome des Lectures (1991), dont le sous-titre est d’ailleurs Autour du politique. Tandis que la plupart de ces textes sont évidemment des ouvrages de circonstance, les études consacrées à la philosophie sociale à partir des années soixante-dix se doivent à une ambition bien plus systématique. Ces analyses traitent en premier lieu de l’idéologie et de l’utopie, qui sont les deux expressions principales de l’imaginaire social. Quant aux plus importants des travaux correspondants, ils ont été publiés dans Du texte à l’action (1986) ainsi que dans Lectures on Ideology and Utopia (1986). On pourrait dire qu’au cours du temps la philosophie sociale occupe une place de plus en plus importante dans la pensée ricœurienne. Or l’éthique sociale ne coïncide pas avec la philosophie sociale, elle n’en constitue qu’une partie. Avant d’arriver au domaine de l’éthique sociale au sens strict du terme, Ricœur devait parcourir un long chemin qui se termine par Soi-même comme un autre (1990). Dans cet admirable texte, Ricœur présente une herméneutique du soi comprenant des analyses de l’homme parlant, de l’homme agissant, de l’homme racontant sa vie et de l’homme responsable. En ce qui concerne les réflexions portant sur l’homme responsable, Ricœur les qualifie tout modestement de « petite éthique ».

2Dans ses réflexions sur l’éthique, Ricœur poursuit deux buts systématiques à la fois. D’un côté, il refuse d’établir une éthique qui privilégie l’individu, l’autre ou les institutions. Il est plutôt d’avis que l’éthique doit rendre justice à tous ces trois aspects : « Appelons “visée éthique” la visée de la “vie bonne” avec et pour autrui dans des institutions justes. » [1] Cela veut dire qu’une personne visant au but de la vie bonne n’est pas seulement confrontée à l’autre qu’elle rencontre dans une situation personnelle caractérisée par la réciprocité du rapport entre les deux individus, mais qu’elle entretient aussi un rapport à chacun, c’est-à-dire à des individus auxquels elle n’est pas confrontée dans une situation personnelle de sorte que le rapport entre la personne et les autres doit être réglé par des institutions. Vu que, selon Ricœur, l’aspect institutionnel de l’éthique est aussi important que les deux autres, il faut souligner que l’éthique sociale constitue un élément irréductible de son approche.

3L’autre but systématique de l’éthique ricœurienne concerne les critères auxquels on peut recourir pour juger la qualité morale d’une action. Il est possible de considérer une action soit comme bonne ou mauvaise, soit comme obligatoire, permise ou interdite. Sans aucun doute, l’une des tâches les plus essentielles de l’éthique est de répondre à la question du critère en fonction duquel établir cette classification. Il semble que nous ayons affaire aux solutions suivantes du problème : on peut classifier une action selon son résultat, selon la manière d’agir impliquée par elle ou bien selon l’intention qui en est la base. Dans le premier cas, il s’agit d’une approche téléologique, dans le deuxième, d’une approche déontologique, et dans le troisième, d’une approche intentionnaliste. Selon l’approche intentionnaliste, il serait bon d’aider une personne tombée dans la misère si l’action altruiste se devait à des sentiments correspondants, selon l’approche téléologique, si l’action amenait en effet une amélioration de la situation de cette personne, et selon l’approche déontologique, si avec l’action une manière d’agir bonne était réalisée.

4À y regarder de plus près, l’approche intentionnaliste se révèle la moins intéressante. Si l’on se contentait de juger une action à l’aune de l’intention qui l’a orientée, on ne serait pas en mesure de distinguer une action objectivement bonne d’une action dont seule l’intention est bonne. Dans cette perspective, l’agent d’une action objectivement mauvaise, bien qu’issue d’une bonne intention, n’apparaîtrait sans doute pas coupable, ou moins coupable qu’une personne qui aurait intentionnellement mal agi, mais une telle action ne serait certainement pas considérée comme bonne. Dans cette mesure, l’intention se présente en quelque sorte comme un critère de second ordre ou supplémentaire, car une action qui, vue de l’extérieur, paraît bonne n’est vraiment bonne qu’à la condition que l’intention de l’agent soit également bonne.

5Quant aux critères téléologique et déontologique, ni l’un ni l’autre semblent suffire pour conférer un fondement solide à l’éthique. À la thèse téléologique, selon laquelle la valeur d’une action dépend de son résultat, on pourrait objecter qu’elle ne permet pas d’établir des normes générales et qu’il est souvent difficile d’apprécier le résultat d’une action. L’approche déontologique n’en paraît pas moins problématique. À s’en tenir aux concepts de base (« obligatoire », « permis », « interdit »), on s’aperçoit qu’ils ne permettent pas une évaluation comparative des actions. L’approche déontologique se révèle donc incapable de résoudre les conflits issus de la pluralité des manières d’agir, qu’elles soient obligatoires ou permises. Face à ce dilemme, on pourrait être tenté de corriger la faiblesse de l’approche téléologique par la qualité de l’approche déontologique et réciproquement.

6C’est précisément ce que fait Ricœur dans Soi-même comme un autre. Afin de désigner l’approche téléologique et l’approche déontologique, dont les exemples historiques les plus connus sont ceux d’Aristote et de Kant, il se sert aussi des termes « éthique » et « morale ». Mais comment Ricœur pense-t-il résoudre le conflit entre l’éthique et la morale ? Il caractérise son projet à l’aide des trois thèses suivantes :

7

Je me propose, sans souci d’orthodoxie aristotélicienne ou kantienne, de défendre : 1) la primauté de l’éthique sur la morale; 2) la nécessité néanmoins pour la visée éthique de passer par le crible de la norme ; 3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des conflits pour lesquels il n’y a pas d’autre issue qu’une sagesse pratique qui renvoie à ce qui, dans la visée éthique, est le plus attentif à la singularité des situations [2].

8Voilà le cadre dans lequel s’insère aussi le débat entre Ricœur et Rawls. Dans son livre A Theory of Justice (1971), ce dernier déploie l’une des contributions les plus remarquables à l’éthique sociale du vingtième siècle. En ce qui concerne l’orientation systématique de l’ouvrage rawlsien, il est certainement situé du côté de l’approche déontologique. Il a déjà été mentionné que, selon cette approche, une action est obligatoire, interdite ou permise si cela s’applique aussi à la manière d’agir réalisée par l’action. Cela signifie que la valeur d’une action n’est pas déterminée par son résultat ou par son but qui, en tant que données empiriques, peuvent varier, mais par une manière d’agir, qui est obligatoire, interdite ou permise par principe. Afin de justifier qu’une manière d’agir est obligatoire, interdite ou permise par principe, il ne suffit pas de s’appuyer sur des faits contingents comme les mœurs formées par leur contexte social, historique ou culturel. Il faudrait plutôt une légitimation recourant aux moyens de la raison pure. À cet égard, Kant et Rawls sont presque du même avis. Tandis que la position de Kant est transcendantale, les arguments présentés par Rawls sont en partie transcendantaux et en partie empiriques [3]. Malgré cette différence, les deux philosophes sont partisans de l’approche déontologique, et ils soulignent que les normes de la morale sont universelles tout en se réclamant d’une raison procédurale qui ne saurait s’articuler que dans une argumentation formelle. À l’encontre de Kant, dont les réflexions touchent surtout l’individu et l’autre, Rawls fixe son attention sur la dimension sociale de l’éthique. Autrement dit, il poursuit le but de formuler des principes universels pour la distribution des biens sociaux. Il est vrai que dans certains travaux publiés plus tard dans Political Liberalism (1993), Rawls s’éloigne de son universalisme, mais, vu que A Theory of Justice est l’ouvrage bien plus influent, il semble légitime de négliger la position de Political Liberalism dans la discussion suivante [4].

9Sans aucun doute, la distribution des biens sociaux pose le problème de la justice. Ce qui ne signifie pas que la justice se limite au domaine de la distribution ou à celui de la société. Lorsqu’on consulte l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, dont la terminologie est devenue classique, l’on s’aperçoit qu’il faut distinguer la justice générale et la justice spéciale. Tandis que la première consiste en l’obéissance aux lois, la dernière règle la distribution des biens, la conclusion des contrats et les sanctions à infliger quand les lois sont transgressées. Pour désigner ces espèces de justice, on se sert des termes « justice distributive », « justice commutative » et « justice rétributive ». Aristote sub-sume les deux dernières sous le concept de la justice mettant en ordre. Ce qui est examiné par Rawls ainsi que par Ricœur n’est donc pas la justice en tant que problème général, mais c’est seulement la justice distributive ou, plus précisément, la justice distributive dans la mesure où la distribution des biens sociaux est à régler. Soit dit en passant que, dans quelques articles publiés dans Lectures I. Autour du politique (1991) et dans Le juste (1995), Ricœur s’occupe aussi d’autres aspects du problème de la justice.

10La justice peut s’exprimer ou dans certains principes de justice ou dans le sens de justice. Ces deux concepts forment une opposition reposant sur l’antagonisme entre l’approche déontologique et l’approche téléologique. Tandis que le sens de justice fait partie de l’approche téléologique, les principes de justice font partie de l’approche déontologique. Par principes de justice, on entend les principes universels qu’établit Rawls afin de régler la distribution des biens sociaux et qu’il tente de justifier dans son livre. En ce qui concerne le sens de justice, il aboutit à une compréhension du juste qui précède toute codification. Dans la plupart des cas, le sens de justice se manifeste lors de l’expérience de l’injuste. Ricœur est d’avis que, face à une telle expérience, nous nous écrions : « Injuste ! Quelle injustice ! » [5]

11Vu que Ricœur propose une solution bien complexe du conflit entre l’approche téléologique et l’approche déontologique, il est compréhensible que cela s’applique aussi à l’opposition entre le sens de justice et les principes de justice. Ce qu’il déclare à propos de l’antagonisme entre l’éthique et la morale vaut également pour celui entre le sens de justice et les principes de justice :

12

On se propose d’établir [...] 1) la primauté de l’éthique sur la morale; 2) la nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme ; 3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques [6].

I

13En ce qui concerne la première thèse, Ricœur souligne que la visée de la vie bonne, qui constitue la base de l’approche téléologique, comprend aussi la relation de l’individu à l’autre qu’il ne rencontre pas dans une situation de face-à-face. À y regarder de plus près, on s’aperçoit que Ricœur prête une attention particulière à deux phénomènes qui renvoient l’un à l’autre. Il s’agit des institutions et de la vertu sociale de la justice dont le fondement est le sens de justice [7]. La tâche des institutions, c’est d’établir la justice qui, de son côté, présuppose l’égalité. Ricœur est convaincu que les deux – les institutions ainsi que la justice – sont des données préalables à toute codification. À son avis, une institution est une « structure du vivre-ensemble d’une communauté historique » [8] qui ne repose pas sur la contrainte d’une norme déontologique, mais sur le « pouvoir-en-commun » [9] des individus agissant ensemble. Ricœur affirme que la justice non plus n’est pas réductible à la contrainte d’une telle norme. Pour justifier cette thèse, Ricœur avance deux arguments : l’un, c’est l’origine mythologique de la justice, et l’autre, c’est le fait que celle-ci s’exprime dans un sens de justice précédant à toute norme déontologique.

14On pourrait objecter à Ricœur que ces réflexions ne sont que des affirmations difficiles à vérifier. S’il en était ainsi, il faudrait se contenter de dire qu’en tant que penseur herméneutique, Ricœur est simplement partisan d’une philosophie morale de provenance aristotélicienne, c’est-à-dire d’une approche qui reconnaît qu’elle se fonde sur une compréhension préalable de la vie bonne et que ce fait constitue sa propre finitude. Il semble en effet impossible de fournir une preuve directe de la priorité qu’a le sens de justice sur la norme morale. On pourrait toutefois recourir à une argumentation indirecte tout en montrant que les approches qui prétendent se passer du sens de justice le présupposent subrepticement. Autrement dit, il faudrait prouver que l’effort de justifier des principes de justice à l’aide d’une argumentation purement formelle court à un échec certain. C’est exactement la stratégie dont se sert Ricœur dans sa discussion de l’approche rawlsienne.

II

15Rien d’étonnant à ce qu’une approche qui ne fait que s’appuyer sur le sens de justice entraîne toute une série de difficultés. En ce qui concerne Ricœur, il met en relief les deux problèmes suivants : il constate que, d’un côté, la distribution de biens peut impliquer ou une séparation ou une coopération des individus affectés par la distribution et que, de l’autre, il y a une pluralité de critères pour régler la distribution de sorte qu’il faut faire un choix [10]. Ainsi, dans son Éthique à Nicomaque, Aristote montre que la distribution peut se fonder soit sur l’égalité arithmétique, soit sur l’égalité proportionnelle. Dans le premier cas, toutes les personnes reçoivent la même quantité d’un certain bien, tandis que, dans le deuxième, les parts seraient différentes, mais la proportion entre les parts correspondrait dans un certain sens à une proportion du côté des personnes. Celui qui aurait, par exemple, apporté une contribution au bien public dont la valeur serait deux fois plus grande que celle d’une autre contribution recevrait donc une compensation dont la valeur serait aussi deux fois plus grande. Évidemment, le sens de justice ne suffit pas pour dire quel mode de distribution est plus adéquat, et il ne serait pas non plus possible de décider selon quel critère concret une distribution proportionnelle doit être effectuée. Autrement dit, le sens de justice est trop vague pour donner une réponse pertinente à la question de savoir de quelle manière les biens sociaux sont à distribuer.

16En ce qui concerne cette difficulté, Ricœur se sert des réflexions déployées par Rawls dans A Theory of Justice. Rawls poursuit le but d’établir des principes de justice et de les justifier à l’aide d’une procédure purement formelle, tout en montrant que ces principes peuvent être approuvés par tous les individus doués de raison. Si cette justification réussissait, l’on disposerait de principes de justice dont la validité serait universelle. En ce cas, les problèmes entraînés par l’approche téléologique et par le sens de justice n’existeraient plus.

17Dans son ouvrage, Rawls présente une théorie contractualiste du genre qu’on trouve, par exemple, chez des penseurs modernes comme Hobbes ou Rousseau. Le contrat rawlsien est cependant fictif. Il est censé comprendre des principes de justice qui permettent à tous les êtres humains doués de raison de l’accepter comme obligatoire. Dans ce contexte, Rawls tente de répondre aux trois questions suivantes :

18

[Q]u’est-ce qui assurerait l’équité de la situation de délibération d’où pourrait résulter un accord concernant un arrangement juste des institutions ? Quels principes seraient choisis dans cette situation fictive de délibération ? Quel argument pourrait convaincre les parties délibérantes de choisir unanimement les principes rawlsiens de la justice plutôt que, disons, une variante quelconque de l’utilitarisme ? [11]

19Rawls est d’avis que, pour obtenir un contrat équitable, il faut remplir les conditions suivantes. Les partenaires doivent avoir certaines connaissances psychologiques afin d’estimer correctement la disposition émotionnelle et motivationnelle de l’homme, ils doivent savoir quels biens sociaux sont primaires, ils doivent connaître des principes de justice alternatifs, en particulier celui de l’utilitarisme, ils doivent tous avoir les mêmes informations, et ils doivent conclure le contrat à condition qu’il les engage en effet. Ce qui est cependant le plus important, c’est que les partenaires soient soumis au voile de l’ignorance (veil of ignorance) de sorte qu’ils ne savent pas quelle sera leur position dans la société à établir. De cette façon, Rawls veut éviter que le choix des principes de justice ne soit guidé par des intérêts subjectifs. Il est plutôt convaincu qu’ainsi les partenaires arriveront à choisir un principe objectif dont la validité soit universelle.

20Rawls pense que, si les conditions qu’on vient de mentionner étaient remplies, les partenaires se décideraient pour les deux principes suivants :

21

En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun, et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous [12].

22Tandis que le premier principe aboutit à l’égalité de tous à l’égard des droits de base, le deuxième principe définit les conditions sous lesquelles un certain degré d’inégalité est légitime. C’est pourquoi le deuxième principe est qualifié de principe de différence. Quant à la relation entre les deux principes, les droits auxquels se réfère le premier principe (libertés d’expression, d’assemblée, de vote, éligibilité aux fonctions publiques) sont inaliénables, c’est-à-dire que ces droits ne peuvent être abandonnés au profit d’avantages qui relèvent du deuxième principe. On s’aperçoit d’emblée que le principe de différence a la fonction d’accorder une certaine protection aux membres les plus faibles de la société, car il n’admet l’inégalité qu’à la condition qu’elle amène des avantages pour tout le monde.

23Mais pourquoi les partenaires choisissent-ils précisément ces deux prin-cipes-là et non pas d’autres ? Rawls est d’avis que ce choix se fonde sur le principe de maximin. Celui-ci est originaire de la théorie de la décision, qui s’occupe de la question de savoir comment des individus raisonnables prennent des décisions sous certaines conditions et quels principes ils suivent dans une situation de décision. Vu que ces individus sont soumis au voile de l’ignorance, leur choix constitue une décision dans un contexte d’incertitude. Ils ne savent pas quelle sera leur position dans la société à établir. Rawls constate que, si l’on se trouve dans un contexte d’incertitude, il est raisonnable de s’en tenir au principe de maximin. Selon ce principe, il faut choisir l’alternative qui, par rapport aux autres, accorde la position la plus favorable aux membres les plus faibles d’une société. C’est ainsi que les intérêts d’un individu ou d’une minorité ne peuvent pas être sacrifiés aux intérêts de la majorité. D’un côté, la société dont les institutions seraient organisées conformément aux deux principes de justice ne serait pas égalitaire, de l’autre, l’inégalité qu’elle admettrait serait limitée et rendrait justice aux intérêts de ses membres les plus faibles. Selon Rawls, une telle société correspondrait aux exigences d’une raison universelle.

III

24Ricœur est convaincu de la priorité du sens de justice par rapport aux principes de justice et, qui plus est, il fournit un argument indirect en faveur de cette thèse en montrant qu’une justification déontologique des principes de justice échoue. Néanmoins, les objections qu’il fait à Rawls ne visent pas simplement à réfuter ses principes de justice, mais à en modifier le sens. C’est ainsi que Ricœur ne s’attaque pas au contenu des principes de justice, mais à leur prétention d’universalité. Autrement dit, ce que Ricœur met en doute, c’est que les principes de justice résultent en effet d’une procédure purement formelle. Pour éclaircir sa position, il se sert de trois arguments. À y regarder de plus près, on s’aperçoit que le premier a le rang d’un seul indice plutôt que d’un argument au sens propre. Ricœur constate que, dans Théorie de la justice, Rawls introduit les principes de justice deux fois, une fois avant la description de la position originelle dans laquelle se fait la délibération sur les principes, et l’autre fois après, quand les principes sont présentés comme résultat de la délibération. Selon Ricœur, cela signifie que les principes constituent une seule présupposition qui est rationalisée après coup, ce qui, à son avis, équivaut à une structure d’argumentation circulaire. La deuxième objection semble bien plus intéressante. Ricœur montre que les réflexions rawlsiennes – en particulier celles qui portent sur l’arrangement de la position originelle – dépendent d’un certain nombre de convictions bien pesées (well-considererd convictions) qui, de leur part, se fondent sur l’idée de l’équité (fairness). Rawls lui-même admet que la relation entre ces convictions et les principes de justice peut être caractérisée comme équilibre réfléchi (reflected equilibrium). Par conséquent, le résultat de son argumentation est marqué par des présuppositions matérielles. Ce qui veut dire que l’argumentation rawlsienne n’est pas formelle au sens strict, car, en vérité, elle présuppose les normes matérielles qu’elle tente de justifier. Il faut en venir à la conclusion qu’en fin de compte, Rawls présente une argumentation qui est circulaire. Quant au troisième argument, il vise le principe de maximin. Ricœur a raison de constater que ce principe se révèle en quelque sorte ambivalent. D’un côté, le principe de maximin constitue une « règle de l’habileté » [13] se réduisant au simple fait qu’un individu qui poursuit ses propres intérêts d’une manière rationnelle choisit l’alternative qui maximise la part minimale pour éviter des inconvénients plus graves. Il est évident qu’un raisonnement de ce genre, qui n’est guidé par rien d’autre que l’intérêt propre, manque de valeur morale authentique. Or, Ricœur est d’avis que le principe de maximin peut se convertir en principe moral à condition qu’il se retourne contre la conception utilitariste qui prescrit de sacrifier l’intérêt de l’individu ou d’une minorité à l’intérêt de la société en tant que totalité. Cela signifie que l’intégrité de l’individu ou d’une minorité devient le but de l’action humaine. Ce qui est décisif pour arriver à ce résultat, ce n’est pas le calcul de l’intérêt propre, mais ce sont les convictions bien pesées, qui correspondent à ce que Ricœur appelle le sens de justice. S’il en était ainsi, l’argumentation rawlsienne se serait avérée circulaire une nouvelle fois. Toujours est-il que Ricœur se rend compte de l’importance qu’a l’approche de Rawls à l’égard de la philosophie morale. À son avis, la conquête principale de Rawls n’est pas une justification formelle des principes de justice, mais une rationalisation du sens de justice, qui, de sa part, constitue le dernier fondement de l’éthique. Que l’entreprise de justification ait échoué, ce n’est pas forcément un défaut grave, au moins du point de vue d’une approche herméneutique. C’est ainsi que Ricœur constate : « [T]oute théorie morale présente dans son argumentation une circularité d’une certaine sorte. Peut-être est-ce même le cas de toute grande philosophie » [14].

IV

25Selon la troisième thèse ricœurienne, l’approche déontologique exige un recours à l’approche téléologique. Si c’était vrai, les principes de justice devraient réclamer le sens de justice. À y regarder de plus près, on s’aperçoit que Ricœur souligne l’exigence d’un tel recours dans un contexte particulier. Il s’agit du fait que, dans certaines situations, l’approche déontologique amène des problèmes qui ne sauraient être résolus qu’à l’aide de l’approche téléologique. Ce sont des situations caractérisées par des conflits entre des normes morales.

26L’un de ces conflits a déjà été mentionné. Il semble que le concept de distribution soit ambigu dans la mesure où, d’un côté, il peut signifier qu’on prend part à une communauté, et, de l’autre, qu’il y a des individus séparés entre lesquels des biens sociaux sont partagés. Ricœur pense que ce même conflit s’étend aussi au principe de maximin dont le statut oscille entre une règle de l’habileté et un principe éthique au sens propre, en fonction du rapport qu’a ce principe à la séparation des individus ou à leur coopération. Ricœur propose de se débarrasser de cette ambiguïté en abandonnant l’approche déontologique pour interpréter le principe de maximin – dans le sens d’une conviction bien pesée – comme expression de solidarité avec les membres plus faibles d’une société.

27En outre, Ricœur déclare qu’il ne suffit pas d’établir seulement des règles formelles pour la distribution des biens sociaux. Si l’on ne faisait rien d’autre, il serait impossible de rendre justice à la pluralité des biens sociaux ainsi qu’au fait que ces biens sont soumis à des évaluations bien divergentes dans des contextes historiques et sociaux différents. Selon Ricœur, le seul concept de bien social relève de l’approche téléologique, c’est-à-dire qu’il se situe au-delà de l’approche déontologique, et, qui plus est, la différence entre les évaluations des biens sociaux ne semble guère compatible avec l’universalisme caractérisant l’approche déontologique. Afin d’illustrer ce qu’il entend par la pluralité des biens sociaux, Ricœur a recours aux réflexions que présente Walzer dans Spheres of Justice[15]. En ce qui concerne les sphères nommées dans le titre du livre, ce sont, par exemple, la citoyenneté, la sécurité, l’assistance publique, l’argent, les marchandises et les emplois. Alors, la difficulté principale, c’est de régler la distribution des biens sociaux dans une situation caractérisée par un manque de critère qui permette de comparer les biens et leurs évaluations différentes, qui varient selon les contextes sociaux ou bien les préférences des individus.

28Ricœur discute les deux stratégies suivantes pour résoudre le problème. D’abord, il propose d’éliminer l’opposition entre le sens de justice et les principes de justice comme l’a fait Hegel avec l’opposition entre la moralité et le droit abstrait. En ce cas, l’État en tant que manifestation de la Sittlichkeit serait l’instance dans laquelle tous les conflits seraient définitivement résolus. En vue des tendances totalitaires de l’approche hégélienne, Ricœur se méfie de cette stratégie. Bien qu’il concède que les problèmes qu’on vient de mentionner apparaissent dans le contexte de l’État et qu’il faut les résoudre dans ce contexte, il se rend compte que l’État ne dispose pas d’une certitude absolue, mais que les synthèses qu’il fournit restent soumises à la possibilité de l’erreur. Lorsqu’il s’agit d’appliquer les principes de justice, ils renvoient alors au sens de justice qui, exposé au risque de l’échec, se manifeste dans des situations concrètes. Qu’une telle approche ne s’épuise pas dans un situationnisme aveugle ou bien dans un relativisme qui sanctionne n’importe quoi, c’est empêché par le recours à l’approche déontologique et sa prétention à l’universalité. L’application des principes de justice, par contre, n’est rendue possible que par le sens de justice, que Ricœur rapproche à la ?? ov????? aristotélicienne. C’est donc le sens de justice qui a le dernier mot, mais il ne s’agit plus d’un sens de justice naïf, mais d’un sens de justice réfléchi et enrichi par les principes de justice et les conflits qu’ils ont engendrés.


Date de mise en ligne : 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/rmm.062.0217

Notes

  • [1]
    Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, 1990, p. 202.
  • [2]
    Paul RICŒUR, Lectures I. Autour du politique, Paris, 1991, p. 256.
  • [3]
    Cf. Paul RICŒUR, Le juste, Paris, 1995, p. 79.
  • [4]
    Cela s’applique aussi à l’analyse qu’a consacrée Ricœur à ce texte. Cf. Paul RICŒUR, « Après Théorie de la justice de John Rawls », in Le juste, Paris, 1995, p. 99-120.
  • [5]
    Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, p. 231.
  • [6]
    Ibid., p. 200-201.
  • [7]
    Cf. Paul RICŒUR, Le juste, p. 82 : « [L]a justice n’est pas d’abord une vertu intersubjective, une vertu régissant des relations bilatérales, mais des institutions : “La justice est la première vertu des institutions sociales, comme la vérité l’est des systèmes de pensée.” »
  • [8]
    Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, p. 227.
  • [9]
    Ricœur emprunte ce terme à Hannah Arendt.
  • [10]
    Cf. Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, 1990, p. 264-265.
  • [11]
    Ibid., p. 268-269.
  • [12]
    John RAWLS, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, 1987, p. 91 (A Theory of Justice, Oxford, 1971, p. 60).
  • [13]
    Ce terme a été forgé par Kant. Cf. Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, 1983, p. 128 (Immanuel KANT, Grundlegung zur Metaphysik der Sitten (GMS), in « Werkausgabe », Bd. VII, éd. Wilhelm Weischedel, Frankfurt a. M., 1968, BA 43.
  • [14]
    Paul RICŒUR, Lectures I, p. 216.
  • [15]
    Michael WALZER, Spheres of Justice, New York, 1983.

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