Notes
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[1]
« Epistémologie » est pris ici au sens large de théorie des sciences et de la connaissance, non au sens étroit qui tend à s’instaurer aux États-Unis où l’épistémologie se réduit en gros au fiabilisme d’Alvin Goldman (voir le bel article de P. JACOB, « Epistemology and Cognition de A. Goldman », L’Âge de la science, 2, Épistémologie, Paris, Odile Jacob, 1989).
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[2]
Telle n’était pas l’opinion de Vuillemin et de Granger, qui furent conscients de l’intérêt de l’épistémologie de Wittgenstein. Voir « Wittgenstein et le problème d’une philosophie de la science », G. Granger (éd.), Revue internationale de philosophie, 1969.
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[3]
Qui compte aussi à vrai dire les Allemands Schlick et Carnap.
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[4]
Il est vrai que Wittgenstein ne prisait guère le rôle de la science et de ses conséquences (guerres, etc.) dans la civilisation, et contestait formellement la notion de progrès global de l’humanité issu de la science, mais ce n’est pas parce qu’on n’est pas hagiographe de la science qu’on n’est pas rationaliste, il y a des formes non scientistes de rationalisme. Son intérêt allait surtout aux mathématiques, quoique à un secteur limité de cette science (des milliers de pages des manuscrits leur sont consacrées), plus qu’à la physique, qui resta néanmoins toujours pour lui la science modèle, il avait une conception précise du mode d’explication à privilégier en sciences humaines (par les raisons, et par la recherche d’une vision synoptique des faits), notamment en anthropologie, et il s’est aussi passionné sur le tard pour la psychologie. En ce qui concerne les quelques remarques personnelles sur le rôle néfaste de la science dans la culture ou la civilisation, invoquées par les tenants de la méthode « psycho-biographique » (pour reprendre l’expression de Bouveresse dans Essais III, éd. J.-J. Rosat, Marseille, Agone, 2003, p. IX ), elles ne sauraient recevoir le même statut que les textes proprement philosophiques destinés à la publication, ou devant y préparer. Le « Wittgenstein culturel » a connu une certaine fortune chez journalistes et essayistes; il n’en sera pas question ici.
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[5]
Bourdieu a analysé quelques lectures relativistes de Wittgenstein en sociologie et en anthropologie, notamment celles de Bloor et de Lynch (Wittgenstein, dernières pensées, éd. J. Bouveresse, S. Laugier, J.-J. Rosat, Agone, 2002, p. 345). Le philosophe de Cambridge ne s’est jamais prononcé en faveur du relativisme radical : au contraire, dans les Remarques sur « Le Rameau d’or » de Frazer, il refuse la thèse que toutes les croyances se valent, que « tout le monde a raison de son point de vue », n’acceptant que celle selon laquelle toute croyance est importante pour celui qui y croit. Sans doute certains de ses textes peuvent-ils être à la rigueur tirés dans le sens d’un relativisme modéré : notamment en philosophie des sciences, on ne voit pas comment, dans la perspective de Wittgenstein, il pourrait être question de discussion rationnelle portant sur plusieurs paradigmes scientifiques afin de les comparer, non parce que les notions seraient incommensurables, mais parce que les canons de la discussion sont internes au paradigme et fixés par lui; il serait donc impossible pour le tenant d’un paradigme de discuter de lui en toute objectivité, c’est-à-dire de l’extérieur, il ne peut entamer une discussion à son propos que s’il a déjà adopté un autre paradigme. Le holisme cognitif de la Certitude, assez comparable à celui de Quine, va également dans ce sens puisque nul ne saurait remettre en cause son « image du monde » sans que s’effondre tout l’édifice de son savoir. Comment s’effectue alors le changement scientifique ? On n’en trouve pas chez Wittgenstein d’explication en bonne et due forme, en dehors de l’évocation du changement d’aspect, de système de notation, ou de l’assimilation un peu vague à un changement de style en art (Cours de 1930-1932, p. 104), qui évoque ce que sera le point de vue de Crombie, de Hacking, et aussi de Granger opposant le style mathématique de Descartes et celui de Desargues dans Essai d’une philosophie du style (Paris, A. Colin, 1970). – On entend souvent dire par ailleurs que la notion de jeu de langage implique le relativisme ou en tout cas l’incommensurabilité; mais on ne voit pas pourquoi : que le rugby n’ait pas les mêmes règles que le cricket, qu’un fauteuil Louis XIII ne soit pas façonné comme un fauteuil Louis XV, ne nous incline pas au relativisme. On ne saurait plaquer de l’incommensurabilité sémantique sur une problématique où il est question de pratiques réglées comme les jeux de langage, qui peuvent avoir entre eux des ressemblances aussi bien que des différences. Et il y a quantité de jeux de langage où la notion de vérité est préservée.
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[6]
J. BOUVERESSE, Le Mythe de l’intériorité, Paris, Éd. de Minuit, 1976, p. 323; voir aussi Essais III, J.-J. Rosat éd., Marseille, Agone, 2003. J.-J. ROSAT, « Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature », Schlick et le tournant de la philosophie, Les Études philosophiques, S. Laugier éd., juillet-septembre 2001.
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[7]
Voir Cours de Wittgenstein sur la philosophie psychologique, 1946-1947, trad. E. Rigal, Mauvezin, TER, 2001, p. 272 et p. 291, sur la possibilité de falsification d’une théorie par une seule proposition vraie, et le néanmoins possible sauvetage de la théorie.
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[8]
Carnap et Schlick le suivirent dans ce conventionnalisme, le pliant au positivisme (ce qui n’est pas évident, même si les deux allaient de pair selon les épistémologues althussériens des années 1960). Le positivisme n’est pas une philosophie uniforme : Comte était partisan d’une philosophie historiciste des sciences « à la française » et ne croyait pas à l’unité de la science; l’universalisme du cercle de Vienne l’aurait fort étonné (voir J. F. BRAUNSTEIN, dans P. WAGNER [dir.], Les Philosophes et la Science, Paris, Gallimard, Folio, 2002). L’esprit positif ne souffle pas toujours de la même façon ici et là...
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[9]
A. BRENNER, Les Origines françaises de la philosophie des sciences, Paris, PUF, 2003, p. 143 (A. Brenner retrace dans ces pages la critique par Popper du conventionnalisme de Carnap et Schlick dans Les Deux Problèmes fondamentaux).
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[10]
Voir les pertinentes remarques de S. Gandon sur Hertz dans Logique et Langage. Études sur le premier Wittgenstein, Paris, Vrin, 2002, p. 89 s., et G. Garreta et J.-J. Rosat (éd.), Décrire le monde. Wittgenstein et l’héritage de Hertz, à paraître chez Vrin.
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[11]
Comparons avec Peirce qui soutient à l’inverse un réalisme dispositionnel au sujet des lois naturelles, assimilées à des tendances ou habitudes opérant réellement dans la nature, mais pas sur le mode de la causalité brute. Selon Peirce, la régularité avec laquelle les pierres qu’on lâche tombent est certes due « à quelque principe général actif » (Collected Papers of C. S. Peirce, 5.100), mais celui-ci n’exerce pas d’action causale directe sur les pierres. Que « des principes généraux opèrent réellement dans la nature » : « c’est la doctrine du réalisme scolastique » à laquelle il adhère; cela veut dire que la conception « nominaliste » des lois comme « pures » représentations (5.97), voire simples fictions (1.422), est fausse; qu’une loi soit en un sens une représentation ne l’empêche pas d’être réelle comme l’est une tendance, une disposition (sur le réalisme dispositionnel de Peirce, voir notre « Dispositions ou capacités ? La philosophie sociale de Wittgenstein », dans La Régularité, Paris, Éd. de l’EHESS, 2002), une entité de la Troisième Catégorie. Les cibles de Peirce sont en fait les « nominalistes » Poincaré, Pearson et Le Roy, et Wittgenstein lui aurait sans doute paru aussi nominaliste. Dispositionnaliste quant aux lois naturelles, Peirce se pose en adversaire du déterminisme strict (le « nécessitarisme ») : les lois ne sont que tendancielles et approximatives; elles ne contraignent pas directement les phénomènes : « aucune loi de la nature ne fait tomber une pierre, se décharger une bouteille de Leyde ou marcher une machine à vapeur » (1.323, v. 1903) en sorte que les faits sont contingents (1.427) ou « accidentellement actuels » (comme dans le Tractatus). Insistons : si les lois opèrent réellement dans la nature, ce n’est pas de façon causale, ni sur un mode « nécessitariste », mais plutôt à la manière des Troisièmes réels (lois, habitudes, règles, signes) qui « influencent » ou régissent les Seconds existants : il faut comprendre « loi » au sens littéralement juridique : « Quand une pierre tombe à terre, la loi de gravitation n’agit pas pour la faire tomber. La loi de gravitation se compare au juge : le juge peut articuler la loi jusqu’à la fin des temps, mais sans le bras fort de la loi, le shérif brutal, qui donne effet à la loi, celle-ci n’est rien. Il est vrai que le juge peut nommer le shérif, si besoin est, mais il faut qu’il y en ait un. La chute effective est purement et simplement l’affaire de la pierre et de la terre à ce moment-là. C’est un cas de réaction » (8.330). Or la réaction, le bras du shérif, l’action causale, relèvent de la Seconde Catégorie, même s’ils « obéissent » à la loi qui, elle, relève de la Troisième. L’ingénieuse distinction catégoriale de Peirce (certes coûteuse ontologiquement) vient ici au secours d’un problème récurrent en philosophie des sciences, celui du modus operandi des lois. Sur cette toujours actuelle question, voir N. CARTWRIGHT, « D’où viennent les lois de la nature ? », dans La Régularité.
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[12]
Faut-il comprendre, comme H. J. Glock (2003), p. 497, que A n’explique B que si B suit (folgern) logiquement de A ? Wittgenstein semble en effet identifier le lien explicatif entre deux événements au lien nécessaire entre les deux propositions qui les dépeignent. La partie explicative de la science de la nature serait alors localisée dans les connexions nécessaires entre propositions. Il y aurait donc place dans la science pour les explications ainsi conçues, et pas seulement pour la description.
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[13]
Voir G. GARRETA, « Remarques sur nécessité physique et nécessité logique, de Hertz et Mach à Wittgenstein », dans G. GARRETA et J.-J. ROSAT (éd.), Décrire le monde. Wittgenstein et l’héritage de Hertz, et « Ernst Mach : l’épistémologie comme histoire naturelle de la science », dans P. WAGNER (dir.), Les Philosophes et la Science. Toutefois, ces travaux très nuancés présentent un Mach qui n’est pas ultra-descriptiviste – pour lui aussi la science prophétise – ni psychologiste, et qui ne réduit pas les lois à de simples abréviations
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[14]
Peirce rapporte à un processus adaptatif de notre esprit au réel le fait que nos théories scientifiques et autres « guessing » tombent juste.
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[15]
En 1931-1932, Wittgenstein parlera de style causal en physique : « La causalité joue chez les physiciens le rôle de style de pensée » (Les Cours de Cambridge 1930-1932, trad. E. Rigal, Mauvezin, TER, 1988, p. 104).
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[16]
Pour une étude sur le statut du principe d’induction, discuté dans le TLP, mais revisité dans UG, voir J. Bouveresse (Essais III, 2002).
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[17]
Le lien de conséquence logique est nécessaire. Sans doute cette nécessité est-elle subordonnée dans le TLP à des choix antérieurs de règles et d’axiomes plus ou moins arbitraires, tout comme dans la pratique mathématicienne courante; mais elle n’est pas pour autant, comme l’a prétendu autrefois Dummett, l’expression directe de conventions, en tout cas pas dans le TLP. Plus tard, la thèse de l’« invention de la nécessité » sera pleinement assumée par Wittgenstein, si l’on en croit Crispin Wright et Bouveresse, sans jamais, toutefois, remettre en cause la solidité immanente du lien, devenu grammatical, de Folgerung.
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[18]
Comme l’a relevé Bouveresse, Le Mythe de l’intériorité, p. 317.
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[19]
Le vérificationnisme s’applique encore aux propositions moléculaires (elles sont aussi censées être des images logiques des faits, comme le souligne Thomas RICKETTS, « Pictures, logic, and the limits of sense in Wittgenstein’s Tractatus », dans H. SLUGA et D. G. STERN [éd.], The Cambridge Companion to Wittgenstein, Cambridge University Press, 1996, p. 83-84), mais ce n’est pas le cas, notons-le, des propositions quantifiées, qui sont légion en sciences. Rappelons aussi qu’il n’y a de rapport de conséquence logique qu’entre des propositions au moins moléculaires, ce rapport étant impossible au niveau des propositions élémentaires (5.134) car elles n’ont pas d’« arguments de vérité » en commun; en outre, le rapport (nécessaire et a priori) de conséquence logique (folgern) et d’inférence (schliessen) entre propositions moléculaires leur est intrinsèque (5.132; voir Th. RIC-KETTS, « Pictures, logic, and the limits of sense in Wittgenstein’s Tractatus », p. 84). Ceci complète le tableau d’une nature sans nexus causal, où tout est accident (en outre les propositions élémentaires dépeignant les états de choses sont sans connexion logique entre elles), et d’une logique a priori, saturée de nécessité et absolue (« Tout Folgern se fait a priori », 5.133). On trouve chez Bolzano, notons-le, une relation d’Abfolge à certains égards comparable au Folgern du TLP, défini, rappelonsle, en termes de fondements de vérité, mais Bolzano mélange ce que Wittgenstein tient précisément à distinguer : rapport causal et lien de conséquence logique (voir J. SEBESTIK, Logique et mathématiques chez Bernard Bolzano, Paris, Vrin, 1992, p. 258 s.). Je laisse délibérément de côté la présentation de la probabilité dans le TLP, parfaitement traitée par Von Wright dans Granger (1969), et dont l’ascendance bolzanienne est bien connue. Elle lie la probabilité et l’inférence logique : « La certitude de l’inférence [Schluss] logique est un cas limite de la probabilité » (5.152). Elle tolère, notons-le, un rapport de probabilisation entre deux propositions élémentaires pourtant logiquement indépendantes (5.152).
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[20]
Voir « Verificationnism », dans G. Granger (éd.), 1969. Selon Black, il y a dans le TLP un réel problème de vérification des énoncés atomiques, car il faudrait selon lui avoir scruté tous les faits atomiques, ce qui n’a pas de sens, jusqu’à ce qu’on trouve celui qui vérifie une proposition particulière, et une telle proposition ne pourrait jamais être falsifiée (p. 143). De fait, les modalités de la vérification prônée par le TLP lu par les néopositivistes posent toutes sortes de problèmes qui embarrasseront notamment Carnap jusqu’à « Testability and Meaning » (1936). Wittgenstein se débarrasse de l’épineuse question, ainsi que de celle de la vérité-correspondance, à partir de 1932-1933; l’accord de la représentation et de la réalité se fait alors à l’intérieur de la grammaire, il faut substituer une conception grammaticale de cet accord à la conception métaphysique traditionnelle.
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[21]
Ainsi notre auteur soutiendra expressément dans PB, en 1929, « qu’une hypothèse entretient précisément avec la réalité une relation formelle autre que celle de la vérification » (§ 228); ne sont vrais ou faux que les « constats », les « énoncés phénoménologiques » de 1929 (voir ci-après l’article de Ludovic Soutif). Dès 1930-1932 l’hypothèse est dite non vérifiable entre autres parce qu’elle a dès lors le statut déclaré d’une « règle servant à construire des propositions » qui, elles, seront vérifiables, et qu’elle est « tournée vers le futur » (Cours de Cambridge 1930-1932, trad. E. Rigal, Mauvezin, TER, p. 16-18).
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[22]
Par exemple les rêves : voir RM, p. 56, où la théorie freudienne du rêve (avec les notions de déplacement et de condensation) est louée pour avoir montré « de quelle manière compliquée l’esprit humain se fait une image des faits ».
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[23]
Voir Forme et contenu, trad. D. Chapuis-Schmitz, Marseille, Agone, 2003.
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[24]
En 1902, et conformément à sa maxime pragmatiste, Peirce écrivait : « Une connaissance qui n’aurait aucune incidence possible sur toute expérience future – et ne susciterait aucune espèce d’attente – serait une information relative à un rêve » (Collected Papers of C. S. Peirce, 5.543).
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[25]
Même si dans PB, p. 200, Wittgenstein semble attiré par l’opérationnalisme d’Einstein (« La manière dont une grandeur est mesurée, c’est cela qu’elle est »), en vogue depuis Bridgmann et qui porte la marque du pragmatisme de Peirce.
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[26]
Il faut toutefois rappeler que dans RR, p. 22, Wittgenstein semble privilégier les explications structurales en sciences humaines, disqualifiant l’explication historique comme simple habillage ou variante de l’explication en termes de « corrélations formelles » qui a droit de cité en anthropologie. Le TLP met l’accent sur la grande complexité de la logique de l’Abbildung à l’œuvre dans le langage, ce qui fragilise toute idée de vérification facile ou directe, sinon pour les propositions atomiques, et encore, et cela aurait dû faire réfléchir les signataires du Manifeste de 1929 !
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[27]
Même Bouveresse écrivait en 1973 : « Wittgenstein n’a jamais été réellement un philosophe des sciences. » Certes il ne l’a pas été comme, ou autant que, Carnap ou Popper, mais il n’est pas nécessaire d’être l’un ou l’autre pour développer des considérations importantes en la matière.
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[28]
Même si le Tractatus accorde une valeur plus instrumentale que directement réaliste aux théories physiques, il ne leur retire pas, nous l’avons vu à propos de l’exemple newtonien, toute portée cognitive et tout lien référentiel au réel; mais il en souligne les modalités complexes et indirectes, à la différence du réalisme direct (voir 6.3431 et 6.342). Le TLP n’en est pas moins, en un autre sens, scientiste, en ce qu’il n’accorde de sens ou de conditions de vérité qu’au discours factuel des sciences de la nature, définissant l’ensemble de celles-ci comme la totalité (Gesamtheit) des propositions vraies (4.11). Ce scientisme tempéré par le conventionnalisme ne s’accompagne d’aucune religion de la science, mais entraîne plutôt la relativisation de son rôle dans la vie : « Nous sentons que même si toutes les questions scientifiques possibles ont trouvé leur réponse, nos problèmes de vie n’ont même pas été effleurés » (6.52). À la vérité, traversé par des tensions diverses, le TLP n’est pas très cohérent en matière d’épistémologie.
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[29]
L’invention de « LA » science est de fait historiquement datée : voir J.-F. BRAUNSTEIN, dans P. WAGNER (dir.), Les Philosophes et la Science, p. 796. Il suffit de penser à Renan ! Voir aussi M. FICHANT et M. PÉCHEUX, Sur l’histoire des sciences, Paris, Maspero, 1969, p. 96, rappelant que pour Althusser, parler de LA science est idéologique. Mais, comme se plaît à le souligner Bouveresse, Althusser et Foucault étaient eux-mêmes, respectivement, scientiste et positiviste dans leur pratique philosophique...
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[30]
Non qu’il faille remplacer l’épistémologie par la sociologie ou l’histoire des sciences (voir Ch. CHAUVIRÉ, « Un rationalisme bien tempéré », Critique, no 426,1982), il s’agit de se défaire de la phobie de la contextualisation des problèmes en épistémologie (comme semble nous y inviter le nom de la très sérieuse revue de Cambridge, Science in Context) : cela a-t-il un sens de dire qu’on traite un problème en soi (par exemple la vérification, ou la probabilité), abstraction faite de tout contexte, et de toute mise en perspective diachronique ? Oui si l’on construit une théorie personnelle comme la théorie carnapienne de la probabilité, si on est créatif; mais en dehors des cas innovants, assez rares, que voudrait dire faire une épistémologie de la probabilité en soi ? Dégager ce que les différentes théories de la probabilité ont en commun, si elles ont quelque chose de commun, de Pascal à Cournot, à Bayes et à Kolmogorov ? Mais en ce cas, la perspective diachronique, notamment celle de Hacking, qui permet de déployer la diversité de ces conceptions et de retracer leur évolution, n’est-elle pas plus exacte, précise et fine ? Ou simplement exposer l’état actuel du problème ? L’ignorance délibérée de l’histoire et des contextes ne risque-t-elle pas à la longue de favoriser une forme d’inculture ? N’y a-t-il pas une misère de l’anti-historicisme ? Et, pour mentionner une autre école qui pratique délibérément l’anhistorisme, il faut que Dretske déploie beaucoup de talent dans son traitement du concept de téléologie pour faire oublier que ledit concept, loin d’être né sous sa plume, a une longue histoire d’Aristote à Kant et à Darwin, et que lui, Dretske, redécouvre parfois de vieilles lunes...
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[31]
Trad. P. Acot, Paris, Colin, 1972.
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[32]
Voir D. ANDLER, A. FAGOT-LARGEAULT, B. SAINT-SERNIN, Philosophie des sciences, Paris, Gallimard, Folio, 2002.
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[33]
Voir J. BOUVERESSE, « La théorie et l’observation dans la philosophie des sciences du positivisme logique », dans Fr. CHATELET (dir.), Histoire de la philosophie, t. VIII, Hachette, 1973.
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[34]
Dans Le Philosophe et le Réel. Entretiens avec J.-J. Rosat, Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 98.
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[35]
Alors qu’en fait l’empirisme logique était déjà mort aux États-Unis : tout nous arrive en France avec vingt ans de retard !
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[36]
Par opposition à la logique de la Forschung de Popper et à celle de la découverte de Hanson (qui prolonge la logique peircienne de l’« abduction » comme méthode de découverte des hypothèses).
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[37]
Ou pour la seconde fois si on tient compte du précédent peircien, la maxime pragmatiste de Peirce liant expressément explicitation de la signification et opérations inspirées de la méthode expérimentale (voir Ch. CHAUVIRÉ, « De Cambridge à Vienne. La maxime pragmatiste et sa lecture vérificationniste », dans J. Sébestik et A. Soulez [éd.], Le Cercle de Vienne. Doctrines et controverses, Paris, Klincksieck, 1986). Le lien extrêmement fort entre pragmatisme et épistémologie à la fin du XIXe siècle est sous-estimé, alors qu’il a été déterminant pour le sort de l’épistémologie de la première moitié du XXe siècle (voir G. GARRETA, « Le réalisme pragmatiste de Dewey et ses implications. Perception, action, signification », thèse; et M. GIREL, « Croyance et conduite. Peirce et les pragmatistes », thèse).
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[38]
G.E. MOORE, Les Cours de Wittgenstein en 1930-1933, trad. J.-P. Cometti, dans Philosophica I, Mauvezin, TER, 1997, p. 14-15.
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[39]
Essais III, p. 157.
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[40]
J.-J. Rosat trouve les textes de 1929-1930 réalistes plutôt qu’instrumentalistes (« Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature », Schlick et le tournant de la philosophie, Les Études philosophiques, S. Laugier [éd.], juillet-septembre 2001, p. 318). Pourtant, caractériser les lois comme des « tickets d’inférence » (Ryle) ou des règles ou des hypothèses (Wittgenstein) pour effectuer certaines inférences ou prédictions constitue la définition canonique de l’instrumentaliste, celle que mentionne notamment Popper dans Logique de la découverte scientifique (Paris, Payot, 1973, p. 33) pour la critiquer. Qu’il y ait différentes variétés d’instrumentalisme, que Wittgenstein se démarque de conventionnalistes comme Eddington, est une autre affaire. Il me paraît dans tous ces textes instrumentaliste et phénoméniste, sachant qu’il n’accorde de réalité qu’au phénomène, seul vérificateur des énoncés scientifiques; en ce sens, si l’on veut, être phénoméniste revient alors à être réaliste puisque Wittgenstein récuse toute chose en soi cachée derrière les phénomènes; il n’en est pas moins instrumentaliste. Instrumentalisme et réalisme ne sont pas, en l’occurrence, antithétiques. Selon les définitions classiques, est instrumentaliste celui qui, par exemple, prend la loi de gravitation comme une règle permettant d’effectuer des inférences sur les corps en mouvement, est réaliste celui qui y voit une des prémisses à partir desquelles on peut effectuer de telles inférences, la différence est donc aussi grammaticale qu’épistémologique. On ne rejette pas une règle d’inférence comme on rejette une prémisse sur la foi d’un fait contraire aux attentes. En outre, Wittgenstein hésite parfois entre identifier la réalité aux phénomènes et l’identifier aux corps physiques (p. 328), mais dans la plupart des textes il considère que les corps physiques sont hypothétiques, et les phénomènes, réels (Rosat le reconnaît d’ailleurs). Il y a certes dans ces passages plusieurs candidats au label « réalité » : les phénomènes, les objets physiques, et ce qu’il appelle « réalité » (Wirklichkeit) sans plus de qualification. « Ce qui est surprenant, c’est que le prédicat “réel” s’attache aux objets et non aux phénomènes, qui sont pourtant la seule donnée » (11,260), cité par S. LAUGIER, dans P. WAGNER, Les Philosophes et la Science, p. 538. Seuls les phénomènes sont les vérificateurs des hypothèses. Dans la conversation avec Schlick du 22 mars 1930 (« La physique n’est pas de l’histoire. Elle prophétise »), et comme tous les auteurs qui privilégient la dimension prévisionnelle des sciences, Wittgenstein s’accorde en fait, notons-le, avec le point de vue défini par Auguste Comte, qui, dans le Discours sur l’esprit positif, fait prévaloir la prédiction sur l’accumulation des faits observés, et se défie de tout empirisme, conservant, à l’inverse des positivistes ultérieurs et de Wittgenstein, l’idée d’une réalité située au-delà de nos possibilités de connaître. Le positivisme s’accommode de certaines croyances métaphysiques : ainsi Renan affirmait croire « que le monde dans son ensemble est plein d’un souffle divin » (Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 229), tout en reconnaissant, dans ce même ouvrage, avoir donné raison à Monsieur Homais...
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[41]
Voir Ch. CHAUVIRÉ, La Philosophie dans la boîte noire, Paris, Kimé, 2000, sur l’utopie universaliste du cercle de Vienne, p. 85 s., et sur le caractère acritique de l’épistémologie impliquée dans les sciences cognitives, p. 99 s.
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[42]
Comme le notait Bouveresse en 1973, un auteur comme Carnap ne croit pas que les faits auxquels confronter une théorie sont indépendants du type de langage choisi pour les décrire : « l’idée d’une factualité pure, non contaminée par la théorie, est dépourvue de sens » (« La théorie de l’observation dans la philosophie des sciences du positivisme logique », dans Fr. CHATELET [dir.], Le XXe Siècle. Histoire de la philosophie, t. VIII, Paris, Hachette Littératures, Pluriel, 1973-2000, p. 101).
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[43]
Warren Goldfarb a fait une (malicieuse) analyse wittgensteinienne d’un article de Science sur le « diapason mental » que posséderaient ceux qui ont l’oreille absolue (« Wittgenstein, l’esprit et le scientisme », dans J. Sébestik et A. Soulez [éd.], Wittgenstein et la philosophie aujourd’hui, Paris, Klincksieck, 1992, p. 123).
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[44]
Nos cognitivistes semblent succomber au mythe du donné, qu’une autre tradition de la philosophie analytique a pourtant amplement discuté (voir Sellars, Mc Dowell, Brandom).
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[45]
Voir D. ANDLER, p. 333, dans D. ANDLER et al. (voir n. 32).
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[46]
J. Proust est la seule à revendiquer ouvertement, et à juste titre, le caractère constructif au sens carnapien du terme de son Comment l’esprit vient aux bêtes (Paris, Gallimard, 1997).
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[47]
Proofs and Refutations. The Logic of Mathematical Discover, Cambridge University Press, 1976, p. 2.
1À force d’avoir dû répéter, en France, que Wittgenstein n’était ni un positiviste logique ni seulement un logicien, mais un philosophe au sens plein du terme, on a pu créer un préjugé inverse, qu’il faut à présent détruire : beaucoup de philosophes des sciences persistent à croire que le maître à penser du cercle de Vienne avait peu à dire sur la science, et en tout cas rien d’important [2], par opposition à certains de ses compatriotes comme Popper ou les membres du Cercle [3] dont il n’avait pas l’idéologie scientiste, ce qui, assez vite, l’a séparé d’eux. Cet écart ne fait pas de lui un irrationaliste (Wittgenstein ayant toujours été à sa façon, pessimiste, un Aufklärer [4] ) ou un relativiste [5] comme on l’entend parfois dire, mais plutôt un adversaire de « la méthode scientifique en philosophie » à la Russell, et de « la conception scientifique du monde » des signataires du Manifeste néopositiviste de 1929. Ayant toujours revendiqué l’autonomie de la philosophie (du conceptuel) à l’égard des sciences (de l’empirique) ou de leurs résultats futurs, et tenu le mélange des deux pour « métaphysique », il a voulu donner des statuts clairs et distincts à l’une et aux autres. La science, affirme-t-il dans son cours de 1946-1947, ne peut servir, au mieux, que de « catalyseur » à la philosophie, ou offrir des exemples de confusions conceptuelles à débrouiller, mais jamais la philosophie n’est redevable des découvertes scientifiques ou indexées à elles comme ce serait le cas si elle était une discipline cognitive. Et jamais aucune découverte scientifique n’apportera de réponse définitive à une question philosophique qui n’appelle qu’une clarification conceptuelle ou grammaticale (on pourrait dire aujourd’hui : si l’Achille des neurosciences ne peut rattraper la tortue du mental, c’est qu’ils ne courent pas dans la même course...). Il y a donc bien interaction possible entre sciences et philosophie, mais pas au sens d’un progrès conjoint et unilatéral.
2Wittgenstein restreint la teneur cognitive ou représentationnelle directe des théories scientifiques, en bon instrumentaliste qu’il est. Dans le TLP, les théories de la mécanique sont des « images » (au sens de Hertz) de la réalité comportant des éléments stipulés, et soumises à des contraintes a priori logiques (qui deviendront grammaticales chez le second Wittgenstein). À prétention descriptive, elles n’ont pas vocation à saisir l’essence intime et cachée des choses. Il a par ailleurs émis des réserves sur le rôle de la science dans la civilisation. Mais, et c’est ce en quoi consiste le « scientisme » du TLP, il n’en a pas moins identifié le seul discours pourvu de sens au discours factuel des sciences de la nature, dont le « domaine disputé » (« bestreitbare Gebiet ») doit sa délimitation à la philosophie (4.113), dont c’est le rôle, et le privilège, de pouvoir et devoir tracer une frontière à « l’expression des pensées » (sur ce point l’évidente filiation kantienne, dans le sillage de Helmholtz et de Hertz, a souvent été aperçue). Sur le reste, le TLP n’est pas scientiste, dénonçant au contraire la « superstition » rationaliste moderne.
3On a parfois remarqué [6] que dans certains de ses textes de 1929-1931, Wittgenstein était finalement plus proche de Popper que de Carnap, et que « le programme réductionniste de l’empirisme logique lui était tout à fait étranger ». Les cours de 1946-1947 sur la psychologie philosophique peuvent donner une impression de poppérisme à l’endroit des théories scientifiques, toujours destinées à être renversées un jour et remplacées par d’autres [7]. Il serait piquant de voir Wittgenstein, qui a commencé comme inspirateur officiel de l’épistémologie vérificationniste du cercle de Vienne, finir en falsificationniste. Toutefois, il est moins devenu poppérien que resté conventionnaliste [8], depuis toujours convaincu (comme Quine), mais sans s’en indigner comme Popper, que les scientifiques usent de « stratagèmes conventionnalistes » (comme l’adjonction des « masses invisibles » de Hertz, des pseudo-objets explicites comme le notent les Carnets) pour aménager et sauver leurs théories, persuadé depuis le TLP que la théorisation est une modélisation commode, plus ou moins arbitraire et révocable (voir aussi PB, § 227, où la valeur prédictive joue un rôle majeur). Si la base empirique de la science est descriptive, la théorie a pour vocation de permettre des prédictions testables, non de recopier le réel, le lien entre base empirique et théorie pouvant devenir alors extraordinairement compliqué (tel semble être le prix à payer par le conventionnalisme : il « recherche des lois simples et pratiques, mais s’accommode d’une corrélation compliquée entre les concepts et la réalité [9] »).
4Marqué par Maxwell, Helmholtz, Hertz [10], Mach et Boltzmann à des titres et des degrés divers, Wittgenstein est, au moins à partir de 1929, semble-t-il, phénoméniste (ce qui est réel est le phénomène), depuis toujours instrumentaliste et porté à restreindre la teneur réaliste et représentationnelle directe des théories ainsi que la valeur explicative des lois. Dès le TLP il s’efforce de lutter contre la superstition rationaliste par excellence qui consiste selon lui à croire en un nexus causal ancré dans la nature et à penser que les lois naturelles « expliquent » les phénomènes naturels au sens où, tel le Destin aux yeux des Anciens (6.371-2), elles les feraient advenir [11] : dans le monde du TLP où tout est accident, aucun état de choses n’en fait advenir un autre, toute la nécessité se localisant dans la logique (5.1361) [12]. Ainsi se trouvent renvoyés dos à dos comme également superstitieux les Anciens et les Modernes (6.371). Wittgenstein récuse l’idée que les lois physiques sont « nécessaires », réservant, comme Mach, la seule nécessité au domaine de la logique (et par la suite au domaine de la grammaire); dans le TLP, elle est l’apanage des tautologies « vraies dans tous les mondes possibles », et dont la négation est contradictoire, alors que les lois physiques, qui peuvent « valoir de façon contingente pour toutes les choses » (6.1231), ne sont dotées que d’une « généralité accidentelle ». Ni propositions empiriques ni tautologies, elles forment une étape intermédiaire entre la description factuelle et les grands principes de la théorisation scientifique. Si par ailleurs notre science et notre nécessité logique concordent avec un monde où tout est accident, si nos prédictions se réalisent, alors même que notre volonté est impuissante, c’est par une « grâce du destin » (6.374). Que nous ayons bel et bien le « pressentiment » (Ahnung) qu’il doit y avoir par exemple une loi de moindre action (6.3211), Wittgenstein ne l’explique pas davantage, là où Mach parlait d’instinct [13] et d’adaptation, et où Peirce invoquait « il lume naturale » qui a guidé Galilée [14], préférant peut-être ne pas naturaliser ou psychologiser la question (alors qu’il n’hésite pourtant pas à donner un ancrage psychologique à l’induction, 6.3631). Il n’évite la superstition causale que pour tomber dans celle de la « grâce du destin »...
5Certes, à cette époque, le principe de causalité se voit conférer un privilège qui l’apparente presque aux lois logiques et à une nécessité de la pensée prise en un sens non psychologique : il « n’est pas une loi, mais la forme d’une loi » (6.32), comme l’avait déjà dit Helmholtz; sa négation est, sinon contradictoire, du moins difficile à concevoir, car le TLP n’envisage pas qu’on puisse faire une science comme la physique sans recourir, pour formuler ses lois, à la forme causale [15]. Une hiérarchie est en tout cas établie entre la base de la science (propositions élémentaires, qui reproduisent, à titre d’images logiques, des états de choses), les fonctions de vérité de propositions élémentaires – douées les unes et les autres de sens et d’une possible valeur de vérité; les lois; et enfin les principes a priori de toute théorisation scientifique [16]. Le discours factuel est donc censé être reproductif et figuratif; mais qu’en est-il des lois ? Wittgenstein reconnaît qu’« à travers tout l’appareil logique, les lois physiques parlent quand même des objets du monde » (6.3431; le « quand même » est éloquent !). On comprend qu’elles en parlent de façon tout à fait indirecte.
6Selon le Traité, les principes génériques de la physique : causalité, moindre action et raison suffisante ne disent rien mais montrent quelque chose qui ne saurait être dit : ainsi le principe de causalité montre la forme causale que doivent prendre les lois physiques (« causalité » est un concept formel au sens du TLP). Puisque dans cet ouvrage ce qui se montre est de nature formelle (et a priori), il est juste que les lois qui sont en réalité des formes de loi soient dites montrer, voire se montrer. Selon leur niveau de généralité, les propositions de la physique soit disent quelque chose du réel (plus ou moins directement), soit montrent ce qui ne peut l’être : et l’intervention de la monstration apporte au conventionnalisme classique la touche wittgensteinienne. Quant aux théories, le TLP les compare à des systèmes de coordonnées géométriques dont les propriétés peuvent être indiquées a priori; ces systèmes de représentation sont postulés, alors que les états de choses concernés dans les descriptions scientifiques ne le sont évidemment pas plus que les conséquences logiques des éléments postulés. Tout comme en logique, il y a en physique des éléments postulés (au niveau général du choix de la notation) et des éléments non postulés (les conséquences logiques de ce qui a été postulé [17] ), mais à la différence de la logique, il y a dans les sciences de la nature des éléments a priori et des éléments empiriques.
7Le statut du principe de causalité, a priori, formel et générique, est peu différent de celui d’une loi logique (tautologie) qui ne dit rien, il est comme elle investi d’une fonction monstrative, et ne dit rien lui non plus; à ceci près que la tautologie vaut dans tous les mondes possibles : ce n’est pas le cas du principe de causalité, qui s’impose cependant à notre acceptation comme un a priori dès lors que nous entreprenons un travail scientifique (Wittgenstein n’envisage donc pas ici la mécanique quantique, alors qu’il le fera plus tard). Dès le TLP, en tout cas, il admet que, pour une part, l’a priori dans les sciences peut être postulé, adopté, et aussi abandonné; on pourrait donc, selon la formule de Bouveresse, écrire une histoire de l’a priori (voir Bouveresse (1976) dans Essais III, 2003, p. 106). L’a priori historicisé représente moins une rupture avec le kantisme qu’un moyen de le prolonger sous une forme plus acceptable. Si, en tout cas, nos « intuitions [Einsichten] a priori concernant la forme que l’on peut donner aux propositions de la science » ont une histoire, cet a priori n’est pas le même que celui, absolu, des tautologies (il y a un absolutisme logique du TLP). Chez le second Wittgenstein, tous ces a priori feront partie de la grammaire de la science. La relativisation de l’a priori se généralisera, une fois grammaticalisées la logique, les mathématiques et la partie théorique des sciences. Le philosophe de Cambridge assumera alors pleinement le caractère stipulé des règles et la contingence du fait que nous absolutisons notre logique et réputons nécessaires les conséquences logiques que nous tirons d’axiomes et de définitions préalablement choisis. Le TLP ne va pas si loin.
8En 1929, un peu comme Popper [18], Wittgenstein dira des « hypothèses » scientifiques qu’elles pointent « indéfiniment vers le futur » et sont « couplées de façon plus ou moins lâche » avec la réalité, le lien référentiel et représentationnel n’étant qu’indirect : ce dernier propos sur le couplage indirect s’applique à merveille aux formules générales des sciences telles que dépeintes dans le Traité. Aucun positiviste, notons-le, ni Comte ni un autre, n’a jamais soutenu que la science doit être de bout en bout la plate copie des phénomènes qui la vérifieront, le positivisme a toujours au contraire insisté sur la valeur essentiellement prédictive des lois; en outre, il est compatible avec une vision conventionnaliste de la science comme le montre l’exemple de Carnap, qui sait bien lui aussi quelle construction compliquée et étagée est la science. Même la question du vérificationnisme du TLP n’est pas simple. Si vérificationnisme direct il y a dans cet ouvrage, ce n’est qu’à propos des propositions élémentaires, « images logiques » complètes reproduisant formellement des états de choses en vertu d’une « loi de projection » et pouvant être, soutient Wittgenstein, directement vérifiées par comparaison avec la réalité [19]. Plus on s’écarte de ce niveau et moins la « description » scientifique ne « copie » la réalité, plus elle nous demande des choix et des a priori concernant les propriétés du « réseau » qui devra unifier le tout. Plus tard, Wittgenstein dira que la science est en partie affaire de grammaire, le choix d’un « système de notation » ou de « normes de description » permettant non seulement de décrire le réel, mais d’abord de déterminer ce qui peut être dit vrai ou faux dans le cadre de la théorie.
9Non que le vérificationnisme du TLP ne pose pas de problème : en réalité, il en pose davantage que ne l’ont cru tout d’abord ses lecteurs viennois qui l’ont d’emblée adopté à la lecture du Traité, car il ne s’agit pas d’un livre ouvertement empiriste (la nature des objets étant laissée en suspens, même s’il est bien vrai que « la réalité empirique est délimitée par la totalité des objets », 5.5561). En effet, Max Black [20] l’a bien noté : vérifier un état de choses, comme nous y invite le TLP (« La réalité est comparée avec la proposition », 4.05), n’est pas si facile. Surtout, ajouterons-nous, dans un contexte qui n’est pas ouvertement phénoméniste ou empiriste, et qui reste marqué par le postkantisme : le Wittgenstein du TLP est à cet égard moins clair que Schlick et Carnap, qui conjuguent explicitement empirisme et postkantisme, il reste muet sur la nature de la base (phénoménologique ou physicaliste) sur laquelle nous entrons en contact avec les vérificateurs des propositions factuelles que sont les faits et les états de choses. Le TLP se garde aussi de traiter du jugement de perception (dans le Traité, l’épistémologie (Erkenntnistheorie) est de toute façon identifiée et renvoyée à la philosophie de la psychologie, 4.1121). Il ne se prononce pas vraiment sur la nature de la Wirklichkeit dont il est toujours question : est-ce, comme le suggère 5.5561, la réalité empirique et, si oui, s’agit-il de l’expérience immédiate, des données immédiates de la conscience, des sense data, des phénomènes (Naturerscheinung a une seule occurrence dans le TLP en 6.371) ? À l’évidence, en tout cas, la science du TLP ne reproduit pas tout bonnement le réel, encore moins l’expérience immédiate, à supposer même que le langage puisse le faire, et elle comporte des propositions ni vraies ni fausses [21] (contrairement à ce qu’affirme apparemment 4.11). Le positivisme, surtout s’il se double de conventionnalisme comme chez Schlick et Carnap, ne consiste d’ailleurs pas à soutenir que, à quelque niveau que ce soit, la science se borne à enregistrer ou photographier une réalité qui la vérifie, et en cela il évite les difficultés d’une conception totalement « réaliste » de la science.
10En tout cas, dans le TLP, la proposition élémentaire ne reproduit que formellement ou schématiquement l’état de choses. Il arrive en outre que la logique de l’Abbildung soit très complexe et indirecte dans certains cas de certaines représentations [22]. Qu’importe d’ailleurs pour Wittgenstein si les signes de la science se rattachent, non pas directement, mais « d’une manière aussi compliquée qu’on voudra », à l’expérience immédiate (PB, p. 282), puisque depuis le TLP les systèmes scientifiques sont déclarés indirectement reliés au réel, et la science, étagée sur plusieurs niveaux : au niveau immédiatement descriptif des images logiques élémentaires, qui déjà ne retiennent que la forme ou la structure des faits, se superposent lois et principes qui éloignent la modélisation scientifique de la simple dépiction factuelle. Or, déjà, la proposition élémentaire ne reproduit que la forme de la factualité, laissant échapper son contenu, pour parler comme Schlick [23]. Un système scientifique est une « image » moins proche du réel que l’image logique qui figure l’état de choses, et elle est encore plus schématique ou, pour emprunter le langage sémiotique de Peirce, diagrammatique (comme le suggère la métaphore du filet ou du réseau). De tels systèmes sont optionnels, ce qui ne signifie pas indifféremment interchangeables; il doit y avoir de bonnes raisons (commodité, valeur prédictive) pour préférer un modèle à un autre. Cela dit, et à la différence de Mach, Wittgenstein ne considère apparemment pas dans le TLP les théories comme des abréviations, sa métaphore du réseau dont les mailles sont de formes et de finesse variables ne le suggère pas non plus. Le motif comtien et machien de l’économie n’apparaît pas explicitement.
11La science doit en tout cas savoir se détacher de la description des phénomènes pour être prédictive : dans WWK, en 1929, Wittgenstein soulignera que la science n’est pas simplement le récit du passé : « la physique n’est pas de l’histoire. Elle prophétise », sinon elle serait « le récit d’un rêve [24] ». Les théories ne sont ni des copies du réel, ni la saisie intuitive de l’essence des choses (certains scientifiques poursuivant, à tort, selon lui, ce projet métaphysique), mais pas non plus de simples fictions utiles, des habillages de systèmes d’équations [25] dont les signes seraient dénués de sens, comme le croit par exemple Eddington, critiqué dans PB, § 225, cité par J.-J. Rosat (p. 325) [26]. Elles ne consignent que lointainement le réel, sous une forme partiellement stipulée, et n’entrent en contact que ponctuellement et indirectement avec l’« expérience immédiate » (PB, p. 282) à travers les tests des prédictions qu’elles permettent. Si vérificationnisme il y a chez Wittgenstein, il ne concerne pas le niveau des théories qui, néanmoins, parlent bien en un sens du monde. Dès le TLP, il n’y a guère de sens à parler de vérité d’une théorie comme la mécanique newtonienne, même si son adoption a un caractère informatif, nous apprenant que le monde se laisse décrire exactement de la façon dont Newton le décrit (« dass sie sich so durch jene beschreiben lässt, wie dies eben der Fall ist », voilà ce qui nous dit quelque chose sur le monde, 6.342); la mécanique n’est pas vraie même si les propositions descriptives qu’elle détermine sont vraies. (Signalons que la mécanique newtonienne est déjà citée par Auguste Comte comme un modèle de science positiviste, abandonnant la recherche métaphysique des causes pour celle de lois simples, dans le Cours de philosophie positive.)
12Plus critique sur la théorisation en sciences, le second Wittgenstein dépeint les théories, souvent compromises avec la « soif de généralité », comme des perspectives unifiantes, voire totalisantes, sur un grand nombre de phénomènes (déjà le TLP qualifie la mécanique de Newton de « tentative pour construire selon un seul plan toutes les propositions vraies dont nous avons besoin pour décrire le monde », 6.343). Les théories ne peuvent pas ne pas fausser soit par excès soit par défaut la réalité, en disant trop ou trop peu, et comblant souvent des lacunes là où il n’y a pas lieu avec des éléments spéculatifs, comme le mental en matière de psychologie, par exemple. Une théorie favorise toujours un aspect fascinant ou prégnant au détriment d’un autre, comme la théorie freudienne du rêve qui généralise indûment à partir du seul rêve de désir, ou comme la chimie qui, en identifiant de manière essentialiste l’eau à H2 O, fait abstraction de ses propriétés physiques et phénoménologiques; en psychologie, qui plus est, certaines théories comme celle de William James sur les émotions, durement qualifiées de « métaphysique », ne répondent pas aux critères des théories scientifiques (ne permettant pas de prédictions).
13Chez le second Wittgenstein, et toujours dans la même veine instrumentaliste, une fois les principes des sciences grammaticalisés, les grands paradigmes scientifiques au sens de Kuhn sont identifiés à des normes de représentation ou de description des phénomènes que nous décidons d’adopter, ce qui a l’avantage ou l’inconvénient d’effacer à ce niveau la différence entre sciences de la nature et sciences de l’esprit (philosophie comprise) puisque Freud est alors rangé à la même enseigne que Copernic et Darwin, apportant comme eux, et comme devrait le faire la bonne philosophie adonnée à la recherche de visions synoptiques de secteurs de notre grammaire, la suppression d’une « obsession » et l’« apaisement » qu’aucune théorie ne saurait apporter au philosophe; les grands paradigmes scientifiques réalisant par là même – quoique paradoxalement – l’objectif « thérapeutique » et apaisant de la (bonne) philosophie. Une fois tout ce travail d’élucidation effectué, Wittgenstein continue à se méfier de la théorisation en tant qu’unilatérale, même en sciences dures (en chimie par exemple), et la déconseille en sciences humaines, parlant d’« aveuglement par la théorie » à propos de Russell et de la psychologie dans le Cours de 1946-1947. En sciences humaines et en philosophie, il préconise une vision synoptique des faits pertinents observés et réorganisés, à la place d’une théorie hypothétique, ainsi qu’une explication par les raisons en anthropologie, versus l’explication hypothétique par les causes adaptée aux sciences de la nature.
14Il n’en est pas moins vrai que l’intérêt épistémologique, certes limité et circonscrit, mais indéniable, porté par le TLP (6.3) au statut de la mécanique classique notamment, disparaît ensuite comme tel, relayé plus tard par des considérations globales, grammaticales ou aspectuelles, sur différentes sciences (les mathématiques et la logique sont entièrement grammaticalisées. Certains paradigmes scientifiques au sens de Kuhn – théories de Copernic, de Darwin, et par analogie celle, pourtant non scientifique selon Wittgenstein, de Freud – sont traités comme des visions d’un aspect fécond, des vues synoptiques éclairantes ou des voir-comme théoriques, ayant toutefois, et par là même, l’inconvénient d’être unilatérales, réductionnistes, et de masquer des quantités de phénomènes pertinents), avant qu’une réflexion épistémologique globale, à caractère holiste et comparable en cela à celle de Quine, sur la certitude et le système de notre savoir ne renaisse tout à la fin de sa vie, dans De la certitude (et sans que l’intérêt pour les mathématiques, auxquelles sont consacrées des milliers de pages de manuscrits, se soit jamais démenti jusqu’en 1944). Les paradigmes reçoivent le statut de normes de description ou de systèmes de notation; le champ d’action du principe de causalité est relativisé par rapport à ce qui en était dit dans le TLP : « L’énoncé selon lequel il doit y avoir une cause montre que nous avons abouti à une règle de langage », que nous avons opté pour un système déterministe (WLC 1932-1935, p. 1). Mais on pourrait choisir un système indéterministe; ainsi se trouve assoupli le privilège accordé dans le TLP au principe de causalité, une fois prise en compte la mécanique quantique.
15On sent déjà l’étroitesse de l’idée selon laquelle Wittgenstein avait peu à dire sur les sciences, qui fut aussi accréditée voire renforcée par le jugement hâtif et désinvolte de certains mathématiciens ou logiciens (Kreisel et Bernays) sur sa philosophie mathématique; il se serait contenté en effet de ressasser les problèmes hérités de Frege et de Russell au lieu de participer à l’actualité logico-mathématique, certes exaltante dans les années 1930, comme si l’intérêt pour l’actualité, fût-elle logique, pouvait mesurer la valeur philosophique d’une pensée sur les mathématiques. L’article de Jean-Philippe Narboux est de nature à montrer l’intérêt et les enjeux conceptuels de certains aspects de sa philosophie mathématique. Pour se défaire d’un préjugé aussi tenace, il faut revenir à l’œuvre, à ce qu’elle a impulsé dans la manière de voir la science (et pas seulement dans sa postérité explicite, chez Kuhn ou Hanson), et à la façon dont on lit Wittgenstein à présent aux États-Unis avec C. Diamond, H. Putnam, et J. Conant. Un excellent indice du changement en train de s’opérer dans l’appréciation de l’apport wittgensteinien à l’épistémologie est le nombre de pages (une petite centaine, due à S. Laugier) consacrées à cet auteur dans le volume de P. Wagner, Les Philosophes et la Science, qui tend à le faire apparaître, à juste titre, comme un grand philosophe du XXe siècle ayant des choses philosophiquement importantes à dire sur les sciences, et dont le « niveau » scientifique, en gros celui d’un polytechnicien, n’était pas si faible qu’on doive réputer nulle sa contribution [27]. Même si, évidemment, sa réflexion ne va pas dans le sens d’une hagiographie de la science [28], alors que, et ce fut le cas de l’empirisme logique, la philosophie des sciences « décontextualisée », sous couvert de généralités sur la « méthodologie » ou la « logique de la science », et à grand renfort de formalismes, reconduit de fait une sorte de scientisme anti-historiciste, dont on comprend mal la persistance après le déclin du programme néopositivisme global qui seul lui donnait sa raison d’être. Le décontextualisme semble impliquer une méthode scientifique intemporelle, une science absolutisée (la science) [29] et des problèmes-en-soi, supposés invariants; or on peut se demander en quoi l’induction est pour Carnap le même problème que pour Bacon ou pour Aristote, et si c’est le même, il faudrait que les décontextualistes nous le démontrent préalablement, au lieu de le tenir d’emblée pour acquis. En abordant les sciences de façon transversale, ce genre d’approche formelle a pu contribuer à maintenir artificiellement en vie la question de « l’unité de la science »; ses adeptes n’hésitent pas à suspecter de relativisme toute mise en contexte de problèmes formels donc éternels, adoptant un style normatif qui n’est plus de mise [30].
16Or cette conception de la science est elle-même historiquement datée, renouant, par-delà l’héritage évident du positivisme logique (voir notamment les traités plutôt dogmatiques de Nagel, de Feigl, de Reichenbach, de Frank, et, en français, le petit livre de W. M. O’Neil, Faits et théories [31] ), avec les manuels généralistes anglo-saxons du XIXe siècle, à la « logique de la science » au sens de Stuart Mill – une notion reconsidérée sérieusement depuis l’essoufflement de l’empirisme logique, et à laquelle Putnam notamment a fait un sort – ou à la logique de la vérification des théories (ou, variante, à la logique de la Forschung de Popper). De nos jours, même les ouvrages de philosophie des sciences qui adoptent une approche transversale de concepts comme la causalité, la forme, l’émergence [32], pratiquent néanmoins une exposition en partie historique de chacune de ces questions, assumant leur contextualisation (vol. I, p. 27), et soulignent le pluralisme des recherches régionales actuelles. L’épistémologie actuelle est moins ambitieusement unitaire que celle du cercle de Vienne, dont il a fallu revoir à la baisse l’universalisme bien intentionné.
17On pourrait en outre se demander si l’approche décontextualisée n’est pas en réalité de l’histoire tronquée, où l’on a pratiqué une coupe synchronique, si elle ne consiste pas à projeter sur un plan l’histoire des méthodes et problèmes de la science, qu’une approche diachronique restituerait plus finement. Si enfin une telle approche peut encore survivre au dépérissement de l’empirisme logique, et à l’actuelle (et légitime) diversification des approches régionales de la science, qui invite à la tolérance. Même un défenseur de la « logique de la science » comme Bouveresse dans les années 1960-1970 [33] admet lui-même être revenu à une approche historique avec des travaux sur Helmholtz, Boltzmann et Hertz [34]. La philosophie française des années 1960 reprochait à la logique de la science son ignorance de la pratique scientifique réelle. L’école de Francfort avait déjà critiqué, dans le néopositivisme, la réduction de la pratique sociale des savants à une pure théorie déductive (Horkheimer), et dénoncé le mythe de la neutralité axiologique de la science, dévoilant l’« intérêt de connaissance » qui la guide (Habermas). Certes injuste à l’égard de cette approche dont on découvrait alors en France la richesse grâce aux travaux de Bouveresse [35], la critique française recélait pourtant une certaine vérité : l’empirisme logique fut sans doute une grande philosophie, mais aussi, à certains égards, une épistémologie en chambre, et une philosophie de la science achevée, peu en prise sur la dynamique scientifique [36]. La question est aujourd’hui : qu’est-ce qui justifie philosophiquement la survie d’une philosophie formelle de la science dès lors que l’empirisme logique qui la légitimait est mort ? Il semble que, depuis l’exténuation de ce programme empiriste, les études formelles se soient autonomisées, s’auto-entretiennent et s’auto-valident, prenant pour une fin en soi les formalismes qui, pour Carnap, n’étaient qu’un moyen subordonné à une visée philosophique. Mais quel est intérêt de ces formalismes qui prolifèrent sans enjeu philosophique ?
18Enfin, comme Carnap l’avait d’ailleurs lui-même suggéré en 1938 dans Logical Foundations of the Unity of Science, la question de l’unité de la science (de la méthodologie générale) ne devrait pas être, comme elle l’est parfois encore aujourd’hui, affaire d’idéologie. Selon le Carnap de 1938, la question relève plus de la logique (relations logiques entre termes et lois de différentes sciences) que de l’ontologie, cette question ne se posant de toute façon que relativement à un cadre conceptuel de référence choisi par nous. Elle ne devrait donc donner lieu à aucune idéologie, puisqu’il s’agit, selon l’analyse de Carnap, d’une question technique, qui ne se pose qu’à l’intérieur d’un cadre linguistique choisi pour ses avantages pratiques. Il s’agit en fait de savoir si on peut unifier le langage de la science dans un cadre commode et fécond. Ainsi, par quelque bout qu’on prenne les problèmes généraux de la philosophie des sciences, on est toujours renvoyé à l’histoire d’un côté, et à l’arbitraire très relatif des paradigmes ou des cadres conceptuels de référence de l’autre. Si par ailleurs telle philosophie des sciences (le naturalisme cognitiviste par exemple) venait à se décrire comme objective et absolue, parlant le langage même de la science en marche, on ne pourrait que la rappeler au cadre de référence à l’intérieur duquel elle travaille, le naturalisme (ce fut la réponse de Carnap au naturalisme scientiste et au physicalisme de Neurath). On apprécierait alors la valeur du principe de tolérance de l’auteur de « Empirisme, sémantique et ontologie », qui répond d’avance, en 1950, à tout dogmatisme épistémologique, ainsi que de sa distinction entre questions internes et externes. Sur ce point, notons-le, Carnap s’avère meilleur pragmatiste que Peirce pariant sur la convergence ultime, à long terme, des recherches scientifiques en une seule et unique théorie vraie.
19D’ailleurs, il est certainement inexact de soutenir qu’une approche historique est fatalement relativiste, et on peut se demander pourquoi une recherche à caractère conceptuel, méthodologique et logique sur les concepts communs aux différentes sciences (théorie, induction, confirmation, probabilité) devrait s’accompagner de scientisme et d’aversion pour l’histoire. Un traitement conceptuel des problèmes scientifiques et épistémologiques peut fort bien reconnaître le caractère sensible au contexte des problèmes généraux traités, au lieu de les poser comme invariants eu égard à l’histoire (dans les faits, s’il existe des problèmes complètement invariants, c’est à titre d’exception). Il conviendrait en réalité de renvoyer dos à dos absolutisme et relativisme, même s’il y a toujours lieu de distinguer conceptuellement questions de légitimation et questions de genèse en épistémologie, tout comme Reichenbach distingua autrefois contexte de découverte et contexte de justification. Il peut s’avérer en effet qu’un relativisme méthodologique est plus perspicace qu’un antirelativisme « intégriste », aveugle aux bienfaits le plus souvent réels d’un minimum de contextualisation.
20Une approche anhistorique de la science est sans doute possible qui s’attaque, comme le fait Wittgenstein, aux grandes questions classiques de la philosophie des sciences et se consacre à des exercices conceptuels qui n’ont rien de gratuit. C’est précisément la leçon à tirer du cas de cet auteur, qui, sans revendiquer l’étiquette de philosophe des sciences, n’en a pas moins affronté, de manière radicale, personnelle, souvent innovante, des questions épistémologiques classiques comme l’induction, le statut des théories, de l’hypothèse, du phénomène, des fondements des mathématiques, et par la suite couronné le tout par une philosophie globale de la certitude qui affronte la menace sceptique (voir l’article d’Élise Marrou). Mais cette approche wittgensteinienne ne s’en inscrit pas moins dans un contexte historique déterminé (influences de Hertz, Mach et Poincaré), et c’est enrichir la lecture du philosophe autrichien que de reconnaître et d’étudier ce contexte, au lieu d’absolutiser sa vision des sciences. Celle-ci n’en reste pas moins philosophiquement exemplaire, et marquante, riche en retombées actuelles.
21Soulignons encore que c’est le TLP qui a, pour la première fois, rendu indissociables questions de sens et questions d’épistémologie [37], comprendre et savoir : selon le TLP, a du sens la proposition qu’on peut déclarer vraie ou fausse par confrontation avec la réalité, le sens de la proposition s’identifiant à l’état de choses au moins possible qu’elle présente et qui la vérifierait s’il se réalisait. Comprendre une proposition est donc savoir « ce qui est le cas » si elle est vraie, ou encore connaître ses conditions de vérité; ce vérificationnisme radical, en réalité fort problématique, pèsera lourdement sur le positivisme logique et son fameux principe de vérification. En 1929-1930, dans WWK, Wittgenstein assimile encore le sens d’une proposition à sa méthode de vérification (ce qui est surtout justifié dans le cas des propositions mathématiques), avant d’éprouver les difficultés du vérificationnisme radical, la complexité des modes ou des procédures de vérification [38], et de voir plutôt en celles-ci une « contribution à la grammaire de la proposition » (PU, § 353). Même si lier le sens à l’usage, comme Wittgenstein le fait ensuite à partir du Cahier bleu, est peut-être tout aussi problématique que le vérificationnisme.
22Il n’en reste pas moins que si le TLP lie étroitement conception figurative du langage (conforme à la « logique de l’Abbildung ») et vérificationnisme radical des propositions, par la suite, le second Wittgenstein ne disqualifie pas entièrement la logique de l’Abbildung, impliquée dans certains jeux de langage, et ne détruit pas non plus le lien Abbildung-vérification qu’il relativise simplement aux jeux de langage descriptifs où on est à la recherche d’énoncés vrais : « L’accord, l’harmonie de la pensée et de la réalité réside dans le fait que, si je dis faussement que ceci est rouge, il n’est tout de même pas rouge » (PU, § 429). Citation que Bouveresse prend comme une expression du réalisme de Wittgenstein; et il n’a pas tort pour autant qu’il est question de faits élémentaires et d’énoncés perceptifs simples. Mais s’agissant de jeux de langage scientifiques et de propositions aussi complexes et loin de l’immédiatement vérifiable que les énoncés théoriques, nous sommes au niveau très général des « normes de description », des notations stipulées, des « formes de représentation », où la question du réalisme est plus délicate à poser, si même elle a encore un sens, puisque ce sont ces mêmes normes qui déterminent ce que nous appelons des faits qui vérifieront ou non nos énoncés descriptifs. Ces règles « doivent être données pour que l’on puisse parler d’un discours vrai ou faux », souligne Bouveresse [39]. Or « c’est un non-sens de dire que nos règles “concordent” avec la réalité au sens où une description le fait » (PG, p. 250; c’est d’ailleurs également un non-sens de dire qu’elles ne concordent pas...). La vérification se fait donc sous couvert de stipulations initiales quant aux règles à suivre. Certes, les éléments conventionnalistes et instrumentalistes [40] (ne pas confondre les deux) de l’épistémologie de Wittgenstein ne vont pas dans le sens de la mode actuelle, qui est au réalisme, mais il importe de ne pas les gommer, l’instrumentalisme ayant, malgré le discrédit jeté sur lui par Popper, autant droit de cité que le réalisme (ne moralisons pas les questions cognitives, et ne cédons pas aux effets de mode !), surtout s’il s’accompagne, comme l’a suggéré Diamond, d’un « esprit réaliste ».
23Une mise au point s’impose donc, tant sur le « niveau » de Wittgenstein en sciences que sur sa culture scientifique, sur la technicité qu’il pouvait ou non atteindre dans ses réflexions, et surtout sur l’intérêt philosophique de son traitement des grandes questions de philosophie des sciences, la qualité conceptuelle atteinte par ses analyses, à partir d’une compétence scientifique qui, sans être celle d’un Nobel, reflète l’excellente formation de la Technische Hochschule de Berlin et le recyclage permanent par le milieu scientifique de Cambridge qui comptait certains des meilleurs spécialistes de l’époque, notamment Russell, Ramsey, Keynes, Hardy, Turing (voir l’article de Pierre Wagner). Les articles qui suivent convaincront, je l’espère, le lecteur que la contribution de Wittgenstein à l’épistémologie est fondamentale, non pas en ce qu’il aurait édifié comme Popper une théorie de la science, ou développé un positivisme complété par des recherches formelles approfondies et sophistiquées sur la « logique de la science » comme Carnap, mais en ce qu’il a soulevé en philosophe des questions conceptuelles au moins aussi radicales sinon plus que celles débattues dans les milieux épistémologiques patentés, et qui ont été depuis une source d’inspiration féconde, non seulement pour des philosophes des sciences comme Kuhn et Hanson (voir l’article de Michel Le Du), puis Putnam, mais pour des chercheurs de diverses disciplines, notamment en sciences sociales : l’opposition entre l’explication causale et celle qui recherche les raisons, la question des paradigmes, celle de la règle notamment a des répercussions non seulement en logique et en mathématiques, mais aussi en sciences sociales, en droit, en économie; une étude de la nécessité par exemple, ou de l’a priori, peut-elle aujourd’hui se concevoir sans référence à Wittgenstein ?
24La contribution de cet auteur à la philosophie des sciences est celle d’un philosophe, non par défaut de savoir scientifique, mais parce qu’il apporte, outre une élucidation conceptuelle, une redéfinition, dont nous avons besoin aujourd’hui, des tâches respectives de la science et de la philosophie. Elle suggère, en effet, avec le dépassement du scientisme, une perspective critique sur, notamment, le naturalisme cognitiviste, permettant d’y voir un avatar des philosophies scientifiques du XXe siècle, porteur, à la suite de l’empirisme logique (dont la philosophie des sciences, caduque aux yeux de certains, était tout de même approfondie techniquement, riche, variée et moins unilatérale), puis de Quine (quoique, à son corps défendant, à cause du mentalisme qu’en bon béhavioriste, formé par Bloomfield et Dewey, il désapprouvait), d’une idéologie scientiste et physicaliste dont il est utile de prendre conscience [41]. Depuis l’âge classique et les Lumières, il a toujours été difficile de parler des sciences sans être sous l’influence d’une telle idéologie, et de respecter la Wertfreiheit au sens de Max Weber : le second Wittgenstein l’a fait. Il ne suffit pas de déclarer avoir « naturalisé l’épistémologie », rompu avec l’idée d’une philosophie première, et fondu la philosophie dans la science pour être vierge de toute idéologie et échapper à la critique philosophique. Que les sciences cognitives ne puissent laisser le philosophe indifférent, on l’accordera bien volontiers; qu’il faille endosser le naturalisme pour en parler légitimement est une autre affaire, même si, pour les plus astucieux, le naturalisme est plus une heuristique qu’une philosophie. Car on peut arguer que le naturalisme radical (qui n’est en fait suivi par presque personne) tend à démettre la philosophie de son rôle critique pour en faire au mieux l’aiguillon intellectuel des sciences cognitives ou une pourvoyeuse de « fondements », voire la pousse à s’abolir en elle si, par exemple, on en vient à penser la science du mental de l’intérieur et dans le langage de celle-ci. En ce cas, autant être directement scientifique ! (Or ce n’est pas, dans les faits, ce que nous observons chez les philosophes de l’esprit, Churchland n’étant guère suivi, et manifestant, comme malgré lui, du talent pour les constructions philosophiques.)
25À l’inverse, Wittgenstein envisageait que les sciences puissent servir d’aiguillon à la philosophie, capable pourtant de se développer de façon intellectuellement autonome, notamment de débrouiller les confusions conceptuelles inscrites dans les discours scientifiques : elle ne s’efface donc pas devant « la » science (sans revendiquer pour autant le statut de philosophie première). En un sens, la science facilite la philosophie en étant son « catalyseur » (Cours de 1946-1947). Une perspective moins démissionnaire que la fusion-dissolution de la philosophie dans la science consisterait d’abord, comme y invite Wittgenstein, à ne pas tenir pour neutre ou transparent le langage dans lequel s’énoncent procédures et résultats scientifiques [42]; le langage existe concrètement et il n’y a pour l’instant aucune raison tirée de l’IRM pour le considérer comme la pure et simple traduction des « états mentaux » que la technologie nous permet de « visionner »; même en sciences « de la nature », la mise en discours n’est rien moins que triviale, elle induit spontanément des biais philosophiques dont les auteurs scientifiques ne sont pas forcément conscients : la « métaphysique déposée dans notre langage » qu’invoque Wittgenstein l’est aussi dans le langage scientifique, en partie puisé dans le langage ordinaire même s’il comporte des termes techniques et des symbolismes spécifiques. Les articles de Nature contiennent parfois des récits de découvertes tels qu’il est difficile de démêler la procédure scientifique de sa mise en forme narrative [43]; il serait fort naïf de croire qu’on y a affaire à de la science brute, laquelle ne se trouve pas hors des laboratoires, et même là ne se fait pas à l’état brut, c’est-à-dire sans mise en scène, rituels, appareillage technique, décors, finalités pédagogiques, instauration d’une vulgate, appels à l’imagination, échecs, accidents, etc. En ce cas, penser à l’intérieur de la science et dans son langage, se fondre en elle, ne serait-ce que rapporter par exemple les « données [44] » des sciences cognitives, est une entreprise ni neutre ni innocente, qui a subi de nombreux filtres, et on peut y déceler les traces des « technologies de l’objectivité » dont parle Hacking, qui demanderaient à être étudiées en elles-mêmes (et qui ne relèvent pas de la psychosociologie des sciences, mais bien de leur philosophie). Croire en l’existence d’une information scientifique objective et neutre qui peut se transmettre telle quelle ne vaut que pour des secteurs très particuliers des sciences dures (même s’ils sont devenus emblématiques dans une certaine légende de la science) où elle peut se résumer en une équation ou quelques formules algébriques, ce qui n’est pas le cas la plupart du temps. S’agissant en outre de sciences humaines qui comportent une part (une part seulement, comme y insiste Hacking, très nuancé sur ce point) de « construction sociale » indéniable avec des interactions avérées entre science et sujet étudié (c’est le cas en psychologie cognitive, éthologie cognitive, etc.), le concept de données à rapporter devient problématique. Bien sûr, nous dit-on, le philosophe naturaliste ne saurait se contenter de communiquer des données, il y a encore un travail d’élaboration des problèmes, d’analyse conceptuelle, d’argumentation, de pistes ou d’amendements à suggérer aux sciences cognitives, etc. Reste que la philosophie se voit attribuer le rôle de servante des sciences après en avoir été trop longtemps la maîtresse. Il serait préférable de l’installer dans une position raisonnable, ni outrecuidante ni masochiste, et de lui conserver une fonction critique même s’il n’est pas du tout question de revenir à « l’ère du soupçon ». Si elle ne peut plus prétendre au rôle de philosophie première, qu’elle ait au moins le droit de rester un méta-discours.
26Il est clair en tout cas que pour Wittgenstein, beaucoup d’entreprises qui se veulent scientifiques sont entachées de métaphysique qui s’ignore, comme par exemple la théorie des émotions de James (sans parler de la psychanalyse), mais aussi en mathématiques la théorie des ensembles. Qu’il en aille sans doute de même des sciences cognitives est peut-être moins un défaut que le sort commun de toutes les productions langagières humaines. Encore faut-il en prendre conscience. De la prise en compte du langage (fût-il scientifique) comme médium opaque et chargé de théories, le cognitivisme ne sortirait peut-être pas tout à fait indemne. Certes, plusieurs philosophes de l’esprit admettent bien l’existence d’une folk psychology immanenteau langage ordinaire, destinée il est vrai à s’effacer devant les neurosciences selon les éliminativistes comme Churchland, mais cela ne provient pas tant d’un souci wittgensteinien porté au langage que d’un intérêt pour la théorie en question et pour son statut (est-elle empirique ou non, vraie ou fausse, etc. ?); on peut rapprocher cet intérêt de celui porté par la psychologie cognitive aux théories infantiles, à celles notamment des nourrissons sur les objets matériels inanimés [45], qui n’ont de théorie que le nom.
27Une chose est sûre, en tout cas : qui, mieux que le philosophe intégralement naturaliste, pourrait remplir le vœu final du TLP 6.53, sur lequel son auteur est revenu par la suite : ne rien dire en philosophie qui ne soit « des propositions des sciences de la nature – c’est-à-dire quelque chose qui n’a rien à voir avec la philosophie » ? (les italiques ne sont pas de Wittgenstein...). Ce vœu, même les empiristes logiques ne l’ont pas respecté, tel Carnap construisant l’architecture conceptuelle de l’Aufbau, puis installant sa philosophie comme métadiscours portant sur les propriétés formelles du langage de la science. Mais qui naturaliserait l’épistémologie, parlant de l’intérieur du langage de la science, réaliserait en fait strictement le vœu du § 6.53, ou celui de Quine : science et philosophie sur le même bateau (mais gare aux mutineries...). Reste à savoir si c’est encore à de la philosophie qu’on aurait affaire : sans doute pas, mais dans les faits, on observe que les philosophes en question n’ont jamais une attitude aussi radicalement a-philosophique, loin de là, et chez la plupart (Dennett et son « patternalisme » n’est qu’un exemple parmi d’autres), on trouve même beaucoup de constructions spéculatives [46] comme dans la philosophie traditionnelle. Le naturalisme, notamment réductionniste, n’est donc bien qu’un programme, dont on se demande si la réalisation radicale n’éliminerait pas la philosophie. C’est dans la mesure où ils ne le respectent pas que Fodor, Davidson, Dennett ou Dretske sont encore des philosophes, c’est dans cet écart et à ce titre qu’ils sont philosophiquement intéressants, plus que pour l’avancement du programme naturaliste, ou pour les « réductions » effectuées, leur charme étant fait d’un subtil mélange où la composante philosophique demeure essentielle. Ici comme partout ailleurs, c’est le talent individuel, y compris dans l’argumentation et dans l’analyse conceptuelle, plus que le programme suivi, qui fait le grand philosophe (Quine), et attire les lecteurs. Ce n’est pas pour les raisons qu’ils invoquent, c’est plutôt en dépit d’elles, que la lecture des philosophes de la cognition présente de l’intérêt.
28Pour finir, je ne voudrais pas tant renvoyer dos à dos, ou plutôt la main dans la main, les postures décontextualistes qu’atténuer préjugés et contrastes durcis par les effets d’écoles, introduire des nuances, mettre en garde aussi contre les intégrismes, le conformisme et le confort intellectuels. Je voudrais déplorer enfin la moralisation des positionnements épistémologiques, aussi préjudiciable aujourd’hui que dans les années 1960, où déjà l’instrumentalisme était vilipendé comme à l’heure actuelle (à cet égard les positions des althussériens d’antan et des prétendus réalistes d’aujourd’hui sont paradoxalement les mêmes !). J’ajoute que Lakatos n’avait sans doute pas tort de dire que si l’histoire des sciences sans philosophie est aveugle, la philosophie des sciences sans histoire est vide [47].
ABRÉVIATIONS
29PB : Philosophische Bemerkungen, S
30PG : Philosophische Grammatik, S
31PU : Philosophische Untersuchungen, S
32RM : Remarques mêlées, trad. G. Granel, Mauvezin, TER, 1984, S
33RR : Remarques sur « Le Rameau d’or » de Frazer, trad. J. Lacoste, Lausanne, L’Âge d’homme, 1982, S
34S : Wittgenstein, Werkausgabe, 8 vol., Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1984, S
35TLP : Tractatus logico-philosophicus, S
36UG : Ueber Gewissheit, S
37WLC : Wittgenstein’s Lectures, Cambridge 1932-5, Blackwell Basil, Oxford, 1979, S
38WWK : Wittgenstein und der Wiener Kreis, S
Notes
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[1]
« Epistémologie » est pris ici au sens large de théorie des sciences et de la connaissance, non au sens étroit qui tend à s’instaurer aux États-Unis où l’épistémologie se réduit en gros au fiabilisme d’Alvin Goldman (voir le bel article de P. JACOB, « Epistemology and Cognition de A. Goldman », L’Âge de la science, 2, Épistémologie, Paris, Odile Jacob, 1989).
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[2]
Telle n’était pas l’opinion de Vuillemin et de Granger, qui furent conscients de l’intérêt de l’épistémologie de Wittgenstein. Voir « Wittgenstein et le problème d’une philosophie de la science », G. Granger (éd.), Revue internationale de philosophie, 1969.
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[3]
Qui compte aussi à vrai dire les Allemands Schlick et Carnap.
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[4]
Il est vrai que Wittgenstein ne prisait guère le rôle de la science et de ses conséquences (guerres, etc.) dans la civilisation, et contestait formellement la notion de progrès global de l’humanité issu de la science, mais ce n’est pas parce qu’on n’est pas hagiographe de la science qu’on n’est pas rationaliste, il y a des formes non scientistes de rationalisme. Son intérêt allait surtout aux mathématiques, quoique à un secteur limité de cette science (des milliers de pages des manuscrits leur sont consacrées), plus qu’à la physique, qui resta néanmoins toujours pour lui la science modèle, il avait une conception précise du mode d’explication à privilégier en sciences humaines (par les raisons, et par la recherche d’une vision synoptique des faits), notamment en anthropologie, et il s’est aussi passionné sur le tard pour la psychologie. En ce qui concerne les quelques remarques personnelles sur le rôle néfaste de la science dans la culture ou la civilisation, invoquées par les tenants de la méthode « psycho-biographique » (pour reprendre l’expression de Bouveresse dans Essais III, éd. J.-J. Rosat, Marseille, Agone, 2003, p. IX ), elles ne sauraient recevoir le même statut que les textes proprement philosophiques destinés à la publication, ou devant y préparer. Le « Wittgenstein culturel » a connu une certaine fortune chez journalistes et essayistes; il n’en sera pas question ici.
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[5]
Bourdieu a analysé quelques lectures relativistes de Wittgenstein en sociologie et en anthropologie, notamment celles de Bloor et de Lynch (Wittgenstein, dernières pensées, éd. J. Bouveresse, S. Laugier, J.-J. Rosat, Agone, 2002, p. 345). Le philosophe de Cambridge ne s’est jamais prononcé en faveur du relativisme radical : au contraire, dans les Remarques sur « Le Rameau d’or » de Frazer, il refuse la thèse que toutes les croyances se valent, que « tout le monde a raison de son point de vue », n’acceptant que celle selon laquelle toute croyance est importante pour celui qui y croit. Sans doute certains de ses textes peuvent-ils être à la rigueur tirés dans le sens d’un relativisme modéré : notamment en philosophie des sciences, on ne voit pas comment, dans la perspective de Wittgenstein, il pourrait être question de discussion rationnelle portant sur plusieurs paradigmes scientifiques afin de les comparer, non parce que les notions seraient incommensurables, mais parce que les canons de la discussion sont internes au paradigme et fixés par lui; il serait donc impossible pour le tenant d’un paradigme de discuter de lui en toute objectivité, c’est-à-dire de l’extérieur, il ne peut entamer une discussion à son propos que s’il a déjà adopté un autre paradigme. Le holisme cognitif de la Certitude, assez comparable à celui de Quine, va également dans ce sens puisque nul ne saurait remettre en cause son « image du monde » sans que s’effondre tout l’édifice de son savoir. Comment s’effectue alors le changement scientifique ? On n’en trouve pas chez Wittgenstein d’explication en bonne et due forme, en dehors de l’évocation du changement d’aspect, de système de notation, ou de l’assimilation un peu vague à un changement de style en art (Cours de 1930-1932, p. 104), qui évoque ce que sera le point de vue de Crombie, de Hacking, et aussi de Granger opposant le style mathématique de Descartes et celui de Desargues dans Essai d’une philosophie du style (Paris, A. Colin, 1970). – On entend souvent dire par ailleurs que la notion de jeu de langage implique le relativisme ou en tout cas l’incommensurabilité; mais on ne voit pas pourquoi : que le rugby n’ait pas les mêmes règles que le cricket, qu’un fauteuil Louis XIII ne soit pas façonné comme un fauteuil Louis XV, ne nous incline pas au relativisme. On ne saurait plaquer de l’incommensurabilité sémantique sur une problématique où il est question de pratiques réglées comme les jeux de langage, qui peuvent avoir entre eux des ressemblances aussi bien que des différences. Et il y a quantité de jeux de langage où la notion de vérité est préservée.
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[6]
J. BOUVERESSE, Le Mythe de l’intériorité, Paris, Éd. de Minuit, 1976, p. 323; voir aussi Essais III, J.-J. Rosat éd., Marseille, Agone, 2003. J.-J. ROSAT, « Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature », Schlick et le tournant de la philosophie, Les Études philosophiques, S. Laugier éd., juillet-septembre 2001.
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[7]
Voir Cours de Wittgenstein sur la philosophie psychologique, 1946-1947, trad. E. Rigal, Mauvezin, TER, 2001, p. 272 et p. 291, sur la possibilité de falsification d’une théorie par une seule proposition vraie, et le néanmoins possible sauvetage de la théorie.
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[8]
Carnap et Schlick le suivirent dans ce conventionnalisme, le pliant au positivisme (ce qui n’est pas évident, même si les deux allaient de pair selon les épistémologues althussériens des années 1960). Le positivisme n’est pas une philosophie uniforme : Comte était partisan d’une philosophie historiciste des sciences « à la française » et ne croyait pas à l’unité de la science; l’universalisme du cercle de Vienne l’aurait fort étonné (voir J. F. BRAUNSTEIN, dans P. WAGNER [dir.], Les Philosophes et la Science, Paris, Gallimard, Folio, 2002). L’esprit positif ne souffle pas toujours de la même façon ici et là...
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[9]
A. BRENNER, Les Origines françaises de la philosophie des sciences, Paris, PUF, 2003, p. 143 (A. Brenner retrace dans ces pages la critique par Popper du conventionnalisme de Carnap et Schlick dans Les Deux Problèmes fondamentaux).
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[10]
Voir les pertinentes remarques de S. Gandon sur Hertz dans Logique et Langage. Études sur le premier Wittgenstein, Paris, Vrin, 2002, p. 89 s., et G. Garreta et J.-J. Rosat (éd.), Décrire le monde. Wittgenstein et l’héritage de Hertz, à paraître chez Vrin.
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[11]
Comparons avec Peirce qui soutient à l’inverse un réalisme dispositionnel au sujet des lois naturelles, assimilées à des tendances ou habitudes opérant réellement dans la nature, mais pas sur le mode de la causalité brute. Selon Peirce, la régularité avec laquelle les pierres qu’on lâche tombent est certes due « à quelque principe général actif » (Collected Papers of C. S. Peirce, 5.100), mais celui-ci n’exerce pas d’action causale directe sur les pierres. Que « des principes généraux opèrent réellement dans la nature » : « c’est la doctrine du réalisme scolastique » à laquelle il adhère; cela veut dire que la conception « nominaliste » des lois comme « pures » représentations (5.97), voire simples fictions (1.422), est fausse; qu’une loi soit en un sens une représentation ne l’empêche pas d’être réelle comme l’est une tendance, une disposition (sur le réalisme dispositionnel de Peirce, voir notre « Dispositions ou capacités ? La philosophie sociale de Wittgenstein », dans La Régularité, Paris, Éd. de l’EHESS, 2002), une entité de la Troisième Catégorie. Les cibles de Peirce sont en fait les « nominalistes » Poincaré, Pearson et Le Roy, et Wittgenstein lui aurait sans doute paru aussi nominaliste. Dispositionnaliste quant aux lois naturelles, Peirce se pose en adversaire du déterminisme strict (le « nécessitarisme ») : les lois ne sont que tendancielles et approximatives; elles ne contraignent pas directement les phénomènes : « aucune loi de la nature ne fait tomber une pierre, se décharger une bouteille de Leyde ou marcher une machine à vapeur » (1.323, v. 1903) en sorte que les faits sont contingents (1.427) ou « accidentellement actuels » (comme dans le Tractatus). Insistons : si les lois opèrent réellement dans la nature, ce n’est pas de façon causale, ni sur un mode « nécessitariste », mais plutôt à la manière des Troisièmes réels (lois, habitudes, règles, signes) qui « influencent » ou régissent les Seconds existants : il faut comprendre « loi » au sens littéralement juridique : « Quand une pierre tombe à terre, la loi de gravitation n’agit pas pour la faire tomber. La loi de gravitation se compare au juge : le juge peut articuler la loi jusqu’à la fin des temps, mais sans le bras fort de la loi, le shérif brutal, qui donne effet à la loi, celle-ci n’est rien. Il est vrai que le juge peut nommer le shérif, si besoin est, mais il faut qu’il y en ait un. La chute effective est purement et simplement l’affaire de la pierre et de la terre à ce moment-là. C’est un cas de réaction » (8.330). Or la réaction, le bras du shérif, l’action causale, relèvent de la Seconde Catégorie, même s’ils « obéissent » à la loi qui, elle, relève de la Troisième. L’ingénieuse distinction catégoriale de Peirce (certes coûteuse ontologiquement) vient ici au secours d’un problème récurrent en philosophie des sciences, celui du modus operandi des lois. Sur cette toujours actuelle question, voir N. CARTWRIGHT, « D’où viennent les lois de la nature ? », dans La Régularité.
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[12]
Faut-il comprendre, comme H. J. Glock (2003), p. 497, que A n’explique B que si B suit (folgern) logiquement de A ? Wittgenstein semble en effet identifier le lien explicatif entre deux événements au lien nécessaire entre les deux propositions qui les dépeignent. La partie explicative de la science de la nature serait alors localisée dans les connexions nécessaires entre propositions. Il y aurait donc place dans la science pour les explications ainsi conçues, et pas seulement pour la description.
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[13]
Voir G. GARRETA, « Remarques sur nécessité physique et nécessité logique, de Hertz et Mach à Wittgenstein », dans G. GARRETA et J.-J. ROSAT (éd.), Décrire le monde. Wittgenstein et l’héritage de Hertz, et « Ernst Mach : l’épistémologie comme histoire naturelle de la science », dans P. WAGNER (dir.), Les Philosophes et la Science. Toutefois, ces travaux très nuancés présentent un Mach qui n’est pas ultra-descriptiviste – pour lui aussi la science prophétise – ni psychologiste, et qui ne réduit pas les lois à de simples abréviations
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[14]
Peirce rapporte à un processus adaptatif de notre esprit au réel le fait que nos théories scientifiques et autres « guessing » tombent juste.
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[15]
En 1931-1932, Wittgenstein parlera de style causal en physique : « La causalité joue chez les physiciens le rôle de style de pensée » (Les Cours de Cambridge 1930-1932, trad. E. Rigal, Mauvezin, TER, 1988, p. 104).
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[16]
Pour une étude sur le statut du principe d’induction, discuté dans le TLP, mais revisité dans UG, voir J. Bouveresse (Essais III, 2002).
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[17]
Le lien de conséquence logique est nécessaire. Sans doute cette nécessité est-elle subordonnée dans le TLP à des choix antérieurs de règles et d’axiomes plus ou moins arbitraires, tout comme dans la pratique mathématicienne courante; mais elle n’est pas pour autant, comme l’a prétendu autrefois Dummett, l’expression directe de conventions, en tout cas pas dans le TLP. Plus tard, la thèse de l’« invention de la nécessité » sera pleinement assumée par Wittgenstein, si l’on en croit Crispin Wright et Bouveresse, sans jamais, toutefois, remettre en cause la solidité immanente du lien, devenu grammatical, de Folgerung.
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[18]
Comme l’a relevé Bouveresse, Le Mythe de l’intériorité, p. 317.
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[19]
Le vérificationnisme s’applique encore aux propositions moléculaires (elles sont aussi censées être des images logiques des faits, comme le souligne Thomas RICKETTS, « Pictures, logic, and the limits of sense in Wittgenstein’s Tractatus », dans H. SLUGA et D. G. STERN [éd.], The Cambridge Companion to Wittgenstein, Cambridge University Press, 1996, p. 83-84), mais ce n’est pas le cas, notons-le, des propositions quantifiées, qui sont légion en sciences. Rappelons aussi qu’il n’y a de rapport de conséquence logique qu’entre des propositions au moins moléculaires, ce rapport étant impossible au niveau des propositions élémentaires (5.134) car elles n’ont pas d’« arguments de vérité » en commun; en outre, le rapport (nécessaire et a priori) de conséquence logique (folgern) et d’inférence (schliessen) entre propositions moléculaires leur est intrinsèque (5.132; voir Th. RIC-KETTS, « Pictures, logic, and the limits of sense in Wittgenstein’s Tractatus », p. 84). Ceci complète le tableau d’une nature sans nexus causal, où tout est accident (en outre les propositions élémentaires dépeignant les états de choses sont sans connexion logique entre elles), et d’une logique a priori, saturée de nécessité et absolue (« Tout Folgern se fait a priori », 5.133). On trouve chez Bolzano, notons-le, une relation d’Abfolge à certains égards comparable au Folgern du TLP, défini, rappelonsle, en termes de fondements de vérité, mais Bolzano mélange ce que Wittgenstein tient précisément à distinguer : rapport causal et lien de conséquence logique (voir J. SEBESTIK, Logique et mathématiques chez Bernard Bolzano, Paris, Vrin, 1992, p. 258 s.). Je laisse délibérément de côté la présentation de la probabilité dans le TLP, parfaitement traitée par Von Wright dans Granger (1969), et dont l’ascendance bolzanienne est bien connue. Elle lie la probabilité et l’inférence logique : « La certitude de l’inférence [Schluss] logique est un cas limite de la probabilité » (5.152). Elle tolère, notons-le, un rapport de probabilisation entre deux propositions élémentaires pourtant logiquement indépendantes (5.152).
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[20]
Voir « Verificationnism », dans G. Granger (éd.), 1969. Selon Black, il y a dans le TLP un réel problème de vérification des énoncés atomiques, car il faudrait selon lui avoir scruté tous les faits atomiques, ce qui n’a pas de sens, jusqu’à ce qu’on trouve celui qui vérifie une proposition particulière, et une telle proposition ne pourrait jamais être falsifiée (p. 143). De fait, les modalités de la vérification prônée par le TLP lu par les néopositivistes posent toutes sortes de problèmes qui embarrasseront notamment Carnap jusqu’à « Testability and Meaning » (1936). Wittgenstein se débarrasse de l’épineuse question, ainsi que de celle de la vérité-correspondance, à partir de 1932-1933; l’accord de la représentation et de la réalité se fait alors à l’intérieur de la grammaire, il faut substituer une conception grammaticale de cet accord à la conception métaphysique traditionnelle.
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[21]
Ainsi notre auteur soutiendra expressément dans PB, en 1929, « qu’une hypothèse entretient précisément avec la réalité une relation formelle autre que celle de la vérification » (§ 228); ne sont vrais ou faux que les « constats », les « énoncés phénoménologiques » de 1929 (voir ci-après l’article de Ludovic Soutif). Dès 1930-1932 l’hypothèse est dite non vérifiable entre autres parce qu’elle a dès lors le statut déclaré d’une « règle servant à construire des propositions » qui, elles, seront vérifiables, et qu’elle est « tournée vers le futur » (Cours de Cambridge 1930-1932, trad. E. Rigal, Mauvezin, TER, p. 16-18).
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[22]
Par exemple les rêves : voir RM, p. 56, où la théorie freudienne du rêve (avec les notions de déplacement et de condensation) est louée pour avoir montré « de quelle manière compliquée l’esprit humain se fait une image des faits ».
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[23]
Voir Forme et contenu, trad. D. Chapuis-Schmitz, Marseille, Agone, 2003.
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[24]
En 1902, et conformément à sa maxime pragmatiste, Peirce écrivait : « Une connaissance qui n’aurait aucune incidence possible sur toute expérience future – et ne susciterait aucune espèce d’attente – serait une information relative à un rêve » (Collected Papers of C. S. Peirce, 5.543).
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[25]
Même si dans PB, p. 200, Wittgenstein semble attiré par l’opérationnalisme d’Einstein (« La manière dont une grandeur est mesurée, c’est cela qu’elle est »), en vogue depuis Bridgmann et qui porte la marque du pragmatisme de Peirce.
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[26]
Il faut toutefois rappeler que dans RR, p. 22, Wittgenstein semble privilégier les explications structurales en sciences humaines, disqualifiant l’explication historique comme simple habillage ou variante de l’explication en termes de « corrélations formelles » qui a droit de cité en anthropologie. Le TLP met l’accent sur la grande complexité de la logique de l’Abbildung à l’œuvre dans le langage, ce qui fragilise toute idée de vérification facile ou directe, sinon pour les propositions atomiques, et encore, et cela aurait dû faire réfléchir les signataires du Manifeste de 1929 !
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[27]
Même Bouveresse écrivait en 1973 : « Wittgenstein n’a jamais été réellement un philosophe des sciences. » Certes il ne l’a pas été comme, ou autant que, Carnap ou Popper, mais il n’est pas nécessaire d’être l’un ou l’autre pour développer des considérations importantes en la matière.
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[28]
Même si le Tractatus accorde une valeur plus instrumentale que directement réaliste aux théories physiques, il ne leur retire pas, nous l’avons vu à propos de l’exemple newtonien, toute portée cognitive et tout lien référentiel au réel; mais il en souligne les modalités complexes et indirectes, à la différence du réalisme direct (voir 6.3431 et 6.342). Le TLP n’en est pas moins, en un autre sens, scientiste, en ce qu’il n’accorde de sens ou de conditions de vérité qu’au discours factuel des sciences de la nature, définissant l’ensemble de celles-ci comme la totalité (Gesamtheit) des propositions vraies (4.11). Ce scientisme tempéré par le conventionnalisme ne s’accompagne d’aucune religion de la science, mais entraîne plutôt la relativisation de son rôle dans la vie : « Nous sentons que même si toutes les questions scientifiques possibles ont trouvé leur réponse, nos problèmes de vie n’ont même pas été effleurés » (6.52). À la vérité, traversé par des tensions diverses, le TLP n’est pas très cohérent en matière d’épistémologie.
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[29]
L’invention de « LA » science est de fait historiquement datée : voir J.-F. BRAUNSTEIN, dans P. WAGNER (dir.), Les Philosophes et la Science, p. 796. Il suffit de penser à Renan ! Voir aussi M. FICHANT et M. PÉCHEUX, Sur l’histoire des sciences, Paris, Maspero, 1969, p. 96, rappelant que pour Althusser, parler de LA science est idéologique. Mais, comme se plaît à le souligner Bouveresse, Althusser et Foucault étaient eux-mêmes, respectivement, scientiste et positiviste dans leur pratique philosophique...
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[30]
Non qu’il faille remplacer l’épistémologie par la sociologie ou l’histoire des sciences (voir Ch. CHAUVIRÉ, « Un rationalisme bien tempéré », Critique, no 426,1982), il s’agit de se défaire de la phobie de la contextualisation des problèmes en épistémologie (comme semble nous y inviter le nom de la très sérieuse revue de Cambridge, Science in Context) : cela a-t-il un sens de dire qu’on traite un problème en soi (par exemple la vérification, ou la probabilité), abstraction faite de tout contexte, et de toute mise en perspective diachronique ? Oui si l’on construit une théorie personnelle comme la théorie carnapienne de la probabilité, si on est créatif; mais en dehors des cas innovants, assez rares, que voudrait dire faire une épistémologie de la probabilité en soi ? Dégager ce que les différentes théories de la probabilité ont en commun, si elles ont quelque chose de commun, de Pascal à Cournot, à Bayes et à Kolmogorov ? Mais en ce cas, la perspective diachronique, notamment celle de Hacking, qui permet de déployer la diversité de ces conceptions et de retracer leur évolution, n’est-elle pas plus exacte, précise et fine ? Ou simplement exposer l’état actuel du problème ? L’ignorance délibérée de l’histoire et des contextes ne risque-t-elle pas à la longue de favoriser une forme d’inculture ? N’y a-t-il pas une misère de l’anti-historicisme ? Et, pour mentionner une autre école qui pratique délibérément l’anhistorisme, il faut que Dretske déploie beaucoup de talent dans son traitement du concept de téléologie pour faire oublier que ledit concept, loin d’être né sous sa plume, a une longue histoire d’Aristote à Kant et à Darwin, et que lui, Dretske, redécouvre parfois de vieilles lunes...
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[31]
Trad. P. Acot, Paris, Colin, 1972.
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[32]
Voir D. ANDLER, A. FAGOT-LARGEAULT, B. SAINT-SERNIN, Philosophie des sciences, Paris, Gallimard, Folio, 2002.
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[33]
Voir J. BOUVERESSE, « La théorie et l’observation dans la philosophie des sciences du positivisme logique », dans Fr. CHATELET (dir.), Histoire de la philosophie, t. VIII, Hachette, 1973.
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[34]
Dans Le Philosophe et le Réel. Entretiens avec J.-J. Rosat, Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 98.
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[35]
Alors qu’en fait l’empirisme logique était déjà mort aux États-Unis : tout nous arrive en France avec vingt ans de retard !
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[36]
Par opposition à la logique de la Forschung de Popper et à celle de la découverte de Hanson (qui prolonge la logique peircienne de l’« abduction » comme méthode de découverte des hypothèses).
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[37]
Ou pour la seconde fois si on tient compte du précédent peircien, la maxime pragmatiste de Peirce liant expressément explicitation de la signification et opérations inspirées de la méthode expérimentale (voir Ch. CHAUVIRÉ, « De Cambridge à Vienne. La maxime pragmatiste et sa lecture vérificationniste », dans J. Sébestik et A. Soulez [éd.], Le Cercle de Vienne. Doctrines et controverses, Paris, Klincksieck, 1986). Le lien extrêmement fort entre pragmatisme et épistémologie à la fin du XIXe siècle est sous-estimé, alors qu’il a été déterminant pour le sort de l’épistémologie de la première moitié du XXe siècle (voir G. GARRETA, « Le réalisme pragmatiste de Dewey et ses implications. Perception, action, signification », thèse; et M. GIREL, « Croyance et conduite. Peirce et les pragmatistes », thèse).
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[38]
G.E. MOORE, Les Cours de Wittgenstein en 1930-1933, trad. J.-P. Cometti, dans Philosophica I, Mauvezin, TER, 1997, p. 14-15.
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[39]
Essais III, p. 157.
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[40]
J.-J. Rosat trouve les textes de 1929-1930 réalistes plutôt qu’instrumentalistes (« Schlick, Waismann, Wittgenstein et la grammaire des lois de la nature », Schlick et le tournant de la philosophie, Les Études philosophiques, S. Laugier [éd.], juillet-septembre 2001, p. 318). Pourtant, caractériser les lois comme des « tickets d’inférence » (Ryle) ou des règles ou des hypothèses (Wittgenstein) pour effectuer certaines inférences ou prédictions constitue la définition canonique de l’instrumentaliste, celle que mentionne notamment Popper dans Logique de la découverte scientifique (Paris, Payot, 1973, p. 33) pour la critiquer. Qu’il y ait différentes variétés d’instrumentalisme, que Wittgenstein se démarque de conventionnalistes comme Eddington, est une autre affaire. Il me paraît dans tous ces textes instrumentaliste et phénoméniste, sachant qu’il n’accorde de réalité qu’au phénomène, seul vérificateur des énoncés scientifiques; en ce sens, si l’on veut, être phénoméniste revient alors à être réaliste puisque Wittgenstein récuse toute chose en soi cachée derrière les phénomènes; il n’en est pas moins instrumentaliste. Instrumentalisme et réalisme ne sont pas, en l’occurrence, antithétiques. Selon les définitions classiques, est instrumentaliste celui qui, par exemple, prend la loi de gravitation comme une règle permettant d’effectuer des inférences sur les corps en mouvement, est réaliste celui qui y voit une des prémisses à partir desquelles on peut effectuer de telles inférences, la différence est donc aussi grammaticale qu’épistémologique. On ne rejette pas une règle d’inférence comme on rejette une prémisse sur la foi d’un fait contraire aux attentes. En outre, Wittgenstein hésite parfois entre identifier la réalité aux phénomènes et l’identifier aux corps physiques (p. 328), mais dans la plupart des textes il considère que les corps physiques sont hypothétiques, et les phénomènes, réels (Rosat le reconnaît d’ailleurs). Il y a certes dans ces passages plusieurs candidats au label « réalité » : les phénomènes, les objets physiques, et ce qu’il appelle « réalité » (Wirklichkeit) sans plus de qualification. « Ce qui est surprenant, c’est que le prédicat “réel” s’attache aux objets et non aux phénomènes, qui sont pourtant la seule donnée » (11,260), cité par S. LAUGIER, dans P. WAGNER, Les Philosophes et la Science, p. 538. Seuls les phénomènes sont les vérificateurs des hypothèses. Dans la conversation avec Schlick du 22 mars 1930 (« La physique n’est pas de l’histoire. Elle prophétise »), et comme tous les auteurs qui privilégient la dimension prévisionnelle des sciences, Wittgenstein s’accorde en fait, notons-le, avec le point de vue défini par Auguste Comte, qui, dans le Discours sur l’esprit positif, fait prévaloir la prédiction sur l’accumulation des faits observés, et se défie de tout empirisme, conservant, à l’inverse des positivistes ultérieurs et de Wittgenstein, l’idée d’une réalité située au-delà de nos possibilités de connaître. Le positivisme s’accommode de certaines croyances métaphysiques : ainsi Renan affirmait croire « que le monde dans son ensemble est plein d’un souffle divin » (Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 229), tout en reconnaissant, dans ce même ouvrage, avoir donné raison à Monsieur Homais...
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[41]
Voir Ch. CHAUVIRÉ, La Philosophie dans la boîte noire, Paris, Kimé, 2000, sur l’utopie universaliste du cercle de Vienne, p. 85 s., et sur le caractère acritique de l’épistémologie impliquée dans les sciences cognitives, p. 99 s.
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[42]
Comme le notait Bouveresse en 1973, un auteur comme Carnap ne croit pas que les faits auxquels confronter une théorie sont indépendants du type de langage choisi pour les décrire : « l’idée d’une factualité pure, non contaminée par la théorie, est dépourvue de sens » (« La théorie de l’observation dans la philosophie des sciences du positivisme logique », dans Fr. CHATELET [dir.], Le XXe Siècle. Histoire de la philosophie, t. VIII, Paris, Hachette Littératures, Pluriel, 1973-2000, p. 101).
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[43]
Warren Goldfarb a fait une (malicieuse) analyse wittgensteinienne d’un article de Science sur le « diapason mental » que posséderaient ceux qui ont l’oreille absolue (« Wittgenstein, l’esprit et le scientisme », dans J. Sébestik et A. Soulez [éd.], Wittgenstein et la philosophie aujourd’hui, Paris, Klincksieck, 1992, p. 123).
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[44]
Nos cognitivistes semblent succomber au mythe du donné, qu’une autre tradition de la philosophie analytique a pourtant amplement discuté (voir Sellars, Mc Dowell, Brandom).
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[45]
Voir D. ANDLER, p. 333, dans D. ANDLER et al. (voir n. 32).
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[46]
J. Proust est la seule à revendiquer ouvertement, et à juste titre, le caractère constructif au sens carnapien du terme de son Comment l’esprit vient aux bêtes (Paris, Gallimard, 1997).
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[47]
Proofs and Refutations. The Logic of Mathematical Discover, Cambridge University Press, 1976, p. 2.