Notes
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[1]
Friedrich Albert Lange est né en 1828 à Wald près de Solingen. Il étudie à Zurich, où il suit les cours de Herbart, et à Bonn. Enseignant à Duisburg de 1858 à 1861, il doit interrompre son enseignement, à cause de l’interdiction faite par le gouvernement aux professeurs de participer à des activités politiques. En 1870 il accepte une chaire de logique à Zurich, et prend peu après un poste de professeur à l’Université de Marbourg, où il meurt en 1875. Lange est surtout connu pour son Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque, paru en 1866. C’est au premier chapitre du second tome de cette histoire qu’il expose, non sans l’infléchir, la doctrine de Kant.
-
[2]
Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque, 1e éd. 1866; trad. fr. de B. Pommerol, Paris, 1911, t. II, p. 16.
-
[3]
Ibid., p. 23.
-
[4]
Ibid., p. 40.
-
[5]
Ibid., p. 52.
-
[6]
Ibid., n. 22, p. 603.
-
[7]
Voir la section de la Critique consacrée au schématisme des concepts de l’entendement.
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[8]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 22.
-
[9]
Logische Studien. Ein Beitrag zur Neubegründung der formalen Logik und der Erkenntnistheorie, Leipzig, 1894, p. 147 : « [...] die Zeit ist nur eine aus dem Raumbild der Bewegung auf einer Linie abgeleitete Vorstellung » : « le temps n’est qu’une représentation tirée de l’image spatiale du mouvement sur une ligne ».
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[10]
L’imagination productrice de schèmes est en effet, selon l’heureuse formule de Gérard LEBRUN, une « imagination sans image » : Kant et la fin de la métaphysique, Paris, Armand-Colin, 1970.
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[11]
Critique de la raison pure, A 144/B 183.
-
[12]
Logische Studien, p. 148.
-
[13]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 61.
-
[14]
Ibid., p. 64.
-
[15]
Ibid., p. 69.
-
[16]
LANGE écrit : « De même qu’une armée vaincue cherche autour d’elle, du regard, un point avantageux, où elle puisse se rallier et se reformer en ordre; de même, dans le monde philosophique, on entend ce cri de ralliement : Revenons à Kant ! », Histoire du matérialisme, t. II, p. 2.
-
[17]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 25.
-
[18]
Ibid., p. 6.
-
[19]
Ibid., p. 26.
-
[20]
Ibid., p. 43.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
À cet égard, LANGE souligne son opposition à la métaphysique spéculative post-kantienne, notamment à Hegel et aux hégéliens. Il écrit : « [...] un hégélien vit dans le monde de ses chimères, mais l’expérience joue les plus mauvais tours aux philosophes de cette trempe », ibid., p. 12.
-
[23]
Ibid., p. 41.
-
[24]
Ibid., p. 53.
-
[25]
Ibid., p. 57.
-
[26]
Ibid., p. 60.
-
[27]
Logische Studien, Leipzig, 1894, p. 149. Même le temps, lié à l’expérience du mouvement, tire son sens de l’espace (p. 147).
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[28]
Ibid., p. 148.
-
[29]
Critique de la raison pure, A 713/B 741 : « La connaissance philosophique est la connaissance rationnelle par concepts, et la connaissance mathématique la connaissance rationnelle par la construction des concepts. Or, construire un concept, c’est présenter a priori l’intuition qui lui correspond. »
-
[30]
Logische Studien, p. 148.
-
[31]
Ibid., p. 9.
-
[32]
Ibid., p. 142.
-
[33]
Ibid., p. 149.
-
[34]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 64-65.
-
[35]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 566.
-
[36]
Ibid., p. 561.
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[37]
HUSSERL, Recherches logiques, Tubigen, Max Niemeyer Verlag, 1980, t. I, § 28. C’est nous qui traduisons.
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[38]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 32.
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[39]
Ibid., p. 60.
-
[40]
Théorie kantienne de l’expérience, 2e éd., 1873, p. 584.
-
[41]
Ibid., p. 519 : « il n’y a aucun état définitif d’achèvement, [...] aucun concept n’est une réponse ultime. »
-
[42]
Cf. George STACK, Lange und Nietzsche, vol. 10 des Monographien und Texte zur Nietzs-che-Forschung, Berlin, Walter de Gruyter, 1983, p. 314.
1Comme on sait, Kant distingue deux sources de connaissance : la « matière » donnée, c’est-à-dire les sensations ou encore le divers sensible, et la « forme », c’est-à-dire les sources a priori du connaître que sont les formes a priori de la sensibilité (l’espace et le temps) et de l’entendement (les concepts purs). Cette dualité kantienne des sources du connaître a suscité des critiques tant de la part des métaphysiciens (Fichte, Schelling, Hegel) que de l’empirisme (Stuart Mill). La métaphysique spéculative s’est proposée, avec Hegel, de dépasser le dualisme apparent dans un principe ontologique unique, l’Idée. Stuart Mill pour sa part a réfuté la séparation kantienne entre l’a posteriori et l’a priori, en rapportant l’« a priori » prétendu à une origine empirique.
2Nous souhaiterions manifester l’originalité de Lange, qui consiste à déceler dans le dualisme kantien des sources de connaissance une force et non une faiblesse. En réhabilitant le dualisme kantien du dualisme et de la forme, certes au prix de certains aménagements, Lange se propose de sauver la philosophie d’un double écueil : de la pure spéculation d’une part, du scepticisme d’autre part. L’enjeu n’est rien de moins que de restaurer la philosophie comme philosophie critique.
I . LE DUALISME KANTIEN EN QUESTION
1. L’a priori sujet à caution
3Une des critiques les plus fortes contre Kant concerne l’a priori, c’est-à-dire la position de formes a priori indépendantes, quant à leur origine, de la matière de l’expérience. Lange examine la critique par Stuart Mill de l’a priori kantien. Dans son Système de la logique, Stuart Mill nie tout a priori de la raison et rend compte de toutes les fonctions mentales par l’associationnisme. Suivant cette perspective, les axiomes mathématiques considérés par Kant comme des constructions a priori seraient en fait des généralisations tirées de l’expérience par induction.
4Lange commence par défendre Kant de la critique de Stuart Mill. Il rappelle que Kant fonde les propositions synthétiques du mathématicien sur l’intuition pure de l’espace et du temps. À ce titre il semble bien qu’on ait affaire à des propositions a priori, puisque l’espace et le temps sont eux-mêmes présentés par Kant comme des intuitions a priori, qui s’offrent indépendamment de l’expérience. Par exemple la proposition : la somme des angles du triangle = 180º ne saurait dériver de l’expérience puisqu’elle relève d’une construction a priori dans l’espace pur [2]. Cependant Lange reconnaît que l’apriorité de l’espace kantien est sujette à caution.
5Kant, d’après Lange, ne prouve pas l’apriorité de l’espace et du temps, ni celle des propositions synthétiques a priori qui en découlent, puisqu’il se contente de demander : « que dois-je présupposer, pour m’expliquer le fait de l’expérience ? ». Or, présupposer l’espace et le temps pour s’expliquer la possibilité de l’expérience ne permet pas d’avancer que ces formes sont a priori. Le titre de condition de possibilité de la connaissance n’est pas une garantie d’apriorité. Le mérite de Stuart Mill selon Lange est précisément d’avoir dénoncé la confusion entre l’a priori, défini comme condition « nécessaire » de l’expérience, et certaines « habitudes provisoires » de pensée. Nombre de propositions qui ont longtemps été tenues pour des connaissances a priori, nécessaires à notre rapport au monde, se sont révélées plus tard comme « fausses », ou inadaptées pour constituer telle ou telle expérience [3]. D’où vient notre croyance en l’apriorité de certaines propositions ? Elle vient, selon Stuart Mill, de notre ignorance de leur origine, du fait que nous les avons acquises sans que notre conscience ou notre volonté soit entrée en jeu. On prend alors pour spontané, a priori, ce dont on ignore la genèse.
6Ainsi en va-t-il, selon Lange, de l’espace tridimensionnel. Certes, une fois posé avec Kant qu’il s’agit d’une intuition pure, on peut en tirer un certain nombre de propositions qui seront dites a priori. Seulement, on peut objecter à Kant que si nos sensations s’ordonnent aussi bien selon la forme de l’espace tridimensionnel, c’est parce qu’à l’origine la représentation de l’espace est conditionnée par nos sensations du monde extérieur et nos déplacements dans ce monde. Lange se fait l’écho de cette objection contre Kant : « Des faits nombreux prouvent que les sensations ne se groupent pas d’après une forme toute préparée, l’idée d’espace, mais qu’au contraire, l’idée d’espace est elle-même déterminée par nos sensations ». Si nous vivions dans un monde différent, au sein duquel nous aurions d’autres sensations, notre représentation de l’espace serait peut-être différente. Pour sauver L’Esthétique transcendantale, il faudra donc compléter la doctrine de Kant, qui « ne s’est pas assez expliqué sur l’apriorité des formes de la sensibilité » [4].
7La même remarque vaut pour la Logique transcendantale, qui ne démontre pas davantage, selon Lange, l’apriorité des catégories. Ainsi Kant ne répond-il pas correctement à la critique humienne du concept de causalité. La déduction transcendantale croit établir la nécessité et l’apriorité de ce concept en montrant que sans lui l’expérience ne serait pas possible. Mais que le concept de causalité rende l’expérience possible ne prouve pas qu’il s’agit d’une forme a priori. Au contraire, à moins d’invoquer une correspondance miraculeuse entre la forme a priori et la matière a posteriori, il paraît légitime de chercher dans l’expérience l’origine des concepts dits « purs », et d’avancer que si les concepts rendent l’expérience possible, c’est précisément parce qu’ils en dérivent. Lange souligne avec Stuart Mill que le concept de causalité peut très bien résulter d’une « induction involontaire, non consciente », et il renchérit : « Peut-être trouvera-t-on un jour le fond de l’idée de causalité dans le mécanisme du mouvement réflexe » [5]. Bref, l’a priori kantien peut se voir objecter ceci : c’est faute de voir la genèse de nos concepts fondamentaux que nous les prenons pour a priori et nécessaires. Le dualisme de l’a priori et de l’a posteriori n’est peut-être qu’illusoire.
2. La logique transcendantale est-elle « logique » et « pure » ?
8Lange conforte cette critique de l’a priori conceptuel kantien en soulignant que Kant tire ses concepts fondamentaux des différentes formes de jugement enseignées par la logique scolaire traditionnelle : « Kant s’appuie non sur une déduction apriorique de l’a priori, mais sur une classification, prétendue inattaquable, des données de la logique et de la psychologie » [6]. Kant ne produit pas une déduction a priori de ses concepts, puisqu’il les tire de la classification traditionnelle des jugements. Or la logique traditionnelle, souligne Lange, est liée à la langue naturelle et à la grammaire : elle comporte des ambiguïtés, des éléments psychologiques, culturels, métaphysiques, qui la séparent d’une logique véritablement a priori et nécessaire. Comment s’assurer que les catégories kantiennes sont vraiment « les formes fondamentales et constantes de tous nos jugements possibles » ?
9Pour lever le doute qui pèse sur la logique transcendantale, il conviendrait de la purifier de ses éléments non logiques, de ses ambiguïtés, pour ne retenir que les lois apodictiques et universelles de la pensée. On pourrait objecter que Kant, en rattachant les catégories de l’entendement à l’intuition pure du temps comme forme universelle de la sensibilité humaine, lève tout soupçon d’ambiguïté et d’arbitraire : les catégories, en tant qu’elles se fondent quant à leur sens sur des déterminations temporelles, donc sur l’intuition pure du temps, semblent échapper à l’arbitraire et à la confusion de la langue naturelle [7]. Mais Lange n’accorde pas ce point. Certes l’intuition fournit l’évidence, balaye les ambiguïtés, mais précisément le temps comme tel n’offre aucune image et ne fait donc pas l’objet d’une intuition. Pris en lui-même, il ne donne rien à voir, ne fournit aucune évidence [8].
10Contrairement à l’espace pur que l’on peut voir et déterminer entièrement a priori, le temps pur n’offre par lui-même aucune intuition. Il ne peut avoir de sens, écrit Lange dans ses Logische Studien, que sur fond d’espace, à partir du mouvement sur une ligne dans l’espace [9]. Lange reprend ici la conception aristotélicienne du temps comme nombre du mouvement. Le temps n’ayant de sens que par le mouvement dans l’espace, les schèmes kantiens, comme déterminations temporelles, n’ont aucun sens tant qu’ils sont séparés de l’intuition spatiale.
11Seule la figuration spatiale d’un concept, selon Lange, le rend évident et permet de lui enlever toute ambiguïté, comme c’est le cas en géométrie : les concepts de quantité et leurs relations sont compris de tous les hommes de la même manière parce qu’ils sont constructibles et visibles dans l’espace. Tant que les concepts ne peuvent se transposer spatialement, ce qui est le cas des concepts kantiens de qualité, de relation et de modalité, ils sont privés d’évidence. L’imagination productrice de schèmes temporels ne proposant aucune image des concepts [10], elle n’offre d’après Lange aucune vue évidente et universelle des concepts.
12En d’autres termes, l’erreur de Kant a été de croire que le temps pur suffit, sans l’espace pur, à donner sens aux catégories. Prenons le schème de la substance défini par Kant comme la représentation d’une « permanence du réel dans le temps » [11]. La permanence comme « détermination temporelle » ne veut strictement rien dire tant que je n’ai pas l’image spatiale d’une même chose à laquelle peuvent se rapporter successivement divers prédicats. Il faudra donc, nous dit Lange, réformer la logique kantienne en reconduisant tous les concepts ou encore toutes les relations fondamentales à l’espace pur, foyer de l’évidence universelle, conçu comme archétype de toute synthèse, « Urbild aller Synthesis » [12].
3. Les Idées kantiennes relèvent-elles de la raison comme faculté logique ?
13Dans son Histoire du matérialisme, Lange dénonce un autre défaut de la logique transcendantale kantienne. Kant obéit selon lui « au souci architectonique des métaphysiciens » [13], au souci de l’équilibre et de l’harmonie, souci « esthétique » entièrement étranger à une recherche authentiquement « logique ». La position par la raison de l’inconditionné ou noumène, séparé du phénomène, relève d’une exigence psychologique ou encore affective, nullement logique : il s’agit pour la raison, comme Kant le dit lui-même, de « trouver le repos » dans un principe qui ne soit pas conditionné à son tour. L’âme, Dieu, le monde n’ont rien à voir avec la raison comme raison logique puisqu’ils indiquent seulement la recherche d’unité à laquelle aspire notre affectivité : « Ces Idées d’âme, d’univers, de Dieu ne sont que l’expression de désirs d’unités » [14].
14Ce qui est sujet à caution d’après Lange, c’est la continuité établie par Kant entre des éléments qui n’ont aucun rapport entre eux : entre les formes pures du jugement comme conditions de l’expérience et les Idées de la raison relevant d’un « désir d’unité ». Kant en effet déduit les Idées des formes du jugement de la logique traditionnelle : il déduit l’âme du jugement catégorique, le monde du jugement hypothétique, Dieu du jugement disjonctif. Mais cette déduction n’a aucune valeur, non seulement parce que le passage des formes du jugement aux Idées ne relève pas d’une démarche logique, mais encore parce que les Idées, qui satisfont une exigence affective – le repos dans l’inconditionné –, sont investies d’un sens totalement contingent, portant la marque d’une culture donnée.
15Par exemple Kant définit l’Idée de Dieu comme celle d’un Auteur rationnel, « vernünftiger Urheber », alors que l’on peut très bien former une définition totalement différente de la cause première du monde, qui ne fasse intervenir ni l’idée de création ni le qualificatif « rationnel ». En d’autres termes, l’Idée de Dieu telle que Kant la tire du jugement disjonctif n’est pas essentielle à toute raison humaine en quête de l’inconditionné.
16En outre, concernant l’Idée de liberté, envisagée comme simple possibilité dans la première Critique, Kant commet l’erreur suivante : il confond le plan nouménal avec le plan phénoménal. Pour Lange la volonté est connue par l’expérience interne, donc phénoménalement : « [...] cette représentation de nous-même et de notre vouloir reste immanquablement phénoménale » (HdM, II, p. 71). Dès lors, définir avec Kant la volonté comme noumène revient à ériger un simple phénomène, la volonté, au rang de chose en soi. En posant la liberté nouménale Kant prétend identifier la chose en soi, après avoir souligné qu’elle devait nous demeurer inconnue (= X). Il lui applique les catégories d’effectivité et de causalité, alors que selon ses propres présupposés l’usage des catégories doit rester strictement phénoménal. Le système entier du criticisme, écrit Lange, « s’en trouve ébranlé » [15].
17La lecture par Lange de la Critique de la raison pure pointe ainsi plusieurs problèmes, mettant en cause les dualités kantiennes : le premier concerne le statut de l’a priori kantien, dont l’apriorité reste à établir, le second concerne la manière dont Kant affirme la liberté nouménale, comme distincte du phénomène.
II . CONSOLIDER LE DUALISME
1. Pourquoi et comment consolider le dualisme ?
18La philosophie est en crise depuis que la philosophie hégélienne de la nature s’est trouvée démentie par les sciences exactes. De l’aveu même de Hegel, tout le système devait s’écrouler si un seul de ses « moments » se révélait défaillant. Lange entend réhabiliter la philosophie, au moment même où celle-ci risque de se voir reléguée au rang de discipline pré-scientifique. Kant lui sert, comme à d’autres philosophes, à redéfinir la philosophie non plus comme Science de l’être, mais plus modestement comme théorie critique de la science, limitée aux phénomènes [16]. Dans cette perspective, la Critique de la raison pure est interprétée comme une théorie de la connaissance scientifique.
19La philosophie critique étant mise en cause par l’empirisme dans sa prétention à définir des formes nécessaires de la connaissance, Lange entend consolider le dualisme kantien du nécessaire (transcendantal) et du contingent (la matière donnée). Sa solution consiste à inscrire les formes a priori de l’expérience dans la « constitution physico-psychique » du moi. À la question : « comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? », il ne faut pas répondre avec Kant : « grâce aux intuitions pures de l’espace et du temps », puisque rien ne prouve que ces intuitions n’ont pas une origine empirique. Il faut répondre, nous dit Lange : « par un facteur, qui provient de l’essence du sujet connaissant ». Les jugements synthétiques ne sont nécessaires qu’au sens où ils ne dépendent pas, quant à leur contenu, de l’expérience du monde extérieur, mais uniquement de notre constitution physico-psychique humaine. La valeur de nécessité ne peut être sauvée que si l’on entend par « nécessaire » ce qui est « déterminé par la nature de notre intellect » [17]. Lange écrit encore : « Toute notre organisation intellectuelle nous force d’expérimenter comme nous pensons » [18].
20Lange fonde ainsi la nécessité du transcendantal dans la constitution du moi humain. Sa solution permet en effet de lever l’objection empiriste : l’espace et le temps ne sauraient dériver de l’expérience, puisqu’ils dérivent de notre organisation. Ils sont nécessaires au sens où ils ne peuvent être, pour nous les hommes, autres qu’ils ne sont, et au sens où ils conditionnent notre rapport au monde.
21La détermination psycho-physique par laquelle nous sommes nécessités à intuitionner les choses spatio-temporellement, écrit Lange, « est donnée avant toute expérience », de telle sorte que l’espace, comme le temps qui en dérive, « est une forme de l’intuition sensible donnée a priori ». Lange réforme donc la conception kantienne du transcendantal en conférant aux formes a priori une nécessité anthropologique : « L’intuition de l’espace, avec les propriétés qui lui appartiennent, est un produit de notre esprit [...] : voilà pourquoi elle appartient nécessairement à toute expérience possible » [19]. L’organisation psycho-physique qui nous force de concevoir les choses suivant l’espace et le temps étant donnée avant toute expérience, il s’ensuit, nous dit Lange, que l’espace et le temps ne sauraient dériver de l’expérience [20].
22Comment se fait-il que la découverte des géométries non euclidiennes n’ait pas incité Lange à revoir sa thèse, à concevoir l’espace euclidien non comme une structure indépassable du moi, mais comme une des méthodes mathématiques possibles permettant de constituer l’objet physique ? À l’époque où il rédige son Histoire du matérialisme, parue en 1861, Lange ne soupçonne pas que les géométries non euclidiennes puissent trouver une application dans l’expérience humaine. Il rattache ces géométries à d’autres êtres que l’homme : des êtres dotés d’un système biologique différent du nôtre construiraient selon lui d’autres géométries, d’autres schèmes pour la science. Les géométries non-euclidiennes indiquent donc la possibilité de structures non humaines de l’expérience. On peut concevoir des êtres, écrit Lange, « qui en vertu de leur organisation ne se représenteraient pas un espace tridimensionnel, mais bidimensionnel ou autre ». De même, on peut concevoir des intelligences « qui percevraient simultanément ce qui pour nous est successif » [21].
23Inscrire les formes a priori dans la structure de l’esprit humain permet de sauver la nécessité des jugements synthétiques a priori de la critique empiriste. Cela permet également de récuser les prétentions de la philosophie spéculative « dogmatique », qui croit l’homme capable d’atteindre une objectivité absolue : non seulement l’a priori n’a aucun usage possible en dehors de l’expérience, puisqu’il se limite à rendre possible l’expérience, mais de plus il n’a aucune prétention à la vérité au-delà de l’expérience strictement humaine [22]. À ceux qui reprochent au criticisme de laisser échapper les choses en soi, comme si celles-ci pouvaient être connues de quelque manière par nous, Lange rétorque : « Nous n’avons pas à nous occuper des choses en soi, incompréhensibles pour nous » [23].
24C’est donc en « humanisant » les formes de la connaissance que Lange entend garantir la philosophie de deux écueils : de l’empirisme récusant l’idée de forme nécessaire, de la métaphysique spéculative croyant pénétrer l’être-même des choses (ou encore connaître comme Dieu connaît), faute de reconnaître que les formes de notre connaissance sont relatives à notre constitution spécifique. L’interprétation que Lange donne de l’espace et du temps comme formes pures vaut aussi pour les catégories de l’entendement.
25Pour sauver la nécessité du concept de causalité de la critique humienne, une seule solution est possible, qui consiste à rattacher ce concept à notre « organisation » : « Le concept de causalité, écrit Lange, s’enracine (wurzelt) dans notre organisation » [24]. Son caractère nécessaire n’est assuré qu’une fois admis qu’il appartient à notre organisation mentale, et qu’il ne nous est pas possible de saisir un rapport entre les phénomènes autrement que par lui : « [...] deux sensations ne pourraient jamais être réunies en vue de faire une expérience sur leur liaison, si le principe de leur réunion comme cause et effet n’était conditionnée par l’organisation de notre esprit » [25]. On voit bien la nouveauté par rapport à Kant : faute de dériver la causalité de la constitution psychologique du moi, Kant d’après Lange n’apportait aucune garantie de son apriorité. On pouvait toujours envisager une origine empirique de ce concept et récuser le dualisme de l’a priori et de l’a posteriori comme illusoire.
26Notre auteur s’adresse toutefois l’objection suivante : de quel droit rattacher les formes du connaître à la constitution de l’esprit humain, une fois admis que celui-ci « se tient derrière les phénomènes », « hinter den Erscheinungen steht » ? Intégrant l’interdiction kantienne de constituer l’âme comme objet de connaissance, Lange avoue les limites de sa solution en employant le terme de « conjecture » : « On doit conjecturer que les mêmes propriétés de notre organisation, qui déterminent notre expérience [sensorielle], imprègnent aussi les directions de notre activité intellectuelle » [26]. Lange précise qu’il raisonne par analogie. De même que nos sensations dépendent de l’organisation de nos organes sensoriels, ainsi qu’en atteste la science physiologique, de même on peut conjecturer que nos concepts purs dépendent de l’organisation de notre esprit. Et Lange espère que les progrès de la psychologie empirique établiront ce point en découvrant dans notre organisation mentale l’origine de nos concepts fondamentaux.
2. Réformer la logique transcendantale
27Reste à débarrasser la logique transcendantale de ses éléments non logiques, et à s’assurer que les éléments a priori qui la composent sont véritablement purs et nécessaires. À cette fin, Lange se met en quête de ce qu’il nomme les lois normales de la pensée (Normalgesetze), qu’il distingue des lois naturelles de la pensée (Naturgesetze). Les premières, normatives, énoncent comment nous devrions penser pour atteindre à la rigueur scientifique, tandis que les secondes désignent seulement les catégories ordinaires du jugement, d’après lesquelles nous sommes naturellement enclins à penser. Le défaut de Kant d’après Lange est d’avoir pris les formes traditionnelles du jugement (Naturgesetze) pour les Normalgesetze, c’est-à-dire les catégories usuelles pour les lois pures et apodictiques de la logique.
28Au lieu de chercher le transcendantal dans les jugements, Kant aurait dû partir de l’espace, qui est d’après Lange la « forme originaire de notre essence spirituelle », « Urform unseres geistigen Wesens » [27]. Lange souligne le paradoxe de l’espace : bien que par son extériorité et son étendue il semble étranger à notre esprit, il recèle en réalité ce qui nous est le plus intime, le plus familier, à savoir les lois fondamentales de toute pensée humaine : « L’espace nous semble étranger et extérieur, et pourtant c’est en ses propriétés que nous découvrons la norme de nos fonctions intellectuelles » [28]. Pourquoi faut-il découvrir dans l’espace les Normalgesetze de la pensée humaine ?
29Le premier mérite de l’espace géométrique selon Lange est qu’il nous libère de l’affectivité. Lorsque notre imagination construit des concepts dans l’espace, elle n’obéit pas à des motivations psychologiques individuelles, mais révèle les lois qui appartiennent à tout esprit humain. Ce qui caractérise la pensée spéculative, par opposition à la géométrie, c’est que l’individu pense selon ses concepts propres. Les mathématiques permettent au contraire de congédier toutes les formes non universalisables de la pensée pour ne retenir que les formes essentielles à l’espèce humaine.
30Ensuite, l’espace est seul capable de fonder une connaissance évidente. Lange reprend ici en les aménageant certains éléments de la Discipline de la raison pure, où Kant distinguait la connaissance par concepts et la connaissance par construction de concepts [29]. Tous les concepts mathématiques sont rendus évidents grâce à l’imagination qui les construit dans l’espace. En cela, dit Lange, ils se distinguent des concepts tirés des formes du jugement comme la substance, la cause et l’effet, qui ne donnent rien à voir par eux-mêmes et ne sont donc pas évidents et univoques pour tous. Seule l’imagination productrice permet d’éviter l’équivocité du langage naturel en faisant voir les limites des concepts par l’intuition de leur rapports mutuels. L’imagination en effet forme des figures dans l’espace permettant de prendre une intuition évidente des différents rapports conceptuels. Lange écrit :
« C’est dans la représentation de l’espace [géométrique] que nous trouvons l’intuition des concepts de liaison et de séparation, le concept d’équivalence, les rapports du tout à ses parties, d’une chose à ses propriétés » [30].
32Lange présente à la fin de ses Logische Studien un tableau des figures exprimant les différentes relations conceptuelles possibles. L’imagination étant seule susceptible de révéler les lois universelles de la pensée en les présentant dans l’espace, c’est elle, d’après Lange, qui révèle l’entendement. Notre auteur remet en cause la séparation kantienne entre l’intuition pure et l’entendement, en soulignant que l’imagination permet de passer de l’une (l’espace pur) à l’autre (la révélation des lois fondamentales de la pensée). L’erreur de Kant réside « dans la séparation nette injustifiée entre sensibilité et entendement » [31], dans la mesure où c’est dans des images spatiales que se révèlent les lois apodictiques de l’entendement humain. L’imagination productrice de figures permet d’établir une continuité entre l’intuition pure de l’espace et les fonctions logiques de l’entendement, en révélant dans l’espace les lois universelles de la pensée. S’il confirme le dualisme kantien de la forme pure et de la matière donnée, Lange conteste en revanche la séparation kantienne entre l’intuition pure (spatiale) et les concepts purs.
33Lange reconnaît la pertinence de l’entreprise de Boole consistant à présenter la logique formelle « selon une forme algébrique », afin d’en clarifier et faciliter les opérations [32]. Mais il considère qu’il faut commencer par réformer la logique elle-même à lueur de l’espace géométrique, foyer de toute relation, « archétype de toute synthèse ». Lange se démarque donc : 1. de Kant, qui fondait intuitivement les catégories pures sur les schèmes temporels, sur une imagination sans image, donc sans évidence; 2. des logiciens qui se contentent d’emprunter à la mathématique son langage, ses symboles algébriques, sans chercher à dériver la logique elle-même de la géométrie. Lange termine son ouvrage par ces mots :
« Ce serait déjà suffisant si nous avions montré que la logique ne peut trouver nulle part un sol aussi ferme, que dans les lois qui procèdent de la considération de l’espace et du mouvement dans l’espace » [33].
3. Le problème du dualisme phénomène/noumène
35Pour réhabiliter la philosophie critique, reste à résoudre le dualisme, illégitime selon Lange, de la liberté comme noumène et de la nature comme phénomène. Après avoir présenté la chose en soi comme un concept limite désignant ce qu’on ne peut pas connaître = X, Kant lui confère illégitimement un statut positif à travers l’Idée de liberté. Une fois postulée la liberté comme autonomie, Kant postule l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme comme conditions de l’agir moral tourné vers le souverain bien. Toute la philosophie pratique s’enracine ainsi, d’après Lange, dans la position dogmatique et injustifiable de la liberté comme noumène. La seule manière de lever les contradictions de la philosophie pratique kantienne, selon Lange, est de reconnaître que la sphère éthique ne relève précisément pas de la rationalité (donc de l’exigence de non-contradiction), mais de l’imagination au service des désirs fondamentaux de l’espèce humaine.
36En ce sens, Lange reconnaît aux Idées kantiennes (l’âme, la liberté, Dieu, le monde comme totalité unifiée) une valeur qui n’est pas d’ordre rationnel, mais psychologique ou affectif. Ces Idées répondent à une aspiration présente en tout homme en quête d’unité. La construction imaginative d’un monde idéal, unifié par un principe divin, répond à une exigence essentielle à tout être humain : cette « Dichtung », écrit Lange, « est une production nécessaire de l’esprit provenant des racines vitales [Lebenswurzeln] de l’espèce » [34].
37Lange dépasse ici le dualisme kantien de la nature et de la liberté en inscrivant la liberté dans la continuité des racines vitales de l’individu. Il conçoit la liberté comme la libre production poétique d’un monde idéal, offrant une satisfaction à l’exigence affective d’unité et d’harmonie présente en tout homme. À une époque où la culture manque cruellement d’unité (du fait du déclin de la métaphysique et de la religion, et de l’éclatement des sciences), Lange souligne la nécessité pour l’individu de construire un monde imaginaire idéal répondant à sa quête de sens et d’harmonie. Le tort de Kant, selon lui, est d’avoir voulu attacher cette tendance vers l’idéal au pouvoir de la raison et à la métaphysique : « Kant ne veut pas admettre, que le monde intelligible est un monde de la fiction [eine Welt der Dichtung] et que c’est justement là-dessus que repose sa valeur et sa dignité ».
38Toute métaphysique future devra désormais assumer sa dimension esthétique et renoncer à donner l’image trompeuse d’une science démonstrative, « die Truggestalt einer beweisenden Wissenschaft ». Comment la construction imaginative d’un monde idéal peut-elle rejaillir sur le domaine des mœurs ? Confiant dans le pouvoir éducateur du beau, « die erzieherische Macht des Schönen », Lange écrit : « Plus la conception de l’univers devient esthétique, plus cette conception agit moralement sur nos actes » [35].
39En effet, la considération d’un monde idéal stimulant nous permet de prendre du recul par rapport à la réalité donnée et de la critiquer en vue de la réformer progressivement. À la perspective révolutionnaire marxiste, Lange oppose la voie des réformes sociales : il s’agit de changer « le chemin qui conduit à la révolution dévastatrice en une route jalonnée de réformes bienfaisantes ». L’idéal, conçu comme idée régulatrice, engage un processus réformateur, « processus infini, qui n’atteint jamais parfaitement son but » [36].
4. Examen critique
40La solution apportée par Lange au problème de l’a priori soulève plusieurs difficultés. Tout d’abord, la thèse selon laquelle la constitution psychique du moi nous force à penser comme nous pensons n’est pas démontrée. Aussi Husserl reproche-t-il à Lange, qui fonde le principe de contradiction sur la nature de la psyche humaine, son dogmatisme : « Nous regrettons, écrit Husserl, l’absence de tout ce qui pourrait justifier que l’on parle ici d’une loi naturelle » [37]. De fait, Lange ne montre jamais comment tel ou tel a priori dérive du psychisme. Tantôt il s’en remet aux progrès d’une « future psychologie scientifique » [38], tantôt il recourt à une simple analogie : de même que le contenu sensitif de notre connaissance est fonction de la constitution de nos organes, de même nos concepts doivent dépendre de la constitution de notre esprit [39]. Certes, dans ses Logische Studien, Lange dérive nos concepts fondamentaux de notre représentation de l’espace géométrique, mais il ne montre jamais comment notre représentation de l’espace elle-même dérive de notre constitution physico-psychique.
41On peut également s’interroger sur la valeur d’un a priori logique qui serait rattaché à la constitution psychique du moi humain. Husserl dénonce l’interprétation psychologique du principe de contradiction faite par Lange en montrant qu’elle conduit à des naïvetés et des erreurs. Dans ses Logische Studien, Lange présente le principe de contradiction comme un principe sélectif servant à exclure le faux, c’est-à-dire ce qui apparaît incompatible à l’esprit humain. Husserl objecte que dans cette perspective, l’exclusion du contradictoire comme faux ne concerne que les vécus de conscience d’un seul et même individu à un moment T. Mais ce qui est contradictoire à un moment T ne l’est pas forcément à un autre moment, ce qui est contradictoire pour tel individu ne l’est pas forcément pour tel autre.
42Le principe de contradiction, dit Husserl, ne peut valoir comme critère de vérité que s’il ne concerne pas l’incompatibilité entre des unités ponctuelles, individuelles, psychologiques, mais l’incompatibilité entre des unités intemporelles, idéales. L’erreur de Lange est de n’avoir pas cerné le véritable statut de l’a priori logique, pour n’avoir pas compris l’indépendance du logique à l’égard du psychologique. Contre Lange, Husserl écrit : « [...] ce qui n’est pas psycho-logique (le logique), n’est pas non plus susceptible d’une explication psycho-logique » (§ 28, p. 92).
43En second lieu, on peut dénoncer une contradiction entre le rejet par Lange de toute métaphysique spéculative et sa position fondamentale consistant à rapporter les formes pures à la nature de l’intellect humain. Même si Lange insiste sur le fait qu’il ne prétend pas connaître l’esprit en soi, il n’établit pas moins un rapport essentiel, naturel entre les formes « nécessaires » du connaître et la constitution psychologique du moi. Les concepts et les lois dont se sert l’entendement sont de fait interprétés comme des éléments constitutifs du psychisme humain.
44En proposant une lecture ontologique du transcendantal, alors même que Kant récuse dans sa critique des paralogismes toute ontologie de l’âme humaine, Lange, selon Cohen, viole la lettre et l’esprit du criticisme qu’il entend pourtant réhabiliter. Dans sa Théorie kantienne de l’expérience, Cohen écrit que l’a priori comme condition de l’expérience n’est pas un « élément de la conscience », « Element des Bewusstsein », mais un « élément de la connaissance », « Element der Erkenntnis » [40]. C’est une méthode ou un moyen de connaissance plutôt qu’une détermination du sujet connaissant. En tant que « méthode » constitutive d’une science en devenir, le transcendantal ne saurait se figer en des formes « constantes » de l’esprit, aucun des concepts qui rendent la science possible n’étant « ultime » [41].
CONCLUSION
45Même si la dimension « critique » de la perspective développée par Lange est sujette à caution, il convient de souligner l’originalité et la portée de sa perspective. Contrairement à ses prédécesseurs (spéculatifs ou empiristes) Lange ne cherche pas, au plan théorique, à dépasser le dualisme kantien de la matière et de la forme mais à le rétablir. Il sonne le glas de la philosophie conçue comme système de l’être et entreprend de relancer la philosophie comme criticisme, c’est-à-dire comme théorie des fondements nécessaires de la connaissance scientifique. En ce sens, l’école de Marbourg inaugurée par Cohen prolongera son entreprise.
46En s’attachant à fonder les formes fondamentales de la pensée sur l’espace géométrique, « forme originaire de notre essence spirituelle », Lange, avant Heidegger, ancre la rationalité dans un donné irrationnel (l’espace) et fait vaciller le privilège ancestral de la raison. Il établit une relation de continuité entre l’espace, l’imagination et la pensée, récusant la primauté transcendantale du temps au motif que celui-ci ne prend sens que rapporté à l’espace.
47Enfin, la critique du dualisme kantien de la nature et de la liberté le conduit à développer une conception nouvelle de l’éthique : celle-ci relève non de la raison, mais de l’imagination, qui a pour tâche de produire une image unifiée du monde, de penser le sensible et l’idéal dans leur unité. Nietzsche saluera en Lange l’émergence d’une éthique naturaliste exprimant « un nouveau respect pour les sens et pour le corps », offrant ainsi une alternative à la morale chrétienne [42].
Notes
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[1]
Friedrich Albert Lange est né en 1828 à Wald près de Solingen. Il étudie à Zurich, où il suit les cours de Herbart, et à Bonn. Enseignant à Duisburg de 1858 à 1861, il doit interrompre son enseignement, à cause de l’interdiction faite par le gouvernement aux professeurs de participer à des activités politiques. En 1870 il accepte une chaire de logique à Zurich, et prend peu après un poste de professeur à l’Université de Marbourg, où il meurt en 1875. Lange est surtout connu pour son Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque, paru en 1866. C’est au premier chapitre du second tome de cette histoire qu’il expose, non sans l’infléchir, la doctrine de Kant.
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[2]
Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque, 1e éd. 1866; trad. fr. de B. Pommerol, Paris, 1911, t. II, p. 16.
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[3]
Ibid., p. 23.
-
[4]
Ibid., p. 40.
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[5]
Ibid., p. 52.
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[6]
Ibid., n. 22, p. 603.
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[7]
Voir la section de la Critique consacrée au schématisme des concepts de l’entendement.
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[8]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 22.
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[9]
Logische Studien. Ein Beitrag zur Neubegründung der formalen Logik und der Erkenntnistheorie, Leipzig, 1894, p. 147 : « [...] die Zeit ist nur eine aus dem Raumbild der Bewegung auf einer Linie abgeleitete Vorstellung » : « le temps n’est qu’une représentation tirée de l’image spatiale du mouvement sur une ligne ».
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[10]
L’imagination productrice de schèmes est en effet, selon l’heureuse formule de Gérard LEBRUN, une « imagination sans image » : Kant et la fin de la métaphysique, Paris, Armand-Colin, 1970.
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[11]
Critique de la raison pure, A 144/B 183.
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[12]
Logische Studien, p. 148.
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[13]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 61.
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[14]
Ibid., p. 64.
-
[15]
Ibid., p. 69.
-
[16]
LANGE écrit : « De même qu’une armée vaincue cherche autour d’elle, du regard, un point avantageux, où elle puisse se rallier et se reformer en ordre; de même, dans le monde philosophique, on entend ce cri de ralliement : Revenons à Kant ! », Histoire du matérialisme, t. II, p. 2.
-
[17]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 25.
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[18]
Ibid., p. 6.
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[19]
Ibid., p. 26.
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[20]
Ibid., p. 43.
-
[21]
Ibid.
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[22]
À cet égard, LANGE souligne son opposition à la métaphysique spéculative post-kantienne, notamment à Hegel et aux hégéliens. Il écrit : « [...] un hégélien vit dans le monde de ses chimères, mais l’expérience joue les plus mauvais tours aux philosophes de cette trempe », ibid., p. 12.
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[23]
Ibid., p. 41.
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[24]
Ibid., p. 53.
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[25]
Ibid., p. 57.
-
[26]
Ibid., p. 60.
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[27]
Logische Studien, Leipzig, 1894, p. 149. Même le temps, lié à l’expérience du mouvement, tire son sens de l’espace (p. 147).
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[28]
Ibid., p. 148.
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[29]
Critique de la raison pure, A 713/B 741 : « La connaissance philosophique est la connaissance rationnelle par concepts, et la connaissance mathématique la connaissance rationnelle par la construction des concepts. Or, construire un concept, c’est présenter a priori l’intuition qui lui correspond. »
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[30]
Logische Studien, p. 148.
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[31]
Ibid., p. 9.
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[32]
Ibid., p. 142.
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[33]
Ibid., p. 149.
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[34]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 64-65.
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[35]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 566.
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[36]
Ibid., p. 561.
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[37]
HUSSERL, Recherches logiques, Tubigen, Max Niemeyer Verlag, 1980, t. I, § 28. C’est nous qui traduisons.
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[38]
Histoire du matérialisme, t. II, p. 32.
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[39]
Ibid., p. 60.
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[40]
Théorie kantienne de l’expérience, 2e éd., 1873, p. 584.
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[41]
Ibid., p. 519 : « il n’y a aucun état définitif d’achèvement, [...] aucun concept n’est une réponse ultime. »
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[42]
Cf. George STACK, Lange und Nietzsche, vol. 10 des Monographien und Texte zur Nietzs-che-Forschung, Berlin, Walter de Gruyter, 1983, p. 314.