Couverture de RMI_202

Article de revue

Engagement responsable des entreprises marocaines et territoire construit : quelle redevabilité sociétale ? Cas de l’OCP Safi

Pages 79 à 102

Notes

  • [1]
    Un concept apparu dans un rapport d’information sur la préparation d’une nouvelle étape de la décentralisation en faveur du développement des territoires, Assemblée nationale (Mai, 2018).
  • [2]
    Le « Printemps arabe » est un ensemble de contestations populaires, d’ampleur et d’intensité très variable, qui se produisent dans de nombreux pays du monde arabe à partir de décembre 2010.
  • [3]
    « État consistant, pour une organisation, à être en mesure de répondre de ses décisions et activités à ses organes directeurs, ses autorités constituées et, plus largement, à ses parties prenantes » (Norme ISO 26000, p. 2).
  • [4]
    Les données chiffrées sont issues du recensement général de la population et de l’habitat (2014)
  • [5]
    Nous avons interrogé les associations jusqu’à satisfaction du principe de la saturation théorique.
  • [6]
    La norme ISO 26000 définit une sphère d’influence d’une entreprise comme : « l’étendue/ampleur des relations politiques, contractuelles économiques, ou autres à travers lesquelles une entreprise a la capacité d'influer sur les décisions ou les activités de personnes ou d'autres organisations ».
  • [7]
    Les maîtresses ont bénéficié de l’accompagnement et de la formation des associations.
  • [8]
    Les maîtresses sont actuellement rattachées à l’association NAJAH, liée à l’éducation nationale
  • [9]
    La population âgée de 20 à 39 ans, se chiffrant à 34.8% de la population communale à Ouled Salmane (RGPH, 2014).
  • [10]
    C’est un programme de dialogue et de co-construction lancé en 2018 par l’OCP. Il vise à accompagner le tissu local de proximité à monter des projets à fort impact social et sociétal. « Act4Community est le prolongement de l’action RSE du Groupe OCP qui fait de la création de valeur partagée une priorité. L’ensemble des collaborateurs du Groupe sont ainsi appelés à partager leur expertise et leur savoir-faire afin d’impacter positivement et durablement leur écosystème et environnement. En 2018, plus de 2 000 salariés ont ainsi initié des actions de proximité avec les communautés. Cette réussite doit beaucoup au modèle de fonctionnement horizontal du programme. I1 facilite les synergies et s’appuie sur un mode de déploiement « Bottom-Up » innovant et une démarche décentralisée grâce au lancement de « Situations Act4Community ». Ces collectifs intelligents transverses réunissent les entités proches du terrain et les communautés locales, favorisant le dialogue et le partage des savoirs en vue d’une meilleure performance » (Rapport Développement durable de l’OCP, 2018, p. 93).
  • [11]
    Sont exclues des critères d’éligibilité, les associations se trouvant près du territoire dans lequel le groupe minier opère. Or, toutes les associations proches ont été retenues.
  • [12]
    Certaines associations ont tenté de créer des coopératives, mais le caractère non innovant des projets initiés et le manque d’encadrement des membres ont bloqué le processus de développement de ces structures.
  • [13]
    Les aides non-financières sont fournies aux associations qui s’occupent, à leur tour, de leur distribution aux familles pauvres.
  • [14]
    Les ressources génériques d’un territoire sont des ressources reproductibles que l’on peut retrouver dans tous les territoires : le vent, le soleil, la mer…
  • [15]
    Les ressources spécifiques sont des ressources dites territoriales liées à un processus de production spécifique: une histoire et identité communes. Ce sont des ressources singulières difficilement reproductibles et qui créent l’avantage distinctif du territoire.
  • [16]
    Une ressource territoriale devient un actif territorial quand elle commence à générer de la valeur. Le processus de l’activation de la ressource est appelé « patrimonialisation » (Greffe, 1992).
  • [17]
    Nous n’avons pas recensé l’existence d’une association du tourisme dans la commune territoriale Ouled Salmane.
  • [18]
    Il n’existe aucune association locale du tourisme solidaire (Province de Safi, 2020]
  • [19]
    Aucune association féminine n’est recensée dans la commune (Province de Safi, 2020)
  • [20]
    TSI est un indicateur sociétal développé par Boston Consulting Group. Il complète et renforce le taux de rentabilité des actions (TSR). En effet, le Total Societal Impact (TSI) englobe plusieurs critères sociétaux à intégrer dans la politique de l’entreprise : la priorité de l’action, son impact environnemental, sa durabilité…

Introduction

1A l’ère des mouvements sociaux qu’a connus le Maroc dernièrement (printemps arabe en 2011, le boycott de certaines marques commerciales en 2017, les manifestations de Hoceima et Jerada en 2018…), les entreprises marocaines se voient de plus en plus récusées sur leur responsabilité financière et extra-financière, notamment au regard des engagements sociaux, sociétaux et environnementaux vis-à-vis de leurs parties prenantes. Dans cette perspective, les grands groupes industriels au Maroc engagent des pratiques RSE afin de légitimer leur position. D’une part, en tant que monopoleurs profitant de certains droits exclusifs d’exploitation des ressources nationales (mines, sucre, acier …). D’autre part, en tant qu’une véritable traduction de leur attachement aux valeurs de citoyenneté des entreprises grâce entre autres à la philanthropie et au mécénat (Cherkaoui, 2019).

2A cet effet, les territoires d’implantation des entreprises constituent un véritable vivier d’attentes de l’ensemble des parties prenantes de proximité, à savoir : les riverains et la population locale (Frimousse et Peretti, 2017) qui sont désormais dans l’attente d’une nouvelle forme de redevabilité sociétale allant au-delà de l’engagement strictement économique des entreprises.

3A cet égard, il apparaît de plus en plus nécessaire de requestionner le rôle du territoire non seulement appréhendé en tant qu’un simple espace délimité géographiquement mais plutôt en tant qu’un construit d’acteurs qui se coordonnent (Pecqueur, 2005), voire même un espace socialisé où plusieurs parties prenantes interagissent autour des ressources, favorisant par conséquent la création d’une dynamique territoriale (Maud et al. 2006).

4Partant de là, notre recherche tend à analyser l’engagement sociétal d’un grand groupe marocain à l’égard de son territoire en s’interrogeant sur la portée de son ancrage territorial ainsi que les implications en résultant. Ainsi, quelles expressions territoriales de redevabilité incarnent les pratiques RSE des groupes industriels au Maroc ? Et quelle formalisation des attentes des communautés locales et des riverains en la matière ?

5Dès lors et sur la base d’une étude de cas unique à visée compréhensive, notre recherche explore les actions sociétales engagées par un groupe industriel minier, affirmant son attachement aux valeurs de la responsabilité sociale de l’entreprise. L’objectif est de comprendre comment une telle grande structure appréhende les attentes de ses parties prenantes de proximité afin d’exprimer sa redevabilité sociétale envers le territoire dans lequel elle opère et évolue.

6Pour ce faire, nous allons dans un premier temps présenter une grille théorique d’analyse faisant apparaître la place de l’entreprise dans la nouvelle posture des territoires construits. Dans un second temps, nous présentons la méthodologie du recueil des données de notre étude de cas. Avant de présenter nos résultats et leurs discussions en dernier temps.

1. Territoire construit et redevabilité sociétale des entreprises : quels ancrages théoriques ?

7Depuis le milieu des années 1970, une nouvelle forme de développement économique, centrée sur le territoire, émerge et s’impose en tant qu’une piste de réponse aux crises économiques (Pecqueur, 2005). L’avènement du développement local comme un nouveau modèle de développement alternatif au modèle fordiste en crise, a permis de revisiter le concept du territoire. Ce dernier acquiert désormais un rôle particulier dans la création d’avantages comparatifs et dans la mise en valeur des spécificités locales. Le territoire passe ainsi, d’un statut passif vis-à-vis de la dynamique du développement économique, à une conception active et motrice au sein du fonctionnement de l’économie (Leriche, 2004).

8Ce territoire dit « post-fordiste » est soumis donc à des déterminants externes tels que : les politiques économiques, la volonté politique à l’échelle centrale… ; ou encore à des déterminants internes opérés à l’échelle locale. Ce sont ces déterminants internes qui sont ancrés dans le territoire. Dans ce sens, les entreprises sont sollicitées à contribuer à la construction et à la dynamique territoriale puisque ces dernières sont en promiscuité avec le tissu local dont elles puisent les forces et les ressources.

9Il s’agit, pour nous, de nuancer la portée de cet ancrage territorial au regard de la redevabilité des entreprises envers leur territoire d’implantation. Cet ancrage est inscrit dans un schéma croisé de plusieurs approches théoriques qui appréhendent le territoire dans toutes ses dimensions : matérielle, organisationnelle et surtout identitaire (Langanier, et al., 2002).

Tableau 1 : Synthèse des approches thèoriques du concept du territoire

Tableau 1 : Synthèse des approches thèoriques du concept du territoire

Source : Élaboré par nos propres soins

10A la lecture de cette matrice de synthèse, nous comprenons que les entreprises évoluent dans un environnement partenarial et où trois grandes logiques orientent le territoire : une logique d’acteurs car le développement n’est pas l’apanage d’une seule unité au niveau d’un territoire ; une logique développement résidant dans la capacité des acteurs à s’approprier de leurs ressources territoriales pour assurer un développement soutenable ; et finalement une logique réseau qui traduit les liens marchands et non marchands qui existent entre les acteurs pour la valorisation des potentialités dont ils disposent. Par conséquent, s’il est de rigueur de définir l’entreprise dans ses dimensions économique, sociale et sociétale, il apparaît que la dimension territoriale soit également impérative. Ces entreprises doivent, au-delà de leur engagement économique, contribuer à animer le territoire et à favoriser sa construction.

1.1. Du territoire postulé au territoire construit : quelles exigences pour les entreprises ?

11Le territoire postulé relève de la dimension localiste du territoire. C’est-à-dire, un territoire matériel, délimité géographiquement et expérimenté par l’Etat dans le cadre des stratégies nationales (Ferguène, 2003). Ce territoire est une organisation combinant des acteurs sociaux et institutionnels remplissant leurs obligations respectives à l’égard de l’Etat. Dans ce schéma, les entreprises, acteur clé du territoire, se voyaient remplir uniquement une fonction économique en créant de la richesse qui ne font profiter que les apporteurs des capitaux.

12Au début des années 1980, le concept territoire a été fortement revisité. Il est passé d’une acception de l’objet neutre, soumis à des influences exogènes vers le statut d’espace bricolé et construit par les acteurs (Lajarge, 2000). Dans ce nouvel ordre, les entreprises ont été fortement sollicitées à contribuer au développement territorial et sont tenues dorénavant d’une obligation quasi-contractuelle envers les parties prenantes de proximité. Ces entreprises sont également interpelées à être à l’écoute du territoire et à forger l’ancrage territorial. Ce dernier est défini par la norme ISO-26000 comme « le travail de proximité proactif d’une organisation vis-à-vis de la communauté. Il vise à prévenir et à résoudre les problèmes, à favoriser les partenariats avec des organisations et des parties prenantes locales et à avoir un comportement citoyen vis-à-vis de la communauté ».

13Dans ce schéma du territoire construit, les entreprises devraient gérer la complexité de leurs territoires en allant au-delà de l’obligation sociétale d’assumer et d’internaliser les effets négatifs externes de leurs activités mais de favoriser une responsabilité territoriale d’entreprise (RTE) [1] afin de réduire les fractures susceptibles de fragiliser le territoire.

Figure 1 : La place de l’entreprise sous les dimensions du territoire Porter et Kramer (2011)

Figure 1 : La place de l’entreprise sous les dimensions du territoire Porter et Kramer (2011)

Source : Élaborée par les auteurs sur la base des travaux de Langanier al. (2002) ;

14Dans cette même optique, la notion de l’acteur, elle-même, a été discutée. En effet, le statut de l’acteur est passé d’une posture figurante, réduite à un simple récepteur des actions publiques, à une posture instigatrice où l’acteur/partie prenante est demandée à initier des projets de développement dans le cadre d’une coopération partenariale (Pecqueur et Ternaux, 2006) et où l’osmose entre communauté locale et entreprises (Beccatini, 1992) favorise la fabrique du territoire. Autrement dit, l’entreprise ne doit pas se contenter de consommer les ressources économiques d’un territoire mais de chercher plutôt à les entretenir voire même à assurer un développement territorial. Cet acteur/entreprise est appelé à inscrire sa relation avec son territoire dans « un rapport gagnant/gagnant en développant de nouvelles ressources qui bénéficient aussi au territoire, notamment pollinisation des savoirs, création d’emplois, développement de nouveaux réseaux d’acteurs, soutien aux filières locales, redistribution de revenus… » (OREE, 2017, p.17).

1.2. La responsabilité sociétale des entreprises au prisme des territoires construits

15La littérature autour du concept de RSE témoigne de l’absence, jusqu’aujourd’hui, de modèle universel, de définition normalisée ou de critères reconnus pour délimiter entièrement l’engagement RSE d’une entreprise donnée. Cela étant, il est généralement admis que la RSE ne relève ni du strict respect de la loi ni de la philanthropie. En effet, l’engagement responsable des entreprises ne se limite en aucun cas à la simple conformité légale ou sociale ou à de simples actions de charité ou de bienfaisance. La RSE questionne le management stratégique des entreprises et intègre leur business-model.

16Ainsi, la plupart des acceptions de la RSE reposent sur un dénominateur commun : la prise en compte, par l’entreprise, des préoccupations sociales, sociétales et environnementales dans ses politiques et activités commerciales ou industrielles (au sens de la Commission Européenne, 2011). Il s’agit d’un dispositif qui permet d’améliorer l’impact que les activités des entreprises peuvent avoir sur la société.

17C’est un concept qui demeure jusqu’à aujourd’hui controversé (Cherkaoui et Bennis-Bennani, 2015), malgré les tentatives de sa normalisation (caractérisant tout un mouvement d’une tétra-normalisation de la RSE). C’est ainsi que l’organisation ISO avait élaboré en 2010 une norme intégratrice de ses divergences et a défini la RSO, élargie de l’entreprise à toutes les organisations, comme « la responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et de ses activités sur la société et sur l’environnement, se traduisant par un comportement transparent et éthique qui : contribue au développement durable y compris à la santé et au bien-être de la société; prend en compte les attentes des parties prenantes;respecte les lois en vigueur et est compatible avec les normes internationales ; et qui est intégré dans l’ensemble de l’organisation et est mis en œuvre dans ses relations. » (Norme ISO-26000, AFNOR).

18Plusieurs questions centrales sont spécifiées afin de caractériser l’engagement responsable d’une entreprise. En effet, la norme ISO-26000 fait référence, entre autres, à la contribution des entreprises au développement des communautés locales. « L’implication auprès des communautés et la contribution au développement local constituent une partie intégrante du développement durable et de la responsabilité sociétale des entreprises. »

19Cette implication va bien au-delà de l’identification des parties prenantes et du dialogue avec elles en ce qui concerne les impacts des activités d’une entreprise ; elle englobe également l’appui et la construction d’une relation durable avec les communautés (Wegmann et al., 2015).

20Plusieurs domaines d’actions RSE sont pris en compte afin d’apprécier l’engagement RSE des entreprises à l’égard de leurs territoires d’implantation (Cf. Figure 2). Il s’agit de l’ancrage territorial des pratiques de gestion (Uzan et al., 2017), de la contribution à la promotion de l’éducation et de la culture, de la question de l’emploi et du développement des compétences localement, au développement des technologies et la contribution à leur accès, au soutien à la création de richesses et de revenus, à l’amélioration de l’accès aux services de santé et à l’investissement sociétal vis-à-vis des riverains et des populations locales.

Figure 2 : L’ancrage territorial des pratiques RSE d’une entreprise

Figure 2 : L’ancrage territorial des pratiques RSE d’une entreprise

Source : élaborée par les auteurs sur la base de l’ISO 26000, AFNOR

21Dans ce sens, plusieurs travaux de recherche en RSE et gouvernance des entreprises (North, 1990 ; Aoki, 2010, Pigé et Sangue Fotso, 2013 ; Cherkaoui, 2016 et 2019 ; Cherkaoui et Jallal, 2017 ; Cherkaoui et Belgaid ; 2018) se sont intéressés à la notion de territoire pour pouvoir expliquer les différences contextuelles dans l’adoption de certains comportements organisationnels. Le territoire est appréhendé selon Sainsaulieu (1999) comme «un construit social» qui prend forme dans le cadre de la résolution d’un problème productif ou institutionnel ou dans le cadre d’un projet de développement. Le territoire se construit sur la base d’une mise en compatibilité de différents modes de coordination entre acteurs géographiquement proches (Counarc, 2013). La nature des externalités et sa régulation constituent les éléments fondamentaux du développement du territoire (Marchais-Roubelat, 2015).

22Dès lors, la réussite des stratégies de RSE repose sur l’intégration du territoire comme partie prenante incontournable de l’écosystème des entreprises, indépendamment de leur taille (Frimousse et Peretti, 2017).

23La notion de territoire très sollicitée notamment dans le champ économique mérite ici d’être précisée. « Le territoire, au-delà de sa définition géographique, se construit autour des acteurs s’y inscrivant, de leurs compétences économiques spécifiques et de la mise en œuvre d’une dynamique productive. » (Colletis et al., 1999). Cette approche du territoire renvoie à de nombreux concepts clés en management stratégique comme les compétences (Loubès et Bories-Azeau, 2016), les capacités dynamiques, les écosystèmes entrepreneuriaux, la chaîne de valeur ou encore l’innovation (Guigou, 2014 ; Raulet-Croset, 2014).

24Les travaux de Frimousse consolident l’idée selon laquelle toute légitimité de l’entreprise se fera par un retour au territoire dans les prises de décision et par sa capacité à s’y inscrire durablement, ancrant ainsi les économies et les activités dans une réalité quotidienne, vécue et concrète. Ainsi, la RSE, en tant que construit social, ne peut se penser indépendamment du contexte dans lequel l’entreprise est encastrée (Frimousse, 2013).

25Le concept d’encastrement renvoie à l’intégration des faits économiques à l’intérieur des faits sociaux. Un tel concept peut être perçu comme un processus dynamique d’ancrage géographique et une manière de mobiliser et de maintenir des ressources relationnelles (Frimousse, 2016 ; 2018).

26Dans le même ordre d’idées, Porter et Kramer (2011) plaident pour un changement de paradigme en passant d’une logique moniste, fondée sur la création de valeur actionnariale, à une logique partenariale, orientée à toutes les parties prenantes de l’entreprise (y compris son territoire d’implantation). Il s’agit du concept de la Corporate Shared Value (CSV) qui consiste à « créer de la valeur économique d’une manière qui profite aussi à la société, en répondant à ses besoins et ses défis. »

27Les deux auteurs suggèrent que, pour maximiser cette création de valeur, les entreprises doivent mettre en œuvre des politiques et des pratiques de gestion qui renforcent leur compétitivité au même titre qu’elles améliorent les conditions économiques et sociales des territoires où elles opèrent. Dès lors et en vertu de la CSV, l’entreprise crée de la valeur pour les actionnaires et partage une partie de cette valeur avec les parties prenantes et les représentants de la société porteurs d’enjeux importants pour l’entreprise et pour ses activités.

28Ainsi, la RSE s’offre un meilleur accueil dans le monde du management stratégique notamment chez les chercheurs américains en reconnectant les entreprises à la société contrairement aux affirmations de Milton Friedman (Muff, Dyllick, Drewell, Nord, Shrivastava et Haertle, 2013). Cependant, la création de valeur partagée ne peut être une approche suffisante pour résoudre les problèmes de la société, du moment qu’elle se focalise d’abord sur la création d’une valeur économique pour les entreprises (Crane, Palazzo, Spence & Matten, 2014). L’entreprise n’appartient pas exclusivement aux seuls actionnaires ou apporteurs de capitaux. Elle dépend de la contribution de toutes ses parties prenantes qui sont à la source de sa pérennité et sa compétitivité.

29Au Maroc, plusieurs mouvements de contestations et du boycott (printemps arabe [2] entre 2010-2012 et boycott de certaines marques commerciales en 2017-2018…) interpellent de plus en plus les entreprises sur leur redevabilité [3] sociétale, en lien avec leurs pratiques RSE. L’orientation d’un grand nombre d’entreprises vers leurs territoires respectifs constitue une traduction de cette redevabilité vis-à-vis de la société en général et des communautés locales en particulier. Cela sous-entend que, désormais, les entreprises sont conscientes du fait qu’elles sont redevables à l’égard du territoire dans lequel elles puisent ses ressources et mènent ses activités.

30Cette prise de conscience devrait être traduite par un plan d’action et une stratégie intégrée à leur business-model. La redevabilité « englobe également le fait d’assumer une pratique fautive, de prendre les mesures appropriées pour y remédier et de mener les actions permettant d’éviter qu’elle ne se reproduise. » (Norme ISO-26000). C’est ce que l’on cherche à explorer dans la seconde partie de cet article sur la base d’une étude de cas unique à visée exploratoire et compréhensive.

2. Méthodologie de l’étude

31Dans une posture interprétative, notre recherche explore la question de l’engagement responsable des entreprises marocaines vis-à-vis de leur territoire d’implantation. Il s’agit d’appréhender comment ces entreprises intègrent les attentes des populations locales et des riverains dans leurs stratégies et pratiques RSE menées, affirmant de leur redevabilité sociétale.

32En effet, l’approche qualitative est retenue eu égard au caractère exploratoire et compréhensif de notre étude empirique. Il s’agit d’une étude de cas unique telle qu’elle a été conceptualisée par Yin (2003), en l’occurrence, l’office chérifien des phosphates (OCP). Armato et Caren (2002) suggèrent que « le cas unique n’est pas tellement une preuve définitive, mais une occasion d’expliquer (un phénomène). »

33L’OCP est l’un des groupes industriels de référence en matière de RSE au Maroc dans la mesure où il a reçu plusieurs prix et distinctions à cet effet. En tant que leader mondial sur le marché des phosphates et de ses dérivés, l’OCP est un acteur clé sur le marché international, depuis sa création en 1920. « Présent tout au long de la chaîne de valeur, OCP extrait, valorise et commercialise du phosphate et des produits phosphatés, notamment de l’acide phosphorique et des engrais. OCP est le premier producteur et exportateur mondial de phosphate sous toutes formes. Il est aussi l’un des plus grands producteurs d’engrais au monde.» (Rapport d’activité, 2016).

34Le territoire de Safi constitue l’un de ses sites de productions les plus importants au Maroc. « Les activités de transformation du phosphate en acide phosphorique et en engrais phosphatés sont essentiellement concentrées au niveau des sites de Jorf Lasfar et de Safi. » (Site institutionnel de l’OCP, 2019).

35Nous avons choisi de mener une étude à caractère exploratoire afin de comprendre si les actions entreprises par l’OCP à Safi sont conformes à ses engagements sociétaux. Nous nous interrogeons également sur l’impact de ses actions sur le vécu de la population locale. Pour réduire notre champ d’analyse, nous avons effectué un choix raisonné pour la commune à explorer. Il s’agit en effet, de la commune rurale Ouled Salmane, considérée comme le premier point de contigüité entre l’OCP site de Safi et une zone rurale.

Tableau 2 : certaines données de la commune Ouled Salmane

DonnéesDétails [4]
Emplacement géographiqueSud-Ouest de Safi ( superficie 181 km2)
Activité économique principale des habitantsL’agriculture non irriguée
Population communale16.979
Taux de pauvreté6.07%
Taux d’analphabétisme54.8%
Taux d’activité60.9%

Tableau 2 : certaines données de la commune Ouled Salmane

Source : données collectées auprès du HCP, direction de Safi (Septembre, 2019)

36Ainsi, la collecte des données empiriques a été faite sur la base d’une analyse de contenu des rapports et publications RSE de l’entreprise ( Cf. Tableau 3), complétée par la réalisation de 08 entretiens semi-directifs avec les associations locales [5], le président de la commune Ouled Salmane et un responsable RSE au sein du site SAFI-OCP, d’une durée moyenne de 01H10 pour chacun (Cf. Tableau 4).

Tableau 3 : rapports RSE de l’entreprise OCP consultés et analysés

Tableau 3 : rapports RSE de l’entreprise OCP consultés et analysés

Source : Elaboré par les auteurs

Tableau 4 : profils des personnes interviewées

Tableau 4 : profils des personnes interviewées

Source : établi par les auteurs

37La triangulation de ces deux instruments de collecte de données (analyse documentaire et l’entretien) permet de renforcer la validité interne de notre recherche. Dans notre cas, l’analyse documentaire sert, avec le concours de la théorie, à définir les items formant notre guide d’entretien ( Waller, 1999). Puis à alimenter la grille des concepts (Cf. Tableau 5) issue de la phase d’analyse de contenu.

38Notre guide d’entretien a été structuré selon les axes thématiques suivants :

  • Perception de la RSE et de l’engagement responsable du groupe ;
  • Actions RSE menées à l’égard des communautés locales et des riverains ;
  • Prise en compte des attentes des populations locales en la matière ;
  • Degré de conformité des pratiques RSE avec les attentes du territoire d’implantation.

39L’analyse de contenu a été réalisée conformément au canevas recommandé par Bardin (2013). La retranscription manuelle des entretiens a eu lieu de manière à structurer les propos recueillis auprès de chaque personne interviewée. A l’issue de cette étape, nous avons établi une grille d’analyse (Cf. Tableau 5) afin de conceptualiser les données : les données similaires sont regroupées dans le même concept puis codées à l’aide du logiciel NVIVO selon un modèle de codage sémantique c’est-à-dire, nous nous sommes limités aux passages qui ont une signification « les mots clés ».

Tableau 5 : Extrait de la grille d’analyse realisée

Tableau 5 : Extrait de la grille d’analyse realisée

Source : Établi par les auteurs

40Par la suite, une thématisation a été faite en regroupant les concepts issus de la phase de la conceptualisation en thèmes. Ces derniers animeront tout le déroulé de notre discussion. Enfin, une analyse verticale a été réalisée pour chaque cas isolé, complétée par une analyse horizontale (inter-cas) de manière à catégoriser les réponses réunies.

3. Analyse et discussion des résultats

41Le groupe minier « OCP » reconnaît l’importance de toutes les parties prenantes dans la création de la valeur. Dans ce sens, il a pu définir son plan de dialogue, priorisant ainsi ses parties prenantes en fonction de sa sphère d’influence [6]. En effet, OCP distingue entre deux catégories de parties prenantes : d’un côté, les parties prenantes internes (management, employés et investisseurs…) liées à l’entreprise au travers des engagements purement managériaux et dans lesquels le caractère inclusif est prépondérant. D’un autre côté, les parties prenantes externes ayant été cartographiées en fonction des engagements de l’entreprise vis-à-vis de la production durable et en fonction de ses engagements de la création de la valeur partagée.

Figure 4 : Cartographie des parties prenantes de l’OCP

Figure 4 : Cartographie des parties prenantes de l’OCP

Source : Élaborée par les auteurs à partir du rapport d’activité de l’OCP sur le développement durable (2018), p. 29

42Dans notre contexte d’étude, la déclinaison de ses engagements sur le terrain s’est traduite par une série d’actions envers toutes les parties prenantes. Nous ne nous intéressons ici qu’aux parties prenantes externes, notamment les associations locales. Nous discutons la portée et l’apport des actions de l’OCP au profit d’un territoire de proximité à savoir : la commune territoriale Ouled Salmane.

3.1. Actions en faveur du préscolaire et du soutien à l’apprentissage

43L’engagement sociétal de l’OCP envers ses riverains se matérialise par une série d’actions en faveur des enfants de moins de 5 ans, dans le cadre du préscolaire, et en faveur des élèves accusant un retard d’apprentissage dans leurs parcours scolaires. Ces deux volets permettent, avec le concours de la direction de l’éducation nationale à Safi, de généraliser la scolarisation « pour tous » au profit des enfants de la commune territoriale Ouled Salmane. Néanmoins, le caractère non durable des actions entreprises dans ce sens est le constat observable dans notre terrain d’étude. « L’OCP est indifférent » nous rapporte une association interviewée, déplorant la ponctualité et la discontinuité des actions de l’OCP. Nous citons, à titre illustratif, la mise à mal de deux expériences pilotes en matière du soutien scolaire et du préscolaire, généreusement soutenues par l’OCP. En effet, ces deux expériences ont œuvré pendant 5 ans au profit des élèves de la commune Ouled Salmane et cela a généré certes des externalités positives en matière du rendement scolaire mais l’arrêt des expériences a permis d’engendrer une situation de chômage des maîtresses [7] qui voyaient leur nombre se réduire à la moitié [8].

44L’engagement de l’OCP en matière du renforcement des dispositifs sociaux et d’aide à la scolarisation est également observable dans notre cas d’étude, mais demeure insuffisant. Les associations interrogées plaident pour l’augmentation des camionnettes dédiées au transport des élèves dont la capacité est inférieure au nombre des bénéficiaires.

45Le travail de l’OCP, à lui seul, ne peut pas conduire à satisfaire les besoins croissants de la population de moins de 19 ans qui se chiffre à 40.8% de la population communale totale (RGPH, 2014). D’autres parties prenantes du territoire doivent concourir afin de construire le territoire et à le développer. Nous citons, dans cette optique, la contribution prépondérante de l’Initiative National pour le Développement Humain (INDH), cet organe joue un rôle important dans le soutien scolaire. « Grâce au financement de l’INDH, j’ai pu construire un local pour mon association » nous rapporte un président d’une association et il continue « l’OCP nous n’aide pas à construire des locaux, il nous aide seulement à les équiper. »

3.2. Actions en faveur des jeunes de la commune

46La redevabilité sociétale de l’OCP à l’égard de son territoire de proximité doit se traduire par des actions en faveur de la promotion de la jeunesse et de leur employabilité. Les associations interviewées ont été unanimement d’accord sur le fait que les jeunes [9] ne sont pas ciblés par les programmes de l’OCP. Les interviewées plaident pour un centre de qualification pour les jeunes de la commune Ouled Salmane qui sera capable de former des compétences et de hisser leur niveau. Ce constat nous renvoie au faible impact des actions de l’OCP dans la commune malgré leur diversité. « Nous voulons un terrain de proximité pour nos matchs de foot » nous rappelle un président d’une association, il continue encore « Nous plaidons pour un club de jeunesse pour la commune, mais l’OCP ne veut rien construire. » Or, des actions en faveur des jeunes de la commune pourraient contribuer à leur insertion dans le marché du travail et ça permettra de conduire à une grande mobilité sociale. Du côté de l’OCP, un large programme intitulé « Act4community  [10]» a été lancé pour permettre l’accompagnement des jeunes, le financement des associations et le soutien au tissu local. Toutefois et selon certains propos recueillis, « Les actions entreprises dans ce sens, sont limitées et ne se concentrant que dans des zones urbaines. » nous fait savoir un président d’une association.

3.3. Actions en faveur des associations de la commune

47Le tissu associatif marocain est caractérisé par une grande fragilité (Lacroix, 2013), il va de même, celui de la commune Ouled Salmane. La structuration et l’accompagnement des associations de proximité sont parmi les préoccupations de l’OCP. « Seul ou en partenariat avec des organisations locales, le groupe conçoit, initie et développe des programmes en vue d’accompagner les communautés locales. Ses activités opérationnelles servent de catalyseurs et apportent des contributions positives et durables aux communautés auprès desquelles le Groupe exerce ses activités. En œuvrant en partenariat avec les ONG ou la société civile, le Groupe contribue à la création d’emplois et de formations, tout en investissant dans les infrastructures et l’accès aux services de base. » (Rapport d’activité 2016, p.90).

48Ces actions de renforcement du tissu associatif local se concrétisent par des programmes de financement d’un budget de 100 000 dhs par association, fractionné à 3 tranches. « Ce budget est insuffisant pour entretenir des actions de développement territorial. » nous dit un président d’une association. D’ailleurs, nous avons remarqué que l’OCP n’a audité aucune structure associative bénéficiaire, c’est le seul rapport d’activité de l’association qui est recommandé pour passer d’une tranche à l’autre. « Le manque du contrôle des actions soutenues par l’OCP pourrait conduire à une situation de « laisser-faire » et de détournement des fonds vers des fins personnelles que d’intérêt général. » nous fait savoir une interviewée. Pour le ciblage des structures associatives éligibles, l’OCP tient généralement compte de plusieurs critères surtout le caractère innovant du projet porté par l’association. Pour la commune Ouled Salmane, toutes les associations ayant déposé leurs dossiers ont été éligibles. au financement [11]. En effet, l’examen rétrospectif des projets portés par les associations de la commune rurale Ouled Salmane montre l’absence de véritable activités génératrices de revenu, seuls des projets en rapport avec le boisement ou avec le soutien du préscolaire ayant été retenus [12].

49Or, l’accompagnement des associations et leur formation en matière de l’entrepreneuriat et le montage de projet est susceptible de créer une dynamique d’apprentissage permettant aux associations et aux coopératives locales de lancer des projets à fort impact économique. Cependant, l’OCP, à lui seul, ne peut pas prendre en charge toute cette responsabilité, un réseau d’acteurs au sens d’osmose entre communauté locale et entreprise (Beccatini, 1992) doit se concourir pour impulser un nouveau souffle territorial.

50Au-delà des aides financières, l’OCP a participé à l’aide des familles pauvres dans le territoire de proximité, en leur fournissant des paniers de biens de première nécessité pendant le mois de Ramadan et des moutons pendant la grande fête [13]. Les associations interviewées nous rapportent que le groupe minier, site de Safi, a cessé depuis 2015 de mener de telles actions, car selon leurs propos : « Quand ça devient un don, tout le monde devient pauvre ! » rétorque un président d’une association, et il continue « et ça nous a créé trop de problèmes. »

51Nous tenons à rappeler que le territoire est un construit d’acteurs et de ressources. Ces ressources du territoire ne sont pas seulement génériques [14] (Collectis et Pecqueur, 2004) mais aussi spécifiques [15] au territoire (tradition, culture, gastronomie…).

52Chaque territoire a ses propres ressources spécifiques le singularisant par rapport à d’autres territoires. Le rôle des acteurs (communauté locale, entreprises…) c’est d’aider à l’activation [16] des ressources pour créer de la valeur. En effet, le territoire dont il est question est riche en potentialités ( Câpres, préparation culinaire locale spécifique…). Cela favoriserait la mise en place d’autres activités autre que l’agriculture. Le développement du tourisme solidaire [17] pourrait éventuellement permettre l’émancipation des femmes en milieu rural en leur garantissant un revenu décent grâce aux flux nets des activités développées. Le manque d’associations dans ce sens [18] est préjudiciable pour les ressources territoriales sommées rester sourdes en l’absence d’une intentionnalité affichées des acteurs.

3.4. Actions envers des agriculteurs

53L’agriculture est l’activité principale dans les zones rurales, l’engagement de l’OCP dans ce sens n’est pas à discuter. Cependant, les propos des associations interviewées nous renvoient vers un autre constat : celui de privilégier des communes non proches à l’OCP par rapport à d’autres plus proches, Ouled Salmane en l’occurrence.

54D’après les interviewées, les agriculteurs de la commune Ouled Salmane ne bénéficient d’aucune aide ou d’aucune formation dans les métiers de l’agriculture. « Nos cheptels ont été impactés par la pollution. » déplore un président d’une association. De là, nous privilégions une approche plus inclusive pour les agriculteurs de la commune en leur permettant d’accéder au financement et au soutien à l’élevage et à l’agriculture.

55La lecture que l’on peut également faire pour les associations étudiées que les femmes sont exclues [19] ce qui montre le poids socio-culturel en milieu rural. Cependant, l’OCP « soutient les coopératives qui offrent un modèle d’entreprise solide, viable et adapté aux besoins des communautés rurales (…) et aussi qui favorisent l’égalité des genres en donnant aux femmes davantage de possibilités de participer à l’économie locale. » (Rapport Growing circular, OCP, 2018, P. 95). Chose qui n’est malheureusement pas observable dans notre terrain d’étude.

3.5. Actions envers de la population locale

56Malgré l’effort déployé par l’OCP en matière d’aide à l’amélioration de la qualité de vie de la population locale, les actions entreprises restent au deçà des attentes de la population. D’après nos entretiens, les caravanes médicales envisagées et les campagnes de sensibilisation initiées au profit de la population sont de caractère ponctuel, non durable et surtout difficilement accessible. En effet, la non proximité des services offerts est due à la difficulté d’accéder aux communes riveraines.

57Par conséquent, les dispositifs sont installés dans des communes plus proches et à accès plus facile.

58Les associations observées déplorent l’état des routes qui désertent les douars, ces dernières sollicitent l’implication de l’OCP, en allant au-delà de son engagement financier pour prendre en charge l’amélioration des services sociaux de base. « Nous ne voulons pas que l’OCP se substitue à l’Etat mais nous voulons qu’il prenne une partie de responsabilité pour la mise à niveau de l’infrastructure routière. » demande une association interviewée.

3.6. Perception et attentes

59Les associations interviewées perçoivent l’engagement sociétal de l’OCP en tant qu’une démarche volontariste et non obligatoire. Peu d’entre elles, considèrent qu’il s’agit de la redevabilité d’une structure citoyenne à l’égard de son territoire de proximité.

60Celles qui soutiennent l’idée de la redevabilité sociétale sous-tendent que l’activité polluante de l’OCP et ses externalités négatives engendrées suite à la production des phosphates légitiment l’implication de son dernier dans le processus de la construction territoriale de la zone d’étude.

61Ces parties prenantes de proximité exigent de la part du groupe minier encore plus d’engagement en matière de développement des infrastructures, du raccordement des douars en eaux potables, de l’amélioration des services de base…Les attentes des associations observées vont au-delà de l’engagement citoyen du groupe réduit en sa posture de conformité sociale à une vision plus globale dans lequel l’entreprise jouera un rôle de catalyseur de développement économique et social.

62De l’autre côté, celles qui soutiennent l’idée du caractère non obligatoire des actions de l’OCP part de l’idée que l’amélioration de l’offre en services sociaux de base incombe à l’Etat et à la commune territoriale et que la mise à niveau de l’infrastructure et l’insertion professionnelle des jeunes relèvent également de la responsabilité de l’action publique et que personne n’oblige OCP à s’engager d’un processus de développement territorial.

63Cette discussion autour des attentes des parties prenantes nous renvoie notamment aux travaux de Boltanski et Thénevot (1991) sur l’économie de la grandeur. Ce cadre théorique permet d’analyser le fonctionnement de toute société grâce aux accords et aux conventions. Les auteurs distinguent entre plusieurs cités appelés « cités de justification », d’où leur livre « De la justification : économie de la grandeur ». En effet, nous pouvons schématiser le lien existant entre OCP et ses parties prenantes de proximité dans deux types de cités : cité industrielle pour l’OCP et cité civique pour ses parties prenantes. La relation entre ces deux grandeurs doit être formalisée sous la forme d’une convention ou d’un arrangement pour éviter les incertitudes et les crises d’attentes.

4. Redevabilité sociétale de l’OCP et territoires construits : quels enseignements à retenir ?

64Au travers de l’analyse de contenu réalisée et la discussion menée au large de ce travail, nous formulons et développons trois principaux enseignements :

  • Concertation des actions de l’OCP dans le cadre d’une démarche partenariale
    L’enjeu du développement territorial met en relation deux approches du territoire : les ressources et les acteurs (Pecqueur, 2005). Les acteurs du territoire ne se limitent pas seulement aux acteurs institutionnels relevant du pouvoir de l’Etat et de ses services déconcentrés mais également aux entreprises implantées sur le territoire qui contribuent, à leur tour, à la construction territoriale.
    En effet, le travail de l’OCP à lui- seul ne peut pas couvrir l’ensemble des besoins ressentis par les habitants de la commune territoriale Ouled Salmane, une démarche concertée est très désirable. Néanmoins, la prise de l’initiative ainsi que le cadre réglementaire rigoriste pourraient bloquer le processus de la coopération publique-privée ce qui rendra difficile toute forme de partenariat entre les parties prenantes institutionnelles et celles non institutionnelles. D’où la nécessité de favoriser la coopération partenariale surtout en présence d’une véritable intentionnalité affichée de l’OCP à développer les zones dans lesquelles il opère.
    « OCP reconnaît le besoin mutuel de dialogue, de transparence et de considération stratégique des entreprises et les préoccupations écosystémiques dans le cadre de son approche de développement durable. » (Traduit du rapport de l’OCP sur le développement durable, 2018, P.37).
  • Accompagnement des structures associatives et le suivi des actions menées
    L’étude réalisée soulignent la démarche exclusive de l’OCP en amont des actions entreprises au profit de la population de Ouled Salmane. En effet, les actions actuelles sur le terrain ont été développées d’une manière unilatérale sans consultation des bénéficiaires. Ces actions ont aussi un caractère ponctuel et discontinu, d’où l’obligation de leur suivi régulier et de leur évaluation ex-post ce qui permettrait d’optimiser, au mieux, les ressources allouées et favoriserait un renforcement du tissu associatif local.
    En outre, une forte implication des parties prenantes de proximité est très souhaitable dans la mise en œuvre des actions sur-mesure au bénéfice de la population locale afin de hisser le niveau de développement territorial Dès lors, l’accompagnement des associations porteuses de projets s’avèrent important pour l’instauration d’une véritable culture managériale surtout en matière de la valorisation des ressources spécifiques de la zone d’études (Gastronomie locale, artisanat local…) dans le cadre des initiatives intégrées et durables.
  • Approche inclusive au profit de la population locale des zones d’intervention de l’OCP
    Les propos recueillis montrent que la priorisation des parties prenantes de l’OCP site de Safi ne se base pas sur le critère de la proximité puisque les actions menées au profit des communes non avoisinantes sont beaucoup plus importantes que celles destinées aux communes riveraines.
    Par ailleurs, les actions au profit de l’agriculture au niveau local sont réduites aux opérations de boisement et aux opérations de plantation des oliviers et cela est fortement attentatoire aux autres cultures qui nécessitent la formation, l’accompagnement et le financement.L’approche inclusive est fortement voulue afin d’intégrer toutes les composantes du tissu local tant en amont qu’en aval en vue de fonder un climat de confiance entre l’entreprise et ses parties prenantes de proximité minées par la pauvreté, la vulnérabilité sociale et l’exclusion sociétale.
    Ces enseignements viennent compléter et préciser les apports de l’état de l’art, en particulier ceux de la théorie des parties prenantes (Porter et Kramer, 2011) et de l’acteur-réseau (Roussiau et Bonardi, 2001). Selon ces deux théories, l’entreprise est désormais redevable envers son territoire d’implantation. Elle doit de ce fait, contribuer à son développement en jouant le rôle de locomotive économique afin d’instaurer une dynamique économique au sein du territoire. Cette redevabilité doit aller au-delà de la dimension philanthropique et bienfaitrice telles qu’elles sont développées dans son plan marchéage vers une dimension morale et éthique envers le tissu économique et social qui compose le territoire dans lequel chaque entreprise opère.
    Au regard de ces deux théories, nous formulons deux autres enseignements pour la réussite des actions sociétales de l’entreprise sujet de notre analyse :
  • D’une logique rentabilité à une logique impact d’une action
    Les actions entreprises par l’OCP devraient faire l’objet d’une étude d’impact économique, environnementale et sociale (selon le modèle du Total Societal Impact[20] par exemple) afin d’éviter le problème de la discontinuité des actions. Car une action ayant un impact sociétal important doit être maintenue dans la durée.
  • La co-construction de la stratégie RSE
    Au regard de l’approche par la coordination des acteurs (Benko, 2000), la construction des actions au profit d’un territoire doit nécessairement porter par les acteurs eux-mêmes, ces derniers doivent développer des stratégies concertées, insérées dans une approche holistique et globale. Dans ce sens, nous avons observé en examinant les rapports d’activités que les actions déployées sont certes porteuses mais restent envelopper dans un cadre moniste où tout se passe au prisme d’une seule partie, l’entreprise OCP dans notre cas de figure.

Conclusion

65Notre exploration du cas unique de l’OCP et de sa redevabilité sociétale vis-à-vis de son territoire de proximité a pour finalité de requestionner le rôle de ce groupe minier marocain dans son appréhension de la notion de la responsabilité sociétale ainsi que ses implications concrètes sur son territoire d’action. L’étude de ce cas unique n’est pas représentative d’autres cas mais il est porteur d’intérêt (David, 2000). En effet, il s’agit d’une entreprise qui a, depuis longtemps, inscrit ses actions managériales dans une perspective sociétale surtout en matière d’aide au développement des zones dans lesquelles cette structure est implantée. Toutefois, les pratiques RSE telles qu’elles sont menées actuellement par le groupe site de Safi au profit du territoire rural Ouled Salmane semblent être au deçà des attentes au regard des perceptions des parties prenantes interrogées lors de notre étude de terrain. L’engagement sociétal de l’OCP est malheureusement réduit à une dimension minimaliste de conformité sociale envers ses parties prenantes de proximité remettant ainsi en cause sa finalité sociétale et sa volonté d’amorcer un ancrage territorial avec la communauté locale.

66L’enjeu à venir pour les entreprises marocaines n’est plus de décréter leurs pratiques RSE, mais de les inscrire au cœur de leur stratégie et de les incarner dans leur business-model. L’inscription d’une raison d’être dans ses statuts pourrait être pour l’entreprise une clé pour asseoir un véritable projet stratégique responsable au plan sociétal. L’entreprise socialement responsable devrait expliciter les moyens mis en œuvre dans la réalisation de ses activités pour remplir sa finalité sociétale.

67De même, la compréhension des territoires, de leur structuration, de leur fonctionnement et de leur évolution est un enjeu très important pour le management stratégique de la RSE. Le territoire apparaît comme le ferment d’une refondation du management et un retour à une gestion située plus responsable, encastrée dans des réalités locales. La RSE appréhende l’entreprise dans un environnement au sens large, au-delà de son territoire d’implantation. Chaque action RSE venant de l’entreprise ou de ses acteurs devrait être réfléchie en termes d’impact durable qu’elle laisserait.

68D’où donc, la nécessité d’interroger l’approche sociétale sur laquelle est fondée tout le modèle managérial du groupe minier national et de requestionner la cartographie de ses parties prenantes. Serait-ce à considérer que ces mouvements sociaux apparus récemment soient un moyen pour un nouveau glissement vers une redéfinition de la nature de sa relation avec ses parties prenantes ainsi que leur priorisation ?

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Mots-clés éditeurs : ancrage territorial, local residents, social accountability, built territories, territorial anchoring, CSR, riverains, RSE, territoire construit, redevabilité sociétale

Mise en ligne 10/11/2020

https://doi.org/10.3917/rmi.202.0079

Notes

  • [1]
    Un concept apparu dans un rapport d’information sur la préparation d’une nouvelle étape de la décentralisation en faveur du développement des territoires, Assemblée nationale (Mai, 2018).
  • [2]
    Le « Printemps arabe » est un ensemble de contestations populaires, d’ampleur et d’intensité très variable, qui se produisent dans de nombreux pays du monde arabe à partir de décembre 2010.
  • [3]
    « État consistant, pour une organisation, à être en mesure de répondre de ses décisions et activités à ses organes directeurs, ses autorités constituées et, plus largement, à ses parties prenantes » (Norme ISO 26000, p. 2).
  • [4]
    Les données chiffrées sont issues du recensement général de la population et de l’habitat (2014)
  • [5]
    Nous avons interrogé les associations jusqu’à satisfaction du principe de la saturation théorique.
  • [6]
    La norme ISO 26000 définit une sphère d’influence d’une entreprise comme : « l’étendue/ampleur des relations politiques, contractuelles économiques, ou autres à travers lesquelles une entreprise a la capacité d'influer sur les décisions ou les activités de personnes ou d'autres organisations ».
  • [7]
    Les maîtresses ont bénéficié de l’accompagnement et de la formation des associations.
  • [8]
    Les maîtresses sont actuellement rattachées à l’association NAJAH, liée à l’éducation nationale
  • [9]
    La population âgée de 20 à 39 ans, se chiffrant à 34.8% de la population communale à Ouled Salmane (RGPH, 2014).
  • [10]
    C’est un programme de dialogue et de co-construction lancé en 2018 par l’OCP. Il vise à accompagner le tissu local de proximité à monter des projets à fort impact social et sociétal. « Act4Community est le prolongement de l’action RSE du Groupe OCP qui fait de la création de valeur partagée une priorité. L’ensemble des collaborateurs du Groupe sont ainsi appelés à partager leur expertise et leur savoir-faire afin d’impacter positivement et durablement leur écosystème et environnement. En 2018, plus de 2 000 salariés ont ainsi initié des actions de proximité avec les communautés. Cette réussite doit beaucoup au modèle de fonctionnement horizontal du programme. I1 facilite les synergies et s’appuie sur un mode de déploiement « Bottom-Up » innovant et une démarche décentralisée grâce au lancement de « Situations Act4Community ». Ces collectifs intelligents transverses réunissent les entités proches du terrain et les communautés locales, favorisant le dialogue et le partage des savoirs en vue d’une meilleure performance » (Rapport Développement durable de l’OCP, 2018, p. 93).
  • [11]
    Sont exclues des critères d’éligibilité, les associations se trouvant près du territoire dans lequel le groupe minier opère. Or, toutes les associations proches ont été retenues.
  • [12]
    Certaines associations ont tenté de créer des coopératives, mais le caractère non innovant des projets initiés et le manque d’encadrement des membres ont bloqué le processus de développement de ces structures.
  • [13]
    Les aides non-financières sont fournies aux associations qui s’occupent, à leur tour, de leur distribution aux familles pauvres.
  • [14]
    Les ressources génériques d’un territoire sont des ressources reproductibles que l’on peut retrouver dans tous les territoires : le vent, le soleil, la mer…
  • [15]
    Les ressources spécifiques sont des ressources dites territoriales liées à un processus de production spécifique: une histoire et identité communes. Ce sont des ressources singulières difficilement reproductibles et qui créent l’avantage distinctif du territoire.
  • [16]
    Une ressource territoriale devient un actif territorial quand elle commence à générer de la valeur. Le processus de l’activation de la ressource est appelé « patrimonialisation » (Greffe, 1992).
  • [17]
    Nous n’avons pas recensé l’existence d’une association du tourisme dans la commune territoriale Ouled Salmane.
  • [18]
    Il n’existe aucune association locale du tourisme solidaire (Province de Safi, 2020]
  • [19]
    Aucune association féminine n’est recensée dans la commune (Province de Safi, 2020)
  • [20]
    TSI est un indicateur sociétal développé par Boston Consulting Group. Il complète et renforce le taux de rentabilité des actions (TSR). En effet, le Total Societal Impact (TSI) englobe plusieurs critères sociétaux à intégrer dans la politique de l’entreprise : la priorité de l’action, son impact environnemental, sa durabilité…
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