Notes
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[1]
Éditions et traductions utilisées dans cette étude : Béroul, Le Roman de Tristan, Poème du xii e siècle, 4e édition, éd. E. Muret, rév. L.M. Defourques, Paris, 1974 (édition la plus souvent citée dans ce travail : les références constituées de simples numéros de vers y renvoient) ; Béroul, Le Roman de Tristan, trad. P. Jonin, Paris, 1999 ; Béroul, Tristan et Iseut, intr., trad. et notes P. Walter, dossier C. Stanesco, Paris, 2000 ; Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, éd. C. Marchello-Nizia, collab. R. Boyer, D. Buschinger, A. Crépin, M. Demaules, R. Pérennec, D. Poirion, J. Risset, I. Short, W. Spiewok, H. Voisine-Jechova, Paris, 1995 (pour les références au Tristrant d’Eilhart d’Oberg) ; Le Roman de Tristan par Thomas suivi de La Folie Tristan de Berne et La Folie Tristan d’Oxford, éd. F. Lecoy, trad., prés. et notes E. Baumgartner, I. Short, Paris, 2003 (pour les références à Thomas et aux Folies de Berne et d’Oxford) ; Tristan et Iseut. Les Poèmes français. La Saga norroise, prés., trad. et comm. D. Lacroix, P. Walter, Paris, 1989.
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[2]
Mais nous avons le plus souvent exclu de notre relevé les formes préfixées de base asau-, asail-, dont le sens spécial « attaquer » s’est très tôt imposé dans la langue, dès le xe siècle (http://www.cnrtl.fr/etymologie/assaillir, page consultée le 30 juillet 2015).
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[3]
« Hyperonyme que nous garderons », nous aussi, « pour considérer comme un ensemble le fragment conservé » (N. Koble, Comment finir Béroul ? L’arc et le saut : Anticipation et vitesse du récit dans le Roman de Tristran [sic], Textuel, t. 66, Regards croisés sur le Tristan de Béroul, éd. C. Croizy-Naquet, A. Paupert, 2012, p. 101–117). Nous étions parvenu à peu près aux deux tiers de la rédaction de notre étude quand nous avons pris connaissance de cet article de N. Koble. Celui-ci a conforté le choix de notre angle critique, nous paraît prometteur d’élargissements ultérieurs (« l’arc, le saut et le chien », p. 114 – et non peut-être seulement le saut), mais s’achève sur le saut alors que nous l’avions choisi d’emblée comme point de départ de nos analyses et que nous nous sommes tenu à ce choix.
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[4]
L’action de se lever (d’un siège, d’un lit) est souvent exprimée, dans les œuvres narratives médiévales, au moyen du verbe salir : X salt sus/jus… Or – c’est peut-être remarquable en creux –, ce n’est pas ce verbe que Béroul emploie en ces circonstances, mais plutôt les verbes lever (v. 727 : Tristran, juste avant le Saut du Lit, se fu sus piez levez ; v. 2150 : Tristran fu de son lit levez, / Iseut remest en sa fullie ; v. 1793 : La roïne contre lui live ; v. 4427 : Iseut… / Contre lui lieve, sil salue ; v. 1132 : Dinas en piez se live o chiere encline ; v. 2428 : Ogrins l’ermite lieve sus) et ester (v. 1217 : Li rois l’entent, en piez estut ; v. 1591 : Tristran s’estut et escouta)… Comme si le romancier avait choisi de restreindre l’emploi de ce verbe aux actions que nous tenons pour particulièrement saillantes et qui forment la plus grande part de la matière de cette étude.
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[5]
21 occurrences de la forme saut- dans la partie au programme de l’agrégation 2007 (La Suite du Roman de Merlin, éd. G. Roussineau, Paris, 2006, p. 197–277, § 243–314). a) Le cliché le plus fréquent a pour fonction de démarquer (faire saillir) un personnage intervenant dans le récit ou le dialogue et consiste en un pré-procès : X saut avant et/qui… (253, 12 : Et uns vallés saut avant et li moustre ; 255, 38 : Et lors saut avant Merlins et dist… = 260, 1 = 277, 11 = 306, 22 ; 257, 18 : Et saut avant Merlins et dist au roi Artus… ; 259, 39 : Et lors saut avant uns chevaliers qui laiens mengoit, si prent le braket… ; 292, 17 : et uns varlés saut avant qui oevre un guichet…). b) Autres occurrences de la forme saut : descente de cheval (254, 14 ; 277, 5 ; 298, 22) ; sortie du lit (286, 20 : le petit braque saut jus del lit ; 286, 23 : une demoiselle s’éveille et saut sus toute efree ; 301, 81 : Et lors s’esveillent et li chevaliers saut sus et prent ses armes) ; au combat (269, 2 : Et Gavains li saut sour le cors et l’ahiert par le hiaume… ; 290, 39 : Et lors li saut seur le cors, si le tire si fort par le hyaume… ; 266, 12–22 : un chevalier qui resaut sus… et saut… au glaive ; 297, 37 : Et li rois, qui estoit de grant legierté, saut de l’autre part et dist a chelui : (…), puis l’attaque) ; divers : 259, 36 (le petit braque saut pour mordre le cerf) ; 286, 32 (Et ensi qu’il s’en voloit aler, une damoisiele saut hors del pavillon, qui li dist…). On voit que ces emplois, même « clichés », ne neutralisent pas complètement le sens dynamique du verbe salir. Toutefois, leurs sujets sont très variables et, à part Merlin en a) (emploi presque neutralisé), aucun d’entre eux n’émerge comme l’agent continu d’un même motif. Il en va bien autrement dans le Tristan de Béroul.
-
[6]
Éd. M. Roques, Paris, 1982.
-
[7]
C’est E.A. Heinemann qui a le mieux cerné, nous semble-t-il, la possibilité qu’ont les différents segments narratifs (ou rhétoriques), dans le domaine épique, de se réaliser sous des « longueurs » métriques, discursives ou textuelles très variables : « Tout y passe : mots, propositions, incidents, syllabes, hémistiches, vers, laisses » (L’Art métrique de la chanson de geste. Essai sur la musicalité du récit, Genève, 1993, p. 23–24). Nous emploierons ce mot avec ce sens très général.
-
[8]
Autre aspect a priori réconfortant : comme on le verra, nos analyses ou nos études, de détail ou d’ensemble, croisent souvent, plus ou moins nettement bien sûr, les remarques et les observations de nos prédécesseurs, sur lesquelles nous nous appuierons souvent (mais, là encore, conjointement), et qu’elles essaient ce faisant, avec bonheur nous l’espérons, de bien entretisser.
-
[9]
Koble, Comment finir Béroul ?, p. 105.
-
[10]
« Ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture uniforme du récit, telle qu’elle résulte des lectures partielles des énoncés et de la résolution de leurs ambiguïtés qui est guidée par la recherche de la lecture unique ». A.J. Greimas, Pour une théorie de l’interprétation du récit mythique, Communications, t. 8, 1966, p. 30.
-
[11]
« Au sens strict, on appelle isotopie l’itération d’un sème d’une lexie à l’autre. (…) Au sens large, on appelle isotopie une itération sémantique quelconque (…). L’isotopie prend donc en compte toutes sortes de phénomènes linguistiques (phénomènes phonétiques, phrases, figures, éléments dénotatifs et connotatifs, etc.). » C. Stolz, Initiation à la stylistique, Paris, 2006, p. 100–101.
-
[12]
« On appelle isotopie toute itération d’une unité linguistique. L’isotopie élémentaire comprend donc deux unités de la manifestation linguistique. Cela dit, le nombre des unités constitutives d’une isotopie est théoriquement indéfini. » F. Rastier, Systématique des isotopies, Essais de sémiotique poétique, Paris, 1972, p. 82.
-
[13]
Selon Eilhart, c’est le lovendrins qui altère le jugement du héros : « Tristrant était habituellement un homme réfléchi et il se serait bien gardé, sinon, de se lancer dans une telle entreprise. C’était la toute-puissance du philtre qui lui inspirait cette audace inconsidérée ». Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 315.
-
[14]
Voir Koble, Comment finir Béroul ?, p. 108 : « comme le commentent les éditeurs », « cette prolepse (…) prévoit sans doute la future fuite de Tristan après le saut de la chapelle. »
-
[15]
G. Raynaud de Lage, H. Braet, Tristran et Iseut, Poème du xiie siècle, t. 2, Notes et commentaires, Paris–Louvain-la-Neuve, 1989, p. 49, relèvent eux aussi que, lors du saut de la chapelle, « tout comme lors du premier “saut” de Tristan (v. 701 ss.), Béroul plante le décor et décrit les circonstances » (nous soulignons). Mais les guillemets autour du mot saut semblent traduire une réticence de leur part à isoler comme tel le motif ou le thème du saut, alors que c’est le but de cette étude que de le définir comme essentiel au personnage de Tristan.
-
[16]
F : le nain Frocin ; M : le roi Marc ; T : Tristan ; I : Iseut.
-
[17]
« Parler, euphémisme quand il s’agit de rendez-vous amoureux. Voir les v. 1932–1934, et le mot parlement (par ex. le v. 662) ». Raynaud de Lage, Braet, Tristran et Iseut, Poème du xiie siècle, p. 40. Litote…
-
[18]
Avec jeu de mots possible (commutabilité des digrammes ei et ai dans les scripta de l’ancien français) : ensaigner, ici « couvrir de sang », c’est aussi, ici, enseigner, « faire signe, faire preuve »…
-
[19]
Raynaud de Lage et Braet sont d’accord avec nous : « Tache de sang plutôt qu’empreinte du pied ». Tristran et Iseut, Poème du xii e siècle, p. 43.
-
[20]
Ce traitement de l’épisode distingue Béroul d’Eilhart, qui paraît souvent, on le verra, chercher à rationaliser la diégèse béroulienne, et qui se sent ici obligé de faire intervenir la farine de manière directe, privant ainsi Tristan de son « super-pouvoir » : « Tristrant voulut alors passer d’un bond du lit de la reine au sien, mais il n’eut pas la détente suffisante pour faire le chemin inverse et il dut poser un pied par terre » (p. 315). Où l’on voit que, même sans le répéter, Eilhart considère avec attention le saut (et la capacité de bondir du héros).
-
[21]
On sait l’écureuil roux d’Europe capable de bonds de près de cinq mètres.
-
[22]
Nous reviendrons plus loin sur l’intérêt de cette remarque.
-
[23]
J. Frappier, Structure et sens du Tristan : version commune, version courtoise, Cahiers de civilisation médiévale, t. 6, 1963, p. 448–449.
-
[24]
Koble, Comment finir Béroul ?, p. 115.
-
[25]
Qui veut oïr une aventure, / Con grant chose a an noreture, / Si m’escoute un sol petitet !
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[26]
On pourrait s’étonner qu’un chien parvienne à faire un bond dont un écureuil aurait été incapable, fût-ce au prix d’une petite blessure (soi esgener, v. 1516) !… Mais nous pensons comme N. Koble que Husdent est une sorte de dédoublement du héros : voir n. suivante.
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[27]
« Le chien joue un rôle fondamental, qui valorise, dans son comportement, à la fois la nature (il exprime les affects avec la spontanéité de l’animal) et la “nourreture” (son dévouement infaillible, qui l’apparente à un vassal), à l’image de l’amour tristanien, passion à la fois érotique et sentimentale, qui repose sur l’énergie de l’instant et l’engagement de toute une vie ». Koble, Comment finir Béroul ?, p. 116, n. 58.
-
[28]
G. Gros nomme « harmonique[s] » la reprise du motif du saut par Husdent. « Force est d’admettre (…) », ajoute-t-il, « que Husdent le brachet ressemble à son maître en échappant au bestiaire commun ! ». Le « Saut de la chapelle » : élan désespéré du héros, miracle inespéré (Béroul, Le Roman de Tristan, v. 909–964), Médiévales, t. 56, Tristan et Yseut ou l’éternel Retour. Actes du Colloque international des 6–8 mars 2013 à la Maison de la Culture d’Amiens, éd. D. Buschinger, F. Gabaude, J. Kühnel, M. Olivier, Amiens, 2013, p. 134.
-
[29]
Voir N. Lenoir, L’Identité normande dans les chansons de geste, La Fabrique de la Normandie. Actes du colloque international organisé à l’Université de Rouen en décembre 2011, éd. M. Guéret-Laferté, N. Lenoir, Rouen, 2013 [en ligne]. URL : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?l-identite-normande-dans-les.html.
-
[30]
La tentation est grande, bien sûr, à propos de ce Saut en particulier, de voir ici (et peut-être ailleurs) un jeu de mots. G. Gros conclut ainsi son étude sur le Saut de la chapelle : « ce saut, faut-il dire, est un sauvetage assurant le salut : se ferait-il jour une indémontrable affinité entre sauter et sauver ? » (Le « Saut de la chapelle », p. 135) ; à la troisième personne du subjonctif présent, en tout cas, les formes verbales sont identiques ! Autres occurrences du verbe sauver à l’optatif (avec le roi Arthur puis Iseut pour objets) : « Dex saut », fait il [= Périnis, messager des amants], « le roi Artur, / Lui et tote sa conpaignie, / De par la bele Yseut s’amie ! » (v. 3398–3400) ; « Et Dex », fait il [= Marc, qui répond à la citation précédente], « esperitables / La saut et gart, et toi, amis ! » (v. 3402–3403).
-
[31]
Voir les occurrences des verbes eschaper : v. 980 (eschapé sui !), 986 (de même), 1047 (Iseut apprend que ses amis est eschapez), 1065 (Marc apprend qu’eschapez est par la chapele / Ses niés), 1101 (Sire, Tristran est eschapez)… ; et (soi) (en) fuir (v. 206 [prolepse du héros], 961, 970…).
-
[32]
Tristran et Iseut, Poème du xii e siècle, p. 49, note au v. 909. G. Gros rappelle les sources bibliques de « l’adage illustrant la bonté divine envers le pécheur », notamment Ezéchiel, 18, 23 et 33, 11 (Le « Saut de la chapelle », p. 121).
-
[33]
Le Roi Marc aux oreilles de cheval, Genève, 1991, p. 267, n. 11. Même analyse de D. Buschinger, « le saut de Tristan possède, chez Béroul, la valeur d’une ordalie, d’un jugement de Dieu » (Tristan allemand, Paris, 2013, p. 27) – valeur qu’il n’a plus chez Eilhart (Ibid., p. 69) – qui reprend l’étude de Gros, Le « Saut de la chapelle », p. 121 : « ce “saut de la chapelle”, en sa réussite, est-il un miracle, ou procède-t-il de la performance simplement humaine, quoique d’un personnage d’exception ? »
-
[34]
Voir Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 318. Eilhart, nous le verrons, a bien saisi l’importance du thème du saut, qu’il a prolongé et développé à sa manière ; mais son style, nous le verrons aussi, est bien moins spectaculaire que celui de Béroul.
-
[35]
Voir Béroul, Le Roman de Tristan, v. 729 : Les piéz a jóinz, ésme, sí sáut… L’écho est assez précis.
-
[36]
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal (Perceval), t. 1, éd. F. Lecoy, Paris, 1973, p. 131–132, v. 4165–4190.
-
[37]
G. Milin, La Traversée prodigieuse dans le folklore et l’hagiographie celtiques : de la merveille au miracle, Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 98/1, 1991, p. 14. Mais ces anecdotes étiologiques ne sont pas propres à la matière païenne ou sainte de Bretagne : les Pas Roland, par exemple, abondent ; nous y reviendrons à la fin de cette étude.
-
[38]
Gros, Le « Saut de la chapelle », p. 127.
-
[39]
Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris, 2000, p. 2.
-
[40]
Pour ne pas encombrer cet article de considérations trop techniques, nous nous permettons de renvoyer à notre Étude sur la Chanson d’Aiquin ou La Conquête de la Bretagne par le roi Charlemagne, Paris, 2009 (voir notamment la part. II, chap. 4, p. 340–501) pour la discussion et la précision des notions de stéréotypes, motifs, clichés, formules et même grades (voir infra), telles que les ont abondées et amendées notamment J. Rychner, J.P. Martin et E.A. Heinemann, à propos de l’épopée française. Nous reviendrons d’ailleurs plus loin sur les éventuelles affinités stylistiques entre roman béroulien et chanson de geste.
-
[41]
C’est ce dernier trait qui distingue les emplois du verbe simple saillir et ceux du composé assaillir.
-
[42]
Le texte n’est pas clair à cet égard. Faut-il supposer que le récit premier avait un héros entièrement démonté ? Voir infra, « Renardie ».
-
[43]
B. Grigoriu est la seule critique, croyons-nous, qui inscrive ce saut de Tristan dans la continuité des deux sauts liminaires ; mais, même si elle va jusqu’à écrire ensuite que « le saut demeure la motion favorite de Tristan », elle ne pousse pas cette analyse jusqu’au repérage du motif proactif que nous voulons mettre en évidence (Vez la roïne chevauchier / un malade qui set clochier). La cinétique de l’amour dans le roman de Béroul, PRIS-MA, t. 28, nos 55–56, Allures médiévales II : essais sur la marche et la démarche, 2012, p. 55.
-
[44]
Mais le mot esquoi, au v. 1678, fait problème.
-
[45]
On a ici un bel exemple de plus de ce que N. Koble dénomme avec justesse « suspense par contradiction » : « Il suffit non seulement de ralentir la narration au moment opportun, mais aussi de provoquer une accélération de la vitesse du récit à l’instant suivant ». Comment finir Béroul ?, p. 113.
-
[46]
Lors de l’épisode du Mal Pas, un vers peut faire penser que Tristan et Governal vont une fois de plus (= A4 ?) inscrire leur action dans ce motif : [G.] Tant a erré qu’enbuschiez s’est / Pres de Tristan, qui au pas est (d), v. 3613–3614) ; mais à l’inverse, Tristan contrefait en ladre se place de manière à être vu de tous (v. 3625 : La rote entent, la s’est assis), dont il frappe quelques-uns jusqu’au sang ([h], v. 3651). Ce passage crucial, nous le verrons, a d’autres affinités (implicites ou en creux) avec le motif et le thème du saut.
-
[47]
Ist du buison, cele part toise, / Mais por noient…
-
[48]
Denoalen est tos talez ; / Ainz n’en sout mot, quant Tristran saut. / Fuïr s’en veut : mais il i faut : / Tristran li fu devant trop pres. / Morir le fist…
-
[49]
« Dans la plupart des cas (…), Béroul utilise en effet ce type de vers scansion pour projeter le récit dans l’avenir et dessiner un nouvel horizon d’attente sur le mode de la surprise ou du déplacement d’intérêt » (E. Baumgartner, à la cour, il y avait trois barons (Béroul, v. 581), Medioevo Romanzo, t. 25/2, Le Roman de Tristan. Le maschere di Béroul, éd. R. Brusegan, 2001, p. 270–271) ; c’est nous qui soulignons les termes qui ont rapport, selon nous, avec la thématique, la dynamique et l’esthétique du saut.
-
[50]
Li conteor dïent qu’Yvain / Firent nïer, qui sont vilain ; / N’en sevent mie bien l’estoire, / Berox l’a mex en sen mémoire. V. 1265–1268.
-
[51]
J. Batany, Le Tristan de Béroul : une tragédie ludique, L’Hostellerie de pensée. Études sur l’art littéraire au Moyen Âge offertes à Daniel Poirion par ses anciens élèves, éd. M. Zink, D. Bohler, Paris, 1995, p. 27–39.
-
[52]
Vers passablement énigmatique. Comparer les traductions de Jonin (Béroul, Le Roman de Tristan, p. 167) – « Il bondit sur Tristan, le visant au milieu du visage » – et de Walter (Béroul, Tristan et Iseut, p. 109) – « Il assaille Tristan de face ».
-
[53]
Batany, Le Tristan de Béroul, p. 36.
-
[54]
Version d’Eilhart : « En arrivant à Tintaniol, [Tr.] se rendit dans le verger ; il voulait épier le roi du haut de l’arbre ». Puis il s’adresse au roi à travers le mur et lui « lance » la lettre par « une ouverture ». Le roi le reconnaît à la voix : « le roi, sautant sur ses pieds, courut vers la porte et l’appela, depuis le seuil, d’une voix impérieuse ». Tristan et Yseut, p. 326–327.
-
[55]
Et, nous le verrons, eilhartienne – mais non de toutes les versions de la légende : voir le Donnei des Amants, lai anonyme dans lequel c’est le nain qui, bien que (ou parce que) comparé à un crapaud, tresalt (v. 168) ou salt sus cum arundel (v. 160). Le Donnei des Amants, Tristan et Yseut, p. 321–333.
-
[56]
De la loge s’en issi fors, / Vint au destrier, saut sor le dos (v. 2051–2052).
-
[57]
Tristran s’en vet, plus n’i remaint, / De soi conduire ne se faint, / Vient a son mestre, qui l’atent, / El destrier saut legierement (v. 2475–2478).
-
[58]
Voir la n. 45 supra.
-
[59]
Dont le titre paraît un clin d’œil assumé à la disparition provisoire du saut : le Mal Pas, et non le Mal Saut, dont il est question aux v. 410 et 788 ? Voir notre conclusion, infra.
-
[60]
D. Poirion, Béroul, Tristan et Iseut, Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, p. 1131.
-
[61]
Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 327–330, 333 (citation).
-
[62]
Même analyse de D. Buschinger, qui écrit dans une note que « cette scène est symétrique, par rapport à l’axe central, de l’épisode de la “Fleur de farine” » (Tristan allemand, p. 68, n. 1). Par ailleurs, selon P. Walter, Béroul ferait une allusion à cet épisode aux v. 3546–3547 de son propre roman : Menbre li de l’espié lancier, / Qui en l’estache fu feru : / Ele savra bien ou ce fu…, déclare Arthur à Périnis. Soit, selon cet auteur : « Rappelez-lui le fer de lance qui s’enfonça dans le poteau » (Béroul, Tristan et Iseut, p. 98, n. 2), « allusion à un épisode qui se trouve dans la version allemande d’Eilhart ». Mais cela n’a rien d’évident, il faut en convenir, et d’autres spécialistes se montrent moins péremptoires : « Qu’elle se souvienne de l’épieu lancé et fiché dans le poteau : elle comprendra fort bien où cela s’est passé » (Id., Le Roman de Tristan, p. 151 ; pas de note explicative) ; ou encore : « Rappelle-lui le javelot lancé, qui est allé se ficher dans le poteau. Elle saura bien où cela a eu lieu » (Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 97, 1198, note explicative a [de D. Poirion] : « Il est fait allusion ici à un service rendu par Iseut, lors d’un jeu d’adresse, ou à une rencontre comportant une épreuve guerrière, associant Iseut et Arthur »)… Rien de tout cela n’est entièrement convaincant – l’interprétation de Poirion attirant pourtant notre attention sur le thème, encore trop peu étudié, des « jeux guerriers » de Tristan qu’Eilhart, nous le verrons plus loin, affectionne sans doute à raison.
-
[63]
M. Delbouille a vu, lui aussi, que Thomas, de son côté, semble bien lire (et lier) l’ensemble de la « matière commune », rattachant l’épisode des Faux à l’épisode « fort semblable » de la Fleur de farine. Le premier Roman de Tristan (fin), Cahiers de civilisation médiévale, t. 20, 1962, p. 421.
-
[64]
Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 334–335.
-
[65]
Ibid., p. 335–343, 344 (citations). L’épisode est repris dans le Tristan de Thomas, juste après celui de la Salle aux Images, v. 1302–1350, avec la même signification nettement érotique (estuet li sa quisse aovrerir, v. 1305 ; quant ele ses cuisses enoveri, v. 1316) et une répétition du verbe salir : del cros del pié saut eaue sus ; / contre les cuises li sailli (Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 159–160, v. 1313–1314). Dépassant la matière de Gottfried de Strasbourg, l’épisode retrouve une place dans la Première Continuation d’Ulrich de Türnheim (xiiie siècle), qui associe le thème érotique, traité sans pudeur, et le verbe jaillir (de la traduction). Voir Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 642–643 : « Sur le chemin il y avait un trou, rempli d’eau jusqu’au bord. Pour son malheur, le cheval d’Isolde mit le sabot dedans. L’eau jaillit sous les vêtements, jusqu’à… vous savez très bien où. Isolde se mit à rire et en même temps elle maudit cette flaque (…) : “– J’ai en cet instant même vu que cette eau est plus intrépide que le hardi Tristan, qui jamais n’a eu le courage de me toucher, en aucun endroit de mon corps, comme cette eau vient de le faire (…) Jamais encore Tristan n’a touché mes seins, jamais il n’a serré mon corps contre lui, bras et jambes abandonnés (…)” ». Mais Thomas et Ulrich avaient-ils encore en tête, même malgré eux, l’isotopie du saut propre aux agirs tristaniens ? L’emploi d’un chevreuil par Ulrich à la suite de cet épisode nous conduira à la même interrogation (voir infra).
-
[66]
Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 345.
-
[67]
Le contexte, en effet, fait davantage penser à celui du Mal Pas de la version de Béroul (traversée d’un cours d’eau). Il nous paraît probable que ces deux épisodes ont une matrice commune, tant les propos d’Isald (jamais un homme n’a mis la main plus haut que son genou) rappellent ceux d’Iseut (à part Marc et le faux lépreux qu’est Tristan, jamais un homme ne s’est tenu entre ses cuisses : v. 4201–4208) : voir à ce propos l’hypothèse formulée dans notre conclusion.
-
[68]
Dans les Retrouvailles 1, la diégèse se complique en effet de l’histoire parallèle de Kéhénis et Gimelin, ce qui a aussi pour effet d’atténuer la saillance du couple des héros (voir infra).
-
[69]
Colère futile : un homme de Marck, Pléhérin, a pris leurs écuyers pour Tristrant et Kéhénis eux-mêmes et les a mis en fuite. Isald, croyant au récit de Pléhérin, reproche donc à Tristant de s’être enfui et de n’avoir « pas tourné bride pour l’amour d’elle » ; l’apprenant, Tristrant se déguise en lépreux pour l’approcher mais elle, tout en le reconnaissant, le fait chasser puis battre (Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 353, 355–356). Dans l’épisode suivant, le motif du déguisement est en revanche liminaire.
-
[70]
Ibid., p. 356, 1395 : c’est « par rancune » envers Isald que Tristrant agit ainsi.
-
[71]
« Pour une raison que j’ignore », écrit ingénument Eilhart : cet auteur montre ainsi qu’il veut, même arbitrairement, amener son personnage dans la situation qui nous intéresse ici.
-
[72]
Ibid., p. 364, 366 (citation, nous soulignons).
-
[73]
L’auteur insiste : « Par bonheur, donc, personne ne se soucia de l’auteur de ces exploits avant qu’il ne fût bien loin ». Ibid., p. 366.
-
[74]
Dans le passage correspondant aux noces de Tristrant et d’Isald², Thomas signale bien des jeux traditionnels, mais ne parle pas encore de saut (v. 583–590).
-
[75]
La version de Berlin précise « de fine écarlate rouge » (Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 365, 1397), peut-être pour appuyer l’analogie entre les deux Sauts : c’est, on l’a vu plus haut, la couleur vive du sang.
-
[76]
Ibid., p. 365–366.
-
[77]
Ce mot est fort, sous la plume un peu ronronnante d’Eilhart.
-
[78]
Noter l’ordre inversé des deux autres épreuves, alors que l’épreuve du saut, centrale, paraît inamovible.
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[79]
Alors que le procès « lancer des joncs » rappelle plutôt la « fléchette » que Tristrant envoie sur la monture d’Iseut pour attirer son attention, dans l’épisode des Retrouvailles 1, et rappelle également le jeu de fléchettes auquel il s’adonne avec une adresse extraordinaire dans le château de Naupaténis, où il a pénétré par ruse avec Kéhénis… Pendant que son ami prend son plaisir avec la dame des lieux, Tristrant reste avec les autres dames et s’exerce à ce jeu avec « une virtuosité inouïe » (Ibid., p. 349, 382) ; voir aussi les v. 2226–2228 des jeux sportifs de la version de Thomas signalés supra : e lancerent od roseals, / od gavelos e od espiez. / Sur tuz i fud Tristran preisez. N. Koble, Comment finir Béroul ?, a sans doute raison d’établir un rapprochement entre le motif du saut et celui des traits lancés. En effet, les fléchettes que Tristrant laisse fichées dans le mur du château de Naupaténis le dénonceront ensuite aux yeux du maître des lieux et fonctionneront elles aussi comme une de ses signatures ; signature désormais fatale puisque, l’ayant décryptée, Naupaténis et ses hommes se lancent à la poursuite des amis adultères, abattent Kéhénis et atteignent le héros de deux javelots empoisonnés (Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 384). C’est cette signature, puis cette blessure, qui seront les causes directes de sa mort. Rappelons enfin que Thomas, de son côté, note que les noces de Tristrant et d’Isald² ont vu se dérouler des jeux traditionnels, mais sans plus de précisions (v. 583–590).
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[80]
Voir Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 223.
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[81]
Voir le titre de l’article cité de N. Koble : Comment finir Béroul ?…
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[82]
Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 366–370.
-
[83]
Ibid., p. 371.
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[84]
« Il se trouvait si près du lit de celle-ci qu’il lui sembla véritablement possible de rejoindre d’un bond la noble dame ». Ibid., p. 315.
-
[85]
Si la barque est bien sur la rive, que fait ensuite Tristrant pour la mettre à l’eau puis s’enfuir par voie fluviale ? Quel est le rôle de Kurnewal ? Saute-t-il aussi bien que le (super-) héros ? Imaginons seulement la manière dont Béroul aurait brossé cette action.
-
[86]
« C’est – vous l’aurez bien compris – qu’il voulait prolonger son séjour sur cette terre », notait Eilhart dès Ibid., p. 318 ; et c’est qu’Eilhart lui-même – nous l’aurons bien compris – entend bien prolonger encore son récit…
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[87]
C’est bien le cas, en effet : nouvelle association du saut et des armes (ou des jeux) de jet. Ibid., p. 374.
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[88]
On pourrait objecter, toutefois, que si cette ruse atteint son but, c’est que les autres peuvent croire que les deux comédiens ont fait ce saut, et qu’il est donc plus ordinaire que les autres sauts prodigieux du héros… Mais le roman dit qu’Antret ne survient que lorsque Tristrant et Kurwenal ont mis leur barque en mouvement et commencé à descendre le courant (Ibid., p. 372). La vérité de la lettre dit que personne n’a vu ce saut, exceptés le narrateur ou nous-mêmes, et qu’Isald paraît ici étrangement bien informée (il y a sans doute une ellipse).
-
[89]
Ibid., p. 376–377.
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[90]
Voir la réponse que fait d’abord Tristrant à son neveu qui juge « possible » que le héros revoie sa belle : « La limite est maintenant atteinte, j’ai été trop souvent repéré et poursuivi impitoyablement lors de mes passages là-bas ». Dans cette réponse, Tristrant valide notre hypothèse structurelle et stéréotypique, en inscrivant lui-même ces retrouvailles dans leur série.
-
[91]
Ibid., p. 380.
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[92]
La mort du héros boucle d’elle-même le fil narratif pendant de la succession dans son royaume. Ibid., p. 386.
-
[93]
« En deux vers, présents uniquement en H, le rédacteur du ms. de Heidelberg décrit la mort de Tristan d’une manière réaliste, voire tragique ». Buschinger, Tristan allemand, p. 61.
1C’est en réalisant le relevé de morphologie verbale, exercice habituel dans le cadre de la préparation à l’Agrégation que nous assurons depuis bientôt quinze belles années, que nous avions été frappé par la récurrence d’une forme verbale assez banale, la personne 3 de l’indicatif présent du verbe salir. Sous une graphie enregistrant toujours la vocalisation de la liquide implosive, la forme saut y apparaît à dix-sept reprises, les onze premières étant concentrées dans les 2 080 premiers vers du roman (jusqu’à la surprise des amants endormis dans leur loge feuillue). Intrigué par cette densité, à la fois globale (ensemble du roman) et locale (ce qu’il est convenu d’appeler première partie – ou, comme l’écrit D. Poirion, Béroul I), nous avons étendu notre décompte aux occurrences de la base sau- (quatorze occ. ; P3 SI sausist, v. 923), qui est notamment celle du substantif issu de saltus (treize occ.), ainsi qu’à celles de la base sal(l)- (p.p. salli[z], deux occ. ; infinitif [tre-]sallir, deux occ.) [2], dont le copiste ne donne jamais de graphie montrant la palatalisation de [l].
2Dans les 4 485 vers qui nous restent du roman de Béroul [3], nous avons ainsi compté en tout 35 occurrences de formes relevant du paradigme morphologique de salir et de saut, soit une forme tous les 128 vers. À titre de comparaison, dans l’Yvain de Chrétien de Troyes, roman pourtant mouvementé, nous n’en recensons que seize – dont onze signifiant simplement le mouvement d’un personnage qui se lève ou se redresse vivement – pour 6 808 vers, soit une tous les 425 vers [4]. Une recherche plus rapide dans le corpus restreint des œuvres proposées au programme de grammaire de l’Agrégation depuis 2002 (Thèbes, Roland, mais aussi les romans en prose de La Queste, les poèmes de Rutebeuf, etc.) ont achevé de nous convaincre que la haute fréquence de ces formes dans le Tristan de Béroul était un fait singulier. Les seules œuvres qui puissent s’y comparer sont la Suite du Roman de Merlin [5] et le Roman de Renart (Première branche) [6] dans lequel nous avons relevé quinze formes en sau- et sept en sail-, soit 22 pour 3 256 vers, une forme tous les 148 vers en moyenne ; nous verrons d’ailleurs plus loin que cela est peut-être signifiant.
3Ces quelques observations statistiques, pour saillantes qu’elles nous aient paru, n’auraient sans doute pas suffi à nous décider d’enquêter davantage sur le saut dans cette œuvre mille fois étudiée. Mais les lecteurs familiers de la matière tristanienne savent bien que la version dite commune, celle de Béroul et d’Eilhart d’Oberg, comprend deux célèbres épisodes dans lesquels les exceptionnelles qualités de sauteur de Tristan jouent, dès le second « début » de ces romans (après le « Rendez-vous épié »), un rôle déterminant : l’épisode de la « Fleur de farine », qui dénonce les amants aux yeux du roi et les fait condamner à mort ; l’épisode du « Saut de la chapelle », qui montre l’évasion du héros et permet la fuite du couple adultère dans le Morois. Ils savent l’importance du saut dans ces passages et pourraient être tentés d’objecter que nos observations statistiques n’enfoncent qu’une porte grande ouverte.
4Pourtant, ce serait négliger : 1) que même dans ces épisodes ou dans leurs rappels ultérieurs, semblables récurrences lexicales restent étonnamment élevées ; 2) que nous n’avons vu nulle part formulée cette évidente observation : « deux épisodes successifs remarquables, deux sauts successifs remarquables », ce que ne manquent pas de souligner les mêmes rappels analeptiques ; 3) que la critique a vu depuis longtemps, mais sans vraiment y insister, que cette caractéristique est un trait hérité de la matière celtique et « mythique » originelle de la légende, dont il faut tenter de mesurer et d’élucider mieux les implications ; 4) que chez Béroul comme chez Eilhart, l’action (polysémique) de sauter est presque uniquement le fait du parti des amants et trouve de nombreuses autres actualisations qui ne semblent pas avoir été repérées en tant que telles par la critique ; 5) que d’autres passages du Tristrant d’Eilhart (qui poursuit son récit au-delà de la diégèse du Fragment de Béroul), en effet, assignent au héros ou à ses avatars d’autres sauts également remarquables par leur caractère surhumain, leur importance dans l’action ou par leur valeur symbolique.
5Nous essaierons donc de montrer, par le recensement, le classement et l’examen des occurrences du paradigme morphologique et lexicologique du verbe salir, que le saut est un thème essentiel du roman de Béroul, presque constamment déroulé sur des modes majeurs ou mineurs, diversement amplifié çà et là en notations, motifs ou épisodes d’échelles ou de grades [7] divers, parfois même métaphorisé dans l’analyse littéraire ou stylistique – et jouant comme un puissant facteur de cohérence dans la fabrication du héros, de ses réseaux d’amis, d’actions et de manières d’exister, ainsi que dans celle d’écrire l’œuvre éponyme qu’ils innervent. Nous étudierons aussi la manière dont cette récurrence, formelle ou thématique, du saut, jusqu’à présent trop peu aperçue, peut nous aider à mieux comprendre les harmoniques signifiantes des versions de Béroul et d’Eilhart, et aussi leur structuration d’ensemble, voire leur structuration conjointe (en posant l’hypothèse naïve mais, on le verra, plutôt féconde, que le second « continue » ou complète – au moins pour partie – le premier).
6Pour ce faire, en tirant tout d’abord sur le fil « saut » que nous avons cru repérer comme maître dans ces premiers Tristan romanesques, nous en verrons presque naturellement « venir » à nous des trames et des sous-trames que nous tenterons d’organiser dans une démarche analytique, classificatoire, clarificatrice, mais aussi synthétique, progressive et interprétative.
7Il s’agira d’abord pour nous de reprendre, ensemble, les analyses des deux célèbres épisodes dits de la Fleur de Farine et du Saut de la Chapelle, en établissant leur profonde cohérence structurelle et narrative, mais aussi leur intrication naturelle, articulées autour du thème (ou ici du macro-motif) du saut, ainsi que leurs reprises internes ou dans les déclinaisons partielles que sont les Folies d’Oxford et de Berne ; deux grands épisodes liminaires qui désignent avant tout, à ceux qui veulent bien le voir, Tristan comme un super-héros étrange et bondissant.
8Alerté toutefois par la différence apparente qu’il y a entre ces deux types de sauts (saut proactif A / saut réactif B, etc.), nous nous intéresserons ensuite aux passages narratifs de Béroul dans lesquels le héros (ou plus rarement l’un de ses proches) est le sujet du verbe salir. Nous verrons ainsi se constituer, à l’exclusion d’autres motifs ou d’actants, deux lignes, deux séries de motifs narratifs récurrents absolument essentiels à l’action (A… et B…), au repérage formel possible et qui, dans le Fragment de Béroul, assurent une grande partie de la structure d’une narration au héros toujours bondissant…
9Puis, conscient que nous sommes de l’incomplétude nécessaire d’une étude structurelle du Fragment (et d’un fragment seulement) de Béroul, nous testerons nos hypothèses « textiles » sur la version « mieux finie » d’Eilhart, en conjecturant qu’elle est complémentaire de celle de l’anglo-normand ; superposant les fils majeurs et mineurs A/A… et B/B…, nous les lancerons à l’assaut de cette version au style un peu fade, aplani, et éprouverons ainsi leur caractère étonnamment prédictible quant à la structuration subtile et conjointe des deux récits : il y a de nombreux sauts chez Eilhart, majuscules ou minuscules, en gras ou en maigre, passionnants, dont la mise en relation avec ceux de Béroul prouve, nous semble-t-il, non seulement une ou plusieurs sources communes, mais aussi une véritable unité d’inspiration et une même volonté de cohérence (et de progression) thématique et structurelle (bref, narrative).
10Ainsi, suffisamment persuadé que nous tenons avec le saut une piste et une clef essentielles de la lecture de la « matière commune » de Tristan et Iseut, nous chercherons encore d’autres réalisations littéraires, poétiques au sens large, du thème ou du motif du saut dans les œuvres que nous avons retenues dans notre premier corpus : syntagmes circonstanciels absolus (complément d’allure presque exclusif sous sa plume) ou premières occurrences lexicales chez Béroul ; caractérisation des formes de sa macro-narration (parataxe diégétique bondissante), pas tout à fait les mêmes que celles de l’épopée dont on l’a parfois rapprochée ; structuration entière de la Folie d’Oxford.
11Enfin, mis en confiance par nos précédentes analyses, nous envisagerons de nouveau la ou les poétique(s) du saut dans les versions de Béroul et d’Eilhart, mais cette fois du point de vue de sa ou de ses signifiance(s) médiévale(s) et, plus généralement, existentielle(s) ou anthropologique(s). Nous trouverons ainsi mieux prouvée et mieux expliquée la filiation, déjà anciennement établie, entre proto-héros celtique et Tristan du xiie siècle ; l’intimité « sauvage » qui existe entre l’habitus du « sauteur » et sa signification sociale marginale et transgressive, sa représentation totémique (le chevreuil bondissant) et son existentialisme que nous qualifierons avec plaisir de « quantique » ; son affinité transgressive (encore) et intertextuelle avec son camarade trickster, bondissant et « contre-culturel », Renart…
12On le voit : toutes ces pistes, sans que nous l’ayons prévu d’abord (nous n’avons que tiré ce fil…), engagent presque toutes les dimensions, métriques ou métaphoriques, de l’analyse ou de la (méta-)critique littéraires. Plutôt que de nous en excuser (parce qu’il s’agirait d’un brouillon de méthode), nous nous en féliciterons au contraire, car le maillage morpho-sémantique omnigrade du saut qui nous est ainsi apparu nous semble au contraire asséner la pertinence de son choix, d’auteur(s) aussi bien que de lecteur(s) ; plutôt que de disserter sur la pertinence théorique de chacune des méthodes employées (ce qui serait bien sûr intéressant, mais alourdirait encore un propos qui n’a d’autre prétention épistémologique que la recherche d’une hypothèse de lecture cohérente et subsumante), nous nous en emparerons au contraire comme d’instruments assez connus et reconnus de tous, comme d’une boîte à outils prête à l’emploi au moyen de laquelle formuler (et réunir), de manière pragmatique et de plus en plus évidente, l’ensemble des actualisations de ce thème du saut [8].
13Ce repérage et cette mise en relation de toutes ces occurrences de sauts (ou, plus généralement, de la base sal-/saut-) sont justifiés par la contrainte – ou plutôt le principe – poétique médiéval(e) de la reprise et de la variation, depuis déjà longtemps formulée, mais que N. Koble, avec raison, qualifie de « discrètement exigeante » [9]. Nombre de nos autres études des textes médiévaux nous ont depuis longtemps convaincu de l’intérêt et de l’efficacité de cette approche – pourvu qu’on ne tienne pas seulement la répétition comme une routine paresseuse d’écriture, mais au contraire comme le support, plus ou moins saillant, de la trame d’un sens qui cherche à se faire voir et entendre.
14Répétitions de formes (sal-, sau[t]-) sur l’ensemble d’un macro-récit (Béroul + Eilhart + Folies) ; répétitions de syntagmes ou de motifs au fond et aux grades variés mais cohérents, induits par ces formes ; répétitions du ou des sème(s) exprimé(s) par ces mêmes formes, plus rarement par d’autres formes ; répétition du même sème pour caractériser les traits de l’écriture béroulienne… Notre étude, qui vise à épuiser les actualisations littéraires ou méta-littéraires du saut dans la version dite commune, fera donc nécessairement grand cas de la répétition (ou de l’itération), en tant qu’elle fonctionne comme un facteur de cohérence non seulement objective, mais aussi signifiante, de cette version commune. C’est donc assez naturellement que nous avons choisi le mot d’isotopie pour désigner ce phénomène d’itération majeure, complexe, plus ou moins dense et assurant à notre lecture de ces textes une cohérence herméneutique. Nous pouvons bien sûr rappeler la définition première d’A.J. Greimas [10], les définitions stylistiques de C. Stolz [11], ou encore bien sûr souligner le grand intérêt des travaux de F. Rastier [12] qui, lui aussi, ajoute à la définition de Greimas le plan de l’expression au plan du contenu. Mais on comprendra que nous donnerons à ce terme (ou à ce concept), dans les œuvres qui nous occupent, à la fois une intension et une extension maximales. Notre parti-pris critique n’est pas exclusif, et notre méthode relève aussi, parfois, d’une approche comparable à celle des auteurs critiques qui ont exploré les liens unissant l’écrit et l’écriture à l’expérience intime, voire corporelle, du monde : par exemple, le saut, paradoxalement et tropisme animal et figure dynamique de la liberté des héros.
1 – Ouvertures : le Saut du lit, le Saut de la chapelle
a – Le Saut du lit
15On connaît le stratagème que Frocin élabore pour piéger le héros. Faisant le pari qu’en l’absence de Marc, dans la chambre duquel il couche, Tristan essaiera de rejoindre Iseut dans la litière royale, le nain répand de la farine entre son lit et celui de la reine (v. 703) : que li pas allent paraisant, / se l’un a l’autre la nuit vient ; / la flor la forme des pas tient (v. 704–706). On sait aussi que la ruse de Frocin est rapidement éventée (Tristan l’a vu faire) et que le héros parvient presque à la déjouer en passant d’un lit à l’autre non à pied, mais par la voie des airs, par la seule puissance de son ressort.
16Le nom de cet épisode, notoirement dit de la « Fleur de farine », attire l’attention sur le fait que le piège tendu à Tristan est un stratagème dans lequel la farine joue un rôle simple et important, voire direct. Or une étude serrée du passage, de sa mise en place à sa conclusion, montre que la mécanique narrative de Béroul est beaucoup plus subtile, et même presque perverse : le piège de la farine en lui-même (la preuve par les empreintes de pas) échoue ; c’est qu’il n’a en réalité pas d’autre fonction que de contraindre Tristan à faire ses premiers sauts et à le faire saigner dans le lit de la reine. Vaine par elle-même, la farine reste le détonateur des bonds prodigieux du héros.
17La mise en place du mécanisme est une petite merveille de rouerie. Béroul éveille notre intérêt et notre sympathie grâce à sa position de narrateur engagé, qui n’économise pas ses évaluations axiologiques (le nain, tout entier négatif : traïson, voidie et felonie, v. 643, 673–674, 678 ; Tristan, prêt à toutes les folies, v. 697–700, 728, mais lucide, v. 714–715 [13]), ni ses prolepses pathétiques (fonction de régie : v. 720, 728, 750–754), ni même une prolepse optimiste (Molt grant miracle Deus i out, / Quis garanti, si con li plot, v. 755–756) – mais dont la vérification ne se fera que bien au-delà du cadre de cet épisode : après l’évasion de Tristan grâce au Saut de la chapelle et après la libération d’Iseut [14] –, ce qui montre l’intrication structurelle de ces deux aventures sautées [15]. Ouvrant l’appétit de ses récepteurs, puis entretenant le suspense pour finir sur une note incertaine d’espoir, Béroul se montre un maître de la captatio.
18Le schéma actantiel de la Fleur de farine est simple et repose sur la mise en place d’une manipulation tragique [16] : 1) F et M conviennent de pousser T vers I ; 2) M pousse T à réagir en ce sens ; 3) T est poussé vers I, la rejoint et laisse une preuve ; 4) F et M confondent T et I. Ce stratagème, dans son ensemble, fonctionne bien puisqu’il permet effectivement de piéger les deux amants. Toutefois, dans le détail, il est altéré de l’intérieur et ne réussit, paradoxalement, que parce que Tristan parvient d’abord à le déjouer.
19En effet, tout repose sur la nature de la preuve : dans le complot projeté par F (et M), c’est la trace des pas qui doit jouer ce rôle ; dans l’épisode tel qu’il se déroule vraiment, c’est plutôt celle du sang sur la couche royale. C’est qu’à un premier fil narratif (le piège de la farine, thème blanc), Béroul, se dédoublant en un passager clandestin, sautant dans une machine en marche, a pris soin d’adjoindre un second fil (celui du saut et de la blessure, thème rouge) ; lors de la conclusion de l’épisode, il insiste sur la conjonction finale de ces deux trames, mais une lecture attentive montre que la conjonction de la farine et du sang (v. 766, 769–770, voir infra), du thème blanc et du thème rouge, jolie trouvaille littéraire, n’est pas un élément nécessaire à l’échec des amants, même si cette vignette presque abstraite noue de la plus belle façon les deux fils d’un épisode célèbre et symbolise la virtuosité du poète-tisserand.
20Voyons les choses de plus près. F obtient de M l’autorisation de piéger les amants à sa manière, sans plus de précision (v. 661–672) : il est convenu que M éloigne T de la cour le lendemain, de manière à ce que T éprouve un urgent besoin de parler [17] avec I ; vibrato axiologique (v. 673–674) ; F achète de la farine, sans qu’on nous dise pourquoi (v. 675–677) ; nouveau vibrato (v. 678) ; M expose sa mission à T, qui réagit comme prévu (v. 682–700) ; disposition des lits dans la chambre, élément d’explicitation d’une idée qui nous est à ce point encore inaccessible (v. 693–695) ; tous se couchent dans la même chambre. La suite commence par une clarification : F répand la farine entre les lits (v. 703) et Béroul nous explique enfin dans quel but (v. 701–706) ; T aperçoit le danger (v. 707–715), ce qui semble briser ce fil. Mais Béroul introduit aussitôt le second ressort de son dispositif en expliquant par une analepse l’origine d’une blessure de T (v. 716–719) et en soulignant par une prolepse le rôle fatal qu’elle jouera (v. 720) – sans pourtant l’expliquer non plus. Le piège premier de la farine est déjà désamorcé, mais reste disponible en creux pour entraîner des conséquences dans le second fil narratif.
21Qu’en est-il des deux sauts, dans ce dispositif ? Disons que le premier est tout à la fois le moyen de déjouer le piège premier, celui de rétablir le lien amoureux (physique) entre les amants, et aussi la raison première de leur finale confusion. En effet, le premier saut lui-même, effectué dans l’obscurité, fait une saillie dense et tonique dans le récit :
Tristran se fu sus piez levez. | |
728 | Dex ! Porqoi fist ? Or escoutez ! |
Les piéz a jóinz, ésme, sí sáut, | |
El lít le rói chaí de háut. |
22Les v. 729–730 miment, par leur rythme, la mécanique musculaire du saut (tension, détente, réception) ; ils méritent un commentaire métrique d’un type sportif médiatique. Le v. 729 montre un premier hémistiche rythmé -+-+ (rassemblement ; contraction musculaire, au passé composé ; aspect accompli, passé proche), préparant le deuxième, rythmé +-++, dynamique : jauge et visée rapide (esme, présent de narration), temps de latence, appui thématique (sí) et détente (sáut) ; trois verbes, cinq syllabes sur huit. Le v. 730, à l’accentuation régulière (-+-+/-+-+), avec verbe (au passé simple, aspect global) en position 2 (acmé) paraît ensuite le déroulé de la parabole cinétique qui est la figure mathématique d’un tel bond. L’isotopie du saut, explicite dans ce motif, se redouble implicitement, et de manière mimétique, dans sa mise en forme métrique.
23Mais cette poésie organique n’est pas que de la poésie et le corps du héros, aussitôt, révèle lui-même ses limites, tirant le fil rouge de la blessure : son sang gicle sur le lit de Marc, fournissant une preuve suffisante (v. 731–735) de la culpabilité des amants. Tout est dit, et Béroul le sait, qui enchaîne sur un extérieur montrant le nain qui a tout vu et s’en réjouit avec le roi. Le second saut n’est qu’une réplique atténuée de cette première détente (-+-+/-+-+//---+/--++). À la séquence 1) « T ne dort pas, M s’en va suivi du nain, T saute, sa blessure saigne sur les draps » (Sa plaie escrive, forment saine ; / Le sanc qui’en ist les dras ensaigne, v. 731–732 ; polyptote saine/sanc/ensaigne [18]) succède la séquence 2) « M revient, T l’entend et se lève, saute, sa blessure saigne sur le sol » (Li sans decent, malement vait !, / De la plaie sor la farine, v. 748–749) ; avec un nouveau mais embryonnaire polyptote (Errant s’en rest mot tost salliz. / Au tresallir que Tristran fait…, v. 746–747) qui joue de l’emploi emphatique des préfixes, le premier de réitération, le second d’intensité et de transgression, et propose un nouvel exemple de micro-isotopie lexicale ou morphologique.
24La « fleur » détermine le saut mais c’est le sang qui fait la preuve et c’est le saut qui fait l’épisode. À sa conclusion, Béroul peut bien, par deux fois, signaler la preuve de la farine (v. 766, 769–770 [19]), mais c’est dans le distique intercalaire que gît la veraie enseigne (v. 778 : la janbe qui li saine), suffisante (v. 767–768) [20] :
25Le rejet final lui-même, parfait, est un bond vif d’un vers à l’autre, mais dont le trop bref élan (dissyllabique) se heurte vite à la ponctuation forte de l’éditeur moderne.
26La tresse des deux fils n’est pas une nécessité narrative, mais relève plutôt de la malice d’un auteur qui, après avoir sauté d’un fil narratif à un autre, parvient à se rétablir non seulement d’aplomb, mais encore avec la manière.
27Au fait, comment évaluer ces sauts, non plus d’un point de vue littéraire, mais d’un point de vue athlétique ?
Tristran fu mis en grant esfroi. | |
Entre son lit et cel au roi | |
Avoit bien le lonc d’une lance. | |
696 | Trop out Tristran fole atenance ; |
En son cuer dist qu’il parleroit | |
A la roïne, s’il pooit, | |
Qant ses oncles ert endormiz | |
700 | Dex ! Quel pechié ! Trop ert hardiz ! |
28La lance médiévale était longue d’environ deux mètres et demi à trois mètres (elle a servi d’unité de mesure de terre). De plus, Tristan s’étant levé de son lit avant chacun de ses deux sauts (v. 727, 745 – à moins qu’il ne se « redresse » seulement), il faut supposer qu’il s’élance à chaque fois du sol pour s’élever jusqu’à un lit, alors qu’il bondit sans élan. Il suffit de s’y essayer pour se représenter un tel saut – en fait un véritable exploit : le record du monde de saut en longueur sans élan, discipline olympique abandonnée dans les années 1930, est resté la propriété de l’Américain R. Ewry, fort d’un bond de 3,47 mètres ! Les commentateurs s’attardent volontiers sur le caractère « prodigieux » du Saut de la chapelle, mais omettent trop souvent de souligner le caractère également extraordinaire – quoique de l’ordre du possible, ce qui est intéressant – du double bond dans la chambre royale.
29Nous proposons donc de changer le nom habituel de l’épisode : chez Béroul, il s’agit moins de la Fleur de farine que du Saut du lit, de même que l’épisode suivant est habituellement nommé le Saut de la chapelle – épisode avec lequel on a observé depuis longtemps qu’il formait un diptyque, mais sans jamais insister sur l’étrange évidence que nous voulons souligner ici : Tristan est un héros qui fait des bonds extraordinaires ou Tristan est un super-héros bondissant.
b – Le Saut de la chapelle
30Le détail de cette scène a été bien étudié et la critique dans son ensemble a mis en évidence et loué le résultat à la fois « réaliste » et « providentiel » du travail d’écrivain de Béroul qui, avant même d’y faire évoluer son héros, a instillé dans son décor le thème du saut et insinué, par une opportune hypothèse, sa tonalité prodigieuse : le mont où la chapelle est assise, s’uns escureus de lui sausist, / si fust il mort, ja n’en garist (v. 923–924) [21]. Citons ainsi J. Frappier :
« C’est surtout le saut de la chapelle qui nous propose, à côté de l’interprétation par la volonté de Dieu, une explication positive et matérielle. Certes, cet exploit de Tristan, digne des héros irlandais et de leurs sauts prodigieux [22], parle à l’imagination et acquiert aisément un caractère surnaturel. Pourtant avec quel soin Béroul, dans son récit admirablement concret, circonstancié (v. 915/64), cherche à nous faire comprendre comment Tristan échappe à la mort ! Il saute en deux temps, d’abord sur une “grande et large pierre” en saillie au milieu de la falaise : il tombe là très légèrement (mot de legier), et non comme une masse (a tas), car le vent de la mer gonfle ses vêtements qui font en quelque sorte office de parachute ; ensuite un second saut lui permet d’achever son évasion à genoux et sans mal sur le “sable meuble” et la “glaise” de la plage (v. 948/57). » [23]
32N. Koble rappelle, elle aussi, que le narrateur du Saut « en prépare le terrain par une description minutieuse, géologique et architecturale, des lieux » [24].
33Annoncé par le v. 923, le verbe saillir est employé cinq fois sur une quinzaine de vers (v. 945–961 – polyptote : verbes saut, sallir, substantif sauz) ; le procès qu’il dénote apparaît à la fois comme remotivé (Mex veut sallir que ja ses cors / Soit ars, voiant tel aünee, v. 946–947), analysé et répété (aux v. 945, 950 et 956 succèdent des vers d’explication qui suspendent l’action pour mieux la relancer : Tristran i saut mot de legier. / Li vens le fiert entre les dras, / Qu’il defent qu’il ne chie a tas, v. 950–952) et comme déroulé avec fluidité d’un bout à l’autre de la scène :
945 | Par l’overture s’en saut hors. |
961 | La riviere granz sauz s’en fuit. |
34Mais nous insisterons plutôt sur un point qui n’a pas été assez souligné par les commentateurs, à savoir les multiples analepses – c’est-à-dire les récurrences isotopiques – qui, dans le reste du roman, font retour vers ce double bond prodigieux. La première est le fait du héros lui-même, qui souligne dans une exclamation, à la fois admirative et horrifiée (voir le v. 2387, infra : hisdor), le caractère ultra-périlleux, presque fatal (v. 984), de son exploit à peine accompli :
35La réponse que lui fait son fidèle Governal, qui s’est eschapé lui aussi, l’informe, le conseille, le conforte et permet de continuer le récit et de suivre les conséquences du Saut : colère du roi, conduite au bûcher de la reine malgré les protestations de Dinas et de la foule, embuscade tendue par Tristan et son écuyer et mestre (v. 1602), intervention de l’immonde Yvain le lépreux contrecarrée par les deux fugitifs, fuite et refuge dans la forêt… : Longuement sont en cel desert (v. 1305).
36Intervenant comme régisseur (Oiez du nain com au roi sert, v. 1306), Béroul revient ensuite sur les événements de la cour (épisode complet des « oreilles de cheval » du roi, traité en une cinquantaine de vers). Puis, se tournant de nouveau vers les héros, c’est le Saut que le régisseur choisit comme point de raccord narratif :
Seignors, molt avez bien oï | |
1352 | Comment Tristran avoit salli |
Tot contreval, par le rochier, | |
Et Governal sor le destrier, | |
S’en fu issuz… |
37La couture est presque parfaite (Longuement sont en cel boschage, v. 1359, voir le v. 1305 supra), mais l’adverbe aux premiers hémistiches révèle que du temps a passé. Changeant de couche chaque jour, les amants arrivent un matin par aventure chez l’ermite Ogrin, mais leur première entrevue avec lui ne change rien à leur situation et ils reprennent aussitôt leur âpre vie dans la forêt.
38Puis nouvelle relance du régisseur aux v. 1437–1439 [25], et début de l’épisode Husdent. Celui-ci ne nous intéresse, à ce point, que parce qu’il est l’occasion pour l’auteur de nous montrer le Saut de la chapelle rejoué par le chien fidèle [26] :
Husdent li blans, qui ne voit lenz, | |
1512 | Par l’us en la chapele entre enz, |
Saut sor l’autel, ne vit son mestre. | |
Fors s’en issi par la fenestre. | |
Aval la roche est avalez, | |
1516 | En la janbe s’est esgenez, |
A terre met le nes, si crie. | |
A la silve du bois florie, | |
Ou Tristran fist l’enbuschement, | |
1520 | Un petit s’arestut Husdent ; |
Fors s’en issi, par le bois vet. |
39Même saut en deux temps (v. 1513, 1515), esquisse de polyptote (aval- deux fois, v. 1515), même encadrement dynamique et fluide par la récurrence lexicale (v. 1517 : Fors s’en issi par la fenestre ; v. 1521 : Fors s’en issi, par le bois vet)… Le passage présente bien quelques variantes animales (Tristan, lui, n’a pas eu à sauter sur l’autel pour atteindre la hauteur de la fenêtre, mais s’est glissé derrière, v. 943 ; et, s’il est tombé a genoz en la glise, v. 957, il n’a pas mis le nes a terre, v. 1517 !…), mineures et nécessaires (« réalistes »), mais l’effet d’écho joue à plein : Husdent est bien ici une « métonymie » [27] de son maître [28].
40Le roman se poursuit jusqu’à l’épisode célèbre qui montre les amants, endormis dans leur fullie (v. 1291, 1673), offerts au regard du roi Marc. Leur réveil subséquent coïncide, chez Béroul, avec la fin des effets du philtre et leurs premiers regrets, qui les conduisent à faire retour chez l’ermite Ogrin. C’est à ce dernier que Béroul confie le soin de rappeler une fois encore le Saut de la chapelle, et ceci dans le message qu’il conseille au héros de faire parvenir au roi ; la façon dont il présente les choses révèle le retentissement immense de l’exploit accompli :
2380 | Qant Dex vos an ot merci fait |
Que d’iluec fustes eschapez, | |
Si com il est oï assez, | |
Que, se ne fust la Deu vigor, | |
2384 | Destruit fusiez a deshonor |
(Tel saut feïstes qu’il n’a home | |
De Costentin entresqu’a Rome, | |
Se il le voit, n’en ait hisdor). |
41Non seulement la fuite spectaculaire de Tristan (et son aspect providentiel) est présentée comme « très notoire » dans l’espace de la réception tristanienne (v. 2382), mais le danger du bond effectué est de surcroît évalué au moyen d’une corrélation consécutive et hypothétique qui envisage l’élargissement de sa réception à une échelle bien plus vaste : le v. 2386, en effet, fait écho aux « diagonales géographiques hyperboliques » que nous avons proposé de reconnaître dans le domaine de l’épopée [29]… Tristan suit le conseil d’Ogrin et porte lui-même la lettre au roi endormi, qui en ordonne bientôt la lecture publique. Étrange message dans lequel le scripteur, Ogrin, emprunte la personne 1 du héros et lui fait médiatement prononcer la dernière analepse du Saut de la Chapelle !
La roïne par aventure | |
En eschapa. Ce fu droiture, | |
Se Dex me saut [30]; quar a grant tort | |
2588 | Li volïez doner la mort. |
G’en eschapai, si fis un saut | |
Contreval un rochier molt haut. |
42Le soin appuyé avec lequel Béroul construit et entretient la remémoration du Saut de la chapelle nous incitera à nous demander si nous ne pourrions pas retrouver, aussi, non peut-être des analepses, mais des échos du Saut du lit dans la suite de la « version commune ».
c – Points communs entre les deux Sauts
43Mais rassemblons auparavant les points qui permettent de soutenir que les deux Sauts liminaires du roman de Béroul ont été conçus par l’auteur comme à lire et à penser ensemble, de conserve.
44Intrication structurelle et narrative. Le Saut de la chapelle a lieu le matin dont accouche la nuit du Saut du lit – autant dire qu’il le suit presque immédiatement ; la prophétie béroulienne de la merci divine, faite lors du Saut du lit (v. 755–756), merci tôt réclamée par Tristan (v. 783–785), ne se voit réalisée que lors du Saut de la chapelle (v. 960, thème préparé : v. 887, 909–914, 927–932 ; puis repris par Tristan lui-même : v. 979). Le Saut de la chapelle, succès dans la fuite [31], répare le Saut du lit, échec dans la demeure : il y a à la fois continuation et dépassement. Le premier saut, tentative d’affranchissement sur place de l’interdit moral et social qui pèse sur l’union des amants, est transcendé par le second, qui leur permet de fait de se libérer des pesanteurs de la cour et d’aller vivre dans la forêt, à rudes et âpres gambades, dans une liberté sauvage et quasi animale (voir infra).
45Réception et évaluation intra-romanesques. L’action est dans les deux cas commentée d’abondance par une instance extérieure aux actants impliqués : le narrateur lors du Saut du lit ; les Corneualais (v. 877), unanimes (tuit, v. 861 ; tuit… la gent du reigne, v. 884 ; li grant e li petit, v. 831), lors du Saut de la chapelle. Ces deux instances, parallèles, s’entendent sur trois points essentiels : détestation des méchants (le nain, le roi), empathie pour les héros et inquiétude angoissée, espérance en la merci et la justice divines :
46La seule vraie différence de traitement entre ces deux voix est que le narrateur, omniprésent, n’a pas à se présenter lui-même (même s’il n’hésite pas à se rappeler à l’attention de son public : v. 702, 728, 909), alors qu’il prend bien soin d’introduire, à trois ou quatre reprises, son dédoublement choral (v. 831–832, 860–861, 877–880, 884). Le v. 827, de ce point de vue, fonctionne comme un détonateur, comme le signal d’un saut d’échelle entre le Lit et la Chapelle, entre la clôture du palais et l’ouverture de l’espace public : Li criz live par la cité… – préparant le v. 860 dont il partage le style « épique » (verbe en position 1 : vivacité, incomplétude).
47La distinction découle naturellement de la différence des situations : nocturne et privée pour le Saut du lit, diurne et publique pour le Saut de la chapelle. C’est ce qui explique aussi, sans doute, le traitement analeptique différent des deux Sauts. Quoi qu’il en soit, que le Saut soit a celé ou voiant gent (v. 578), le public de l’œuvre est nettement invité à se ranger du côté de la vox Berouli, qui rejoint la vox populi, laquelle se confond elle-même avec la vox Dei, comme l’ont bien noté G. Raynaud de Lage et H. Braet [32] : Oez, seignors, de Damledé, / conment il est plains de pité ; / ne vieat pas mort de pecheor. / Receü ot le cri, le plor / que faisoient la povre gent / porc ceus qui erent a torment (v. 909–914).
48Réalisme et providentialisme. La vraisemblance mais aussi, simultanément, le caractère extraordinaire de l’action se fondent sur une exposition précise des lieux : la place et la distance relative des lits dans la chambre, la situation de la chapelle puis la position de la pierre, à mi-pente de la falaise. Dans les deux cas, l’auteur s’arrange pour nous faire comprendre qu’au vu de cette disposition des lieux, l’entreprise de Tristan est impossible et pure folie (v. 697–700, 728, après 693–695 ; v. 923–924 après 915–922), ce que le héros sait lui-même, a priori (v. 714–715, 935–936) ou a posteriori (v. 983).
49Dans les deux cas, pourtant, les sauts de Tristan réussissent. Grâce à Dieu, ou grâce aux « qualités athlétiques » exceptionnelles du héros ? Pour G. Milin, le deuxième saut de Tristan « est censé illustrer la “pitié” qu’éprouve Dieu pour les amants » (il cite les v. 909–914), « ce qui propose une réception de l’épisode comme saut ordalique, plus que comme saut prodigieux » [33]. Mais dès le Moyen Âge, sans doute, les poètes n’ont pas hésité à enrôler Dieu pour mieux parvenir à leurs fins. La question reste ouverte de savoir s’il faut considérer ces passages comme relevant d’une double rationalité (réaliste et providentialiste) ; mais comme ni le Saut du lit (du moins pas de manière directe), ni les sauts extraordinaires de Tristan chez Eilhart d’Oberg ne font appel à la Providence, nous ne nous en encombrerons pas davantage dans cette étude – dont ce n’est, on le verra, de toute façon pas l’objet.
50« Super-pouvoir(s) ». Nous y voilà : le point commun super évident, fondamental mais encore trop méconnu, de ces deux fameux épisodes, c’est que Tristan s’y montre un héros dont le « super-pouvoir » est la faculté d’exécuter des bonds prodigieux, et même à chaque fois des sauts doubles : avant-arrière (aller-retour, Saut du lit, v. 729–730, 746–747) ; en bas-plus bas (Saut de la chapelle, v. 942–947, 956–957). Ce dédoublement du saut, à la chapelle, nous paraît bien, en effet, une tentative de l’écrivain pour refléter le Saut du lit : chez Eilhart d’Oberg, en revanche, il n’y a ici qu’un seul saut, qui ne s’encombre pas de l’exposition des lieux, puisque le héros tombe directement dans la mer : « Il réussit à sortir par la fenêtre à force de contorsions, sauta dans les flots et nagea jusqu’à la terre. Puis [il] courut le long du rivage… » [34].
51C’est bien timide, alors que Béroul, sûr de ses effets, prolonge en amples ricochets (terrestres) cette isotopie du saut :
La riviere granz sauz s’en fuit. | |
962 | Molt par ot bien le feu qui bruit. |
52Le complément d’allure, construit absolument (donc dégagé du lien qu’est la préposition), illustre dans la syntaxe même l’affranchissement et la liberté permis et signifiés par le saut.
53Échos dans les Folies. La situation (ou plutôt la citation) de ces bonds est interchangeable dans les analepses des Folies, ce qui montre que l’un vaut l’autre et que le premier est aussi mémorable que le second. Ces fragments secondaires de la matière tristanienne contiennent chacun, en effet, un rappel explicatif de certains épisodes célèbres de la version commune ; leur rôle littéraire et leur position structurelle sont comparables.
54Mais la Folie d’Oxford choisit de rappeler le Saut du lit (à la variante du membre blessé près – et sans rien dire, on le soulignera, du stratagème de la farine dont nous avons peut-être montré qu’il est superflu dans la diégèse)… Introduit par Brangien dans la chambre de la reine, Tristan « fou » évoque devant elle les aventures passées :
Mais je de ço m’en averti,A vostre lit joinz pez [35] sailli.Al sailir le braz me crevatE vostre lit ensenglentat.Arere saili ensementE le men lit refis sanglant.
56Alors que la Folie de Berne, de son côté, préfère se faire l’écho du Saut de la chapelle. Le fou évoque ses souvenirs devant Iseut, qui refuse de le reconnaître :
– A vostre voil seroiz tenupor Tristan, a cui Deus aït !Mais toz en iroiz escondiz.Diroiz vos mais nule novele ?– Oïl, lo saut de la chapele
58Répétition du verbe dans le premier cas (et mention précise du double saut) ; mention suffisante de ce qui se constitue, de ce fait même, en « titre » (phrase nominale), dans le second : ces deux procédés stylistiques, bien qu’opposés dans leur facture, soulignent de manière convergente l’importance du saut dans le récit tristanien.
59Signatures. Dans la Folie de Berne, un autre passage fait référence aux capacités de sauteur de Tristan (v. 182–183 : Je ai sailli et lanciez jons / et sostenu dolez bastons) ; il fait immédiatement suite aux v. 180–181 dans lesquels le héros, face au roi, s’identifie presque lui-même : Esgarde moi en mi lo vis : / don ne sanble je bien Tantris ?… Ces bonds sont en quelque sorte l’épithète homérique du héros, sa marque mythologique archaïque, son élection divine, bref sa signature héroïque. Nous risquerons en effet l’hypothèse supplémentaire (mais non nécessaire) que les principaux sauts tristaniens sont eux-mêmes marqués par un signe ou par une signature.
60Le Saut du lit se conclut, on l’a vu, sur l’image deux fois répétée d’une goutte de sang rouge sur le blanc de la fleur de farine :
766 | Sor la flor, chauz, li sanc parut. |
769 | Et sor la flor en pert la trace. |
61Contingente dans l’économie narrative de Béroul, mais trouvaille littéraire et plastique, cette image, à la fois intime et abstraite, est de celle qu’on retient comme symbole de la passion amoureuse éperdue, tragique pour ceux qui la vivent, offerte à la méditation pour ceux qui l’entendent, la voient par l’esprit ou la lisent. On pense inévitablement à cette autre magnifique image de la poétique romanesque de la fin du xiie siècle, les trois gouttes de sang sur la neige qui inspirent sa profonde rêverie amoureuse à Perceval : allusion à (la) Blanche Fleur [36] ?…
62Le Saut de la chapelle comporte une signature de nature bien différente. La grant pierre lee (v. 948) sur laquelle Tristan atterrit à mi-pente sert de preuve à Béroul qui affirme l’authenticité de son récit : Encor claiment Corneualan / Cele pierre le Saut Tristran (v. 953–954). Comme le motif de la traversée merveilleuse du saint étudié par G. Milin, le motif du saut est ici associé à une « légende d’origine ou de fondation » [37] : si l’on en croit Béroul, dans l’espace du roman, le saut est à l’origine d’une étiologie toponymique populaire.
63Peut-être, de plus, la couleur rouge se trouve-t-elle de nouveau associée, comme élément de signature, au Saut prodigieux du héros. G. Gros semble le penser, qui consacre une pleine page à l’adjectif porperine, employé au v. 926 pour qualifier, comme épithète détachée (donc mieux signalée ?), la verrine (v. 925, le « vitrail ») de la fenêtre par laquelle Tristan s’enfuit : « Ainsi, couleur du feu, du sang, teinte métaphorique de la passion, de l’énergie, le rouge attire l’attention du héros, comme si Tristan, brusquement, recouvrait en voyant cette teinte au vitrail sa raison de vivre » [38].
2 – Mouvements : l’isotopie du saut dans les séries de motifs de la « version commune »
64Cette caractéristique singulière du héros tristanien, cette capacité à faire des bonds prodigieux, trouve-t-elle des prolongements dans le(s) reste(s) du roman de Béroul ? Est-il possible d’établir une cohérence isotopique entre d’éventuels échos, amplifiés de diverses manières, ou plus ténus, de ces deux grands sauts liminaires ? Nous croyons tout d’un bond que oui, et sautons volontiers le pas.
65Dans le cadre narratif générique du roman, nous ferions volontiers nôtre la définition que donne J.J. Vincensini du motif : « On appelle généralement “motifs”, ces micro-récits récurrents, reconnaissables grâce à une physionomie stable mais malléables selon leur migration et les œuvres sur lesquelles ils se greffent » [39]. Mais au vrai, c’est la première partie de cette définition seulement qui nous concernerait ici (la récurrence formelle et thématique faisant bien sûr isotopie, c’est-à-dire cohérence), dans la mesure où le(s) motif(s) du « saut », si aisément repérable(s) à l’intérieur du récit béroulien, où ils sont pourtant « malléables », ne semblent guère avoir « migré » dans d’autres récits médiévaux… Mais surtout, leur simplicité diégétique fait penser que les motifs que nous avons repérés chez Béroul s’accommodent mieux des descriptions qu’en ont proposées les spécialistes du genre épique [40].
a – Embuscades et assauts : motif proactif A)
66On relèvera d’abord les sauts qui sont en réalité des assauts, des bonds qui permettent au héros d’attaquer ses ennemis par surprise, en surgissant, comme c’est chaque fois précisé, d’un lieu où il se tenait précédemment caché [41]. Nous verrons que les trois sauts relevés dans cette catégorie ne sont pas des accidents narratifs artificiellement rapprochés, mais définissent un motif stéréotypé repérable et emblématique de l’esthétique de la version commune.
67La première occurrence s’actualise très peu de temps après le Saut de la chapelle, lorsque Yvain, le chef des lépreux, se figure jouir bientôt d’Iseut, qu’il a convaincu Marc de lui céder :
A tote gent en prent pitiez. | |
1228 | Qui q’en ait duel, Yvains est liez, |
Vait s’en Yseut, Yvains l’en meine | |
Tot droit aval, par sus l’araine. | |
Des autres meseaus li conplot | |
1232 | (N’i a celui n’ait son puiot) |
Tot droit vont vers l’enbuschement | |
Ou ert Tristran, qui les atent. |
68Alors que l’ignominie semble sur le point de triompher, entourée des réactions d’un chœur populaire pathétique (v. 1227–1228, synthétisant les cris de la foule [v. 1072–1082] et la réprobation de Dinas de Dinan [v. 1133–1140]), descendant (v. 1230) – sans sauter – sur le sable même où le héros a atterri (v. 1230 ; voir v. 956 : Tristran saut sus : l’araine ert moble), le ladre se dirige, explicite Béroul, vers l’enbuschement (v. 1233) où le héros se tient prêt, tapi sur le conseil de Governal (veez ci un espés buison…, v. 991). C’est alors que Tristan…
1245 | Fiert le destrier, du buison saut, |
A qant qu’il puet s’escrie en haut : | |
« Yvain, asez l’avez menee ». |
69Tristan, monté sur un destrier que lui a amené son mestre, peut-être en même temps que son espee et son hauberjon (v. 1010, 1015) [42], l’éperonne vivement et jaillit de sa cachette. Ce saut est, une fois encore, stylistiquement bien rendu : verbe en position 1 au premier hémistiche, dénotant un pré-procès dynamique et préparant le second (+--+ : 1–3), qui consiste en une contraction suivie de la détente du verbe à la rime (--++ : 3–1), dont l’effet vibre jusqu’à la fin du distique (en haut) ; il est aussi, et c’est remarquable, narrativement suffisant : Tristan ne fait rien de plus, qui se contente d’éviter le contact avec les meseaux, laisse Governal les repousser puis s’en voit a la roïne (v. 1271), avec laquelle il s’enfuit en la forest de Morrois (v. 1275) [43]…
70Embuscade, franche vivacité, fulgurante efficacité : ces caractéristiques du saut tristanien valent aussi lorsqu’elles sont mises en œuvre par son fidèle Governal. Lors de leur séjour dans le Morois, celui-ci s’embusque [44] quand il entend le courre d’un cerf approcher ; Béroul explique que les chiens sont ceux d’un des trois ennemis de la reine, qu’il voit bientôt venir vers lui, sans écuyer (v. 1689) et sans méfiance (v. 1698 : ne se gaitoit) :
1694 | Governal s’acoste a un arbre, |
Embuschiez est, celui atent | |
Qui trop vient tost et fuira lent | |
(…) | |
Li chien li cerf sivent, qui fuit; | |
Li vasaus aprés les chiens vait. | |
1708 | Governal saut de sen agait ; |
Du mal que cil ot fait li menbre, | |
A s’espee tot le desmenbre, | |
Li chef en prent, atot s’en vet |
71Préparé dès le v. 1680 (le cerf chacent grant aleüre), le courre du cerf et du traître se déroule en pointillés suivis dans la focalisation interne, presque cinématographique, de Governal (li chien chacent, li cerf ravine, v. 1684 ; luin arire / vit cel venir, v. 1686–1687 ; vit le venir, v. 1701) ; après un passage dont il est difficile de préciser le sujet grammatical (v. 1690–1693), le texte montre un Governal dont la posture arrêtée (hardi l’atent, v. 1701) s’oppose à la course emportée du veneur (li chien li cerf sivent, qui fuit ; / li vasaus après les chiens vait, v. 1706–1707), qu’il brise net au moyen du seul v. 1707 : Governal saut de sen agait. La suite, là encore, est expédiée en deux vers et demi, le sixième hémistiche répondant au v. 1271 du motif précédent (Tristan s’en voit a la roïne) et soulignant le caractère éclair de la saillie de l’ami de Tristan, qui semble bénéficier, par glissement sympathique, de ses dons bondissants [45].
72Motif simple donc, dont la dernière occurrence se complique cependant de l’irruption successive de deux proies potentielles, dont la première, changeant de chemin, déçoit d’abord l’attente du héros (v. 4365) ; motif vif par nature – et que nous pouvons désormais tenter de schématiser formellement :
Clichés | A1 X = Yvain, Y = Tristan, Y² = Governal | A2 X = un traître, Y² = Governal | A3 Y = Tristan | |
---|---|---|---|---|
X = Goudoïne | X² = Denoalen | |||
a) Apostrophe du narrateur | (épisode fondu dans le Bûcher) | Oiez conment par un jor sert, v. 1658 | Oez, seignors, quel aventure, v. 4351 | |
b) X vient / va, etc. ; compléments de lieu ou d’allure | v. 1229–1230, 1233–1234 | v. 1680 (courre du cerf), 1684, 1687, 1701, 1706–1707 | v. 4356, 4357 mais 4364 (X change de voie) | v. 4371, 4374 (courre du sanglier) |
c) Y regarde / voit / entend X : verbes correspondants | (v. 995) | v. 1679, 1687, 1701 (luin arire : 1686) | v. 4356 | v. 4369 (au luien) |
d) Y s’embusque et attend : V atendre, bases agait- / embusch- [46], buison… | v. 1233–1234 (991) | v. (1678 ?), 1695, 1701, 1708 | v. (4354–4355) 4358–4359, 4363 | v. 4373 |
e) (Y prépare son arme) | (Y² : v. 1260) | v. 4363 | ||
f) (Y dit ou pense : « … ») ; prolepse du châtiment | v. 1235–1244 | v. 1709 | v. 4360 (Y) | v. 4378–4380 (Béroul) |
g) Y (ist et) saut : verbes correspondants ; éperonner la monture | v. 1245 | v. 1708 | (v. 4366 [47]) | v. 4382–4383 [48], 4385 |
h) (Y frappe) | (Y² : v. 1261) | v. 1710 | Motif interrompu, traitement déceptif : voir motif B | v. 4388 |
i) (X meurt) | (non : v. 1265–1270) | v. 1711 | ||
j) (Y prend un trophée) : cf. motif B | v. 1711 (chief) | v. 4390 (treces) | ||
k) Y s’en va | v. 1272 | v. 1711 | v. 4394 |
73Sauf le premier d’entre eux, qui se fond dans le macro-motif de la punition des amants, ces motifs sont nettement délimités en leur début par une apostrophe du narrateur (a)), qui prépare le suspense et les isole dans la trame romanesque au même titre que d’autres épisodes jugés dignes d’attention [49] : voir oez, v. 909 (Saut de la chapelle) ; oiez, v. 643 (Saut du lit), simples exemples… Ces derniers sont aujourd’hui jugés plus intéressants, parce que plus pittoresques, mais rien ne dit que le public, en son temps, ne jugeait pas ces embuscades aussi performatives et remarquables que les passages célèbres de la version commune. De même, le cliché j) (trophée) rapproche les deuxième et troisième motifs d’épisodes plus notoires de la légende tristanienne : langue du Morholt, osche du dragon… Et fonctionne lui aussi non tout à fait comme une signature, mais du moins comme une preuve ou une demostrance de l’agir tristanien. Lus ainsi, ils entrent même en cohérence avec la première occurrence du motif, dans laquelle Béroul engage une querelle avec les autres rapporteurs de la légende à propos de ce qu’il convient de retenir du « Saut des Lépreux » (Tristan ne les tue pas) – preuve de la notoriété de cet épisode [50]. Dans tous les cas, le saut est suivi de la manière de valider son attestation, sur le simple plan du récit (personnages : le Saut du lit, les Sauts contre les traîtres) ou sur le plan méta-narratif, discursif (récitant : le Saut de la chapelle, le Saut des Lépreux).
74Les différents clichés peuvent être répétés, voir leurs places interverties (c) précède le plus souvent b), mais nous avons gardé cet ordre dans le tableau pour suivre la logique des faits), parfois ne pas s’actualiser du tout, ou avoir été actualisés en amont du motif lui-même (numéros de vers entre parenthèses), ou encore se voir renforcés par la distribution de précisions supplémentaires (circonstances : courres ; au luin…), sujettes à de fines variantes (trophées : chief / treces)… Mais leur mise en tableau montre suffisamment leur homogénéité formelle aussi bien que thématique.
75Le motif 1 semble une ébauche, ou un traitement déjà parodique (ce qui supposerait un motif pré-conçu), incomplet et inabouti, de ce qu’il devient dans les deux occurrences suivantes : la nuance tire vers le grotesque, ou plutôt vers le « tragi-ludique », si bien conceptualisé dans l’article de J. Batany [51]. Le motif 2 propose l’actualisation la plus pure et la plus tendue, faisant place à tous les clichés (sauf e), mais justement par mesure d’économie), qu’elle condense de manière énergique, situant là encore à l’acmé d’une parabole cinétique, au plein d’un tristique théorique, le cliché g) du saut lui-même :
1701 | Vit le venir, hardi l’atent. |
1708 | Governal saut de son agait. |
1711 | Li chief en prent, atot s’en vet. |
76Il y a là encore quelque chose de prodigieux, et qui ressemble beaucoup aux séquences commandos de nos meilleurs modernes films d’action – ou de super-héros : réduit à ses pures actions, le motif tient en cinq verbes, le verbe sa(il)lir étant central dans le passage d’un état des choses à un autre.
77Cette trame nette une bonne fois imprimée dans nos têtes de récepteurs, le motif 3 peut s’essayer à quelques libertés : doublement des premiers clichés du motif (de b) à g) seulement, le traitement étant déceptif – suspense ! – le seul cliché non répété étant logiquement le cliché e) de la préparation de l’arme) ; prolepse du narrateur : Tristan ayant bien dû, par force, laisser à Governal le soin du cliché h), il s’en rattrape (presque) par deux fois quand il s’agit de châtier Goudoïne ou Denoalen…
78On le voit : l’action de sauter est le fait presque exclusif du parti des héros. La suite de l’enquête confirme cette observation, mais l’honnêteté scientifique nous force à signaler aussi une occurrence offensive du verbe pourvu d’un sujet opposant, même s’il s’agit alors d’un opposant involontaire, Andret, qui, sans le savoir, attaque Tristan au Mal Pas après que celui-ci s’est armé :
…Et Andrez vint | |
4036 | Sor son destrier, ses armes tint; |
Lance levee, l’escu pris, | |
A Tristran saut en mié le vis [52]. | |
Nu connoisoit de nule rien, | |
4040 | Et Tristran le connoisoit bien. |
Fiert l’en l’escu, en mié la voie | |
L’abat et le braz li peçoie. | |
Devant les piez a la roïne | |
4044 | Cil jut sanz lever sus l’eschine… |
79Le traitement de ce saut offensif, lui aussi monté, mais sans embûche ni suspense – et dont le modèle stylistique est bien davantage celui des combats singuliers traditionnels de l’épopée française ou même du roman – l’oppose nettement aux occurrences précédentes, et confirme en creux la pertinence de l’hypothèse de leur commune matrice plus ou moins stéréotypique.
b – Sursauts : motif réactif B)
80Ces attaques-surprises ne relèvent pas de l’éthique martiale habituelle des héros chevaleresques épiques ou arthuriens ; elles produisent des vignettes visuelles qui relèvent plutôt d’une esthétique des romans « de cape et d’épée ». Il en va de même des sauts (ou des sursauts) répétés que fait Tristan lorsqu’il se trouve lui-même surpris ou menacé, ce qui est le cas à quatre reprises.
81B1) Lorsque les fugitifs sont retrouvés par Husdent :
La noise oient, Tristran l’entent : | Perception | |
« Par foi, fait il, je oi Husdent. » | « … » | |
Trop se criement, sont esfroï. | Effroi | |
1536 | Tristran saut sus, son arc tendi. | SAUT – arme |
En un’espoise aval s’en traient. | Fuite/retraite | |
Crime ont du roi, si s’en esmaient, | ||
Dïent qu’il vient o le brachet. | Vaine crainte |
82B2) Quand Tristan se réveille, en forêt, et est saisi par la vision du trophée pris par Governal (lors du motif A2) :
Tristran s’esvelle, vit la teste, | Perception (réveil) | |
1740 | Saut esfreez, sor piez s’areste. | SAUT – Effroi ; |
verbe en position 1 | ||
A haute voiz crie son mestre : | ||
« Ne vos movez, seürs puez estre : | « … » | |
A ceste espee l’ai ocis. | ||
1744 | Saciez, cist ert vostre anemis. » | Vaine crainte : signature (trophée) |
83B3) Quand Tristan et Iseut s’éveillent après la visite du roi Marc (visite redoublée en abyme dans le songe d’Iseut) ; son cauchemar éveille Iseut, dont le cri éveille Tristan :
De l’esfroi que Iseut en a | (Effroi) | |
2074 | Geta un cri, si s’esvella (…) | |
Tristran, du cri qu’il ot, s’esvelle, | Perception (réveil) | |
Tote la face avoit vermelle. | ||
Esfreez s’est, saut sus ses piez, | Effroi – SAUT ; | |
verbe en position 1 | ||
2080 | L’espee prent com home iriez, | Réaction armée |
Regarde el brant, l’osche ne voit : | ||
Vit le pont d’or qui sus estoit, | ||
Connut que c’est l’espee au roi… | Vaine crainte : signature (épée, gants, anneau) |
84B4) Quand Goudoïne tente de piéger Tristan dans la chambre d’Iseut ; Iseut l’aperçoit la première (voir B3), informe Tristan qui, sur le point d’être surpris, renverse la situation (Y devient X, l’assailli l’assaillant) :
85Goudoïne, « gibier stupidement immobile, n’a même pas les réflexes de fuite de l’animal devant l’arc » [53] – le réflexe du saut, dirions-nous, qui est le privilège du héros.
86L’analyse par clichés de ces cinq occurrences aboutit elle aussi à un tableau de synthèse qui montre l’homogénéité profonde, structurelle, mais aussi les variantes et le renversement possibles de ce motif réactif :
87B5) Quand Marc se réveille en sursaut après la visite nocturne de Tristan [54]. Cette dernière occurrence est une autre exception à la règle béroulienne [55] qui veut que l’action de sauter soit le privilège exclusif du parti des héros. Elle narre le sursaut du roi qui vient de recevoir la visite nocturne de Tristan, décidé à lui rendre Iseut :
2462 | N’avoit son de crïer harele. | |
Li rois s’esvelle et dit après : | (Perception :) éveil | |
(…) | ||
Tristran s’en torne, li rois saut, | SAUT | |
Li rois le brief a sa main prent | Signature (brief) | |
2472 | Par trois foiz l’apela en haut : | « … » |
« Por Deu, beaus niés, ton oncle atent ! » | Vain espoir |
88L’une des seules autres exceptions à cette règle est le passage qui montre Marc sautant banalement sur sa monture après sa discrète visite aux amants [56] : ce cliché ne trouve de répondant que chez le personnage de Tristan, après sa propre visite nocturne au roi [57]. Là encore (voir B4), une occurrence du motif théorique se propose comme l’écho renversé d’une de ses précédentes actualisations – mais d’une manière différente, puisque X et Y ont d’entrée de jeu échangé leurs rôles. Cette cinquième actualisation du motif est donc elle aussi singulière : si son armature stéréotypique est plus ténue, elle semble bien, par ses clichés, devoir s’ajouter aux précédentes et entre, en particulier, en résonance avec l’occurrence B3), dont elle propose une inversion.
Clichés | B1 X = Husdent, Y = Tristan | B2 X = Governal, Y = Tristan | B3 X = Marc, Y = Tristan | B4 X = Goudoïne, Y = Tristan | B5 X = Tristan, Y = Marc |
---|---|---|---|---|---|
a) Perception : garder/ veoir, entendre/oïr | v. 1533 | v. 1739 | v. 2077 | v. 4459 | |
b) Réveil : soi esveller | v. 1739 | v. 2077 | v. 2463 | ||
c) Effroi : esfroi, poor | v. 1535 | v. 1740 | v. 2079 | v. 4460 | |
d) Saut : Y saut | v. 1536 (saut sus) | v. 1536 (saut sus) | v. 2079 (sus ses piez) | v. 4460 | v. 2470 |
e) « … » | v. 1533 : Y | v. 1742 : X | v. 2474 : Y | ||
f1) Fuite | v. 1537 | (différée) | |||
f2) Réaction armée | v. 1536 (arc) | v. 2080 (épée) | v. 4473 (arc) | ||
g) Vaine alarme | X ne sera pas une menace | X n’est pas une menace | X n’est pas une menace (sauf rêve d’Is.) | X est une menace… | X n’est pas une menace |
h) Signature | (Husdent dressé ne les signalera plus) | 1739, 1744 (la teste de son anemi) | 2081 (épée, gants, anneau) | (cadavre de Goudoïne ?) | 2474 (le brief) |
i) Juste alarme : renversement | Voir B5) | v. 4476–4478 : …Y tue X | B5) inverse B3) | ||
j) X s’enfuit à cheval : X saut | v. 2052 (sor le dos, au destrier) | v. 2478 (el destrier) |
3 – Macrostructure
a – Vue d’ensemble : synthèse et prévisions
89Les motifs A) (de grade médian) et B) (de grade inférieur) se répondent, ou plutôt illustrent les deux faces d’un schème animal fondamental : le bond du prédateur / le sursaut de la proie pour échapper ou se défendre. Le Saut du lit relève plutôt du motif A) (saut proactif et conjonctif : motif A°), le Saut de la chapelle, du motif B) (saut réactif et disjonctif : motif B°) ; tous deux sont d’un grade supérieur. Il y a une très grande cohérence dans le tissage de l’isotopie, les trames fines entrelaçant les deux tonalités principales. Le déroulé chronologique de ces trois séries de motifs portant l’isotopie du saut peut en effet se schématiser de la manière suivante (schéma 1) :
A° B° A1 B1 A2 B2 B3 B5 (…) A3 B4 |
90Il y a donc à la fois amplification numérique des occurrences à mesure que le motif baisse en grade [58] (deux X°, puis trois A ; puis cinq B), alternance régulière A(°) B(°) puis complication croissante de leurs entrelacs, et enfin renversement (ou contamination) de ces catégories (B4, B5). En effet, en termes comptables, la balance paraît pencher en faveur de B), mais les occurrences de motifs B4 et B5 rétablissent l’équilibre, B4 renversant le mouvement de l’attaque, et B5 inversant le schéma actantiel, par effet de miroir avec l’occurrence B3. Du grand art ?
91Certes, le thème du saut disparaît, dans la macrostructure, du « ventre mou » narratif qui suit la visite en forêt du roi (B3) et l’annonce de la fin des effets du vin herbé : à l’exception de B5, on n’en trouve aucune occurrence du v. 2101 au v. 4380, long récit narrant les regrets des amants, les conseils de l’ermite Ogrin, la lettre au roi et le pardon de Marc, la séparation et le retour à la cour d’Iseut, les nouvelles exigences des traîtres et Iseut disposée à se disculper, l’épisode pourtant crucial du Mal Pas [59] en présence d’Arthur et le serment d’Iseut – c’est-à-dire des épisodes où l’action pure, « tragi-ludique », laisse la place à des passages moins haletants et plus discursifs.
92Mais notre étude, dont on aurait pu craindre qu’elle n’aborde ce chef-d’œuvre que par un « petit bout de la lorgnette », montre que l’isotopie du saut est au fondement du roman de Béroul et sans doute déjà de toute la « version commune ». Si l’on reprend tous les épisodes et tous les motifs qui l’actualisent, on se rend compte qu’elle intervient à presque tous les moments-clefs de l’action romanesque, qu’elle contribue à lier entre eux : A1 prolonge A° et B°, lui-même naturellement prolongé par A1’ (saut de Husdent, v. 1513–1514, non constitués en motif) et B1, sanctionnant le saut existentiel des amants quittant la cour pour la forêt ; B3 et B5 se répondent, qui voient leurs actants principaux faire chacun un petit saut dans l’univers de son rival (la forêt, la cour) ; avant cela, B2 prolonge A2 : c’est le thème du châtiment des traîtres, dont la reprise en A3 et B4, établissant un pont, assure la cohérence macro-structurelle de l’ensemble. L’isotopie du saut, qui domine la diégèse du fragment de Béroul, se prolonge-t-elle au-delà et domine-t-elle l’ensemble de l’estoire connue ?
93En effet, ces observations font penser que, dans une œuvre réputée classique, potentiellement dotée d’une symétrie d’ensemble (mais non de détail), les deux Sauts majeurs de l’ouverture devraient trouver leurs répondants dans la matière perdue de la suite du roman de Béroul, de l’autre côté de la « zone molle » dont nous venons de résumer la matière, de même que A3 et B4 reprennent le fil laissé suspendu en A2–B2. Si notre principale hypothèse de lecture est la bonne, elle doit se montrer prédictive et nous pouvons conjecturer que les Sauts A° et B° doivent se retrouver, dans cette « suite », sous une forme A* et B*. Or il semble bien que c’est le cas si nous admettons, comme la plupart des critiques, que la matière du roman d’Eilhart d’Oberg nous renseigne suffisamment sur les épisodes de cette fin perdue.
b – Trois autres sauts remarquables dans le Tristrant d’Eilhart
94Répliques de A° : Le Saut du lit se signalait par un dispositif narratif complexe, dont on peut rappeler quelques aspects importants : 1) il est le fait d’un héros hardi qui cherche à déjouer le piège nocturne qui lui est tendu ; 2) il est le fait d’un héros passionné qui cherche à rejoindre la femme qu’il aime, pour lui « parler » (lui faire l’amour) ; 3) il est le fait d’un héros capable de prouesses athlétiques extraordinaires.
95Ces trois points se retrouvent dans trois épisodes successifs (dont deux sauts) de la diégèse eilhartienne (laquelle ne concorde plus avec celle de Béroul à partir de ses v. 2723–2732 [60]), et qui fonctionnent comme une analyse « dépliée » de l’occurrence A.
96Le piège : la signature du sang. Dans la version d’Eilhart, en effet, après que Tristrant a donné sa lettre au roi, ce dernier accepte de reprendre Isald, mais le contraint, lui, à l’exil, qui part alors incognito pour la cour d’Arthur, à Ganoïe. Il y gagne l’estime de ses chevaliers et notamment celle de Dalkors schevalier (sic !), qu’il a vaincu à la joute, et celle de Walwan (Gauvain), qui perce le secret de son identité et entreprend de favoriser ses retrouvailles avec Isald. Grâce à lui, à la faveur d’une chasse, les deux maisons royales sont bientôt réunies, Arthur contraignant Marck à souffrir la présence de Tristrant. Le soir venu, comme de coutume, tous s’apprêtent à dormir dans la même grande salle, le roi et la reine se trouvant à l’extrémité de la pièce. Marck prend ses précautions et tend un piège à Tristrant en faisant monter « des lames de fer tranchantes sur un madrier » et en faisant éteindre toutes les lumières : « Si Tristrant courait le risque de venir voir la reine et se blessait, il aurait l’occasion de se saisir de lui et de le faire exécuter en toute légitimité [61]. » La situation est quasiment la même que lors de la Fleur de farine, et c’est en régisseur conscient de sa maîtrise qu’Eilhart réveille ainsi l’écho du Saut du lit dans l’esprit de ses récepteurs [62]. Il ne saurait toutefois se répéter entièrement et ne conduit pas le parallèle au-delà de ce qui est nécessaire. Comme en A°, Tristrant, qui n’a pas mesuré tous les risques, tente le tout pour le tout et se blesse sur les « Faux », mais parvient à « converser » quelque temps avec la reine : il « ne [peut] éviter de laisser des traces de sang dans la pièce », à l’aller (cette fois) aussi bien qu’au retour. On craint qu’il ne soit confondu, mais ses plaintes réveillent d’abord Arthur et ses hommes qui décident, pour le disculper, de feindre une dispute et de se frotter tous au piège tendu par Marck : « Ils se levèrent d’un bond (…) et ne manquèrent pas de se blesser »… L’effet d’écho est donc très net, très clairement voulu, assez marqué du moins pour que la divergence des issues (Tristrant aussitôt disculpé) ne masque pas la parenté profonde des épisodes [63], mais à ce moment suspendu : Marck est honteux, Arthur repart – mais sans Tristrant décidé, contre l’avis de tous, à « s’en aller » [64].
97On a le contexte ambigu, érotique et dangereux, du piège ; on a Tristan et la vraie Iseut ; et même, on a le sang. Mais on n’a pas le saut ; et Marck n’obtient ici qu’une signature illisible : le sang du héros ne se distingue pas de celui des autres chevaliers.
98Eau hardie, eau saillie. Ayant erré pendant des jours, Tristrant arrive dans un pays désert et dévasté. Il apprend que c’est le comte Riol, à qui le roi Hefelin a refusé la main de sa fille, qui est le fauteur de ces dégâts ; il se hâte d’aller se mettre au service d’Hefelin retranché dans la ville de Karahès. Il se nomme, se lie d’amitié avec le prince Kéhénis et rencontre sa sœur, réputée la plus belle des femmes, la princesse Isald (celle que nous avons coutume d’appeler Iseut aux Blanches Mains et que nous nommerons Isald²). Tristrant fait bientôt merveille aux côtés des hommes du roi : ensemble, ils soumettent Riol et gagnent la guerre. Sur la proposition de Kéhénis, qui ne veut pas laisser son ami repartir, le roi propose à son sauveur de se marier avec sa fille. Tristan hésite mais finit par accepter, et le mariage – c’est-à-dire la fin brutale théorique de l’amour des amants mythiques – est célébré. Mais Isald² « pass[e] plus d’un an (…) aux côtés de celui-ci sans devenir sa femme, ce que la dame souffr[e] sans protester ». C’est alors que prend place le deuxième écho de A°, celui qui doit rappeler, selon nous, le caractère amoureux et érotique du Saut du lit. Un jour, le couple royal, Kéhénis, Tristrant et Isald² chevauchent dans la campagne…
« Le cheval d’Isald mit le pied dans une flaque formée par des eaux ruisselantes et l’eau jaillit sous la chemise de la chevalière, jusqu’au genou. “– Eau, tu es bien familière, dit Isald. Mal te prendra d’avoir osé sauter si haut sous mes vêtements, jusqu’à un endroit que jamais main de chevalier n’a touché ou osé approcher” [65]. »
100La saillie virtuellement érotique de l’« eau hardie » (tel est le titre habituel de cet épisode), jolie et délicate métaphore, rappelle ainsi, mais comme en creux, par défaut, la hardiesse désirante du Tristan de la Fleur de farine. Ce dernier épisode montre que le saut de l’eau, implicitement (ou plutôt fantasmatiquement) comparé à celui (tout à fait virtuel) de Tristan, non seulement actualise discrètement le sens érotique fort des verbes saillir/sauter, mais rappelle aussi que la seule figure, la seule idée récurrente du saut fait vibrer dans le poème la présence et le drame du héros. Là encore, l’écho isotopique est patent, mais la situation est retournée : il ne s’agit plus de lui reprocher une relation charnelle interdite avec la femme d’un autre, mais au contraire son absence de relation charnelle avec son épouse légitime. En effet, Kéhénis s’indigne de la non-consommation du mariage et Tristrant ne peut l’apaiser qu’en lui proposant un de ses tours de paroles [66], qui le conduira plus tard à l’emmener avec lui de l’autre côté de la mer, au pays de Marck et Isald1.
101On a le saut érotique qui devrait être celui de Tristrant, mais qui n’est pas celui de Tristrant, parce que ce n’est pas la vraie Isald ; et, surtout, bien sûr, ce n’est pas du tout le même contexte [67]. Enfin, la signature de l’eau sur la cuisse de la jeune femme (quelques gouttes de transparence) paraît bien fugace en regard des traces écarlates du sang sur les draps et sur la farine.
102Saut athlétique, saut mythique : la signature de Tristan. Eilhart enchaîne ensuite deux épisodes de retrouvailles dont l’analyse structurelle montre qu’ils ont de nombreux points communs et qu’ils fonctionnent d’abord comme un diptyque de miroirs, agençant symétriquement un certain nombre de narrèmes de part et d’autre d’un axe formé par une longue séparation des amants. En voici l’épure diégétique, centrée sur les seuls agissements du couple [68] (la communication entre les amants est assurée par le motif-outil des messagers, dont les allées et venues sont ici signalées par un M) :
Retrouvailles 1 | Retrouvailles 2 |
---|---|
Tr. et Kéh. en Angl., chez Tinas | Repentir d’Is. – M > Tr. M > Tr. – Pardon de Tr. |
Ruse Organisation d’une chasse – M > Is. Cortège royal en forêt Tr. caché dans un buisson | M > Is. – Tr. déguisé en pèlerin |
Tr. et Is. couchent ensemble | Tr. et Kur. en Angl., chez Tinas |
Tr. et Kéh. repartent | Ruse Tr. caché dans le même buisson (p. 361) Cortège royal en forêt – M > Is. Organisation d’une chasse |
Méprise d’Is. ; colère envers Tr. | Tr. et Is. couchent ensemble |
M > Is. – Tr. déguisé en lépreux | Tr. repart retrouver Kuv. |
[Episode des trois épreuves (SAUT)] | |
Retour de Tr. en Bretagne | retour de Tr. en Bretagne |
103En eux-mêmes, ces deux épisodes n’intéressent pas directement le sujet de notre étude. Toutefois le premier d’entre eux, par sa clôture, sert aussi de conclusion à l’épisode précédent puisque la méprise et la colère de l’héroïne envers Tristrant [69] entraînent son retour en Bretagne, à Karahès, sa promesse de ne plus la revoir avant une année entière, et aussi la consommation de son union avec l’autre Isald : « Tristrant et son épouse passèrent des jours très heureux ; lui-même ne chercha pas à savoir si la reine en souffrait. Tristrant vivait maintenant un bonheur sans faille ». Toutes les versions de la même veine ne sont pas aussi brutales [70], mais cet élément nouveau, conséquence d’un accident mesquin, met pour la première fois à mal le caractère exclusif de la passion de Tristrant pour la reine et peut s’interpréter comme le premier symptôme d’une vraie dégradation de leur relation : tous deux doublement infidèles, les amants se trouvent désormais dans une position triviale symétrique et la suite de leur aventure n’aura plus, sauf à sa fine fin, le caractère exceptionnel qui en faisait tout l’intérêt. Nos héros restent nos héros, mais leur capacité à s’arracher aux lois de l’ordinaire, à sauter au-dessus (ou au-delà) de la pesanteur commune est déjà comme émoussée. C’est ce que montre sans doute la duplication immédiate de l’épisode, avec les mêmes narrèmes – et une importante variante.
104En effet, si dans les Retrouvailles 1, c’est à sa fausse fuite que Tristrant doit la colère d’Isald et son retour sur le continent, dans les Retrouvailles 2, c’est en revenant de son union avec la reine qu’il réactualise, mais très imparfaitement, quelques-uns des éléments du fameux Saut du lit. Après avoir « parlé » avec la reine dans un épisode désormais assez convenu de stratagème adultérin, Tristrant la quitte donc pour rejoindre Kurvenal. Mais celui-ci est introuvable [71] et le romancier mène son héros le chercher longtemps dans la forêt. Toujours masqué par son accoutrement de pèlerin, il retombe finalement sur le campement du roi et, de peur de se faire remarquer, choisit de le traverser comme si de rien n’était. « Il vit alors devant lui, rassemblés, les membres de la cour. Certains lançaient le javelot et faisaient des concours de saut, d’autres lançaient la pierre. » Un chevalier le reconnaît, n’en laisse d’abord rien paraître, puis le rattrape, le nomme et lui demande de bien vouloir participer à ces trois jeux (« que tu lances le javelot, que tu sautes et que tu lances la pierre, cela une seule fois dans les trois cas » [72]) ; il lui promet l’incognito et l’assure de son impunité. Attitude d’ensemble énigmatique, mais qu’Eilhart n’explicite ni n’élucide à aucun moment.
105Le héros refuse : il ne veut pas être vu ni risquer sa vie pour quelques instants de gloriole. Mais l’autre s’obstine et obtient satisfaction en reformulant sa demande avec une précision malicieuse dont Eilhart, une fois de plus, nous laisse ignorer l’origine : « Je te prie de le faire pour la reine, celle auprès de laquelle tu as souvent goûté en secret de tendres moments » (ibid.). C’est cette prière contraignante, leitmotiv consenti du roman eilhartien, qui conduit le héros à réussir par amour un nouveau saut extraordinaire ; saut athlétique et qui n’est pas périlleux en lui-même, mais qui le devient au plus haut degré dans ce contexte précis. Tristrant s’exécute donc et établit, de l’avis de tous, un tout nouveau record dans chacune des trois « disciplines » requises. Toutefois, Marck ne prend pas part au « grand attroupement » que provoquent ses exploits, et personne d’autre que le chevalier ne reconnaît le héros, qu’on laisse donc s’en aller « là où il lui plaisait » [73].
106Prévenons l’objection qui point à cet instant : certes, le saut extraordinaire, cette fois, s’insère dans une série d’épreuves qui en atténue la saillance. Mais peut-être cette triple épreuve (sans doute un héritage d’anciens jeux celtiques, voire d’anciens mythes) [74] est-elle le seul moyen qu’a trouvé le romancier pour faire rejouer à Tristan une dernière et complémentaire version du Saut du lit.
107Les deux sauts sont extraordinaires, insistons-y d’abord, et validés comme tels par leur public. Le Saut du lit était motivé par l’amour, mais aussi par le désir encore inassouvi ; celui-ci l’est également, mais Tristan a déjà assouvi son désir et cherche surtout à s’éloigner de la reine. Le Saut du lit était « privé » mais comme en présence du roi ; celui-ci est nettement « public » (comme le Saut de la chapelle) mais Marck n’est pas exactement là. Le Saut du lit voit le héros trahi par son pansement qui se déchire et la signature certifiée de son sang ; alors que la première épreuve n’a rien amené d’inquiétant, c’est le Saut du fossé, épreuve centrale, qui introduit le suspense relatif au démasquage de Tristrant : « Puis [il] alla plus loin et sauta par-dessus un fossé très large ; ses chausses de laine grise se déchirèrent alors, si bien que l’on vit qu’il portait en dessous un vêtement d’écarlate [75] ». La troisième épreuve prolonge même le suspense en remployant le procédé, mais l’issue de la série est à la fois déceptive (pour notre goût de l’action) et sédative (pour notre empathie pour le héros), puisque seuls le narrateur et nous-mêmes relevons à ce moment les indices de son déguisement. Cette signature écarlate, tristanienne, n’est ici reconnue de personne et, par un curieux effet de contretemps et de décalage, c’est pourtant bien au roi lui-même, de nouveau, que le romancier confie le décryptage de l’empreinte du héros. Le champion s’étant éloigné, le soir venu, Marck rejoint en effet ses chevaliers et apprend « quels prodiges s’étaient passés et quel aspect avait le pèlerin qui les avait accomplis. On lui dit également que l’on avait entrevu un vêtement d’écarlate broché d’or sous la robe de laine grise » [76]. Mais cela ne suffit pas au roi, et c’est en se rendant sur les lieux de ces « prodiges » [77] afin de juger objectivement de leur caractère extraordinaire qu’il acquiert la certitude du passage de son neveu. Voyant « ce qu’avaient pu représenter le lancer, le saut, et le jet du javelot [78] », « il pensa à Tristrant et dit : “– C’est Tristrant qui a fait cela.” »
108On a cette fois le bon sauteur (Tristrant), le Saut « prodigieux » lui-même, et même, partiellement, le contexte qui contraint à un agir furtif. C’est la scène des jeux sportifs dans son ensemble, ainsi que la marque écarlate de son vêtement, qui servent de signature au héros bondissant. Mais ce qui manque, cette fois-ci, c’est évidemment Isald, même si c’est par amour pour elle que le héros a dû sauter. Marck lance ses hommes à sa poursuite, mais le héros s’est échappé. On pourrait appeler ce passage le Saut contraint dans la forêt.
109Le Saut du lit (motif A°) se laisse décomposer en une phrase simple : Sujet (Tristan) – Verbe (saute pour sauter) – Objet (Iseut) – compléments circonstanciels (contexte contraignant et furtif), suivie d’une ponctuation (signature). Le tableau suivant fait la synthèse de ses récurrences dans les variantes diégétiques eilhartiennes :
S = Tr. | V = saut | O = Is. | CC | signature | |
---|---|---|---|---|---|
A° | + | + | + | + | sang |
a*1 | + | – | + | + | |
a*2 | +/– | + | +/– | +/– | eau ? |
a*3 | + | + | – | +/– | écarlate/scène |
110À partir de l’occurrence matricielle de Béroul, Eilhart crée des variantes dont il faut proposer une lecture isotopique, chacune de ces variantes se particularisant par la non-reconduction d’un ou deux des constituants de la phrase narrative de base : a*1 est clairement une reprise de A°, mais fait sentir l’absence du verbe, qui est le cœur de toute proposition et le propos de cette étude ; a*3 a tous les éléments, mais il y manque l’objet, complément essentiel ; a*2 est à la fois la variante la plus ambiguë et la plus fine des trois tentatives du romancier. Si l’ordre de ces variantes est signifiant, il ne peut que révéler la séparation progressive des amants et la dégradation de leur relation : a*1, encore très proche de A° (S et O font l’amour), précède a*2, que sous-tend encore un climat érotique mais dont le schéma actantiel subtilement décalé (S n’est pas Tristan, mais sa métaphore virtuelle ; O (Isald²) n’est pas Isald, mais son anaphore virtuelle imparfaite) se réalisera effectivement dans la suite du récit (Tristrant couchera avec Isald²) ; a*2 précède a*3, qui maintient les principales composantes, mais consacre la décomposition du couple par l’escamotage pur et simple de O.
111Le style arasant d’Eilhart ôte souvent leur saillance aux événements qu’il narre, mais la lecture littérale de son texte nous permet de nous convaincre de l’importance du Saut contraint dans la Forêt – et des deux qui l’ont précédé – dans la compréhension d’ensemble de la structuration du récit. Effets d’écho très nets, inversions de polarités, décalages variés (métaphore de l’eau, contretemps…) : ces jeux habiles sur le motif ne sont pas des accidents mais signalent bien le saut comme l’objet de la principale variation isotopique de la « version commune » et le ressort intime de sa structuration. Ces deux sauts, ces trois épisodes dispersent et renouvellent les éléments du Saut du lit : rassemblés, ils en constituent la réplique modulée, tremblée et dégradée.
112Dans la Folie de Berne, en tout cas, le troisième épisode (c’est-à-dire le plus explicite : le héros fait un saut prodigieux) semble bien pensé comme l’un des faits notoires de la matière tristanienne et le saut, bien compris comme une des signatures du héros :
114…dit le héros à Marc (v. 180–183). Cette allusion probable à l’exhibition de ses qualités athlétiques [79] fait immédiatement suite, nous l’avons remarqué plus haut, à l’auto-identification de Tristan sous Tantris. La Folie d’Oxford, en revanche, fait seulement allusion à l’existence de tels jeux traditionnels, lorsqu’au portier de Tintagel, qui l’interroge, le héros répond qu’il revient des noces… de l’abbé du Mont Saint-Michel :
En la lande, suz Bel Encumbre,La sailent e juent en l’umbre
116E. Baumgartner et I. Short proposent : « c’est là qu’ils dansent et s’amusent à l’ombre » (p. 365), mais nous comprenons pour notre part, comme M. Demaules : « sur la lande, vers Bellencombre, ils sautent et jouent dans l’ombre » (ou « ils font des sauts et d’autres jeux à l’ombre de la forêt ») [80] et se livrent donc à des épreuves comparables à celles que nous venons de relire.
117Peut-être le dernier épisode, le Saut contraint dans la Forêt, trahit-il une certaine lassitude dans le renouvellement du motif, le début d’un épuisement de la veine, ou plutôt, comme nous le supposions, l’annonce d’une clôture prochaine du récit [81].
118Réplique de B°. Un dernier épisode, enfin, vient rappeler l’arrimage structurel de la version d’Eilhart aux bornes initiales de la version de Béroul que sont le Saut du lit (A°) et – nous allons le voir – le Saut de la chapelle (B°). S’étant enfui après les épreuves où il a dû concourir, le héros a fini par rejoindre Kéhénis. S’engage alors un épisode qui dilue la situation romanesque (Kéhénis demande à son ami de l’aider à assouvir son amour adultère pour la dame de Naupaténis [82]), lui-même bientôt interrompu par la complication que constitue la mort du père de Tristrant : ce dernier, héritier légitime, offre son trône et son royaume à Kurnewal, qui refuse et lui propose un arrangement impliquant qu’ils s’y rendent tous les deux. Mais, complication supplémentaire (et exemple tout à fait nouveau, dans la structuration du récit, d’enroulement d’épisodes ouverts autour d’un Saut central), Tristrant exprime le désir de revoir Isald auparavant.
119L’épisode que nous analysons comme une réplique de B° s’engage donc d’abord sous les aspects d’une triplication de la séquence structurelle précédente, comme des Retrouvailles 3 : nouvelle traversée de la mer ; nouveau rôle d’hôte et d’adjuvant pour Tinas (dont le personnage s’étoffe) ; nouveau déguisement (cette fois, de messagers à pied [83]) ; nouvelle stratégie pour une nouvelle entrevue amoureuse (mais sans buisson) ; nouvelle fuite (mais cette fois motivée par les agissements des traîtres, Parsalin et Antret le Couard)… L’ossature d’ensemble est bien là. Mais c’est la variation que le romancier introduit dans le traitement narratif de la fuite qui doit ici, selon nous, retenir l’attention. Poursuivi par Antret, Tristrant s’enfuit…
« …jusqu’au moment où il arriva au bord d’un cours d’eau que l’on ne pouvait franchir qu’en suivant des gués à la fois étroits et profonds. Il sauta dans une barque qu’il trouva sur la rive. S’il n’avait pas agi ainsi, le vaillant Tristrant n’aurait pas pu se tirer d’affaire sans blessures ou autre dommage [sic], pas plus que Kurnewal, du reste. »
121Ne nous laissons pas endormir par la prose égale de l’auteur (rappelons-nous sa réécriture étonnamment plane des Sauts du Lit [84] et de la Chapelle) : ce saut est raconté d’une phrase, de manière très économe, trop économe sans doute [85], certes ; mais le retour critique immédiat que fait la phrase suivante explicite son importance narrative (et sans doute son caractère extraordinaire, puisqu’on doit supposer constants les « super-pouvoirs » de Tristrant) en ouvrant l’hypothèse de sa non-réalisation (« S’il n’avait pas agi ainsi… ») : comme le Saut de la chapelle, le Saut dans la Barque est ainsi présenté comme une nécessité absolue, un exploit tout à fait indispensable à la poursuite du récit [86]. Importance que dévoile encore sa reformulation dans la suite du passage, lorsque Isald demande à deux complices de se faire passer pour ceux qui ont effectué ce saut, de manière à détourner les recherches de Marck (cependant que le héros se cache chez Tinas) et leur fait apprendre leur rôle, à la réplique près :
« – Vous êtes arrivés jusqu’à une rivière, vous avez alors trouvé par chance une barque dans laquelle vous avez sauté tout de suite, comme vous ne pouviez pas vous défendre. Ajoutez que l’un des assaillants a projeté une lance [87]… »
123Comme le Saut de la chapelle, ce saut a lieu au bord de l’eau et est rendu possible par la « chance » qu’est la disposition des objets et du lieu ; mais à la différence du premier, il ne bénéficie pas du même public nombreux et ne se répète pas davantage sous forme d’analepses dans la suite du récit. Ici encore, l’agir bondissant du héros demeure, mais sous une forme mineure et dégradée : il faut comprendre d’ailleurs que le but de la manœuvre d’Isald est d’ôter à cette action sa signature tristanienne trop évidente, donc dangereuse, et symboliquement, du moins, de dépouiller Tristrant de ce « super-pouvoir » incapable de les mener à un bonheur durable [88].
124Une fois clos ce troisième épisode de Retrouvailles, Eilhart revient aux aventures de Tristrant et de Kéhénis, devenu lui-même roi à la mort de son père ; tous deux affrontent de nouveau le comte Riol, dont Kéhénis triomphe encore, mais au prix d’une terrible blessure de Tristrant (frappé à la tête par une lourde pierre, le héros est emporté pour mort). Cette blessure l’empêche de chevaucher ou même de marcher pendant plus d’une année entière et, surtout, le rend méconnaissable. Son neveu lui conseille d’utiliser cet état de fait et de se déguiser en fou pour approcher Isald [89], ce qui fait que l’épisode peut lui aussi s’analyser comme des Retrouvailles 4 ; mais des retrouvailles dont le traitement, très singulier, semble signifier l’épuisement ou la décomposition de plus en plus nets du motif-type, et de la trajectoire romanesque elle-même [90]. Ici, en effet, Tristrant agit seul et à visage presque découvert ; et ses retrouvailles avec la reine (sauf le travestissement, seul véritable point commun avec les autres motifs de Retrouvailles), au lieu d’être traitées comme des épisodes ponctuels mais pleins et structurants, sont trivialement réitérées : « Le jour, il multipliait les pitreries ; la nuit, il rejoignait la dame [91]. » C’est en effet à l’occasion de ces Retrouvailles 4 qu’Eilhart a choisi de glisser la séquence célèbre de la Folie, dans laquelle le héros n’effectue pas de nouveau saut, mais se définit lui-même comme celui qui a fait un saut, et aussi comme le sauteur de la Chapelle… Comme dans les Retrouvailles 3 (et comme en A°), il finit par être démasqué : des chambriers lui tendent un piège, qu’il devine et méprise (comme en A°), puisqu’il décide tout de même d’aller retrouver Isald et lui annoncer son départ (comme en A°). La peur qu’il leur inspire suffit à paralyser ses ennemis et il peut quitter les lieux sans avoir à combattre ni à fuir.
125C’est, chez Eilhart, la dernière fois qu’il revoit sa belle Isald.
126Ensuite, le romancier revient aux aventures amoureuses de Kéhénis et de la dame de Naupaténis. Comme on l’a signalé plus haut, c’est ce dernier fil narratif qui conduit à la mort de Kéhénis et à la blessure empoisonnée du héros, « laissé pour mort sur le terrain » (Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 384) puis ramené à Karahès. Envoi d’un messager, reconnaissance de l’anneau, arrivée imminente d’Isald, inversion de la couleur de la voile… La suite, fatale, est connue :
« La nouvelle ne plut pas à Tristan et on put le constater : il reposa la tête sur le lit, ses membres se disloquèrent dans un grand craquement. C’est ainsi que le noble seigneur mourut en un instant [92]. »
128Cette dislocation et ce craquement, qu’on a pu qualifier de « réaliste[s] » [93], nous semblent surtout employés comme des images symboliques exactement opposées à la tension (rassemblement, resserrement) et à la détente (explosion) qui sont les caractéristiques de Tristan et de la poétique de ses premiers romans éponymes.
129Au niveau macro-structurel, donc, si on admet le schéma 1 (motifs des sauts de type A et B) pour rendre les prolongations de la séquence A°–B°, initiale et matricielle, dans le Tristan inachevé de Béroul, on sera tenté de le compléter par un schéma 2 (répliques des sauts A° et B°), qui permet de « finir Béroul » en s’inspirant de la matière ordonnée par Eilhart :
A° | B° |
---|---|
Schéma 1 : A1 B1 A2 B2 B3 B5 (…) A3 B4 | |
Schéma 2 : A* [= (a*1)a*2a*3] | B* |
130Ce qui n’interdit pas de penser que le dénouement de Béroul (ou de la version commune), devait bien être pathétique, et son récepteur, « pessimiste », et donc réceptif au « suspense par contradiction » analysé par N. Koble. Toutefois, ce suspense par contradiction, dont l’efficacité dramatique et narrative est exploitée d’une main de maître par Béroul, ne fonctionne pas aussi bien chez Eilhart, qui se contente de multiplier, en les variant avec finesse (ou parfois maladresse ?) mais sans se soucier d’en émouvoir ses récepteurs, les situations délicates ou plus ou moins énigmatiques, et cela jusqu’à l’épuisement.
131En nous attardant sur les structures du récit et sur l’écriture par reprises et variations qui les autorise, nous espérons avoir montré l’importance du saut dans les Trist(r)an(t) de Béroul et d’Eilhart. Toutefois, non plus que N. Koble, nous n’avons rien dit encore des raisons de la diffusion de ce motif (ou de ce narrème) dans les romans, ni de ses origines, ni de sa signification. Tout au plus avons-nous montré que le saut est un attribut caractéristique du héros, presque à lui seul réservé – et sinon à ceux de son parti ou à ses avatars métonymiques. Il nous reste donc à esquisser les voies par lesquelles l’isotopie du saut, également prolongée et modulée chez Eilhart d’Oberg, peut enrichir un certain nombre des lectures proposées pour comprendre et interpréter le roman de Béroul, dans son fond comme dans ses options thématiques, esthétiques et poétiques.
132(sera continué)
Notes
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[1]
Éditions et traductions utilisées dans cette étude : Béroul, Le Roman de Tristan, Poème du xii e siècle, 4e édition, éd. E. Muret, rév. L.M. Defourques, Paris, 1974 (édition la plus souvent citée dans ce travail : les références constituées de simples numéros de vers y renvoient) ; Béroul, Le Roman de Tristan, trad. P. Jonin, Paris, 1999 ; Béroul, Tristan et Iseut, intr., trad. et notes P. Walter, dossier C. Stanesco, Paris, 2000 ; Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, éd. C. Marchello-Nizia, collab. R. Boyer, D. Buschinger, A. Crépin, M. Demaules, R. Pérennec, D. Poirion, J. Risset, I. Short, W. Spiewok, H. Voisine-Jechova, Paris, 1995 (pour les références au Tristrant d’Eilhart d’Oberg) ; Le Roman de Tristan par Thomas suivi de La Folie Tristan de Berne et La Folie Tristan d’Oxford, éd. F. Lecoy, trad., prés. et notes E. Baumgartner, I. Short, Paris, 2003 (pour les références à Thomas et aux Folies de Berne et d’Oxford) ; Tristan et Iseut. Les Poèmes français. La Saga norroise, prés., trad. et comm. D. Lacroix, P. Walter, Paris, 1989.
-
[2]
Mais nous avons le plus souvent exclu de notre relevé les formes préfixées de base asau-, asail-, dont le sens spécial « attaquer » s’est très tôt imposé dans la langue, dès le xe siècle (http://www.cnrtl.fr/etymologie/assaillir, page consultée le 30 juillet 2015).
-
[3]
« Hyperonyme que nous garderons », nous aussi, « pour considérer comme un ensemble le fragment conservé » (N. Koble, Comment finir Béroul ? L’arc et le saut : Anticipation et vitesse du récit dans le Roman de Tristran [sic], Textuel, t. 66, Regards croisés sur le Tristan de Béroul, éd. C. Croizy-Naquet, A. Paupert, 2012, p. 101–117). Nous étions parvenu à peu près aux deux tiers de la rédaction de notre étude quand nous avons pris connaissance de cet article de N. Koble. Celui-ci a conforté le choix de notre angle critique, nous paraît prometteur d’élargissements ultérieurs (« l’arc, le saut et le chien », p. 114 – et non peut-être seulement le saut), mais s’achève sur le saut alors que nous l’avions choisi d’emblée comme point de départ de nos analyses et que nous nous sommes tenu à ce choix.
-
[4]
L’action de se lever (d’un siège, d’un lit) est souvent exprimée, dans les œuvres narratives médiévales, au moyen du verbe salir : X salt sus/jus… Or – c’est peut-être remarquable en creux –, ce n’est pas ce verbe que Béroul emploie en ces circonstances, mais plutôt les verbes lever (v. 727 : Tristran, juste avant le Saut du Lit, se fu sus piez levez ; v. 2150 : Tristran fu de son lit levez, / Iseut remest en sa fullie ; v. 1793 : La roïne contre lui live ; v. 4427 : Iseut… / Contre lui lieve, sil salue ; v. 1132 : Dinas en piez se live o chiere encline ; v. 2428 : Ogrins l’ermite lieve sus) et ester (v. 1217 : Li rois l’entent, en piez estut ; v. 1591 : Tristran s’estut et escouta)… Comme si le romancier avait choisi de restreindre l’emploi de ce verbe aux actions que nous tenons pour particulièrement saillantes et qui forment la plus grande part de la matière de cette étude.
-
[5]
21 occurrences de la forme saut- dans la partie au programme de l’agrégation 2007 (La Suite du Roman de Merlin, éd. G. Roussineau, Paris, 2006, p. 197–277, § 243–314). a) Le cliché le plus fréquent a pour fonction de démarquer (faire saillir) un personnage intervenant dans le récit ou le dialogue et consiste en un pré-procès : X saut avant et/qui… (253, 12 : Et uns vallés saut avant et li moustre ; 255, 38 : Et lors saut avant Merlins et dist… = 260, 1 = 277, 11 = 306, 22 ; 257, 18 : Et saut avant Merlins et dist au roi Artus… ; 259, 39 : Et lors saut avant uns chevaliers qui laiens mengoit, si prent le braket… ; 292, 17 : et uns varlés saut avant qui oevre un guichet…). b) Autres occurrences de la forme saut : descente de cheval (254, 14 ; 277, 5 ; 298, 22) ; sortie du lit (286, 20 : le petit braque saut jus del lit ; 286, 23 : une demoiselle s’éveille et saut sus toute efree ; 301, 81 : Et lors s’esveillent et li chevaliers saut sus et prent ses armes) ; au combat (269, 2 : Et Gavains li saut sour le cors et l’ahiert par le hiaume… ; 290, 39 : Et lors li saut seur le cors, si le tire si fort par le hyaume… ; 266, 12–22 : un chevalier qui resaut sus… et saut… au glaive ; 297, 37 : Et li rois, qui estoit de grant legierté, saut de l’autre part et dist a chelui : (…), puis l’attaque) ; divers : 259, 36 (le petit braque saut pour mordre le cerf) ; 286, 32 (Et ensi qu’il s’en voloit aler, une damoisiele saut hors del pavillon, qui li dist…). On voit que ces emplois, même « clichés », ne neutralisent pas complètement le sens dynamique du verbe salir. Toutefois, leurs sujets sont très variables et, à part Merlin en a) (emploi presque neutralisé), aucun d’entre eux n’émerge comme l’agent continu d’un même motif. Il en va bien autrement dans le Tristan de Béroul.
-
[6]
Éd. M. Roques, Paris, 1982.
-
[7]
C’est E.A. Heinemann qui a le mieux cerné, nous semble-t-il, la possibilité qu’ont les différents segments narratifs (ou rhétoriques), dans le domaine épique, de se réaliser sous des « longueurs » métriques, discursives ou textuelles très variables : « Tout y passe : mots, propositions, incidents, syllabes, hémistiches, vers, laisses » (L’Art métrique de la chanson de geste. Essai sur la musicalité du récit, Genève, 1993, p. 23–24). Nous emploierons ce mot avec ce sens très général.
-
[8]
Autre aspect a priori réconfortant : comme on le verra, nos analyses ou nos études, de détail ou d’ensemble, croisent souvent, plus ou moins nettement bien sûr, les remarques et les observations de nos prédécesseurs, sur lesquelles nous nous appuierons souvent (mais, là encore, conjointement), et qu’elles essaient ce faisant, avec bonheur nous l’espérons, de bien entretisser.
-
[9]
Koble, Comment finir Béroul ?, p. 105.
-
[10]
« Ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture uniforme du récit, telle qu’elle résulte des lectures partielles des énoncés et de la résolution de leurs ambiguïtés qui est guidée par la recherche de la lecture unique ». A.J. Greimas, Pour une théorie de l’interprétation du récit mythique, Communications, t. 8, 1966, p. 30.
-
[11]
« Au sens strict, on appelle isotopie l’itération d’un sème d’une lexie à l’autre. (…) Au sens large, on appelle isotopie une itération sémantique quelconque (…). L’isotopie prend donc en compte toutes sortes de phénomènes linguistiques (phénomènes phonétiques, phrases, figures, éléments dénotatifs et connotatifs, etc.). » C. Stolz, Initiation à la stylistique, Paris, 2006, p. 100–101.
-
[12]
« On appelle isotopie toute itération d’une unité linguistique. L’isotopie élémentaire comprend donc deux unités de la manifestation linguistique. Cela dit, le nombre des unités constitutives d’une isotopie est théoriquement indéfini. » F. Rastier, Systématique des isotopies, Essais de sémiotique poétique, Paris, 1972, p. 82.
-
[13]
Selon Eilhart, c’est le lovendrins qui altère le jugement du héros : « Tristrant était habituellement un homme réfléchi et il se serait bien gardé, sinon, de se lancer dans une telle entreprise. C’était la toute-puissance du philtre qui lui inspirait cette audace inconsidérée ». Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 315.
-
[14]
Voir Koble, Comment finir Béroul ?, p. 108 : « comme le commentent les éditeurs », « cette prolepse (…) prévoit sans doute la future fuite de Tristan après le saut de la chapelle. »
-
[15]
G. Raynaud de Lage, H. Braet, Tristran et Iseut, Poème du xiie siècle, t. 2, Notes et commentaires, Paris–Louvain-la-Neuve, 1989, p. 49, relèvent eux aussi que, lors du saut de la chapelle, « tout comme lors du premier “saut” de Tristan (v. 701 ss.), Béroul plante le décor et décrit les circonstances » (nous soulignons). Mais les guillemets autour du mot saut semblent traduire une réticence de leur part à isoler comme tel le motif ou le thème du saut, alors que c’est le but de cette étude que de le définir comme essentiel au personnage de Tristan.
-
[16]
F : le nain Frocin ; M : le roi Marc ; T : Tristan ; I : Iseut.
-
[17]
« Parler, euphémisme quand il s’agit de rendez-vous amoureux. Voir les v. 1932–1934, et le mot parlement (par ex. le v. 662) ». Raynaud de Lage, Braet, Tristran et Iseut, Poème du xiie siècle, p. 40. Litote…
-
[18]
Avec jeu de mots possible (commutabilité des digrammes ei et ai dans les scripta de l’ancien français) : ensaigner, ici « couvrir de sang », c’est aussi, ici, enseigner, « faire signe, faire preuve »…
-
[19]
Raynaud de Lage et Braet sont d’accord avec nous : « Tache de sang plutôt qu’empreinte du pied ». Tristran et Iseut, Poème du xii e siècle, p. 43.
-
[20]
Ce traitement de l’épisode distingue Béroul d’Eilhart, qui paraît souvent, on le verra, chercher à rationaliser la diégèse béroulienne, et qui se sent ici obligé de faire intervenir la farine de manière directe, privant ainsi Tristan de son « super-pouvoir » : « Tristrant voulut alors passer d’un bond du lit de la reine au sien, mais il n’eut pas la détente suffisante pour faire le chemin inverse et il dut poser un pied par terre » (p. 315). Où l’on voit que, même sans le répéter, Eilhart considère avec attention le saut (et la capacité de bondir du héros).
-
[21]
On sait l’écureuil roux d’Europe capable de bonds de près de cinq mètres.
-
[22]
Nous reviendrons plus loin sur l’intérêt de cette remarque.
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[23]
J. Frappier, Structure et sens du Tristan : version commune, version courtoise, Cahiers de civilisation médiévale, t. 6, 1963, p. 448–449.
-
[24]
Koble, Comment finir Béroul ?, p. 115.
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[25]
Qui veut oïr une aventure, / Con grant chose a an noreture, / Si m’escoute un sol petitet !
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[26]
On pourrait s’étonner qu’un chien parvienne à faire un bond dont un écureuil aurait été incapable, fût-ce au prix d’une petite blessure (soi esgener, v. 1516) !… Mais nous pensons comme N. Koble que Husdent est une sorte de dédoublement du héros : voir n. suivante.
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[27]
« Le chien joue un rôle fondamental, qui valorise, dans son comportement, à la fois la nature (il exprime les affects avec la spontanéité de l’animal) et la “nourreture” (son dévouement infaillible, qui l’apparente à un vassal), à l’image de l’amour tristanien, passion à la fois érotique et sentimentale, qui repose sur l’énergie de l’instant et l’engagement de toute une vie ». Koble, Comment finir Béroul ?, p. 116, n. 58.
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[28]
G. Gros nomme « harmonique[s] » la reprise du motif du saut par Husdent. « Force est d’admettre (…) », ajoute-t-il, « que Husdent le brachet ressemble à son maître en échappant au bestiaire commun ! ». Le « Saut de la chapelle » : élan désespéré du héros, miracle inespéré (Béroul, Le Roman de Tristan, v. 909–964), Médiévales, t. 56, Tristan et Yseut ou l’éternel Retour. Actes du Colloque international des 6–8 mars 2013 à la Maison de la Culture d’Amiens, éd. D. Buschinger, F. Gabaude, J. Kühnel, M. Olivier, Amiens, 2013, p. 134.
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[29]
Voir N. Lenoir, L’Identité normande dans les chansons de geste, La Fabrique de la Normandie. Actes du colloque international organisé à l’Université de Rouen en décembre 2011, éd. M. Guéret-Laferté, N. Lenoir, Rouen, 2013 [en ligne]. URL : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?l-identite-normande-dans-les.html.
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[30]
La tentation est grande, bien sûr, à propos de ce Saut en particulier, de voir ici (et peut-être ailleurs) un jeu de mots. G. Gros conclut ainsi son étude sur le Saut de la chapelle : « ce saut, faut-il dire, est un sauvetage assurant le salut : se ferait-il jour une indémontrable affinité entre sauter et sauver ? » (Le « Saut de la chapelle », p. 135) ; à la troisième personne du subjonctif présent, en tout cas, les formes verbales sont identiques ! Autres occurrences du verbe sauver à l’optatif (avec le roi Arthur puis Iseut pour objets) : « Dex saut », fait il [= Périnis, messager des amants], « le roi Artur, / Lui et tote sa conpaignie, / De par la bele Yseut s’amie ! » (v. 3398–3400) ; « Et Dex », fait il [= Marc, qui répond à la citation précédente], « esperitables / La saut et gart, et toi, amis ! » (v. 3402–3403).
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[31]
Voir les occurrences des verbes eschaper : v. 980 (eschapé sui !), 986 (de même), 1047 (Iseut apprend que ses amis est eschapez), 1065 (Marc apprend qu’eschapez est par la chapele / Ses niés), 1101 (Sire, Tristran est eschapez)… ; et (soi) (en) fuir (v. 206 [prolepse du héros], 961, 970…).
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[32]
Tristran et Iseut, Poème du xii e siècle, p. 49, note au v. 909. G. Gros rappelle les sources bibliques de « l’adage illustrant la bonté divine envers le pécheur », notamment Ezéchiel, 18, 23 et 33, 11 (Le « Saut de la chapelle », p. 121).
-
[33]
Le Roi Marc aux oreilles de cheval, Genève, 1991, p. 267, n. 11. Même analyse de D. Buschinger, « le saut de Tristan possède, chez Béroul, la valeur d’une ordalie, d’un jugement de Dieu » (Tristan allemand, Paris, 2013, p. 27) – valeur qu’il n’a plus chez Eilhart (Ibid., p. 69) – qui reprend l’étude de Gros, Le « Saut de la chapelle », p. 121 : « ce “saut de la chapelle”, en sa réussite, est-il un miracle, ou procède-t-il de la performance simplement humaine, quoique d’un personnage d’exception ? »
-
[34]
Voir Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 318. Eilhart, nous le verrons, a bien saisi l’importance du thème du saut, qu’il a prolongé et développé à sa manière ; mais son style, nous le verrons aussi, est bien moins spectaculaire que celui de Béroul.
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[35]
Voir Béroul, Le Roman de Tristan, v. 729 : Les piéz a jóinz, ésme, sí sáut… L’écho est assez précis.
-
[36]
Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal (Perceval), t. 1, éd. F. Lecoy, Paris, 1973, p. 131–132, v. 4165–4190.
-
[37]
G. Milin, La Traversée prodigieuse dans le folklore et l’hagiographie celtiques : de la merveille au miracle, Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 98/1, 1991, p. 14. Mais ces anecdotes étiologiques ne sont pas propres à la matière païenne ou sainte de Bretagne : les Pas Roland, par exemple, abondent ; nous y reviendrons à la fin de cette étude.
-
[38]
Gros, Le « Saut de la chapelle », p. 127.
-
[39]
Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris, 2000, p. 2.
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[40]
Pour ne pas encombrer cet article de considérations trop techniques, nous nous permettons de renvoyer à notre Étude sur la Chanson d’Aiquin ou La Conquête de la Bretagne par le roi Charlemagne, Paris, 2009 (voir notamment la part. II, chap. 4, p. 340–501) pour la discussion et la précision des notions de stéréotypes, motifs, clichés, formules et même grades (voir infra), telles que les ont abondées et amendées notamment J. Rychner, J.P. Martin et E.A. Heinemann, à propos de l’épopée française. Nous reviendrons d’ailleurs plus loin sur les éventuelles affinités stylistiques entre roman béroulien et chanson de geste.
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[41]
C’est ce dernier trait qui distingue les emplois du verbe simple saillir et ceux du composé assaillir.
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[42]
Le texte n’est pas clair à cet égard. Faut-il supposer que le récit premier avait un héros entièrement démonté ? Voir infra, « Renardie ».
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[43]
B. Grigoriu est la seule critique, croyons-nous, qui inscrive ce saut de Tristan dans la continuité des deux sauts liminaires ; mais, même si elle va jusqu’à écrire ensuite que « le saut demeure la motion favorite de Tristan », elle ne pousse pas cette analyse jusqu’au repérage du motif proactif que nous voulons mettre en évidence (Vez la roïne chevauchier / un malade qui set clochier). La cinétique de l’amour dans le roman de Béroul, PRIS-MA, t. 28, nos 55–56, Allures médiévales II : essais sur la marche et la démarche, 2012, p. 55.
-
[44]
Mais le mot esquoi, au v. 1678, fait problème.
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[45]
On a ici un bel exemple de plus de ce que N. Koble dénomme avec justesse « suspense par contradiction » : « Il suffit non seulement de ralentir la narration au moment opportun, mais aussi de provoquer une accélération de la vitesse du récit à l’instant suivant ». Comment finir Béroul ?, p. 113.
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[46]
Lors de l’épisode du Mal Pas, un vers peut faire penser que Tristan et Governal vont une fois de plus (= A4 ?) inscrire leur action dans ce motif : [G.] Tant a erré qu’enbuschiez s’est / Pres de Tristan, qui au pas est (d), v. 3613–3614) ; mais à l’inverse, Tristan contrefait en ladre se place de manière à être vu de tous (v. 3625 : La rote entent, la s’est assis), dont il frappe quelques-uns jusqu’au sang ([h], v. 3651). Ce passage crucial, nous le verrons, a d’autres affinités (implicites ou en creux) avec le motif et le thème du saut.
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[47]
Ist du buison, cele part toise, / Mais por noient…
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[48]
Denoalen est tos talez ; / Ainz n’en sout mot, quant Tristran saut. / Fuïr s’en veut : mais il i faut : / Tristran li fu devant trop pres. / Morir le fist…
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[49]
« Dans la plupart des cas (…), Béroul utilise en effet ce type de vers scansion pour projeter le récit dans l’avenir et dessiner un nouvel horizon d’attente sur le mode de la surprise ou du déplacement d’intérêt » (E. Baumgartner, à la cour, il y avait trois barons (Béroul, v. 581), Medioevo Romanzo, t. 25/2, Le Roman de Tristan. Le maschere di Béroul, éd. R. Brusegan, 2001, p. 270–271) ; c’est nous qui soulignons les termes qui ont rapport, selon nous, avec la thématique, la dynamique et l’esthétique du saut.
-
[50]
Li conteor dïent qu’Yvain / Firent nïer, qui sont vilain ; / N’en sevent mie bien l’estoire, / Berox l’a mex en sen mémoire. V. 1265–1268.
-
[51]
J. Batany, Le Tristan de Béroul : une tragédie ludique, L’Hostellerie de pensée. Études sur l’art littéraire au Moyen Âge offertes à Daniel Poirion par ses anciens élèves, éd. M. Zink, D. Bohler, Paris, 1995, p. 27–39.
-
[52]
Vers passablement énigmatique. Comparer les traductions de Jonin (Béroul, Le Roman de Tristan, p. 167) – « Il bondit sur Tristan, le visant au milieu du visage » – et de Walter (Béroul, Tristan et Iseut, p. 109) – « Il assaille Tristan de face ».
-
[53]
Batany, Le Tristan de Béroul, p. 36.
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[54]
Version d’Eilhart : « En arrivant à Tintaniol, [Tr.] se rendit dans le verger ; il voulait épier le roi du haut de l’arbre ». Puis il s’adresse au roi à travers le mur et lui « lance » la lettre par « une ouverture ». Le roi le reconnaît à la voix : « le roi, sautant sur ses pieds, courut vers la porte et l’appela, depuis le seuil, d’une voix impérieuse ». Tristan et Yseut, p. 326–327.
-
[55]
Et, nous le verrons, eilhartienne – mais non de toutes les versions de la légende : voir le Donnei des Amants, lai anonyme dans lequel c’est le nain qui, bien que (ou parce que) comparé à un crapaud, tresalt (v. 168) ou salt sus cum arundel (v. 160). Le Donnei des Amants, Tristan et Yseut, p. 321–333.
-
[56]
De la loge s’en issi fors, / Vint au destrier, saut sor le dos (v. 2051–2052).
-
[57]
Tristran s’en vet, plus n’i remaint, / De soi conduire ne se faint, / Vient a son mestre, qui l’atent, / El destrier saut legierement (v. 2475–2478).
-
[58]
Voir la n. 45 supra.
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[59]
Dont le titre paraît un clin d’œil assumé à la disparition provisoire du saut : le Mal Pas, et non le Mal Saut, dont il est question aux v. 410 et 788 ? Voir notre conclusion, infra.
-
[60]
D. Poirion, Béroul, Tristan et Iseut, Tristan et Yseut. Les premières versions européennes, p. 1131.
-
[61]
Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 327–330, 333 (citation).
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[62]
Même analyse de D. Buschinger, qui écrit dans une note que « cette scène est symétrique, par rapport à l’axe central, de l’épisode de la “Fleur de farine” » (Tristan allemand, p. 68, n. 1). Par ailleurs, selon P. Walter, Béroul ferait une allusion à cet épisode aux v. 3546–3547 de son propre roman : Menbre li de l’espié lancier, / Qui en l’estache fu feru : / Ele savra bien ou ce fu…, déclare Arthur à Périnis. Soit, selon cet auteur : « Rappelez-lui le fer de lance qui s’enfonça dans le poteau » (Béroul, Tristan et Iseut, p. 98, n. 2), « allusion à un épisode qui se trouve dans la version allemande d’Eilhart ». Mais cela n’a rien d’évident, il faut en convenir, et d’autres spécialistes se montrent moins péremptoires : « Qu’elle se souvienne de l’épieu lancé et fiché dans le poteau : elle comprendra fort bien où cela s’est passé » (Id., Le Roman de Tristan, p. 151 ; pas de note explicative) ; ou encore : « Rappelle-lui le javelot lancé, qui est allé se ficher dans le poteau. Elle saura bien où cela a eu lieu » (Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 97, 1198, note explicative a [de D. Poirion] : « Il est fait allusion ici à un service rendu par Iseut, lors d’un jeu d’adresse, ou à une rencontre comportant une épreuve guerrière, associant Iseut et Arthur »)… Rien de tout cela n’est entièrement convaincant – l’interprétation de Poirion attirant pourtant notre attention sur le thème, encore trop peu étudié, des « jeux guerriers » de Tristan qu’Eilhart, nous le verrons plus loin, affectionne sans doute à raison.
-
[63]
M. Delbouille a vu, lui aussi, que Thomas, de son côté, semble bien lire (et lier) l’ensemble de la « matière commune », rattachant l’épisode des Faux à l’épisode « fort semblable » de la Fleur de farine. Le premier Roman de Tristan (fin), Cahiers de civilisation médiévale, t. 20, 1962, p. 421.
-
[64]
Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 334–335.
-
[65]
Ibid., p. 335–343, 344 (citations). L’épisode est repris dans le Tristan de Thomas, juste après celui de la Salle aux Images, v. 1302–1350, avec la même signification nettement érotique (estuet li sa quisse aovrerir, v. 1305 ; quant ele ses cuisses enoveri, v. 1316) et une répétition du verbe salir : del cros del pié saut eaue sus ; / contre les cuises li sailli (Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 159–160, v. 1313–1314). Dépassant la matière de Gottfried de Strasbourg, l’épisode retrouve une place dans la Première Continuation d’Ulrich de Türnheim (xiiie siècle), qui associe le thème érotique, traité sans pudeur, et le verbe jaillir (de la traduction). Voir Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 642–643 : « Sur le chemin il y avait un trou, rempli d’eau jusqu’au bord. Pour son malheur, le cheval d’Isolde mit le sabot dedans. L’eau jaillit sous les vêtements, jusqu’à… vous savez très bien où. Isolde se mit à rire et en même temps elle maudit cette flaque (…) : “– J’ai en cet instant même vu que cette eau est plus intrépide que le hardi Tristan, qui jamais n’a eu le courage de me toucher, en aucun endroit de mon corps, comme cette eau vient de le faire (…) Jamais encore Tristan n’a touché mes seins, jamais il n’a serré mon corps contre lui, bras et jambes abandonnés (…)” ». Mais Thomas et Ulrich avaient-ils encore en tête, même malgré eux, l’isotopie du saut propre aux agirs tristaniens ? L’emploi d’un chevreuil par Ulrich à la suite de cet épisode nous conduira à la même interrogation (voir infra).
-
[66]
Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 345.
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[67]
Le contexte, en effet, fait davantage penser à celui du Mal Pas de la version de Béroul (traversée d’un cours d’eau). Il nous paraît probable que ces deux épisodes ont une matrice commune, tant les propos d’Isald (jamais un homme n’a mis la main plus haut que son genou) rappellent ceux d’Iseut (à part Marc et le faux lépreux qu’est Tristan, jamais un homme ne s’est tenu entre ses cuisses : v. 4201–4208) : voir à ce propos l’hypothèse formulée dans notre conclusion.
-
[68]
Dans les Retrouvailles 1, la diégèse se complique en effet de l’histoire parallèle de Kéhénis et Gimelin, ce qui a aussi pour effet d’atténuer la saillance du couple des héros (voir infra).
-
[69]
Colère futile : un homme de Marck, Pléhérin, a pris leurs écuyers pour Tristrant et Kéhénis eux-mêmes et les a mis en fuite. Isald, croyant au récit de Pléhérin, reproche donc à Tristant de s’être enfui et de n’avoir « pas tourné bride pour l’amour d’elle » ; l’apprenant, Tristrant se déguise en lépreux pour l’approcher mais elle, tout en le reconnaissant, le fait chasser puis battre (Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 353, 355–356). Dans l’épisode suivant, le motif du déguisement est en revanche liminaire.
-
[70]
Ibid., p. 356, 1395 : c’est « par rancune » envers Isald que Tristrant agit ainsi.
-
[71]
« Pour une raison que j’ignore », écrit ingénument Eilhart : cet auteur montre ainsi qu’il veut, même arbitrairement, amener son personnage dans la situation qui nous intéresse ici.
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[72]
Ibid., p. 364, 366 (citation, nous soulignons).
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[73]
L’auteur insiste : « Par bonheur, donc, personne ne se soucia de l’auteur de ces exploits avant qu’il ne fût bien loin ». Ibid., p. 366.
-
[74]
Dans le passage correspondant aux noces de Tristrant et d’Isald², Thomas signale bien des jeux traditionnels, mais ne parle pas encore de saut (v. 583–590).
-
[75]
La version de Berlin précise « de fine écarlate rouge » (Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 365, 1397), peut-être pour appuyer l’analogie entre les deux Sauts : c’est, on l’a vu plus haut, la couleur vive du sang.
-
[76]
Ibid., p. 365–366.
-
[77]
Ce mot est fort, sous la plume un peu ronronnante d’Eilhart.
-
[78]
Noter l’ordre inversé des deux autres épreuves, alors que l’épreuve du saut, centrale, paraît inamovible.
-
[79]
Alors que le procès « lancer des joncs » rappelle plutôt la « fléchette » que Tristrant envoie sur la monture d’Iseut pour attirer son attention, dans l’épisode des Retrouvailles 1, et rappelle également le jeu de fléchettes auquel il s’adonne avec une adresse extraordinaire dans le château de Naupaténis, où il a pénétré par ruse avec Kéhénis… Pendant que son ami prend son plaisir avec la dame des lieux, Tristrant reste avec les autres dames et s’exerce à ce jeu avec « une virtuosité inouïe » (Ibid., p. 349, 382) ; voir aussi les v. 2226–2228 des jeux sportifs de la version de Thomas signalés supra : e lancerent od roseals, / od gavelos e od espiez. / Sur tuz i fud Tristran preisez. N. Koble, Comment finir Béroul ?, a sans doute raison d’établir un rapprochement entre le motif du saut et celui des traits lancés. En effet, les fléchettes que Tristrant laisse fichées dans le mur du château de Naupaténis le dénonceront ensuite aux yeux du maître des lieux et fonctionneront elles aussi comme une de ses signatures ; signature désormais fatale puisque, l’ayant décryptée, Naupaténis et ses hommes se lancent à la poursuite des amis adultères, abattent Kéhénis et atteignent le héros de deux javelots empoisonnés (Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 384). C’est cette signature, puis cette blessure, qui seront les causes directes de sa mort. Rappelons enfin que Thomas, de son côté, note que les noces de Tristrant et d’Isald² ont vu se dérouler des jeux traditionnels, mais sans plus de précisions (v. 583–590).
-
[80]
Voir Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 223.
-
[81]
Voir le titre de l’article cité de N. Koble : Comment finir Béroul ?…
-
[82]
Tristan et Yseut, Les Premières versions européennes, p. 366–370.
-
[83]
Ibid., p. 371.
-
[84]
« Il se trouvait si près du lit de celle-ci qu’il lui sembla véritablement possible de rejoindre d’un bond la noble dame ». Ibid., p. 315.
-
[85]
Si la barque est bien sur la rive, que fait ensuite Tristrant pour la mettre à l’eau puis s’enfuir par voie fluviale ? Quel est le rôle de Kurnewal ? Saute-t-il aussi bien que le (super-) héros ? Imaginons seulement la manière dont Béroul aurait brossé cette action.
-
[86]
« C’est – vous l’aurez bien compris – qu’il voulait prolonger son séjour sur cette terre », notait Eilhart dès Ibid., p. 318 ; et c’est qu’Eilhart lui-même – nous l’aurons bien compris – entend bien prolonger encore son récit…
-
[87]
C’est bien le cas, en effet : nouvelle association du saut et des armes (ou des jeux) de jet. Ibid., p. 374.
-
[88]
On pourrait objecter, toutefois, que si cette ruse atteint son but, c’est que les autres peuvent croire que les deux comédiens ont fait ce saut, et qu’il est donc plus ordinaire que les autres sauts prodigieux du héros… Mais le roman dit qu’Antret ne survient que lorsque Tristrant et Kurwenal ont mis leur barque en mouvement et commencé à descendre le courant (Ibid., p. 372). La vérité de la lettre dit que personne n’a vu ce saut, exceptés le narrateur ou nous-mêmes, et qu’Isald paraît ici étrangement bien informée (il y a sans doute une ellipse).
-
[89]
Ibid., p. 376–377.
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[90]
Voir la réponse que fait d’abord Tristrant à son neveu qui juge « possible » que le héros revoie sa belle : « La limite est maintenant atteinte, j’ai été trop souvent repéré et poursuivi impitoyablement lors de mes passages là-bas ». Dans cette réponse, Tristrant valide notre hypothèse structurelle et stéréotypique, en inscrivant lui-même ces retrouvailles dans leur série.
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[91]
Ibid., p. 380.
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[92]
La mort du héros boucle d’elle-même le fil narratif pendant de la succession dans son royaume. Ibid., p. 386.
-
[93]
« En deux vers, présents uniquement en H, le rédacteur du ms. de Heidelberg décrit la mort de Tristan d’une manière réaliste, voire tragique ». Buschinger, Tristan allemand, p. 61.