Notes
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[1]
Jean Régnier, Les Fortunes et Adversitez, éd. E. Droz, Paris, 1923, p. 156–157. Le Livre de prison se trouve aux p. 1–170.
-
[2]
« par leur procédé », « par leur pratique ».
-
[3]
Ibid., p. 155, v. 4391–4394.
-
[4]
Ce mot, semble-t-il, est apparu dans l’écrit vers le milieu du xiie siècle, au v. 3270 du Roman de Thèbes (Thideüs fait les engins fere / Et le mairien du bois atrere / Si leur fet fere deus perrieres / Fors et gitanz et bien manieres : Le Roman de Thèbes, éd. G. Raynaud de Lage, t. 1, Paris, 1966, p. 102) ; le mot, dans l’ancienne langue, est attesté sous les formes merrain, mairain, mairien, merrien, mesrien ; graphié « merrain » en français moderne, il est usité notamment en tonnellerie. Pour étymologie, on lui donne le terme latin tardif *materiamen : « bois de construction », de materia.
-
[5]
Voir ci-dessus, les vers posés en épigraphe.
-
[6]
Nous adoptons l’amendement proposé en n. de bas de page par E. Droz.
-
[7]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. 151, v. 4287–4296.
-
[8]
Ibid., p. 154, 155, v. 4371, 4397.
-
[9]
N. st.
-
[10]
Pour la narration de la capture, voir Ibid., p. 7, v. 134–141 : L’an trente et ung et quatre cens / Le quatorziesme de janvier, / Perdis partie de mon sens / A l’heure que fus prisonnier, / Car je n’ay maille ne denier / Pour moy ravoir, ne point de terre, / Par Dieu, qui soit a engaiger ; / Qui n’a argent il en faut querre.
-
[11]
À propos de ce mot, qui désigne l’incarcération dans la tour, voir Ibid., p. 157, v. 4468–4474 : Et du premier je pris ma voye / Pour m’en venir tout droit / Aucerre Mes parens prier et requerre / Qu’il leur plaisë a moy aider, / Affin que je peusse vuider / Mes ostages hors du tourage / Qui estoient en grant servage ; voir aussi p. 161, v. 4579–4584, Comment ledit prisonnier se complaignoit a cause de sa femme : Mil quatre cents et troys j’estoye / En grant soucy et hors de voye / Dedans Gournay en Normandie / Pour pourchasser ma doulce amye / Qui pour moy si tenoit ostage / A Beauvais dedans le tourage.
-
[12]
Ibid., p. 153, v. 4343–4348.
-
[13]
Voir Ibid., p. 157, v. 4467.
-
[14]
Voir Ibid., v. 4468–4474, cités supra, n. 11.
-
[15]
Ibid., p. 153, v. 4350.
-
[16]
« dans l’inquiétude ».
-
[17]
Ibid., p. 153–154, v. 4352–4357.
-
[18]
Sic (pour le morphogramme de la personne, la première en l’occurrence).
-
[19]
Ibid., p. 154, v. 4361–4370.
-
[20]
Sur le plateau de Chambarand, Saint-Antoine de Viennois se trouve, à vol d’oiseau, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Grenoble et environ 45 kilomètres au sud-est de Vienne.
-
[21]
P. 52–53.
-
[22]
Ibid., p. xiv–xv.
-
[23]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. 235. Voir toutefois A. Piaget, La Complainte du prisonnier d’Amours, Mélanges offerts à M. Émile Picot par ses amis et ses élèves, t. 2, Paris, 1913, p. 157.
-
[24]
Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Âge, éd. G. Hasenohr, M. Zink, Paris, 1992, p. 538.
-
[25]
Voir Jean Régnier, Les Fortunes, p. xxvii–xxix.
-
[26]
Relevant actuellement du diocèse d’Angers, Saint-Lambert des Levées, sur la rive gauche de la Loire (à l’origine un prieuré appartenant à l’abbaye de Saint-Florent) est une commune associée depuis 1973 à la ville de Saumur.
-
[27]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. xv.
-
[28]
Voir Ibid., p. 154, v. 4367–4369 (déjà cités, supra, p. 11–12, à propos de la chanson) : Maistre Alain, duquel Dieu ait l’ame, / Lequel cy gist soubz une lame, / Si la fit, com l’ay ouy dire.
-
[29]
Ibid., v. 1–4 (v. 4371–4374).
-
[30]
La Belle Dame dans Mercy, éd. Piaget, p. xiv–xv.
-
[31]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. 157, v. 4463–4467 : Or avez vous ouy comment / J’ay mis en mon entendement, / Ainsi que faisoye mon voyage, / Ce rondel en nouvel langage, / Et ma finance pourchassoye.
-
[32]
Voir la rime féminine en -oye dans cette même version (joye : soye : voye : joye : montjoye : joye…) ; m’envoyent est l’exception, certainement fautive en effet. Pour confirmer l’erreur, voir aussi, un peu plus loin dans Ibid., p. 156, 157, les v. 4450, 4461, qui reprennent le libellé du v. 4381 : Quand il me hait de ce qu’Amours m’envoye.
-
[33]
Voir par exemple P. Ménard, Syntaxe de l’ancien français, 3e éd., Bordeaux, 1988, § 54, 1°, 371.
-
[34]
Piaget, La Complainte, t. 2, p. 155–162, spécialement p. 157–158.
-
[35]
Éd. A. Vérard, Paris, 1502, fol. clxi s.
-
[36]
Piaget, La Complainte, p. 156.
-
[37]
Ibid., p. 160.
-
[38]
Ibid., p. 161, n. 1.
-
[39]
Le Jardin de Plaisance et Fleur de Rethorique. Reproduction en fac-similé de l’édition publiée par Antoine Vérard vers 1501, Paris, 1910 (reprod. New York, 1968), fol. clxiva.
-
[40]
Ajoutons, moindrement significatives, les variantes suivantes : v. 5, en l’ombre pour soubz l’umbre, et v. 7 : De quoy Dangier à la place de Parquoy Dangier.
-
[41]
Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, Paris, 1902 (réimpr. Genève, 1974), p. 191, § 18.
-
[42]
Ibid., p. xxxiii.
-
[43]
Voir aussi H. Chatelain, Recherches sur le vers français au xve siècle. Rimes, mètres et strophes, Paris, 1907 (reprod. Genève, 1974), p. 199–221, et notamment p. 206–207.
-
[44]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. 154, v. 5–7 de la pièce, et 4375–4377 du Livre de la Prison.
-
[45]
Ibid., v. 8–12 de la pièce, et 4378–4382 du Livre de la Prison.
-
[46]
Ibid., p. 154–155, v. 4383–4390.
-
[47]
Essais, l. iii, chap. 3, De trois commerces, éd. M. Rat, t. 2, Paris, 1962, p. 249.
-
[48]
Ce vers – décasyllabe – comporte apparemment une césure épique.
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[49]
Au commencement du Livre de la Prison, la prière liminaire adressée à Dieu fait de même état de cette grâce divine comme unique recours contre Fortune – image de la malchance ou de la fatalité ? Voir Jean Régnier, Les Fortunes, p. 2, v. 6–10 : Sire, vueilles a moy entendre, / Je t’en supplie de cueur tendre, / Car Fortune si m’a fait prendre / Ne d’elle ne me puis deffendre / Se de moy n’as compassïon.
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[50]
Ibid., strophe i, p. 155, v. 4397–4409.
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[51]
Pièce 13, Recueil d’Arts de seconde rhétorique, p. 186–188, n° 13.
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[52]
Ibid., p. 166–168.
-
[53]
Voir G. Gros, Le Poème du Puy marial. Étude sur le serventois et le chant royal du xive siècle à la Renaissance, Paris, 1996, spécialement, pour la structure trophique du serventois, p. 37 (cxliv), 62–63 (1–3, 6–7, 11–16, 18–24), 90 (1–2 et 4–6), 104, 108, 115.
-
[54]
Nous adoptons la même disposition que pour la précédente citation d’une strophe de la balade layee. Nous soulignons le vers en somme surnuméraire (que nous allons transcrire en romain, comme le reste de l’emprunt).
-
[55]
« Ce ».
-
[56]
Jean Régnier, Les Fortunes, strophe v, p. 156–157, v. 4449–4462.
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[57]
Dans la balade layee comme dans le rondeau qui sert de modèle, évidemment.
-
[58]
Pour les v. 4402–4405, voir, supra, p. 18–19, la citation de cette première strophe.
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[59]
Je riz en pleurs et attens sans espoir, v. 4 de la [Ballade des contradictions], autrement intitulée (depuis A. Longnon) Ballade du concours de Blois. Voir Le Lais Villon et les Poèmes variés, éd. J. Rychner, A. Henry, t. 1, Textes, Genève, 1977, p. 46–47.
-
[60]
Lamproye (Jean Régnier, Les Fortunes, p. 155, v. 4414) rime richement à proye (Ibid., p. 156, v. 4417), et l’on dirait que Coquillart, dans son Enquête de la simple et de la rusée, va s’en souvenir. Voir l’exemple que Littré donne, en effet, sous lamproie : Gorgée comme ung oyseau de proie, / Fassonnée comme une chandelle, / Durette comme une prunelle, / Et cordée comme une lamproye (Le Littré, éd. C. Blum, t. 11, Paris, 2007, p. 158b).
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[61]
Jean Régnier, Les Fortunes, strophe ii, p. 155–156, v. 4410–4422.
-
[62]
Pour la disposition typographique de ces vers, voir, supra, n. 54.
-
[63]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. 9–10, v. 206–213 : Ainsi par fortune de guerre / Nous fusmes prins deux Bourguignons / Et deux escuyers d’Angleterre / Qui estoient gentilz compaignons. / A nous garder nous ne daignions ; / Colin Pinel fondoit monnoye / A Rouen. Or ne nous faignons, / Payer nous fauldra la lemproie.
-
[64]
Fatras. Nom de chose et chose innomée au xviie siècle, Prémices et Floraison de l’Age classique. Mélanges en l’honneur de Jean Jehasse, éd. B. Yon, Saint-Étienne, 1995, p. 197–212.
-
[65]
Voir Recueil d’Arts de seconde rhétorique, p. 192–195, nos 20–23.
-
[66]
Voir également les exemples recueillis par L.C. Porter, dans La fatrasie et le fatras. Essai sur la poésie irrationnelle en France au Moyen Âge, Genève–Paris, 1960, p. 149–159 (30 fatras de Watriquet de Couvin, dont sept en décasyllabes, les pièces 7, 19, 20, 22, 25, 26 et 27), 160 (anonyme), 162–163 (quatre pièces de Baudet Herenc, dont deux doubles), 166–168 (six pièces d’Arnoul Gréban), 170–171 (trois pièces de Guillaume Flamant, dont une double), 174–181 (douze pièces de Jean Molinet, dont six doubles), 183–185 (cinq pièces de l’Infortuné, dont la première sous forme de dizain, et la dernière double), 186–187 (deux pièces anonymes, et doubles), 189 (une pièce double de Louis du Gardin – nous sommes en 1620).
-
[67]
Corriger : en t. l. ?
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[68]
Jean Régnier, Les Fortunes, strophe iii, p. 156, v. 4423–4435.
-
[69]
Ibid., strophe iv, v. 4436–4448.
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[70]
À titre de complément, voici comment Piaget, La Complainte, p. 161, commentait le contenu de l’œuvre qu’il faisait connaître en 1913 : « La Complainte du prisonnier d’Amours est donc formée artificiellement de quatorze rondeaux. Ce genre de composition était à la mode à la fin du xve siècle. On peut en rapprocher, par exemple, la “Balade faicte de plusieurs chansons” qu’on trouve dans le Jardin de plaisance, édition de Vérard, fol. lxvijr. Les trente-deux vers de cette soi-disant ballade sont les premiers vers de chansons connues [appel de note]. Toutes les strophes du Dyalogue du gendarme et de l’amoureux de Molinet [appel de note] commencent par le premier vers d’une chanson. Les strophes de l’Oraison à la Vierge Marie du même rimeur commencent aussi et finissent “par chansons” [appel de note]. »
1Jean Regnier libéré, non point encore, au vrai, sans souci, mais échappant à ses quatre murs après quinze mois de captivité dans la tour de Beauvisage à Beauvais, prenant au mois de mai la clé des champs, se surprend à chanter le printemps sur un air et des paroles d’emprunt.
2Il le dit, l’enregistre en romancier de son aventure, et songe en artisan de l’écriture à s’approprier le propos. Avec l’imagination concrète, matérielle même qui le caractérise, il parle alors de vieil mesrien [4], « bois d’œuvre usagé [5] », qu’à toutes fins utiles on retravaille.
3Le poète à coup sûr, en faisant son livre, est curieux de toute innovation formelle. Et pourtant le réemploi, non sans diversion, divertissement ni complication, répercute son état d’âme : il n’est pas sans intérêt d’essayer d’entendre comment, en quels termes et pourquoi.
1 – L’insertion de la Chanson d’autrui
4Avec beaucoup de confiance on s’achemine vers la fin du Livre de la Prison (et par conséquent de la captivité, la prison même) : imminente est supposée la libération ; le poète était dans ces sentiments d’impatiente euphorie ; quelques semaines plus tôt, il disait son attente et son espoir :
6Ensuite, à quelques jours de distance, ou quelques semaines, prend place, en tant que double acte d’écriture, la transcription de certaine Chanson puis sa réfection intitulée Chanson en balade layee [8]. Que ce soit avant le poème d’emprunt, puis entre cette Chanson et la version refaite, donc avant et après la réécriture sous une autre forme, il y a des séquences en rime commune (autant dire en octosyllabes à rime suivie) où le poète, diariste en vers ou du moins conteur de son aventure, s’exprime à la première personne : ainsi se confirme-t-il que les deux pièces lyriques apparaissent à la lumière et en fonction des circonstances, dans la chronique où l’auteur tient à jour l’expérience et le récit de sa captivité.
7Nous sommes en mai 1433 [9]. Jean Regnier, incarcéré à Beauvais depuis janvier 1432 [10], est libéré sous condition, laissant sa femme et son fils dans le tourage [11] :
9Cette mesure est censée permettre au malheureux prisonnier de réunir l’argent de sa rançon, de pourchasser [s]a finance [13] auprès de sa famille, ainsi qu’il le rappellera plus loin, reprenant le fil de ses aventures [14]. Aussi part-il en direction de [s]on party [15], c’est-à-dire de « [s]a région », la Bourgogne, et plus précisément de « [s]a contrée », l’Auxerrois.
10Aussitôt prise la clé des champs, la magie du printemps le saisit :
12Dans ce sentiment, cette effusion de joie, cette sensation même, il ne faut pas se dissimuler la part d’une tradition esthétique, en particulier lyrique, appelée reverdie. La locution du moys de may doit bien être entendue comme le complément de propos de chantoient : ces oiseaux célèbrent le plus beau mois du printemps. Cependant, échappant à ses quatre murs, Jean Regnier ne verse pas dans l’apologie de la saison nouvelle, et c’est là que son témoignage est vrai. Dans la tradition culturelle à l’instant mentionnée, le chant des oiseaux en mai inclinait le cœur à l’allégresse amoureuse. En référence à la relation conjugale, c’est sans doute ici le cas, dans ce moment de grâce accordé par Fortune : Fortune est si peu réputée pleine de grâce ! On voudrait voir durer l’éclaircie qui vient de s’ouvrir sur fond de pessimisme et n’efface pas l’inquiétude.
13Il faut ici redonner la parole au poète :
15La joie, suscitée par l’espoir, incite donc le poète à chanter. Ce qu’il chante est une chanson d’autrui. Qu’il se la soit remémorée le surprend assez pour qu’il se demande pourquoi : cette chanson traduit son état d’âme. Puis Jean Regnier, avant d’en décider la transcription dans son Livre (où l’incrustation, une fois n’est pas coutume, peut donc être exogène), en restitue la paternité à feu maistre Alain.
16Il s’agit, comme on l’a deviné, d’Alain Chartier, en effet défunt, depuis trois années, lorsque Jean Regnier l’évoque : il est décédé, probablement durant une mission, en Avignon, le 20 mars 1430, au plus âgé de 45 ans, et a été inhumé plus au nord, en Dauphiné, dans l’église de Saint-Antoine de Viennois [20] où l’aîné de ses frères cadets, Guillaume, évêque de Paris, fait poser plus tard une plaque, en 1459.
17Inutile de rappeler qu’à côté de discours en latin, dont la composition et la destination relevaient directement de ses missions diplomatiques, Alain Chartier est l’auteur d’œuvres patriotiques en français – bien renommées à l’époque ; il est enfin un poète courtois, rendu célèbre par La Belle Dame sans Mercy (1424), et auteur de débats sur le thème amoureux. Son œuvre comporte aussi des pièces lyriques.
18Ainsi, A. Piaget, qui éditait en 1949 La Belle Dame sans Mercy et les poésies lyriques d’Alain Chartier recueillait-il quatre balades et 22 rondels (rondeaux, rondins, rondelets) et chançons (chanczon, chançon nouvele, chançonnette) : au total, 26 pièces lyriques.
19Dans la présente édition, cette pièce lyrique est la sixième [21].
20A. Piaget reste assez évasif sur les sources manuscrites des pièces lyriques d’Alain Chartier [22]. Il cite les manuscrits de Grenoble, Bibliothèque municipale (= BM), 874 ; Lyon, BM, 1253 et Aix-en-Provence, Bibl. Inguimbertine, 168.
21Sur ce point, E. Droz, éditant les Fortunes et Adversitez de Jean Regnier en 1923 – soit un bon quart de siècle avant l’édition de Chartier procurée par Piaget –, se montre beaucoup plus précise dans les notes dont elle pourvoit cette chanson rimée sur Triste plaisir et douloureuse joye [23]. Omettant, certes, le manuscrit aixois, elle cite, outre le manuscrit de Lyon et celui de Grenoble (fol. 59r), les manuscrits de Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 9346, fol. 74v, avec accompagnement musical ; Berlin, ms. Rohan, fol. 65r ; Florence, Bibliothèque Laurentienne, Ashb. 51 ; Londres, British Museum, Roy. 20. C. viii, fol. 165r ; Oxford, Bibliothèque Bodléenne, 213, fol. 56. Elle mentionne les éditions de ces différentes versions – celle du manuscrit d’Oxford a été procurée par Stainer, avec la musique de Binchois –, avant d’ajouter à ce sujet que c’est « […] probablement sur cet air que Jean Regnier la chanta lui-même ».
22De fait, c’est Chanson que la pièce lyrique est intitulée dans le Livre de la Prison (comme au reste dans l’édition de Piaget).
23Un mot, sur le musicien dont il vient d’être question. Gilles de Bins, dit Binchois est né vers 1400, peut-être à Mons ; il meurt le 20 septembre 1460 à Soignies. Figure majeure de la musique au deuxième quart du xve siècle (et un peu plus), il a rejoint la cour de Bourgogne à une date incertaine. Il est le compositeur de chansons par excellence : 55 pièces de ce type où il préfère la forme du rondeau (quatrain ou cinquain) et l’octosyllabe. Ainsi Binchois a-t-il mis en musique les poètes les plus fameux de son temps : Charles d’Orléans (Mon cuer chante), Christine de Pizan (Dueil angoisseux) et, bien sûr, Triste plaisir d’Alain Chartier. Ce musicien, N. Sevestre le qualifie [24] de « plus remarquable représentant de la chanson bourguignonne » ; entendons : la chanson en faveur à la cour de Bourgogne.
24Au demeurant, Jean Regnier, comme tout homme cultivé de l’époque, impliqué dans les affaires politiques, avait été un lecteur attentif du Lay de Paix du même Alain Chartier [25]. Mais où et comment Jean Regnier peut-il avoir appris cette chanson ? Alain Chartier, dès 1417, est devenu le secrétaire du dauphin, futur Charles VII. À cette charge ont été liés des bénéfices, tels que la cure de Saint-Lambert des Levées, au diocèse d’Auxerre – il est vrai que la localisation de ce bénéfice n’apprend rien sur un éventuel passage d’Alain Chartier du côté de la ville dont Jean Regnier était bailli [26]. Alain Chartier a été d’autre part (et plus significativement) chargé de missions diplomatiques qui l’ont conduit en Bourgogne : par exemple en 1426, auprès de Philippe le Bon (il s’agit alors de résoudre le différend franco-anglais). Or Jean Regnier a été nommé bailli d’Auxerre le 13 juillet 1424, lorsque l’Auxerrois a été cédé à la Bourgogne par les Anglais [27]. Il n’est pas impossible que Jean Regnier et Alain Chartier se soient ainsi rencontrés à la cour de Bourgogne. En tout état de cause le bailli d’Auxerre aura certainement appris (avant 1431 ?) cette chanson dans sa province : il a entendu dire que Chartier en était réputé l’auteur [28]. Mais nous ne saurons pas s’il disposait, en captivité, d’un manuscrit d’Alain Chartier, voire de quelque anthologie poétique.
2 – Le texte du mesrien rhétorique
25Au demeurant, l’expérience propre au journal de l’aventure tel que le rédige l’infortuné bailli prisonnier n’est pas perdue de vue : chantant ce poème, Jean Regnier traduit par prétérition son état d’âme.
26La pièce lyrique en question, par une accumulation d’oxymores où tous les aspects du bonheur sont lestés de leur contraire (surtout dans la première strophe), illustre la hantise accablante de la passion amoureuse dans la solitude :
28Or il faut donner le change, et ne rien laisser paraître de cette richesse intérieure et contrastée, dont Dangier, ennemi d’Amour par créature interposée, est jaloux déjà, bien plus redoutable s’il voit un jour le malheureux récompensé.
29Au présent, il s’agit d’un bonheur mitigé contre lequel il faut faire en effet bonne figure, et qui n’écarte pas la crainte de l’avenir : c’est la situation même du prisonnier découvrant la liberté sans être sûr de la gagner par une rançon aléatoire à réunir, et, sa femme et son fils otages à sa place, obscurément préoccupé d’un avenir menacé : Dangier alors devient plus que la malveillance ennemie de l’amour et des amoureux, et gagne en souveraineté. Alain Chartier avait, paraît-il, pour devise : Au povre prisonnier [30] : ces mots s’appliquent à Jean Regnier à merveille, autrement que par métaphore.
30Cependant, du fait de la réfection décidée à partir du modèle, ou (comme on dirait en confection) du « patron » de Chartier, la chanson redevient texte – autrement dit matériau d’écriture. Plus loin, dans la rime commune qui suit l’innovation, elle recouvre son titre générique approprié de rondel [31]. En attendant, la transcription – non notée – a forcément limité l’œuvre à son aspect textuel et, plus proprement (pour distinguer à la façon d’Eustache Deschamps théoricien de la poétique) au caractère naturel de sa musique. C’est ce texte qui va servir de modèle, ou, pour se conformer à l’expression de Jean Regnier, fait office de matériau de remploi.
31Par rapport à la version qu’éditait A. Piaget, celle que transcrit Jean Regnier présente des variantes. Ce sont d’abord des variantes sémantiques : au vers 4376, soubz l’umbre de mes yeulx se substitue à : en l’ombre de mes yeulx (chez Piaget) ; au vers 4379, Parquoy Dangier remplace De quoy dangier publié par Piaget ; au vers 4381, Quant il me hait dit autre chose que la version donnée par Piaget : Quant il a dueil. Au même vers, m’envoyent peut passer pour une coquille, où le pluriel est suscité par la forme Amours [32]. Il y a aussi des variantes insignifiantes entre le modèle et sa réfection : par exemple soubz umbre au vers 4424 (alors que le vers 4435 restitue soubz l’umbre, conforme, avec l’article défini élidé, à la leçon du vers 4376 – cette variante ressemble donc à une coquille) ; au vers 4449, s’i me voit (repris bien sûr au vers 4451 – alors que la version de la Chanson, au vers 4380, est s’il me voit) – cette variante est insignifiante – (sauf à confirmer à l’écrit la validité, pour le pronom personnel sujet de la troisième personne au singulier, de la forme réduite i pour il devant consonne [33]).
32On relève aussi une variante formelle : elle est beaucoup plus difficile à apprécier, dans le sens où il est délicat de décider à qui elle incombe – au responsable de la copie qu’aura suivie Jean Regnier ou à Jean Regnier lui-même hic et nunc. Dizain chez Chartier (et même neuvain dans une certaine composition, comme on va le voir), la pièce est chez l’imitateur un douzain.
33Dans la version éditée par A. Piaget, la pièce (mise en musique) est un poème de dix vers – un distique entre deux quatrains à rimes embrassées, sans refrain –, l’ensemble répondant à la formule : abba ab abba.
34Le même A. Piaget avait fait connaître en 1913 [34] un poème publié dans Le Jardin de Plaisance [35], intitulé (exhaustivement) La Complainte du prisonnier d’Amours faicte au Jardin de plaisance, et curieux dans sa construction. Ladite Complainte
« […] est mieux, en effet, qu’une banale élucubration amoureuse, comme il y en a tant au xve siècle. Elle est composée, non pas de strophes liées entre elles par la forme et par le sens, mais d’une série de quatorze rondeaux indépendants les uns des autres [36]. »
36Ces quatorze rondeaux, suivant Piaget, « sont tous d’Alain Chartier [37] ». Ainsi La Complainte aura-t-elle été conçue comme « un simple ouvrage de marqueterie [38] ». La cinquième pièce est la chanson de maistre Alain précisément, comportant en principe dix vers, dont le cinquième manque dans cette édition du Jardin de Plaisance. Afin qu’on puisse en juger, voici le texte intégral de la pièce dans cette version :
Traistre plaisir et amoureuse joye, | |
Aspre doulceur, desconfort enuieux, | |
Ris en plorant, souvenir oublieux | 3 |
M’acompaignent, combien que seul je soye. | |
Dedans mon cueur, en l’ombre de mes yeulx, | |
C’est mon tresor, m’amour et ma montjoye, | 6 |
De quoy Dangier est sur moy envïeux : | |
Bien le sera s’il me voit avoir mieulx, | |
Quant il a dueil de ce qu’Amours m’envoye [39]. | 9 |
37C’est en palimpseste que transparaît, pour qui chercherait le modèle en son authenticité, le texte de la chanson. La forme du rondeau, du fait du vers manquant et surtout de la neutralisation du refrain, ne se reconnaît plus. Le genre est délibérément aboli. Voici un neuvain de décasyllabes obéissant à la structure abbababba. La distribution des phrases étant altérée, c’est un sens nouveau qu’impose la syntaxe. De surcroît, la variante est telle quelle appréciable : au premier vers, on lit Traistre plaisir et amoureuse joye au lieu de Triste plaisir et douloureuse joye – sont modifiés les adjectifs (et « traître » à la place de « triste » est une trouvaille) ; au deuxième, il y a desconfort pour reconfort (est préféré l’antonyme obtenu par préfixation différente) ; au sixième, m’amour est substitué à ma part (la caractérisation du sentiment amoureux n’y perd pas) ; au neuvième enfin, Quant il a dueil tient la place de Quant il me hait (l’envie, ou la jalousie, s’exprime autrement) [40]. Bref, la variante appelle autre chose qu’une rectification. L’art du détail et de la nuance n’est pas sans mérite ni charme. Probablement la modification de forme, de sens et de sémantique est-elle ici concertée d’un bout à l’autre, et, délibérée de la sorte, relève plutôt d’un art de la retouche, assez accompli pour qu’on ait le sentiment de publier (puis d’entendre ou de lire) une œuvre nouvelle.
38Dans la version transcrite par Jean Regnier, il s’agit d’un texte de douze vers, un rondeau à refrain d’un vers, sur le schéma : Abba abA abbaA.
39C’est tout à fait, pour le mètre et pour la disposition des rimes, un spécimen de rondel simple, de.x. et de.xj. sillabes, suivant la définition de Baudet Herenc, en son Doctrinal [41] (qu’on peut dater de 1432 [42] – donc strictement contemporain de ce Livre de la Prison) [43].
40Il va sans dire que la version adoptée par Jean Regnier est à la fois plus précise et plus subtile que celle que publie avec les œuvres d’Alain Chartier Arthur Piaget (et qui peut-être, purement et simplement, élude les reprises du refrain).
41Par exemple, au deuxième couplet, postposé, retardé par la formulation des compléments final et locatif, le double sujet prend un relief singulier (dans le refrain précisément) :
43Et de même, la précision apportée (dans le cortège d’Amour) par la seconde reprise du refrain, au dernier vers, donne au poème une chute plus belle ; qu’on en juge à la lecture du troisième couplet :
45Puisqu’en l’occurrence il s’agit d’un spécimen textuel à refaire, examiner dans la rime commune qui entoure cette pièce d’Alain Chartier les modulations du terme escripre n’est pas sans intérêt.
46On le trouve au vers 4370, juste avant la transcription. Jean Regnier fait état d’une décision brusque, presque une impulsion, qui relève apparemment de la sincérité du journal et de l’enregistrement d’un état d’âme. Icy après la vueil escripre, dit-il à propos de la chanson. La copie se conçoit comme un hommage à l’excellence d’un poète contemporain, défunt. C’est le contraire du plagiat : Jean Regnier, implicitement, déclare ses raisons d’avoir aimé ce poème.
47Ensuite, une fois terminée la transcription, le narrateur enchaîne :
49L’écriture accuse le caractère exogène de l’insertion. Probablement le poète estimerait-il incongru, si peu que ce soit, le Liber amicorum en guise de registre des émotions et des événements en captivité. La transcription apparaît sans cause, « abusive » ou plutôt « arbitraire » parce que l’œuvre n’est pas de composition personnelle. Est prise la décision de refaire le poème tout autrement (v. 4388), d’autre fasson (v. 4396) pour l’ajuster à l’expérience.
50À partir du modèle, il s’agit cette fois d’hommage à la littérature, susceptible de traduire exemplairement un état d’âme, avec une réussite assez féconde pour prêter à réfection, à renouvellement.
51Cependant ce journal de la prison et de ses suites est aussi le journal d’un poète.
52Durant son trajet (qu’oriente une nécessité, celle de trouver de l’argent), Jean Regnier, peut-être par distraction, pense en poète. Il fait, par anticipation, penser à Montaigne : « Mes pensées dorment si je les assis [47]. »
53En fait d’occupation intellectuelle, il s’agit d’un rythme, qu’il convient de coucher sur papier : telle est l’autre fasson.
3 – La fasson de l’œuvre nouvelle
54L’autre fasson est bien entendu mise au net, copiée au propre et intitulée : Chanson en balade layee. Ce titre prête au commentaire.
55D’abord, ce n’est pas d’une chanson qu’il s’agit. Le terme renvoie au modèle. Il faut donc tenir ce titre pour elliptique et entendre, en complétant sa formulation : Chanson « convertie », « refaite » en balade layee.
56Ce qui, justement, déclare la réfection est que les couples de vers prélevés successivement dans le rondeau d’Alain Chartier pour devenir les vers-cadre, initial et final de chaque strophe nouvelle, sont cités précisément en tête de chaque couplet, sans qu’un artifice typographique, dans le texte tel que le transmet l’édition, les distingue de ce qui les suit. Il est à considérer que le couplet, dans la réfection, est (sauf pour le dernier) le onzain. Transcrivant préalablement à chacun des couplets le couple de vers emprunté, Jean Regnier dispose le mesrien usagé sous le regard, le sien d’abord, avant de l’ouvrer.
57Aux fins d’illustrer cette disposition et cette réfection, voici la copie du texte du premier couplet. Nous faisons apparaître en romain les vers-cadre – en l’occurrence, en ce premier couplet, les deux premiers vers du rondeau de Chartier, et nous ménageons un blanc entre ce distique et la strophe construite entre ces lisières de remploi :
59Balade, au titre, ne fait pas problème, étant donné que ce poème comporte cinq strophes, comme chant royal ou serventois, que le terme de balade est d’usage éventuellement pour désigner.
60Par contre, layee, qui signifie « venant du lai », « imitée du lai » pose question. Si l’on se reporte aux théoriciens de la « seconde rhétorique » exactement contemporains (et voisins) de Jean Regnier, on s’aperçoit, à consulter le Doctrinal de Baudet Herenc, que la Balade layee donnée en exemple [51] est ainsi qualifiée à cause de son hétérométrie, le redoublement d’abord de la rime b par un trisyllabe (alors que le vers « long » est l’octosyllabe). Mais – c’est une règle de la ballade (et bien entendu lorsqu’il s’agit de serventois, d’amoureuse ou de sotte), que de commencer par la croisure, à savoir des rimes ainsi disposées : abab. À cet égard, le titre de Balade apparemment voulu par Jean Regnier est discutable.
61Cependant, si, dans le même Doctrinal de Baudet Herenc, on se reporte à la notice du lai [52], on s’aperçoit que la strophe du genre en question (qui en comporte douze) se définit (en vers de huit syllabes au maximum) par la construction en (quatre) quartiers. Les exemples qui viennent en tête, isométrique pour le premier, pour le second hétérométrique, présentent la structure de la strophe de lai selon le schéma suivant : 4 x a(a)ab.
62Dans ce titre des Fortunes et Adversitez, layee renvoie donc, vraisemblablement, à la disposition des rimes. Elles sont suivies, avec redoublement de la rime a, dans les six premiers vers du couplet ; elles forment deux quartiers de la strophe du lai : aab aab ; la suite (avec la réduction à une unité de la rime b) s’écarte d’une telle régularité (bab ab) ; mais la strophe, à l’instar du modèle, est composée sur deux rimes (avec alternance des timbres féminin et masculin) – le lai du xve siècle pouvant s’articuler sur deux rimes (ab), ou sur trois (abc).
63En résumé, dans l’esprit et la fasson de Jean Regnier, la Balade layee ici présentée dans sa nouveauté est plus lai que ballade.
64Le modèle étant, on l’a vu, composé sur deux rimes (-oye, -ieux), Jean Regnier construit donc sa balade layee également sur deux rimes, celles-là même, au long des cinq onzains : l’effort est exceptionnel. On reste libre évidemment de juger le résultat plutôt laborieux (encore que, dans le fonds de la « seconde rhétorique » contemporaine, le onzain d’un poème de cinq strophes comporte ordinairement cinq rimes [53]. Mieux : le modèle, au premier et troisième couplets, emploie des rimes embrassées ; l’emprunt par Jean Regnier, pour chacune de ces strophes, de couples de vers, a pour effet, dans ses premiers et ses derniers onzains, de renverser l’ordre des rimes : il y a rétrogradation. Tout n’est pas, d’ailleurs, esprit de système, puisque l’artisan s’abstient de reprendre, dans la Chanson, le vers 4377 (Triste plaisir et douloureuse joye, vers de refrain à premier retour). Il retranche, ici ; mais, dans sa dernière strophe, il ne s’en tient pas comme auparavant au remploi du seul distique retranscrit pour encadrer la strophe : à ce couple de vers qui lui sert de lisieres (v. 4449–4450 ; voir v. 4380–4381) il ajoute le refrain final :
66De cet ajout, Jean Regnier tire le même effet qu’Alain Chartier dans son rondeau (tel que transcrit dans Le livre de la Prison), jouant aussi sur la clôture, puisque ce vers final est le vers initial [57]. Il en résulte pour cette strophe ultime un douzain répondant à la formule : bba bba aba baa, et livrant un gabarit de lai original.
67Il est temps de visiter la neufve maison faite par Jean Regnier de vieil mesrien.
68On voit immédiatement, au premier onzain, comment l’expression du malaise amoureux se transpose à la conscience d’une adversité régie par Fortune, alors que le poète garde pour lui la rigueur poignante de sa propre situation – l’inquiétude pour cette épouse et ce fils en otages. Au cœur de la strophe s’opposent la constante hostilité de Fortune et l’espoir, seul recours, que le croyant met en Dieu [58].
69La deuxième strophe paraît rompre avec cette convention de la paraphrase et avec ce schéma du recours. En effet, brusquement, dans ce récit sérieux, affligé, le poète semble en quelque sorte faire le fou. Ce qui, dirait-on, prédispose l’esprit du poète à ce dérèglement est la récidive du modèle dans l’expression oxymorique, comme si Ris en plourant – expression nominale dont Villon, un quart de siècle plus tard environ saura faire en quelque sorte sa devise affective [59] –, et souvenir oublieux se traitaient mieux par l’enchérissement dans le contraste et l’incohérence. Ensuite, le signal de cette inclusion fantastique est donné par un changement d’élément, qui implique un changement d’espèce : le moi (chanteur) est assimilé à un oiseau, mais un oiseau chasseur qui prend une lamproie [60] (deuxième changement d’élément), dont (troisième changement d’élément) loups, renards et sangliers, redoutables, qui le guettent, le démunissent non sans lui manger le foie. Résultat de cette agression visant au vol et de cette mutilation : le voici tout roupïeux, comme il dit familièrement, accablé d’un écoulement d’humeur au nez, et, au sens figuré, « désappointé ». Certes, il y a de quoi [61] :
71Il n’est pas impossible que cet apologue animalier soit une énigme, à déchiffrer pour savoir ce que le poète pense : elle conviendrait pour signifier par exemple l’agressivité des critiques et l’immoralité des plagiaires à l’épreuve desquelles un auteur ne demeure pas indemne.
72Mais, au premier degré, la fable a les dehors d’un cauchemar. Un tel mauvais rêve peut fort bien déguiser l’insouciance et les illusions dont se sera bercé le prisonnier élargi très provisoirement. Prendre une lamproie est une bonne chose ; il n’en arrive pas moins, si l’on en croit le dicton médiéval, qu’il faille, y compris chez Jean Regnier (qui use éventuellement du dicton en vers final du huitain narratif), payer la lamproie, c’est-à-dire régler les frais [63]. Le malheureux bailli se rendrait compte prématurément qu’il ne perd rien pour attendre…
73Du point de vue esthétique, il s’agit d’un fatras [impossible]. Il faut attendre Théophile de Viau pour que le fatras se nourrisse du cauchemar [64]. Quant au présent fatras – c’est un genre que Jean Regnier pratique délibérément –, il fournit une clé formelle.
74En effet, si l’on consulte encore une fois le Doctrinal de Baudet Herenc, on se rend compte que le fatras, dans sa catégorie possible (à savoir le fatras dit « cohérent ») aussi bien que dans la catégorie impossible (autant dire le fatras « absurde ») est construit exactement comme la strophe de la présente ballade [65], à savoir : sur un mètre toutefois moindre que le décasyllabe (octosyllabe, heptasyllabe, hexasyllabe), commencé et terminé par deux vers qui d’abord ont été posés en distique, le fatras se présente comme un onzain, de formule aab aab bab ab [66]. Or Jean Regnier, très consciemment, s’est essayé au gabarit du fatras. En somme, dans cette balade aux proportions d’un serventois, la forme de la strophe (dans sa dimension et sa disposition) adopte la formule du fatras. C’est pourquoi le titre de la pièce entière, aussi bien, pourrait être Chanson en balade [fatrisee]. Jean Regnier, pourrait-on ajouter, s’essaie ici à la catégorie impossible du genre dans le mètre épique, ou du moins solennel des serventois, chant royal et autres genres de concours…
75Toujours dans cette strophe, le contraste du sentiment – Desplaisir avec Dueil angoisseux (v. 4421) – est bien de même nature que dans l’expérience amoureuse exprimée par la Chanson de Maître Alain.
76Les forces en présence ont une pareille vitalité, rendue par la présence allégorique, et même Dangier (v. 4427) est mieux caractérisé dans sa perversité morale et sa personnalité : sa proximité s’affirme dans le détail de la personnification – il est qualifié de villain chacïeux :
78Ces entités qui jouent sur la scène du for intérieur échappent au seul domaine réservé de l’amour pour traduire une épreuve relevant des circonstances de la vie : la femme aimée (v. 4428) n’est pas nommément désignée comme l’épouse, mais comme celle qui partage une existence pour le meilleur et pour le pire, en l’occurrence, à présent, le pire (v. 4431–4433).
80Sans Espoir, sur qui le poète compte sans certitude (au vers 4441, le quatrième de la citation, pourvoye au mode subjonctif signifie l’éventualité), le souci du malheureux serait mortel, à brève échéance (au vers 4442, le cinquième du couplet, c’est le sens même de l’adverbe tantost).
81En somme, le malheureux prisonnier élargi à titre provisoire est travaillé de l’intérieur par les entités que régit Fortune – Desplaisir, Dueil, Faulx Dangier, Courroux, Pensement ; de leur hantise et malveillance il mourrait, n’était la lueur d’Espoir qui le fait dès le commencement s’en remettre à Dieu, puis, à la fin, croire en l’aide de la Vierge pour recouvrer la joie de vivre et, plus banalement et si possible dans l’urgence, une existence normale.
82Techniquement, esthétiquement, la voie s’ouvre au chantier poétique des Rhétoriqueurs, à la faveur du séjour forcé de Jean Regnier à Beauvais.
83Le présent exercice de « réfection » d’une Chanson en balade layee montre la fécondité d’une expression lyrique – apprise par cœur, à ce qu’il semble –, et tenue pour modèle, exploitée comme telle et susceptible d’autoriser une formulation nouvelle.
84La forme même du renouvellement, une strophe ayant pour liseré deux vers d’emprunt, suggère l’image de la multiplication, de la germination, de l’arborescence. Et telle est bien la formule de la Grande Rhétorique en son apport incompris, mais irremplaçable : une vitalité sans limite, inattendue, parfois déconcertante, à l’image de la nature [70].
Notes
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[1]
Jean Régnier, Les Fortunes et Adversitez, éd. E. Droz, Paris, 1923, p. 156–157. Le Livre de prison se trouve aux p. 1–170.
-
[2]
« par leur procédé », « par leur pratique ».
-
[3]
Ibid., p. 155, v. 4391–4394.
-
[4]
Ce mot, semble-t-il, est apparu dans l’écrit vers le milieu du xiie siècle, au v. 3270 du Roman de Thèbes (Thideüs fait les engins fere / Et le mairien du bois atrere / Si leur fet fere deus perrieres / Fors et gitanz et bien manieres : Le Roman de Thèbes, éd. G. Raynaud de Lage, t. 1, Paris, 1966, p. 102) ; le mot, dans l’ancienne langue, est attesté sous les formes merrain, mairain, mairien, merrien, mesrien ; graphié « merrain » en français moderne, il est usité notamment en tonnellerie. Pour étymologie, on lui donne le terme latin tardif *materiamen : « bois de construction », de materia.
-
[5]
Voir ci-dessus, les vers posés en épigraphe.
-
[6]
Nous adoptons l’amendement proposé en n. de bas de page par E. Droz.
-
[7]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. 151, v. 4287–4296.
-
[8]
Ibid., p. 154, 155, v. 4371, 4397.
-
[9]
N. st.
-
[10]
Pour la narration de la capture, voir Ibid., p. 7, v. 134–141 : L’an trente et ung et quatre cens / Le quatorziesme de janvier, / Perdis partie de mon sens / A l’heure que fus prisonnier, / Car je n’ay maille ne denier / Pour moy ravoir, ne point de terre, / Par Dieu, qui soit a engaiger ; / Qui n’a argent il en faut querre.
-
[11]
À propos de ce mot, qui désigne l’incarcération dans la tour, voir Ibid., p. 157, v. 4468–4474 : Et du premier je pris ma voye / Pour m’en venir tout droit / Aucerre Mes parens prier et requerre / Qu’il leur plaisë a moy aider, / Affin que je peusse vuider / Mes ostages hors du tourage / Qui estoient en grant servage ; voir aussi p. 161, v. 4579–4584, Comment ledit prisonnier se complaignoit a cause de sa femme : Mil quatre cents et troys j’estoye / En grant soucy et hors de voye / Dedans Gournay en Normandie / Pour pourchasser ma doulce amye / Qui pour moy si tenoit ostage / A Beauvais dedans le tourage.
-
[12]
Ibid., p. 153, v. 4343–4348.
-
[13]
Voir Ibid., p. 157, v. 4467.
-
[14]
Voir Ibid., v. 4468–4474, cités supra, n. 11.
-
[15]
Ibid., p. 153, v. 4350.
-
[16]
« dans l’inquiétude ».
-
[17]
Ibid., p. 153–154, v. 4352–4357.
-
[18]
Sic (pour le morphogramme de la personne, la première en l’occurrence).
-
[19]
Ibid., p. 154, v. 4361–4370.
-
[20]
Sur le plateau de Chambarand, Saint-Antoine de Viennois se trouve, à vol d’oiseau, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Grenoble et environ 45 kilomètres au sud-est de Vienne.
-
[21]
P. 52–53.
-
[22]
Ibid., p. xiv–xv.
-
[23]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. 235. Voir toutefois A. Piaget, La Complainte du prisonnier d’Amours, Mélanges offerts à M. Émile Picot par ses amis et ses élèves, t. 2, Paris, 1913, p. 157.
-
[24]
Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Âge, éd. G. Hasenohr, M. Zink, Paris, 1992, p. 538.
-
[25]
Voir Jean Régnier, Les Fortunes, p. xxvii–xxix.
-
[26]
Relevant actuellement du diocèse d’Angers, Saint-Lambert des Levées, sur la rive gauche de la Loire (à l’origine un prieuré appartenant à l’abbaye de Saint-Florent) est une commune associée depuis 1973 à la ville de Saumur.
-
[27]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. xv.
-
[28]
Voir Ibid., p. 154, v. 4367–4369 (déjà cités, supra, p. 11–12, à propos de la chanson) : Maistre Alain, duquel Dieu ait l’ame, / Lequel cy gist soubz une lame, / Si la fit, com l’ay ouy dire.
-
[29]
Ibid., v. 1–4 (v. 4371–4374).
-
[30]
La Belle Dame dans Mercy, éd. Piaget, p. xiv–xv.
-
[31]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. 157, v. 4463–4467 : Or avez vous ouy comment / J’ay mis en mon entendement, / Ainsi que faisoye mon voyage, / Ce rondel en nouvel langage, / Et ma finance pourchassoye.
-
[32]
Voir la rime féminine en -oye dans cette même version (joye : soye : voye : joye : montjoye : joye…) ; m’envoyent est l’exception, certainement fautive en effet. Pour confirmer l’erreur, voir aussi, un peu plus loin dans Ibid., p. 156, 157, les v. 4450, 4461, qui reprennent le libellé du v. 4381 : Quand il me hait de ce qu’Amours m’envoye.
-
[33]
Voir par exemple P. Ménard, Syntaxe de l’ancien français, 3e éd., Bordeaux, 1988, § 54, 1°, 371.
-
[34]
Piaget, La Complainte, t. 2, p. 155–162, spécialement p. 157–158.
-
[35]
Éd. A. Vérard, Paris, 1502, fol. clxi s.
-
[36]
Piaget, La Complainte, p. 156.
-
[37]
Ibid., p. 160.
-
[38]
Ibid., p. 161, n. 1.
-
[39]
Le Jardin de Plaisance et Fleur de Rethorique. Reproduction en fac-similé de l’édition publiée par Antoine Vérard vers 1501, Paris, 1910 (reprod. New York, 1968), fol. clxiva.
-
[40]
Ajoutons, moindrement significatives, les variantes suivantes : v. 5, en l’ombre pour soubz l’umbre, et v. 7 : De quoy Dangier à la place de Parquoy Dangier.
-
[41]
Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, Paris, 1902 (réimpr. Genève, 1974), p. 191, § 18.
-
[42]
Ibid., p. xxxiii.
-
[43]
Voir aussi H. Chatelain, Recherches sur le vers français au xve siècle. Rimes, mètres et strophes, Paris, 1907 (reprod. Genève, 1974), p. 199–221, et notamment p. 206–207.
-
[44]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. 154, v. 5–7 de la pièce, et 4375–4377 du Livre de la Prison.
-
[45]
Ibid., v. 8–12 de la pièce, et 4378–4382 du Livre de la Prison.
-
[46]
Ibid., p. 154–155, v. 4383–4390.
-
[47]
Essais, l. iii, chap. 3, De trois commerces, éd. M. Rat, t. 2, Paris, 1962, p. 249.
-
[48]
Ce vers – décasyllabe – comporte apparemment une césure épique.
-
[49]
Au commencement du Livre de la Prison, la prière liminaire adressée à Dieu fait de même état de cette grâce divine comme unique recours contre Fortune – image de la malchance ou de la fatalité ? Voir Jean Régnier, Les Fortunes, p. 2, v. 6–10 : Sire, vueilles a moy entendre, / Je t’en supplie de cueur tendre, / Car Fortune si m’a fait prendre / Ne d’elle ne me puis deffendre / Se de moy n’as compassïon.
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[50]
Ibid., strophe i, p. 155, v. 4397–4409.
-
[51]
Pièce 13, Recueil d’Arts de seconde rhétorique, p. 186–188, n° 13.
-
[52]
Ibid., p. 166–168.
-
[53]
Voir G. Gros, Le Poème du Puy marial. Étude sur le serventois et le chant royal du xive siècle à la Renaissance, Paris, 1996, spécialement, pour la structure trophique du serventois, p. 37 (cxliv), 62–63 (1–3, 6–7, 11–16, 18–24), 90 (1–2 et 4–6), 104, 108, 115.
-
[54]
Nous adoptons la même disposition que pour la précédente citation d’une strophe de la balade layee. Nous soulignons le vers en somme surnuméraire (que nous allons transcrire en romain, comme le reste de l’emprunt).
-
[55]
« Ce ».
-
[56]
Jean Régnier, Les Fortunes, strophe v, p. 156–157, v. 4449–4462.
-
[57]
Dans la balade layee comme dans le rondeau qui sert de modèle, évidemment.
-
[58]
Pour les v. 4402–4405, voir, supra, p. 18–19, la citation de cette première strophe.
-
[59]
Je riz en pleurs et attens sans espoir, v. 4 de la [Ballade des contradictions], autrement intitulée (depuis A. Longnon) Ballade du concours de Blois. Voir Le Lais Villon et les Poèmes variés, éd. J. Rychner, A. Henry, t. 1, Textes, Genève, 1977, p. 46–47.
-
[60]
Lamproye (Jean Régnier, Les Fortunes, p. 155, v. 4414) rime richement à proye (Ibid., p. 156, v. 4417), et l’on dirait que Coquillart, dans son Enquête de la simple et de la rusée, va s’en souvenir. Voir l’exemple que Littré donne, en effet, sous lamproie : Gorgée comme ung oyseau de proie, / Fassonnée comme une chandelle, / Durette comme une prunelle, / Et cordée comme une lamproye (Le Littré, éd. C. Blum, t. 11, Paris, 2007, p. 158b).
-
[61]
Jean Régnier, Les Fortunes, strophe ii, p. 155–156, v. 4410–4422.
-
[62]
Pour la disposition typographique de ces vers, voir, supra, n. 54.
-
[63]
Jean Régnier, Les Fortunes, p. 9–10, v. 206–213 : Ainsi par fortune de guerre / Nous fusmes prins deux Bourguignons / Et deux escuyers d’Angleterre / Qui estoient gentilz compaignons. / A nous garder nous ne daignions ; / Colin Pinel fondoit monnoye / A Rouen. Or ne nous faignons, / Payer nous fauldra la lemproie.
-
[64]
Fatras. Nom de chose et chose innomée au xviie siècle, Prémices et Floraison de l’Age classique. Mélanges en l’honneur de Jean Jehasse, éd. B. Yon, Saint-Étienne, 1995, p. 197–212.
-
[65]
Voir Recueil d’Arts de seconde rhétorique, p. 192–195, nos 20–23.
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[66]
Voir également les exemples recueillis par L.C. Porter, dans La fatrasie et le fatras. Essai sur la poésie irrationnelle en France au Moyen Âge, Genève–Paris, 1960, p. 149–159 (30 fatras de Watriquet de Couvin, dont sept en décasyllabes, les pièces 7, 19, 20, 22, 25, 26 et 27), 160 (anonyme), 162–163 (quatre pièces de Baudet Herenc, dont deux doubles), 166–168 (six pièces d’Arnoul Gréban), 170–171 (trois pièces de Guillaume Flamant, dont une double), 174–181 (douze pièces de Jean Molinet, dont six doubles), 183–185 (cinq pièces de l’Infortuné, dont la première sous forme de dizain, et la dernière double), 186–187 (deux pièces anonymes, et doubles), 189 (une pièce double de Louis du Gardin – nous sommes en 1620).
-
[67]
Corriger : en t. l. ?
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[68]
Jean Régnier, Les Fortunes, strophe iii, p. 156, v. 4423–4435.
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[69]
Ibid., strophe iv, v. 4436–4448.
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[70]
À titre de complément, voici comment Piaget, La Complainte, p. 161, commentait le contenu de l’œuvre qu’il faisait connaître en 1913 : « La Complainte du prisonnier d’Amours est donc formée artificiellement de quatorze rondeaux. Ce genre de composition était à la mode à la fin du xve siècle. On peut en rapprocher, par exemple, la “Balade faicte de plusieurs chansons” qu’on trouve dans le Jardin de plaisance, édition de Vérard, fol. lxvijr. Les trente-deux vers de cette soi-disant ballade sont les premiers vers de chansons connues [appel de note]. Toutes les strophes du Dyalogue du gendarme et de l’amoureux de Molinet [appel de note] commencent par le premier vers d’une chanson. Les strophes de l’Oraison à la Vierge Marie du même rimeur commencent aussi et finissent “par chansons” [appel de note]. »