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Article de revue

Pour la grant familiarité que le roy avoit en celuy Regnart. Noble, Renart et Ysengrin dans les continuations du Roman de Renart

Pages 145 à 165

Notes

  • [1]
    Roman de Renart, Enfances Renart, éd. A. Strubel, Le Roman de Renart, Paris, 1998, p. 827, v. 11.
  • [2]
    Les ouvrages de référence pour ces œuvres seront les suivants : Jacquemart Gielée, Renart le Nouvel et Le Livre de Regnart, éd. H. Roussel, Paris, 1961. Pour Le Roman de Renart, nous utiliserons comme édition de référence celle mentionnée n. 1. Ces textes seront abrégés en Renart le Nouvel, Livre de Regnart et Roman de Renart. Par souci de lisibilité nous conserverons la graphie « Renart » pour le nom du protagoniste dans le corps du commentaire bien que le texte du xve donne la graphie « Regnart » au personnage. Nous nommerons aussi le fils de Noble « Orgueil » bien qu’il se nomme « Orgueilleux » dans la mise en prose.
  • [3]
    On peut opposer cette catégorie de récits renardiens à ceux qui présentent un règne de Renart, tel Le Couronnement de Renart.
  • [4]
    Cet état de fait est souligné par J.C. Mühlethaler : « […] ce lion qui laisse Renart agir à sa guise à la cour et dans le royaume apparaît seulement dans des textes postérieurs au Roman de Renart ». Il met en avant le « caractère exceptionnel » de la branche de Renart Empereur : « Mais sans le départ de Noble en croisade le triomphe momentané de Renart ne serait pas possible ; la branche xi s’en prend à un usurpateur profitant de l’absence du roi, les textes tardifs dénonceront l’accès au pouvoir du courtisan en présence du souverain légitime. » J.C. Mühlethaler, Leo cecatus ou le triomphe de Renart courtisan : l’emploi d’un motif comme indice référentiel, Reinardus, t. 3, 1990, p. 117.
  • [5]
    Nous laissons volontairement de côté les branches où la paix entre les animaux n’est qu’un leurre qui permet à Renart de mieux tromper son ennemi.
  • [6]
    Cette situation tout à fait particulière de la branche de Renart Empereur est expliquée par R. Bellon en ces termes : « L’imminence du péril extérieur a donc ressoudé la cohésion intérieure du royaume de Noble et la nature des rapports entre les personnages principaux connaît un changement total, de ce fait, le récit de la guerre contre les païens ignore les deux structures narratives les plus fréquentes du cycle, la quête de nourriture et la quête de justice. » R. Bellon, Un épisode quelque peu oublié de la geste renardienne : la guerre contre les païens (RR, xi, v. 1747–2299), Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble, Mélanges offerts à Jean Dufournet. Littérature, histoire et langue du Moyen Âge, éd. J.C. Aubailly, E. Baumgartner, F. Dubost e.a., t. 1, Paris, 1993, p. 185–186. Il affine son analyse dans un article plus récent : « Mais dans notre récit [Renart Empereur], la haine entre les deux compères s’étant évanouie, l’élément moteur par excellence des récits renardiens se trouve vidé de sa puissance narrative et le conteur doit trouver un moteur de substitution ! Il conserve néanmoins le motif de la grant guerre, mais il l’élargit et pour ainsi dire la mondialise : la grande guerre c’est désormais celle qui est déclenchée par les Païens lorsqu’ils envahissent le royaume des chrétiens. » Id., Renart Empereur. Le Roman de Renart, ms. H, branche xvi : une réécriture renardienne de la Mort le roi Artu ?, La Tentation du parodique dans la littérature médiévale, Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, t. 15, 2008, p. 6.
  • [7]
    La branche de La Mort Renart se veut, quant à elle, totalement parodique des données de base du Roman. Nous renvoyons à J. Dufournet, L’originalité de la branche xviii du Roman de Renart ou les trois morts du goupil, Mélanges de Philologie romane offerts à Charles Camproux, t. 1, Montpellier, 1978, p. 345–363.
  • [8]
    Roman de Renart, Enfances Renart, p. 831, v. 149–152.
  • [9]
    « Par ailleurs, la branche des enfances est une introduction aux véritables épigones du Roman, où Renart devient une allégorie du mal et une illustration de l’envie qui règne dans le monde, source de tous les autres vices tels que pingrerie et avarice. » S. Lefèvre, Notice de la branche xxv Enfances Renart, Roman de Renart, p. 1374.
  • [10]
    Le Partage des Proies présente une fin des plus ouvertes : Atant est li consaus remés. / Si va Renars a son repere, / Et Ysengrins son chier compere / Est retornés a son manoir. / Ici fait Pierres remanoir / Le conte ou se volt travillier / Et lasse Renart consillier (Roman de Renart, Le Partage des Proies, p. 686, v. 1508–1514).
  • [11]
    Mais la tradition renardienne demeure dans cette branche où Ysengrin a réellement subi un mauvais tour avant de s’allier avec son ennemi à la toute fin de la branche.
  • [12]
    Renart le Nouvel, p. 43, v. 795–803.
  • [13]
    Le prosateur du xve siècle qui ne connaît manifestement que le texte de Gielée et des Ysopets est plus elliptique : car il hayoit le loup — et de pieça ! — pour l’amour de sa femme Hersent. (Livre de Regnart, p. 12). Il relatera très brièvement le viol d’Hersent au douzième chapitre du livre ii : […] print a force la femme du lou, et en fist a sa volunté. Et puis la laissa aller (Ibid., p. 63). Rien ne laisse supposer qu’il perçoit ce moment comme relevant d’une tradition renardienne ancienne et importante. Il ne s’attarde pas sur un épisode très secondaire du récit.
  • [14]
    Renart le Nouvel, p. 106, v. 2458–2464. On peut rapprocher ce dénouement du Livre i du début du Partage des Proies où Noble impose brutalement une réconciliation entre les deux ennemis. Le roi prend la défense de Renart, il affirme au loup à propos du viol de sa femme : Je connois bien Renart a tel / Qu’il nel feïst por le castel / L’empereor Octevien (Roman de Renart, Le Partage des proies, p. 668, v. 825–827). Dès lors, la paix est un ordre royal et Ysengrin ne peut que l’accepter.
  • [15]
    Renart le Nouvel, p. 87–88, v. 1959–1968.
  • [16]
    À ce propos, E. Suomela-Härmä précise qu’« on ne voit pas ce qu’Ysengrin s’imagine gagner en donnant un pareil conseil, le moment étant particulièrement mal choisi pour ce genre de mesures […] il ne fait que jouer le rôle de nigaud qu’une tradition centenaire lui a attribué, et qui d’ailleurs lui va à merveille ». E. Suomela-Härmä, Les Épigones du Roman de Renart, Revue des Langues romanes, t. 40, 1986, p. 49. On peut néanmoins rappeler que cette tradition n’est pas unanime et on peut reconnaître au loup dans le Roman la volonté de mettre en garde son souverain contre Renart. Mais cette tradition autour d’Ysengrin veut surtout qu’il ne soit jamais cru quand il dit la vérité en raison de la haine qu’il voue à Renart. Ainsi dans la branche de l’Escondit, il exprime certaines vérités fondamentales sur le mépris dont Renart témoigne envers la justice du roi : « Rois, justice va empirant ! / Verités est tornee a fauble, / Nule parole n’est estauble ! / Vous fesistes le ban roiaul / Que nuls mariaiges par mal / N’osast estaindre ne brisier. / Renars ne vous voet tant prisier / N’oncques ne tint por contredit / Ne vostre ban ne vostre dit (Roman de Renart, Escondit, p. 193, v. 1015–1023).
  • [17]
    Le choix d’un conseiller politique est délicat car c’est un « auxiliaire indispensable à la politique menée en raison de son “rôle de consultation” auprès du souverain ». J. Krynen, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge (1380–1440). Étude de la littérature politique du temps, Paris, 1981, p. 146. Les moralisateurs préfèrent déplorer le comportement des conseillers et leur influence plutôt que de critiquer le roi qui les a pourtant choisis.
  • [18]
    L’ensemble de la moralisation des mauvais conseillers couvre les vers 1969–2013 de Renart le Nouvel, p. 88–89.
  • [19]
    Ibid., p. 88, v. 1987–1989.
  • [20]
    Renart le Nouvel fonctionne sur la double distinction de Noble et de Renart et de Renart et d’Ysengrin. Sa moralisation reste très souvent implicite. Ayant développé une accusation contre les mauvais conseillers, Gielée ne réitère pas le commentaire sur le personnage de Renart. Ses passages anti-Renart sont placés quant à eux à des endroits stratégiques du récit : début des livres, fin du texte. Il laisse au lecteur le soin d’opérer le transfert aux autres épisodes non commentés du récit.
  • [21]
    Cette ambivalence de comportement des deux protagonistes est une donnée importante de Renart le Nouvel et de sa mise en prose. Nous renvoyons à l’analyse que donne E. Suomela-Härmä sur le thème de la largesse dans Renart le Nouvel où elle indiquait déjà : « Par contre, Renart le Nouvel présente une nouveauté surprenante : il met en scène un personnage qui non seulement rivalise avec le roi en largesse, mais le dépasse et de loin. […] Ce qui est plus déconcertant encore, c’est que ce personnage soit Renart ». Suomela-Härmä, Les Épigones du Roman de Renart, p. 48. Cette ambiguïté est aussi une façon de comprendre la fin du récit où Renart obtient de Fortune qu’elle bloque sa roue afin que son pouvoir demeure pour l’éternité. J.C. Mühlethaler a déjà abordé l’interprétation de cette emprise de Renart sur Noble : « Plus qu’une figure du tyran, Noble manipulé par Renart est ici l’allégorie de tout homme, qui une fois qu’il a succombé au vice, n’est plus en mesure d’y résister. » J.C. Mühlethaler, Fauvel au pouvoir : lire la satire médiévale, Paris, 1994, p. 105–106. Profondément humain, plus humain peut-être que roi, Noble en subira les conséquences et sera une figure de l’humanité pécheresse.
  • [22]
    D. Billote, Renart Médecin ou le roi et le thaumathurge, Reinardus, t. 3, 1990, p. 7.
  • [23]
    D. Billote note que « […] le conteur renardien montre que la responsabilité de son héros est première et totale dans les malheurs qui frappent le monde des animaux ». Cette causalité renardienne à la maladie du roi renforce d’ailleurs l’interdépendance des personnages. Ibid., p. 9.
  • [24]
    Roman de Renart, Renart Médecin, p. 545, v. 1242.
  • [25]
    Dans le monde stéréotypé du Roman de Renart, le laxisme de Noble à l’égard de Renart assure la pérennité du cycle et rend possible les nouvelles aventures.
  • [26]
    Les résolutions anti-Renart apparaissent principalement lorsqu’un meurtre ou une tentative de meurtre a endeuillé le royaume, comme dans l’exemple cité supra, p. 151. Noble est alors plus conscient de sa fonction royale, moins aveuglé par le charisme de Renart et les bons sentiments de Noble s’expriment dans des passages de déploration et de regret. Le passage où Noble est le plus indulgent avec Renart est évidemment celui où il choisit de faire se réconcilier Renart avec Ysengrin, cité supra, p. 152.
  • [27]
    Renart le Nouvel, p. 91, v. 2072–2075.
  • [28]
    Ibid., p. 73–74, v. 1586–1591.
  • [29]
    Suomela-Härmä, Les Épigones du Roman de Renart, p. 57.
  • [30]
    Renart le Nouvel, p. 43, v. 790–791.
  • [31]
    Ibid., v. 795–798.
  • [32]
    Entre eulx avoit grant baronnie de bestes que c’estoit merveilles a les regarder. Par especial le Regnart y estoit et ses troys filz […] (Livre de Regnart, p. 4–5). Renart le Nouvel dit : Renars li houpiex i estoit / Qui ses.III. fiex o lui avoit (Renart le Nouvel, p. 16, v. 73–74).
  • [33]
    Le viol d’Hersent mentionné aux v. 801–802 de Renart le Nouvel est très rapidement réécrit aux v. 3092–3104. On ne mentionne même pas celui d’Orgueilleuse. Seul importe aux yeux de Gielée le viol de la léoparde. Ce viol de Harouge, la femme du léopard, est inédit dans le cycle renardien et donne l’occasion à Gielée de se confronter à un morceau de bravoure de l’écriture renardienne. La ruse, simple, s’apparente à celle d’un fabliau où un personnage viole une femme à l’insu d’un autre. Contrairement au viol d’Hersent, ce forfait ne s’effectue pas en présence de l’homme dupé. Première innovation majeure, Renart doit menacer violemment Harouge afin qu’elle ne le dénonce pas, ce qui n’était pas le cas dans le Roman, où Hersent clamait son innocence (bien que feinte) et Fière hurlait sa détresse. La violence sexuelle s’accompagne dans ce cycle d’une pression morale exercée sur les femmes. Deuxième innovation : la duperie de Renart n’est découverte que très tardivement par le roi.
  • [34]
    Harouge est violée par Renart et enfermée à Maupertuis. Elle ira s’en plaindre à Hermeline. Un jour que son mari l’a battue, Hermeline ira dévoiler la vérité au roi. Et c’est au moment où il comprendra qu’il a été joué que divers barons, dont Ysengrin et Tybert, viendront se plaindre au roi, qui décidera de lancer une seconde guerre contre Renart. Il n’est pas anodin que Noble soit au nombre des plaignants. Assurément sa disgrâce d’amant trompé n’est pas pour rien dans sa ferme intention de venger le royaume des crimes de Renart.
  • [35]
    Dans le ch. 5 de son ouvrage, J. Haines donne une explication sur le choix du nom du léopard, Hardi. En effet, le Roman de Renart mentionne parfois un lieparz aux côtés des personnages traditionnels, mais il n’a pas de nom propre. Selon lui, Renart le Nouvel est (partiellement du moins) un roman à clefs mettant en scène les personnages de la guerre de Flandre. Noble représenterait la Flandre et Renart, la France. Le léopard serait, pour sa part, une représentation allégorique de Charles d’Anjou. Nous citons précisément son argumentation : « The “Bold” name is appropriate for the animal who probably represents Charles of Anjou, one of the most daring and ambitious men of the thirteenth century. The youngest son of king Louis VIII and Blanche of Castille, Charles rivaled his brother king Louis IX in political ambition. […] The leopard’s name “Hardi” (Bold) conjures up the person of king Philip III The Bold (“le Hardi”), creating a subtle irony apparently intended to reinforce the superiority of Charles to his nephew Philip III King of France. » J. Haines, Satire in the Songs of Renart le Nouvel, Paris, 2010, p. 175–176.
  • [36]
    On se souvient de la branche de L’Escondit (branche vc) qui parodiait les discussions incessantes du conseil du roi.
  • [37]
    Livre de Regnart, p. 47. Il est certain que son unique conseil sur la solde des gens de Noble s’est avéré désastreux.
  • [38]
    Ibid.
  • [39]
    Ibid. A contrario, Renart a toujours su s’adjoindre un conseiller judicieux et sincère. Les seuls bons conseils reçus dans Le Livre de Regnart (et dans tout le cycle depuis Le Roman de Renart), Renart les reçoit de Grimbert, son cousin : vous estes celuy qui me devez donner conseil en tous mes affaires (Livre de Regnart, p. 103). Pour se venger des femmes, il conseille effectivement à Renart d’utiliser un aimant. Il existe donc une forme de conseiller naturel, quelqu’un qui, quelles que soient les circonstances, peut toujours être cru car il a toujours fait preuve de loyauté envers son demandeur. Le lien de parenté et la complicité qui existent entre Grimbert et Renart sont les garants de cette loyauté.
  • [40]
    Icy appert par la mauvaitie de ce Regnart comme plusieurs pardonnent le jour de pasques ou le jour d’une grant feste (Ibid., p. 59) ; Le Regnart, qui sçavoit bien la mauvaitie, retourna a la court du roy cuidant tousjours veoir mourir Ysangrin le loup (Ibid., p. 61–62) ; par quoy fut congneue la mauvaitie et envie de ce mauvais Regnart (Ibid., p. 62) ; Icy fault considerer la mauvaitie de ce Regnart (Ibid., p. 63).
  • [41]
    Ibid., p. 50.
  • [42]
    Le nom de la reine change dans ce cycle. De Fière, il devient Orgueilleuse. C’est bien évidemment une façon étymologique de la rapprocher d’Orgueil, son fils aîné, qui trahira Noble pour rejoindre le camp de Renart ainsi que sa mère le fera. Mais ce nom cadre également avec la tradition du Roman de Renart, qui utilisait les deux adjectifs en binôme synonymique pour décrire la reine : [C’est Renart qui s’exprime] : Quant je croissi ma dame Fiere / Qui molt est orguilleuse et fiere (Roman de Renart, La Mort Renart, p. 697, v. 388–389).
  • [43]
    Dans Le Livre de Regnart, le traitement de l’aventure de la lyeparde est des plus intéressants. Mis à part une remarque sur l’attention à porter sur son comportement amoureux, le prosateur ne reprend pas le roi sur son adultère. Il témoigne en cela d’un laxisme traditionnel à l’encontre de l’adultère masculin.
  • [44]
    Il a prétendu qu’Harouge l’avait emprisonné sous le prétexte qu’elle ne savait pas qu’il était en mission pour le roi. Ce fait a été confirmé par une lettre d’Harouge, écrite au roi sous la menace de Renart.
  • [45]
    Livre de Regnart, p. 57.
  • [46]
    Ibid., p. 58.
  • [47]
    Il s’agit du mouton, probablement Belin, de Chanteclerc le coq et du rat Pellé, tous personnages traditionnels du cycle.
  • [48]
    Lors dist maistre Regnart en son couraige que il seroit vengié de Ysangrin le loup, lequel estoit son ennemy mortel, et de long temps (Ibid., p. 59).
  • [49]
    Renart le Nouvel, p. 128, v. 3043–3048.
  • [50]
    Ce mécanisme magique de la parole renardienne est bien analysé par le prosateur du Livre de Regnart : Mirez vous par luy quant par son langaige decevant deceut le roy lyon et ses amours, lequel lyon en cuidoit bien joyr (Livre de Regnart, p. 50). L’exhortation Mirez vous invite le lecteur à observer son comportement, en réfléchissant à la lumière du comportement de Noble, à ses actes propres. La fiction animalière sert donc au premier plan l’aspect spéculaire de la parole.
  • [51]
    Lors quant le roy oeut ouy toutes ces plaintes, jura qu’il en feroit justice, et commenda qu’ilz fussent mis en prison (Ibid., p. 58–59).
  • [52]
    Ibid., p. 59.
  • [53]
    Et se iceulx pardonnent d’avanture, sont tous prestz, de pourchasser leur mal et de leur dire villennie, ou seront bien joyeulx de leur adversité – si aucune leur en vient – comme estoit maistre Regnart, lequel estoit bien joyeulx que Ysangrin estoit accusé de tel affaire […] Et treuve l’on en escript que le peché de hayne n’a point d’excusation ne n’aura au jour du jugement (Ibid.). Le prosateur est également toujours soucieux de lier ses commentaires à la morale biblique.
  • [54]
    Ibid., p. 57.
  • [55]
    Mais le Regnart vint par devers le frere du cocq en lui disant : « Veez la Ysangrin qui a mengé vostre frere Chanteclerc » (Ibid., p. 61).
  • [56]
    Ibid., p. 63.
  • [57]
    Ibid., p. 61.
  • [58]
    Renart le Nouvel, p. 93, v. 2123–2127.
  • [59]
    Ibid., v. 2132.
  • [60]
    Ibid., v. 2133.
  • [61]
    Ces réflexions de Renart se situent respectivement aux v. 2278–2279, 2282–2283 et 2284–2285 de Renart le Nouvel, p. 99.
  • [62]
    Le détournement de la progéniture du roi est la stratégie employée par Renart dans Renart le Nouvel pour asseoir sa puissance. Ce détournement est total, puisque Orgueil rejoint le camp de Renart et envoie auprès de ce père spirituel son fils, de même que Lyonnel et Noblet, les deux fils cadets de Noble, se joignent à eux. Au final, en comptant Orgueilleuse et Noble, qui sont eux aussi montés dans la nave des vices, toute la lignée royale et toute la descendance obéit aux ordres de Renart. Comme l’indique E. Suomela-Härmä, « tout cela revient à dire que Renart se substitue peu à peu à Noble dans son rôle de chef de lignée […] ». C’est grâce à la stratégie du détournement familial généralisé que Renart parvient à la position qui est la sienne au terme de l’histoire : définitivement installé en haut de la roue de Fortune puisqu’il contrôle l’avenir de la lignée royale. E. Suomela-Härmä, Parenté naturelle et parenté spirituelle dans Renart le Nouvel, Senefiance, t. 26, 1989, p. 287–301. Voir p. 295.
  • [63]
    Livre de Regnart, p. 31.
  • [64]
    Voir la citation suivante : Jamais ung prince ne soit estre si familier a nul estranger, se il ne scet bien a qui (Ibid.).
  • [65]
    J. Lemaire, Les visions de la vie de cour dans la littérature française de la fin du Moyen Âge, Paris, 1990, p. 253.
  • [66]
    Renart le Nouvel, p. 98, v. 2267.
  • [67]
    Ibid., p. 99, v. 2269–2271.
  • [68]
    Ibid., v. 2271.
  • [69]
    Ibid., v. 2288–2290.

1Une des traditions les plus constantes de la matière renardienne est la très fameuse guerre qui molt fu dure de grant fin opposant le vaillant goupil au loup Ysengrin [1]. Pour les auteurs des branches du Roman, c’est un fond inépuisable qui permet d’alterner séquences de mauvais tours de Renart et séquences de justice réclamées par la victime. Pourtant cette veine allait se tarir brutalement avec l’émergence des versions moralisées des aventures du renard à partir du xiiie siècle, l’ennemi du goupil devenant le roi Noble. Notre intention est ici de montrer l’évolution des relations de trois personnages essentiels du cycle renardien à savoir Renart, Ysengrin et Noble. Nous interrogerons leurs diverses tentatives pour s’accorder. Notre travail portera sur deux versions tardives du cycle renardien : Renart le Nouvel de Jacquemart Gielée et Le Livre de Regnart[2]. Il est évident que les œuvres présentent de profondes similitudes puisque la seconde est une version en prose moralisée de la première. Nous pouvons rappeler brièvement la structure du récit qui est la même dans Renart le Nouvel et Le Livre de Regnart. Elle se divise en deux livres qui présentent deux guerres entre Noble et Renart. Dans le premier livre, le fils du roi, Orgueil, perd le tournoi au terme duquel il devait être adoubé. Il demande à Renart de le venger. Renart tue alors le fils d’Ysengrin, au cours d’un autre tournoi, ce qui entraîne une guerre pour venger le baron. Cette guerre débouche sur une paix voulue par Noble. Dans le livre ii, Renart viole Harouge, la maîtresse du souverain et commet divers crimes. La guerre est déclenchée pour venger l’honneur des barons. Mais Renart s’enfuit rapidement à bord de la nave des vices. Renart devient dès lors un souverain concurrent de Noble dans un royaume parallèle, Passe-Orgueil. Le lion, qui le poursuivait, perd sa nave des vertus et se range alors du côté de Renart couronné sur la roue de Fortune. La déesse le fait roi pour toujours puisqu’elle décide de bloquer définitivement sa roue pour lui.

2Toutefois, il ne faudrait pas lire dans le texte du xve siècle une simple translation en prose de celui de Gielée. Le texte-source de Gielée se trouve sensiblement modifié par les commentaires de l’auteur, ces commentaires étant de véritables jugements moraux sur les actions des personnages. Ce translateur, qui dit s’appeler Jehan Tenessax, découpe le texte de Gielée en chapitres et utilise presque systématiquement un exemple pour commenter éthiquement, politiquement ou bibliquement chaque chapitre. Les deux auteurs n’ont pas les mêmes avis sur le sens à donner aux aventures du goupil, même s’ils dénoncent tous deux l’influence néfaste de Renart en ce monde. Certains thèmes développés montrent bien cette évolution entre le xiiie et le xve siècle. Nous nous intéresserons ici aux rapports entre les principaux protagonistes. Ces rapports, nous le verrons, évoluent depuis le cycle primitif. Nous nous attacherons plus spécialement aux rapports du renard et du lion qui sont au centre des moralisations. Néanmoins, nous redéfinirons dans un premier temps le rôle du loup dès lors qu’il n’est plus directement opposé à Renart. Nous interrogerons les diverses tentatives des auteurs pour faire s’accorder Renart et Ysengrin. Puis, dans un second temps, nous nous intéresserons aux relations de Noble et de Renart depuis le Roman de Renart jusqu’à la version du xve siècle. Nous nous bornerons aux passages où Renart est conseiller du roi, pour la représentativité de ce phénomène. Nous redéfinirons le rôle de Noble dans les moralisations. Enfin, nous achèverons cette étude en nous penchant sur les raisons qui poussent Noble à apprécier Renart.

1 – L’effacement d’Ysengrin

3Ce qui frappera d’emblée le lecteur des versions tardives du cycle renardien, c’est la nouvelle conception de la guerre qui y domine. Renart n’est plus seulement opposé à Ysengrin, mais à Noble. La plaisante guerre entre les barons disparaît au profit d’une lutte de pouvoir frontale entre Noble et Renart. La royauté est un enjeu en soi pour un Renart qui s’émancipera tant du pouvoir de Noble qu’il finira par régner dans Renart le Nouvel et Le Livre de Regnart[3]. Nous avons là une évolution majeure du cycle qui apparaît avec Renart le Nouvel. Présenter une guerre totale entre Noble et Renart n’entre pas dans la tradition. Même les branches les plus tardives obéissent à cette caractéristique, à une exception près. Le caractère « exceptionnel » de la branche de Renart Empereur a été à juste titre déjà souligné [4]. Il faut pourtant bien reconnaître que certaines branches du Roman de Renart préparent cette évolution en faisant disparaître les tensions qui pouvaient exister entre les deux ennemis intimes que sont Ysengrin et Renart. Quatre branches montrent en effet un accord entre les deux animaux : Le Partage des proies, Renart Empereur, La Mort Renart et Les Enfances Renart[5]. Nous nous bornerons à rappeler ici quelques éléments analysés antérieurement par la critique renardienne. L’union des deux ennemis d’hier s’explique différemment pour chaque cas. Dans Renart Empereur, c’est le contexte de la guerre qui crée l’union sacrée au royaume de Noble [6]. Tandis que dans La Mort Renart, une accalmie dans le conflit entre les deux larrons se conçoit par la volonté parodique de l’auteur [7]. Pour que Renart et Ysengrin soient alliés, il faut donc que l’ordre naturel du Roman soit totalement bestourné, ce qu’autorisent des circonstances extraordinaires, et le cas des Enfances Renart est tout à fait représentatif de cette situation. Contrairement à ce qu’indique son titre, cette aventure, on le sait, est une des branches les plus tardives du cycle du Roman de Renart. Elle parodie le genre des enfances, fécond à partir du xiiie siècle. C’est également une parodie de la Genèse qui place la création des animaux après qu’Adam et Ève furent chassés du paradis terrestre.

4Cette branche du Roman de Renart est la seule à expliquer la relation entre Renart et Ysengrin. Dans tout le roman ce lien familial oncle / neveu est présenté comme naturel. Mais la branche des Enfances donne une tout autre explication à cette parenté :

5

Por ce qu’erent si d’un train
Estoit Renars niés Isengrin.
Por ce que si bien s’entramoient
Et qu’ansemble sovent aloient,
Li leus dou gorpil fait neveu
Et li gorpiz oncles dou leu[8].

6Ils ont dès lors un lien plus spirituel que naturel, ce sont des complices en matière de crime, des mauvais larrons qui ne savent rien faire d’autre que du mal. Ce moment est unique dans le Roman de Renart, c’est la seule fois où on justifie le lien de parenté des deux animaux mais aussi et surtout l’unique moment où les deux bêtes sont assimilées. Le vers 145 dit Se Ysengrins est mestre lerre, / Ausi est li rous forz roberre. C’est d’autant plus important à souligner que les caractéristiques antithétiques des deux animaux (ruse pour Renart et force d’Ysengrin) font la singularité du Roman de Renart. Pourquoi donc les assimile-t-on ? S. Lefèvre, dans sa notice de l’édition Pléiade, voit dans cette aventure un début de tour moralisant [9]. L’auteur de la branche critique en effet les méchants et l’avarice qui règne en maître sur le monde. Pour notre part, nous y lisons également une nouvelle parodie de la référence biblique. Au paradis terrestre, hommes et femmes vivaient en paix et en harmonie avant la Chute qui va engendrer les bouleversements. De la même manière, l’axe familial était clair, Renart et Ysengrin vivaient en paix en oncle et neveu unis dans la méchanceté avant que l’un ne trompe l’autre, ce qui créa un autre type de chaos. Ce texte est donc une parodie de la morale du texte biblique et c’est par la relecture de cet arrière-fond qu’il faut comprendre qu’Ysengrin et Renart sont le couple fondateur de cette Genèse animalière et les miroirs animaliers d’Adam et Ève.

7On remarque aussi que, dans chacune de ces quatre branches, l’accord entre Ysengrin et Renart se trouve annulé de toute façon. Dans cette branche des Enfances, le péché originel renardien crée une discorde qui ja ne cessera. L’accord entre les personnages est bousculé et la tradition opère, ainsi Renart commettra son premier péché : voler les bacons d’Ysengrin. La Mort Renart et Renart Empereur en reviennent rapidement à la poursuite du baron de pute foi. L’accord entre les personnages est une péripétie, un rebondissement avant le retour à la norme : la haine des deux personnages. Le Partage des Proies présente une particularité notable puisqu’il est le seul texte à présenter un accord final entre Renart et Ysengrin. Mais la branche se termine à ce moment-là et ce contrat oral ne débouchera sur aucune aventure [10]. Deux interprétations sont alors possibles. L’une d’entre elles est politique : deux petits seigneurs ne peuvent se retourner contre leur suzerain. Mais l’autre est diégétique : Renart et Ysengrin peuvent-ils réellement s’allier même dans une crise exceptionnelle ? Cette branche laisse supposer que non, les autres aussi [11]. Il y a une véritable résistance de la tradition à faire évoluer les schémas primitifs.

8Ces rappels effectués, nous pouvons maintenant nous demander s’il subsiste une trace de la haine entre Ysengrin et Renart dans les moralisations tardives des aventures du renard. Gielée et le prosateur qui détournent l’objet de haine du goupil vers Noble sont-ils tributaires de cette tradition du Roman ou retrouve-t-on, au contraire, un accord entre Ysengrin et Renart ? Et qu’il y ait accord ou non entre les deux, quel rôle tient donc Ysengrin dans ces aventures tardives ?

9Pour ce qui est de Renart le Nouvel, Jacquemart Gielée ne méconnaît pas la discorde fondamentale entre Renart et Ysengrin mais il en modifie sensiblement les termes. Dans le livre i, pendant la première guerre qui oppose Noble à Renart, le goupil tue ou blesse grièvement quelques-uns des meilleurs barons de Noble, dont Ysengrin. Noble en est bien évidemment bouleversé. L’auteur profite d’une phase de lamentations du roi sur la mort de son baron pour présenter quelques « hauts faits » de Renart :

10

« […] En me court beste
N’a il cui il n’ait fait moleste ;
Par traïson sont decheü
Maint Preudome et mesavenu !
Il a.II. ans que il murdri
Coupee, et Ysengrin honni
De se feme, et ore a ochis
Sen fil en traïson et mis
Lui meismes en peril de mort[12]. »

11Jacquemart Gielée a une connaissance certaine du Roman de Renart et place son texte dans la continuité des branches du Roman au point qu’il les date même et inscrit son projet dans une prolongation naturelle des aventures primitives [13]. La haine entre Ysengrin et Renart n’est donc pas oubliée mais elle n’est plus au premier plan des préoccupations. Elle sert d’élément déclencheur. Pour que la guerre avec Noble débute, il faut un crime bien plus grave, le meurtre du fils d’Ysengrin. Des points communs demeurent : si le crime est plus grave, la première victime traditionnelle reste Ysengrin contre qui convergent tous les désirs de meurtre et de vengeance de Renart. Il y a attaque de la descendance, tout comme pour le viol d’Hersent, où le point capital de l’argumentation du loup était les louveteaux compissés davantage que le viol d’une femme dont les mœurs légères ne trompaient pas grand monde. Mais dans ce nouveau monde renardien, où l’humour n’a plus sa place, le crime n’amène plus à rire : c’est un meurtre de sang d’un personnage important du royaume qui bouleverse l’équilibre. Les données de la crise demeurent donc les mêmes tout en étant davantage humanisées et leur gravité s’en trouve amplifiée.

12Cependant, des modifications profondes apparaissent. Dans ces continuations, Ysengrin perd définitivement, semble-t-il, sa colère envers son ennemi. Alors que dans le Roman, il courait désespérément de quête de justice en quête de justice, il accepte ici la paix voulue par le roi à la fin du livre i. Cette réconciliation opportune permet à Gielée de commencer son second livre par un motif de reverdie et d’harmonie retrouvée, mais cette entente entre les deux animaux cadre si mal avec l’histoire (le fils d’Ysengrin a été tué, lui-même a été blessé et il ne cherche pas vengeance) que l’auteur renonce même à l’expliquer : Ysengrins fu un peu estous, / Mais li rois la les apaia / Si que li uns l’autre baisa, / Mais ne sai quele amende fist / Renars de che que il ochist / Le fil Ysengrin ; tout ne puis / Raconter[14]. Ce silence de l’auteur est lourd de signification. Il a lui-même conscience, par son ellipse en forme d’excuse, qu’il y aurait matière à gloser car cette explication n’en est pas une, mais un simple aveu d’impuissance à apporter une réponse satisfaisante. On constate par cet extrait que la haine Ysengrin / Renart qui avait fait les beaux jours du Roman de Renart ne trouve pas un nouveau souffle ici : Ysengrin qui a perdu son mauvais caractère ne conteste plus la décision du roi. À partir de là, il n’est plus qu’un protagoniste secondaire, car il n’aura pas d’incidence sur la seconde guerre du livre ii. Cette dernière sera la conséquence du viol de la lyeparde, la maîtresse de Noble, et non pas une quête de justice d’Ysengrin, structure traditionnelle à laquelle se rattache, bien que sous une forme légèrement modifiée, le livre i. Noble sera dès lors le nouvel ennemi de Renart en lieu et place de l’ennemi historique. Il y a bien ici accord entre le loup et le renard mais il est décidé par une tierce personne, le roi, et n’est qu’une façon d’achever la guerre du livre i sans qu’il y ait eu confrontation directe entre les deux ennemis. On peut en déduire que les moralisations s’inspirent davantage du fond de guerre entre les deux animaux que les branches qui développaient une paix illusoire. Tout au plus ont-elles donné envie aux moralisateurs de trouver d’autres ennemis à Renart que le traditionnel Ysengrin.

13Nous conclurons cette partie en nous interrogeant sur le rôle tenu dans la narration par Ysengrin. Il occupe la fonction du mauvais conseiller, rôle traditionnel des textes moralisés. L’extrait se situe pendant la seconde guerre entre Noble et Renart. Ysengrin propose à Noble d’économiser quelque peu sur la solde, ce qui a des conséquences fâcheuses, évidemment, pour le camp du roi : Tandis qu’il furent a repos, / Li rois ses saudoiiers leur sols / Retailla le tierc et toli, / De coi se cours mout afeubli ; / Li plus grant de lui s’estrangerent / Et par courous si le laisserent, / Et du conmun pueple perdi / Le tierc et plus, et si vous di / Que par le conseil le faisoit / Ysengrin qui che li looit[15].

14Le loup donne une idée ridicule : c’est précisément pendant les sièges qu’il convient d’éviter les économies afin de s’assurer financièrement la loyauté de ses troupes. Cet avis stupide est digne d’Ysengrin [16]. La moralisation s’inscrit vraiment dans la tradition de la critique des mauvais conseillers : ce dernier est égratigné mais pas le roi, sur lequel la faute ne semble pas peser [17]. Le loup est dans l’affaire l’incarnation de l’éternel benêt, son avis ne compte pas ou ne peut être que sans intérêt. La différence entre Renart et Ysengrin tient à ce que Renart fait exprès de donner de mauvais conseils, tandis qu’Ysengrin n’en donne de mauvais que parce qu’il est bête.

15Ce thème du mauvais conseiller est l’occasion pour Gielée de développer une véritable moralisation basée sur une définition du conseiller loyal fondée, aux vers 1977–1981, sur l’énumération successive de ses qualités [18]. La parenthèse se clôt sur une phrase de déploration du temps présent qui énumère les caractéristiques négatives du mauvais conseiller : Mais au jour d’ui li grant segneur/ N’ainment nului fors le bourdeur, / L’escar, le medisant, l’aver[19]. Ysengrin a donc un rôle tout à fait traditionnel dans le récit, il est le véritable imbécile qui commet des fautes graves à son corps défendant. On peut souligner qu’à aucun moment du récit Gielée n’accuse Renart d’être un mauvais conseiller, bien qu’il le soit assurément [20].

16Ainsi, une grande partie de la saveur du Roman de Renart reposait sur la guerre entre Ysengrin et Renart. L’évolution est plus que sensible : Ysengrin lance la guerre entre Renart et Noble au début du livre I de Renart le Nouvel à l’occasion du meurtre de son fils, sa stupidité est parfois rappelée surtout lorsqu’il donne des conseils, mais il n’est plus l’ennemi juré.

2 – Renart, cet obscur objet du désir

17En délaissant les structures traditionnelles des branches, les moralisations laissent de côté les rebondissements des aventures animalières. Le nouveau mode d’écriture de l’histoire est celui d’un combat allégorique entre le bien et le mal. Cependant, son traitement n’est pas systématiquement manichéen. Ce fait est particulièrement remarquable pour Le Livre de Regnart où Renart et Noble peuvent alternativement se présenter comme bon ou mauvais [21]. Pourtant, ce type de traitement psychomachique aurait été tout à fait envisageable. Mais pour que le mal triomphe en définitive et que Renart prenne place en haut de la roue de Fortune, il faut que le camp du bien, représenté par Noble, ne soit pas parfait. C’est dans ce cadre que nous souhaiterions nous pencher maintenant sur les relations ambiguës entre les deux personnages. Nous nous bornerons aux moments où Renart est choisi comme conseiller du roi, car dans ces passages, la confiance du roi envers Renart s’exprime pleinement.

18Les rapports entre Noble et Renart ont toujours été analysés dans le seul Roman de Renart. Ils sont marqués par une profonde ambiguïté. La donnée de base de cette ambiguïté réside dans le fait que, si Renart commet sans cesse de nouveaux méfaits, il n’a jamais la punition qu’il mériterait. D. Billote, analysant la branche de Renart Médecin, poussait encore plus loin l’observation et montrait la nécessité pour Noble de se trouver en présence de Renart. D. Billote souligne que « Renart est l’unique objet du désir de la cour en général et de Noble en particulier. On le honnit, certes, mais l’on ne peut renoncer à sa présence ou plutôt au désir de sa présence [22] ». Ce désir du souverain, fondamental, mais impossible à combler, se trouve confirmé, dans cette branche xv, par la maladie soudaine du roi.

19Le roi a alors deux soucis principaux : Renart n’a pas répondu à sa convocation, il n’est donc pas venu à la cour, et, de ce fait, le roi doit prendre des mesures pour lui infliger une punition. Évidemment, c’est pendant qu’il réfléchit à ce qu’il doit faire qu’il tombe malade. Renart est donc la cause de la maladie du roi [23]. Il n’en demeure pas moins qu’il lui apportera le remède. Néanmoins, le premier effet de sa fievre quartainne est que le problème posé par le comportement de Renart n’appelle pas de punition [24]. Toute la cour se désintéresse de Renart pour tenter de sauver le roi.

20La dimension symbolique de la scène doit être appréciée : le roi représente clairement une monarchie qui traverse une crise d’autorité devant un Renart menaçant. L’humour est cependant présent pour nuancer une interprétation trop politique de la scène. Néanmoins, l’absence de punition de Renart alors même qu’il a été condamné à de multiples reprises au cours du Roman représente bien une forme de laxisme royal. Toujours est-il que Renart vient à la cour, qu’il donne des conseils pour sauver le roi (conseils qui lui permettent de se débarrasser de vieux ennemis personnels) et que le roi guérit, ce qui place Renart dans une position de conseiller privilégié, tout néfaste qu’il soit.

21Ce n’est pas que Noble, dans cette branche et dans toutes les autres, ne souhaite absolument pas rendre justice et punir Renart de ses méfaits, mais il en est en quelque sorte empêché par une force plus irrésistible que sa volonté, le profond attachement qui l’unit à Renart. Elle se matérialise dans cette branche xv par l’image de la fièvre et rend impossible toute sanction. Cette sympathie fondamentale de Noble pour Renart fait de ce couple de personnages un couple aussi essentiel que celui formé par Ysengrin et Renart. Les moralisations tireront le meilleur parti de cette situation, là où elle se contentait de faire sourire dans le Roman[25]. Noble n’est pas réellement conscient de sa fascination pour le renard, ce qui fait que la domination de sa personne par son vassal passe inaperçue. Dans les moralisations, le comportement de Noble semble particulièrement paradoxal : les grandes résolutions contre Renart cèdent la place au laxisme le plus absolu [26]. Par exemple, au vers 2072 de Renart le Nouvel, Noble confie à un espion ne pas être disposé à faire la paix avec Renart : Jhesu m’en gart / Que je ja faiche pais a lui, / Car a chel oés m’a trop d’anui / Fait[27].

22À d’autres moments, Noble montre de la violence pour un autre personnage que Renart, généralement un allié de celui-ci. Lorsque Roussel, le fils de Renart que Noble a enlevé au cours d’une bataille, menace ouvertement le roi de représailles cinglantes de la part du camp de son père, il ne peut retenir un geste d’emportement très vif : De che mot fu li rois courchiés / Si aigrement que de se poe / Li donna tel coup en le joe / Qu’il l’abati, et estranlé / L’eüst, s’on ne l’eüst osté / Tout en blament le roi mout fort[28]. E. Suomela-Härmä commente ainsi ce passage : « Si le gardien suprême de la justice peut se laisser aller à de tels mouvements impulsifs, il faut en conclure qu’on a cessé de distinguer entre procédés légitimes et procédés arbitraires [29]. » Pour notre part, nous lisons également dans cet emportement un aveu de l’impuissance de Noble envers Renart. Il se laisse dominer par sa colère en raison de son incapacité à régler définitivement les problèmes posés par Renart. Il s’efforce de trouver à sa rancœur un substitut auquel elle puisse s’accrocher. Cela n’empêche pas Noble à d’autres moments d’exprimer du remords. Ses lamentations quand Ysengrin est blessé sont sans appel ; il s’accuse : c’est tout par moi / Que chis meschiés est avenus, déclare-t-il [30]. Noble est donc tout à fait capable de comprendre ce que son attitude a engendré. Il est conscient du mal que représente Renart. Il tire lui-même les conclusions des aventures : En me court beste / N’a il cui il n’ait fait moleste, / Par traïson sont decheü / maint preudome et mesavenu[31] ! Ces passages contrastent avec l’étonnante confiance qu’il accorde au renard en d’autres occasions. Il comprend a posteriori le danger que représente Renart et paraît incapable d’anticiper les mauvaises actions du goupil.

3 – Des rôles stéréotypés

23Ayant fait le tour de ces situations paradoxales, nous aimerions désormais étudier certains passages où Renart conseille Noble pour tenter de mieux cerner cette attitude étrange. En effet, ces passages nous semblent les moments privilégiés où la domination de Renart sur Noble est la plus représentative et dont les moralisateurs tirent les meilleurs effets. Évidemment, dans les branches tardives du Roman, Renart tient le rôle du conseiller privilégié de Noble. C’est le cas, par exemple, de Renart Empereur sur lequel nous ne reviendrons pas ici. On peut tout d’abord remarquer qu’au début du livre i de Renart le Nouvel, la famille Renart est la première nommée à la table de Noble [32]. Bien entendu, c’est une façon de placer Renart en position de personnage principal (mais était-il vraiment nécessaire de le faire ?) et de souligner la haute considération que porte Noble à Renart, qui est le premier nommé dans l’énumération des barons de Noble. Il est cité parmi les hauts barons et semble déjà avoir une place enviable. L’attachement de Noble à Renart est donc présenté comme un fait acquis avant même que les aventures ne commencent.

24Dans le cycle tardif du renard, cette position de conseiller privilégié, de familier du roi est particulièrement bien exploitée lors du viol de la lyeparde[33]. Cette histoire aura de grands retentissements dans Renart le Nouvel[34]. Rappelons quelques points importants au sujet de ce passage. Et tout d’abord que le personnage de Harouge, la victime, la femme du léopard, est une création de Gielée [35]. On peut rappeler également qu’avec Renart le Nouvel, le sentiment amoureux apparaît dans le cycle renardien. Auparavant, l’amour, dans Le Roman de Renart, n’était que physique et se résumait à une simple histoire de désir, purement sexuel. Ici, le roi soupire d’amour pour la femme d’un de ses vassaux. Il s’en ouvre à Renart qui se propose de favoriser leurs entrevues secrètes dans une chambre discrète. Renart occupe donc une double posture : conseiller politique lorsqu’il occupe la fonction de connestable, il est aussi un confident privé, intime par opposition à Ysengrin qui n’est qu’un bien inefficace stratège politique. Lorsqu’Ysengrin conseille Noble, c’est en raison de son rang alors que Renart possède en plus la confiance du souverain. Il demande au roi de le laisser constater qu’il n’y a pas de danger dans la chambre. Pendant que le roi attend dehors, Renart en profite pour violer la lyeparde. Alors que le roi se lamente et croit Renart tué, ce dernier a emmené Harouge à Maupertuis.

25La toute première erreur de Noble dans cette affaire est d’avoir choisi Renart pour auxiliaire. Depuis le Roman de Renart, si Noble se laisse duper, c’est d’abord parce qu’il est incapable de s’entourer des bonnes personnes. Les scènes de conseil parodiques dans le Roman de Renart, qui prouvent l’incapacité des barons à jouer leur rôle, laissent place dans les moralisations à l’exemple ultime du mauvais choix du conseiller : le roi lion, amoureux de la lyeparde, choisit naturellement son ennemi juré [36]. Dans Le Livre de Regnart, il explique son choix en ces termes : vous retiens de mon conseil toujours. Car Isangrin le loup n’en sera jamais, car il est trop pouvre de conseil et de fasson[37]. Mais la raison essentielle qui fait porter le choix de Noble sur Renart est paradoxalement qu’il a failli le tuer lors de la première guerre : « Pour quoy », dist le roy, « je vous en ayme mieux et vous retiens de mon conseil tousjours […] [38] ». Le discernement ne semble pas être la qualité principale d’un Noble qui choisit un ancien ennemi pour conseiller et confident. Toute l’aventure et les conséquences du viol de la lyeparde découlent de ce choix initial, comme l’indique le prosateur qui commente, non dans un exemple, mais dans une parenthèse : Luy [Renart] qui ne desire tousjours que sçavoir et pour faire mauvaitie[39]. Il y a donc une différence fondamentale entre Noble et Ysengrin occupant le rôle stéréotypé de l’ennemi de Renart. Dans nombre de branches du Roman, Ysengrin reconnaissait en Renart son ennemi héréditaire et Renart devait le convaincre de sa bonne foi. Noble, lui, lorsqu’il a affaire à Renart, le considère comme un allié ; ce n’est qu’une fois qu’il est trop tard, que Renart a commis l’irréparable – le meurtre du fils d’Ysengrin par exemple – que Noble voit en lui un traître.

26On remarque dans cette courte aventure du viol les nombreuses occurrences du terme mauvaistie[40]. Par la création même de ce terme, s’achève l’humanisation du personnage. En effet, le terme de renardie n’existe pas dans Le Livre de Regnart, mais celui de mauvaitie en recouvre les acceptions sémantiques, renvoyant au comportement néfaste caractéristique de Renart. Néanmoins, ce mot n’est pas lié à l’étymologie de l’animal. De la sorte, ce trait de caractère est généralisable à l’humanité, ce qui est un élément primordial dans une moralisation.

27En ce qui concerne le traitement du viol en lui-même, c’est une pure parodie de l’amour courtois. L’amant oublie totalement la femme aimée, normalement objet de l’amour, et réserve ses angoisses au sort de Renart, le conseiller préféré. La parodie est si féroce qu’elle trahit la déloyauté du roi envers Harouge. Le roi est versatile, il néglige l’une pour l’autre, ce qui aboutit finalement à une situation comique, digne d’un fabliau : le roi croit Renart en péril de mort pendant que ce dernier viole sa maîtresse. Prises au premier degré, ses lamentations sur le sort de son baron sont particulièrement humoristiques : « Las, chetif, maleureux, par toy est mort le plus vaillant, le meilleur, le plus subtil et le plus prudent qui fust en tout le monde. Et bien me conseilla, car je fusse ou il est, je n’en eusse pas eu moins[41] ». Le roi occupe dans l’aventure un rôle qui le rapproche de celui d’Ysengrin dans le cycle primitif, celui du berné perpétuel. Effectivement, le développement de l’aventure du viol mettra en évidence que Noble a été doublement trompé par Renart. Celui-ci a violé Harouge mais a également fait de la reine, Orgueilleuse, sa maîtresse [42]. Le roi est donc doublement cocu (même Ysengrin n’a jamais été la victime d’un tel exploit !) [43]. Dans le même temps, on observe un véritable recul du rôle d’Ysengrin, comme nous l’avons vu dans la première partie. La structure fondamentale des aventures de Renart suppose un personnage qui sera toujours joué par Renart. Ce rôle, avec la déperdition d’importance d’Ysengrin, ne disparaît pas mais échoit à Noble, ce qui est une preuve supplémentaire du reflet politique que prennent les aventures.

28Dans les moralisations, Renart n’en finit pas de conseiller Noble. Il obtient en effet une place privilégiée à la cour du roi après avoir résolu ingénieusement la grande crise de l’affaire de la lyeparde[44]. Il devient donc grand maistre d’ostel et gouverneur de la justice du roy lyon[45]. Notons au passage que, si le roi croit bien connaître le fin mot de l’affaire, il n’en est rien. Renart l’a évidemment bien dupé et le narrateur le souligne : le roy cuidoit sçavoir la verité de ses amours, mais c’estoit tout le contraire[46]. Il est de toute façon logique dans le cycle qu’une récompense obtenue par Renart soit usurpée.

29Ysengrin est rapidement rejoint par Renart au rang des mauvais conseillers politiques. Dès le début du deuxième livre, Renart, connestable de Noble, doit intervenir pour trancher un cas de justice. Une différence notable existe entre les deux versions moralisées. Voici l’histoire : la fête à peine terminée, un cas de justice se présente car plusieurs animaux viennent se plaindre à la cour que leurs petits ont été tués [47]. Parmi les criminels est nommé Ysengrin qui aurait tué Gernete, fille du mouton. Noble le condamne alors à mort. Dans Le Livre de Regnart, Renart n’est pas accusé alors de mauvais conseil, mais de se réjouir de la mort prochaine d’Ysengrin [48], et ceci alors que dans Renart le Nouvel Renart est directement accusé d’avoir soufflé au roi la sentence :

30

Renars dist au roi : « Entendés,
Sire rois, pour coi atendés
Que vous ne pendés ches mourdreurs ?
S’il vivent plus, c’ert grans doleurs ;
Leur jugemens est trestous fais,
Car seur aus est prouvés li fais[49] ».

31Renart a influencé Noble ; le narrateur l’accuse d’avoir forcé le souverain à un jugement hâtif, de l’avoir poussé à la délibération immédiate sur le conseil d’un proche unique et non fiable. Il va de soi qu’en plus d’une critique du mauvais conseiller, nous pouvons y lire une défense du rôle traditionnel du conseil. La question rhétorique se veut quasi oppressante envers le roi. Elle a une valeur d’accusation. Le roi est en effet implicitement mis en cause : il n’agit pas assez vite. On perçoit dans cet extrait la passivité d’un roi qui exécute sans discernement ce que propose son subordonné. On peut noter que la parole de Renart est toujours efficace, magique, car on le croit dès qu’il parle et quoi qu’il dise. La parole de Renart est assertive, même performative. Lorsqu’il dit car seur aus est prouvés li fais, ces faits ne sont prouvés que par son discours, mais dès lors qu’il prend la parole, ses termes deviennent automatiquement vrais puisque son discours est perçu comme véridique par l’ensemble de l’assistance. Renart ment constamment mais son discours n’est jamais perçu comme fallacieux : Noble boit littéralement ses paroles et les transforme en actes [50]. Tout le danger du conseiller privé apparaît clairement : on ne sait jamais s’il est fiable et par sa proximité avec le roi son influence peut être dangereuse, car nul ne peut rompre le lien qui l’unit au souverain.

32On peut dès lors se demander pourquoi le prosateur ne commente pas de la même façon le passage. Cette ellipse dans la mise en prose est tout à fait remarquable. Le roi prend seul la décision dans la version en prose [51]. Le respect du texte-source de Gielée n’est pas total. La glose est partiellement discontinue et le prosateur focalise son attention sur ce qui lui paraît essentiel en n’hésitant pas à présenter un point de vue différent de celui de Gielée. Le prosateur préfère commenter la haine de Renart envers Ysengrin, car Renart est bien joyeulx que Ysangrin estoit accusé de tel affaire[52]. On constate que la leçon de l’exemple prime sur le récit et conditionne l’écriture du chapitre. Mais d’une façon générale, la visée de l’auteur est directement liée à son projet global. Effectivement, le narrateur-prédicateur du Livre de Regnart désire davantage dispenser des conseils moraux individuels que discourir sur l’influence néfaste de Renart. Aussi le conseil sur la politique pure cède-t-il la place à des conseils moraux sur les comportements à adopter [53]. L’intention du prosateur est moins d’insister sur les procédés utilisés par le renard pour donner de mauvais conseils que de dénoncer, plus globalement, cette tendance : Vous povez cy dessus avoir veu comment la plus puissante beste du monde a esté deceue par la plus meschante qui soit et la plus maleureuse[54]. Le roi est totalement la dupe de Renart.

33Ysengrin est sauvé in extremis par Tiécelin, le corbeau, qui avoue que le coupable est Pinçart, un de ses fils. Déçu, Renart trouve rapidement le moyen de faire accuser Ysengrin d’un autre crime… en en commettant un lui-même, ce qui prouve que le meurtre de l’ennemi est toujours un but à atteindre en soi. Renart dévore le fils aîné de Chanteclerc puis accuse Ysengrin [55]. Cette forme d’obstinacion dans le péché est condamnée par l’auteur [56]. Mais ce n’est pas tout, il s’acharne pour que son ennemi soit condamné. Il est prêt à tout, même à faire un faux témoignage. Il fait croire au frère de Chanteclerc que le loup est responsable du meurtre du coq [57]. Ces exemples permettent d’illustrer le danger que représente un proche conseiller qui se joue de son souverain. Renart veut que son intérêt personnel soit respecté.

34Les passages où Renart conseille Noble permettent de montrer l’emprise que Renart exerce sur son souverain. Noble est tellement stupide qu’il devient un avatar (royal) d’Ysengrin. Il ne peut que subir éternellement la puissance de Renart. Ce qui prouve que la stéréotypie des personnages perdure dans le cycle tardif de la matière renardienne.

4 – Les raisons d’une sympathie fondamentale

35Les causes qui poussent Noble à demander conseil à Renart peuvent être analysées dans un épisode très secondaire de la première guerre qui oppose Renart et Noble. L’espion du roi se permet de lui donner un conseil sur la manière de disposer de ses biens dans un but stratégique. Parlant de Renart, il met en avant sa largesse et oppose sa conduite à celle du roi : Il ne fait mie son tresor / De pierres ne d’argent ne d’or / Si que vous, mais de chevaliers, / De sergans d’armes, d’escuiers / Preu et hardis […] [58]. L’expression si que vous sert la comparaison. Il faut souligner qu’il n’y a aucune intention malveillante chez ce personnage de conseiller. Il l’indique clairement lui-même : Rois, pren conseil ou tu ies mors[59]. La réaction du roi ne s’en veut pas moins violente pour autant : a poi n’esrage, dira le texte [60]. Nous sommes ici dans un type d’extrait où la moralisation est tout à fait implicite. Noble apparaît parfaitement incapable de recevoir un conseil si ce conseil n’est pas une basse flatterie. Il subit les événements au lieu de réfléchir et d’agir sur eux. La passivité, la violence et la colère sont des preuves marquantes d’une réaction épidermique et non intellectualisée à ce qui lui arrive.

36Contrairement à Renart, il ne s’engage jamais sur le chemin de la réflexion. Il ne s’arrête jamais pour réfléchir, ce qui ne peut que se traduire par une incapacité à trouver une réponse adéquate aux situations rencontrées. Renart est dans une démarche tout à fait inverse par rapport à Noble. Avant d’entamer un processus de paix avec le souverain, il pèse longuement le pour et le contre en un long monologue intérieur. Il définit d’abord ses objectifs à long terme : devenir un familier du roi (si cuit bien ains un mois / Estre grans maistres de l’ostel), devenir proche des enfants royaux à la mort du roi (Que on de moi, je croi, feroit / Souverain baillieu), les contrôler et finalement les évincer de la succession naturelle (et si porroie / Estre rois[61]). Renart essaie de s’intégrer à la famille du roi, non à proprement parler par traîtrise, mais en gagnant une confiance qu’il ne mérite pas et en s’appropriant l’héritage de la lignée royale. En définitive, ce plan sera bien celui qu’il mettra en œuvre en détournant Orgueil de sa famille naturelle [62].

37D’ailleurs, la mise en prose du xve siècle insiste grandement sur ce danger de faire entrer un étranger dans l’entourage royal. Lors de la première guerre entre Renart et Noble, Renart utilise la ruse bien connue du déguisement pour récupérer son fils Roussel, alors prisonnier de Noble. Avec la complicité de Grimbert, il feint d’être un moine cordelier venu confesser le condamné. En tant que moralisateur, l’auteur du Livre de Regnart doit condamner fermement cette entrée, non du loup dans la bergerie, mais du Renart à la cour. La morale explicite donnée est que Noble, pour la grant familiarité que le roi avoit en celuy Regnart, en perdist ses prisonniers[63] ; et l’exemple insiste même sur cette idée : Cy est bel exemple a tous princes qu’ilz ne soient point si familiers a homme estrange, de quelque estat qu’il soit […] [64]. L’omniprésence des mots dérivés de familier exprime une cristallisation autour de ce terme. Ce mot martèle une angoisse dont il est la preuve prégnante. D’ailleurs, mettre en cause l’attirance, la fascination de Noble pour Renart, n’est-ce pas une façon d’attaquer le pacifisme et la nature conciliante du souverain ?

38Cette inquiétude n’est pas sans rapport avec la redéfinition du monde curial que connaît alors le siècle : « Auparavant la cour était un endroit où le prince tient ses assises et réunit ses parents et familiers. Entre 1460 et 1480, ce terme désigne l’ensemble des favoris qui gravitent autour de la personne du monarque et qui exercent un quelconque pouvoir dans la gestion de l’État [65]. » Parce que le roi est devenu plus libre de choisir ses conseillers, il y a une peur légitime des moralisateurs à ce que la situation avantage les flatteurs qui profitent de la confiance royale. Nous y voyons également une peur de voir ces familiers abuser de la situation au point d’usurper des positions auxquelles leur naissance ou leur vertu ne les prédisposaient pas. Il semble difficile de ne pas rapprocher ces craintes des aventures renardiennes qui voient un traître triompher.

39La maîtrise délibérative de Renart est parfaitement révélatrice de la hantise de la manipulation. Reprenons l’exemple de Renart le Nouvel. Renart prouve qu’il est capable de moduler sa pensée, de la faire évoluer selon un but précis. Et si, au début du texte, il n’envisageait pas de se rendre – Pais ne puis faire ou n’aie honnour[66], déclare-t-il – il comprend vite l’avantage qu’il aura à défendre la paix. L’hypothétique est cinglante : se je m’umelie / A men plus bel, je ne douc mie / Que je n’aie du roi pardon[67]. Renart est capable de s’inscrire dans un processus de réflexion virtuel engageant l’avenir. Il connaît en outre la psychologie de ses adversaires et sait que Noble aime trop la paix. Ce qui pourrait être une grande qualité est ici une grande faiblesse, puisqu’elle est manipulée, détournée par Renart. Après cette hypothétique, le reste des hypothèses se fait au futur car Renart, fort de la connaissance qu’il a de ses adversaires ne doute pas un instant de leur réalisation de sorte que l’hypothèse s’ancre automatiquement dans un réel à venir. Cet ancrage qui actualise le virtuel est martelé par l’anaphore de « et » dans une construction parallèle : Et si m’aront chier li baron, / Et si me porrai bien vengier / D’Ysengrin que je n’ai point chier[68].

40À cette occasion, on constate que l’interprétation de Renart le Nouvel est bien plurielle. Avant d’envisager d’usurper le trône, Renart songe à se venger d’Ysengrin. Il ne devient jamais absolument une abstraction du mal dans ce cycle de Renart le Nouvel, il demeure le personnage mû par ses principes de vengeance. Même dans ce texte moralisé, il y a un asservissement à la logique narrative : Renart ne peut que vouloir du mal à Ysengrin notamment puisqu’il l’extrait de la masse des barons, ce qu’indique parfaitement le chiasme sémantique et l’antithèse (répétition de chier à l’affirmatif et au négatif). Dans le même temps, il développe une stratégie complexe pour prendre le pouvoir. Elle échouera, mais la séduction de sa parole et de ses viles actions agira notamment auprès d’Orgueil et il arrivera ainsi à prendre la place du roi sur le trône.

41Ce qui est évidemment le plus important, c’est que Renart est son seul conseiller. Il délibère seul et décide. Subtil dans tous les sens du mot, il a une pensée indépendante des autres bêtes : Et quant il ot tout che pensé / A son conseil jehi son cuer / De pais faire […] [69]. Sa force réside dans le fait qu’il ne dépend pas des autres pour réfléchir, contrairement à Ysengrin, qui, bien sûr, ne pense jamais, mais aussi en opposition à Noble qui cède à ses impulsions ou écoute n’importe qui, particulièrement celui qui le flatte. Les conséquences seront dramatiques. En raison de la familiarité que Noble entretient avec Renart, il se laisse emporter par le Mal, perd sa royauté pour toujours et entraîne l’humanité entière dans sa chute.

42* * *

43Passer d’une guerre féodale de baronnage à une guerre allégorique entre le Bien et le Mal ne pouvait pas se faire sans modifier profondément la matière issue du Roman de Renart. Le cycle de Renart le Nouvel voit ainsi s’amoindrir l’importance d’Ysengrin. Il demeure l’ennemi intime et héréditaire du renard, mais leurs oppositions ne sont plus qu’accidentelles. Par contre, si le rôle d’Ysengrin s’affaiblit, son rôle prototypique est repris par Noble, qui, tout en gardant sa position royale, devient parfois un être violent et injuste, en tout cas, toujours soumis à la puissance renardienne. Dans Renart le Nouvel, Renart s’avère meilleur que Noble chaque fois que l’intelligence stratégique est en cause. Il semble qu’il y ait une caractéristique irréversible dans le cycle renardien depuis les plus anciennes versions : la maîtrise du discours par Renart, qui crée l’asservissement de ses ennemis. La fragilité de la royauté, accidentelle et humoristique dans le Roman de Renart, devient l’objet de toutes les craintes. La thématique du mauvais conseiller permet de cristalliser les angoisses dans des textes contemporains de la montée en puissance des familiers du roi. Le Livre de Regnart, quant à lui, en tirera les meilleurs effets par son exemplification systématique répondant en écho à la confusion des attitudes des protagonistes, et en ne laissant pas au lecteur le soin de tirer une morale des aventures. Le sentiment de confusion qui peut naître de la lecture de Renart le Nouvel est totalement gommé et l’auteur confère une logique d’ensemble aux aventures animalières.

Notes

  • [1]
    Roman de Renart, Enfances Renart, éd. A. Strubel, Le Roman de Renart, Paris, 1998, p. 827, v. 11.
  • [2]
    Les ouvrages de référence pour ces œuvres seront les suivants : Jacquemart Gielée, Renart le Nouvel et Le Livre de Regnart, éd. H. Roussel, Paris, 1961. Pour Le Roman de Renart, nous utiliserons comme édition de référence celle mentionnée n. 1. Ces textes seront abrégés en Renart le Nouvel, Livre de Regnart et Roman de Renart. Par souci de lisibilité nous conserverons la graphie « Renart » pour le nom du protagoniste dans le corps du commentaire bien que le texte du xve donne la graphie « Regnart » au personnage. Nous nommerons aussi le fils de Noble « Orgueil » bien qu’il se nomme « Orgueilleux » dans la mise en prose.
  • [3]
    On peut opposer cette catégorie de récits renardiens à ceux qui présentent un règne de Renart, tel Le Couronnement de Renart.
  • [4]
    Cet état de fait est souligné par J.C. Mühlethaler : « […] ce lion qui laisse Renart agir à sa guise à la cour et dans le royaume apparaît seulement dans des textes postérieurs au Roman de Renart ». Il met en avant le « caractère exceptionnel » de la branche de Renart Empereur : « Mais sans le départ de Noble en croisade le triomphe momentané de Renart ne serait pas possible ; la branche xi s’en prend à un usurpateur profitant de l’absence du roi, les textes tardifs dénonceront l’accès au pouvoir du courtisan en présence du souverain légitime. » J.C. Mühlethaler, Leo cecatus ou le triomphe de Renart courtisan : l’emploi d’un motif comme indice référentiel, Reinardus, t. 3, 1990, p. 117.
  • [5]
    Nous laissons volontairement de côté les branches où la paix entre les animaux n’est qu’un leurre qui permet à Renart de mieux tromper son ennemi.
  • [6]
    Cette situation tout à fait particulière de la branche de Renart Empereur est expliquée par R. Bellon en ces termes : « L’imminence du péril extérieur a donc ressoudé la cohésion intérieure du royaume de Noble et la nature des rapports entre les personnages principaux connaît un changement total, de ce fait, le récit de la guerre contre les païens ignore les deux structures narratives les plus fréquentes du cycle, la quête de nourriture et la quête de justice. » R. Bellon, Un épisode quelque peu oublié de la geste renardienne : la guerre contre les païens (RR, xi, v. 1747–2299), Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble, Mélanges offerts à Jean Dufournet. Littérature, histoire et langue du Moyen Âge, éd. J.C. Aubailly, E. Baumgartner, F. Dubost e.a., t. 1, Paris, 1993, p. 185–186. Il affine son analyse dans un article plus récent : « Mais dans notre récit [Renart Empereur], la haine entre les deux compères s’étant évanouie, l’élément moteur par excellence des récits renardiens se trouve vidé de sa puissance narrative et le conteur doit trouver un moteur de substitution ! Il conserve néanmoins le motif de la grant guerre, mais il l’élargit et pour ainsi dire la mondialise : la grande guerre c’est désormais celle qui est déclenchée par les Païens lorsqu’ils envahissent le royaume des chrétiens. » Id., Renart Empereur. Le Roman de Renart, ms. H, branche xvi : une réécriture renardienne de la Mort le roi Artu ?, La Tentation du parodique dans la littérature médiévale, Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, t. 15, 2008, p. 6.
  • [7]
    La branche de La Mort Renart se veut, quant à elle, totalement parodique des données de base du Roman. Nous renvoyons à J. Dufournet, L’originalité de la branche xviii du Roman de Renart ou les trois morts du goupil, Mélanges de Philologie romane offerts à Charles Camproux, t. 1, Montpellier, 1978, p. 345–363.
  • [8]
    Roman de Renart, Enfances Renart, p. 831, v. 149–152.
  • [9]
    « Par ailleurs, la branche des enfances est une introduction aux véritables épigones du Roman, où Renart devient une allégorie du mal et une illustration de l’envie qui règne dans le monde, source de tous les autres vices tels que pingrerie et avarice. » S. Lefèvre, Notice de la branche xxv Enfances Renart, Roman de Renart, p. 1374.
  • [10]
    Le Partage des Proies présente une fin des plus ouvertes : Atant est li consaus remés. / Si va Renars a son repere, / Et Ysengrins son chier compere / Est retornés a son manoir. / Ici fait Pierres remanoir / Le conte ou se volt travillier / Et lasse Renart consillier (Roman de Renart, Le Partage des Proies, p. 686, v. 1508–1514).
  • [11]
    Mais la tradition renardienne demeure dans cette branche où Ysengrin a réellement subi un mauvais tour avant de s’allier avec son ennemi à la toute fin de la branche.
  • [12]
    Renart le Nouvel, p. 43, v. 795–803.
  • [13]
    Le prosateur du xve siècle qui ne connaît manifestement que le texte de Gielée et des Ysopets est plus elliptique : car il hayoit le loup — et de pieça ! — pour l’amour de sa femme Hersent. (Livre de Regnart, p. 12). Il relatera très brièvement le viol d’Hersent au douzième chapitre du livre ii : […] print a force la femme du lou, et en fist a sa volunté. Et puis la laissa aller (Ibid., p. 63). Rien ne laisse supposer qu’il perçoit ce moment comme relevant d’une tradition renardienne ancienne et importante. Il ne s’attarde pas sur un épisode très secondaire du récit.
  • [14]
    Renart le Nouvel, p. 106, v. 2458–2464. On peut rapprocher ce dénouement du Livre i du début du Partage des Proies où Noble impose brutalement une réconciliation entre les deux ennemis. Le roi prend la défense de Renart, il affirme au loup à propos du viol de sa femme : Je connois bien Renart a tel / Qu’il nel feïst por le castel / L’empereor Octevien (Roman de Renart, Le Partage des proies, p. 668, v. 825–827). Dès lors, la paix est un ordre royal et Ysengrin ne peut que l’accepter.
  • [15]
    Renart le Nouvel, p. 87–88, v. 1959–1968.
  • [16]
    À ce propos, E. Suomela-Härmä précise qu’« on ne voit pas ce qu’Ysengrin s’imagine gagner en donnant un pareil conseil, le moment étant particulièrement mal choisi pour ce genre de mesures […] il ne fait que jouer le rôle de nigaud qu’une tradition centenaire lui a attribué, et qui d’ailleurs lui va à merveille ». E. Suomela-Härmä, Les Épigones du Roman de Renart, Revue des Langues romanes, t. 40, 1986, p. 49. On peut néanmoins rappeler que cette tradition n’est pas unanime et on peut reconnaître au loup dans le Roman la volonté de mettre en garde son souverain contre Renart. Mais cette tradition autour d’Ysengrin veut surtout qu’il ne soit jamais cru quand il dit la vérité en raison de la haine qu’il voue à Renart. Ainsi dans la branche de l’Escondit, il exprime certaines vérités fondamentales sur le mépris dont Renart témoigne envers la justice du roi : « Rois, justice va empirant ! / Verités est tornee a fauble, / Nule parole n’est estauble ! / Vous fesistes le ban roiaul / Que nuls mariaiges par mal / N’osast estaindre ne brisier. / Renars ne vous voet tant prisier / N’oncques ne tint por contredit / Ne vostre ban ne vostre dit (Roman de Renart, Escondit, p. 193, v. 1015–1023).
  • [17]
    Le choix d’un conseiller politique est délicat car c’est un « auxiliaire indispensable à la politique menée en raison de son “rôle de consultation” auprès du souverain ». J. Krynen, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge (1380–1440). Étude de la littérature politique du temps, Paris, 1981, p. 146. Les moralisateurs préfèrent déplorer le comportement des conseillers et leur influence plutôt que de critiquer le roi qui les a pourtant choisis.
  • [18]
    L’ensemble de la moralisation des mauvais conseillers couvre les vers 1969–2013 de Renart le Nouvel, p. 88–89.
  • [19]
    Ibid., p. 88, v. 1987–1989.
  • [20]
    Renart le Nouvel fonctionne sur la double distinction de Noble et de Renart et de Renart et d’Ysengrin. Sa moralisation reste très souvent implicite. Ayant développé une accusation contre les mauvais conseillers, Gielée ne réitère pas le commentaire sur le personnage de Renart. Ses passages anti-Renart sont placés quant à eux à des endroits stratégiques du récit : début des livres, fin du texte. Il laisse au lecteur le soin d’opérer le transfert aux autres épisodes non commentés du récit.
  • [21]
    Cette ambivalence de comportement des deux protagonistes est une donnée importante de Renart le Nouvel et de sa mise en prose. Nous renvoyons à l’analyse que donne E. Suomela-Härmä sur le thème de la largesse dans Renart le Nouvel où elle indiquait déjà : « Par contre, Renart le Nouvel présente une nouveauté surprenante : il met en scène un personnage qui non seulement rivalise avec le roi en largesse, mais le dépasse et de loin. […] Ce qui est plus déconcertant encore, c’est que ce personnage soit Renart ». Suomela-Härmä, Les Épigones du Roman de Renart, p. 48. Cette ambiguïté est aussi une façon de comprendre la fin du récit où Renart obtient de Fortune qu’elle bloque sa roue afin que son pouvoir demeure pour l’éternité. J.C. Mühlethaler a déjà abordé l’interprétation de cette emprise de Renart sur Noble : « Plus qu’une figure du tyran, Noble manipulé par Renart est ici l’allégorie de tout homme, qui une fois qu’il a succombé au vice, n’est plus en mesure d’y résister. » J.C. Mühlethaler, Fauvel au pouvoir : lire la satire médiévale, Paris, 1994, p. 105–106. Profondément humain, plus humain peut-être que roi, Noble en subira les conséquences et sera une figure de l’humanité pécheresse.
  • [22]
    D. Billote, Renart Médecin ou le roi et le thaumathurge, Reinardus, t. 3, 1990, p. 7.
  • [23]
    D. Billote note que « […] le conteur renardien montre que la responsabilité de son héros est première et totale dans les malheurs qui frappent le monde des animaux ». Cette causalité renardienne à la maladie du roi renforce d’ailleurs l’interdépendance des personnages. Ibid., p. 9.
  • [24]
    Roman de Renart, Renart Médecin, p. 545, v. 1242.
  • [25]
    Dans le monde stéréotypé du Roman de Renart, le laxisme de Noble à l’égard de Renart assure la pérennité du cycle et rend possible les nouvelles aventures.
  • [26]
    Les résolutions anti-Renart apparaissent principalement lorsqu’un meurtre ou une tentative de meurtre a endeuillé le royaume, comme dans l’exemple cité supra, p. 151. Noble est alors plus conscient de sa fonction royale, moins aveuglé par le charisme de Renart et les bons sentiments de Noble s’expriment dans des passages de déploration et de regret. Le passage où Noble est le plus indulgent avec Renart est évidemment celui où il choisit de faire se réconcilier Renart avec Ysengrin, cité supra, p. 152.
  • [27]
    Renart le Nouvel, p. 91, v. 2072–2075.
  • [28]
    Ibid., p. 73–74, v. 1586–1591.
  • [29]
    Suomela-Härmä, Les Épigones du Roman de Renart, p. 57.
  • [30]
    Renart le Nouvel, p. 43, v. 790–791.
  • [31]
    Ibid., v. 795–798.
  • [32]
    Entre eulx avoit grant baronnie de bestes que c’estoit merveilles a les regarder. Par especial le Regnart y estoit et ses troys filz […] (Livre de Regnart, p. 4–5). Renart le Nouvel dit : Renars li houpiex i estoit / Qui ses.III. fiex o lui avoit (Renart le Nouvel, p. 16, v. 73–74).
  • [33]
    Le viol d’Hersent mentionné aux v. 801–802 de Renart le Nouvel est très rapidement réécrit aux v. 3092–3104. On ne mentionne même pas celui d’Orgueilleuse. Seul importe aux yeux de Gielée le viol de la léoparde. Ce viol de Harouge, la femme du léopard, est inédit dans le cycle renardien et donne l’occasion à Gielée de se confronter à un morceau de bravoure de l’écriture renardienne. La ruse, simple, s’apparente à celle d’un fabliau où un personnage viole une femme à l’insu d’un autre. Contrairement au viol d’Hersent, ce forfait ne s’effectue pas en présence de l’homme dupé. Première innovation majeure, Renart doit menacer violemment Harouge afin qu’elle ne le dénonce pas, ce qui n’était pas le cas dans le Roman, où Hersent clamait son innocence (bien que feinte) et Fière hurlait sa détresse. La violence sexuelle s’accompagne dans ce cycle d’une pression morale exercée sur les femmes. Deuxième innovation : la duperie de Renart n’est découverte que très tardivement par le roi.
  • [34]
    Harouge est violée par Renart et enfermée à Maupertuis. Elle ira s’en plaindre à Hermeline. Un jour que son mari l’a battue, Hermeline ira dévoiler la vérité au roi. Et c’est au moment où il comprendra qu’il a été joué que divers barons, dont Ysengrin et Tybert, viendront se plaindre au roi, qui décidera de lancer une seconde guerre contre Renart. Il n’est pas anodin que Noble soit au nombre des plaignants. Assurément sa disgrâce d’amant trompé n’est pas pour rien dans sa ferme intention de venger le royaume des crimes de Renart.
  • [35]
    Dans le ch. 5 de son ouvrage, J. Haines donne une explication sur le choix du nom du léopard, Hardi. En effet, le Roman de Renart mentionne parfois un lieparz aux côtés des personnages traditionnels, mais il n’a pas de nom propre. Selon lui, Renart le Nouvel est (partiellement du moins) un roman à clefs mettant en scène les personnages de la guerre de Flandre. Noble représenterait la Flandre et Renart, la France. Le léopard serait, pour sa part, une représentation allégorique de Charles d’Anjou. Nous citons précisément son argumentation : « The “Bold” name is appropriate for the animal who probably represents Charles of Anjou, one of the most daring and ambitious men of the thirteenth century. The youngest son of king Louis VIII and Blanche of Castille, Charles rivaled his brother king Louis IX in political ambition. […] The leopard’s name “Hardi” (Bold) conjures up the person of king Philip III The Bold (“le Hardi”), creating a subtle irony apparently intended to reinforce the superiority of Charles to his nephew Philip III King of France. » J. Haines, Satire in the Songs of Renart le Nouvel, Paris, 2010, p. 175–176.
  • [36]
    On se souvient de la branche de L’Escondit (branche vc) qui parodiait les discussions incessantes du conseil du roi.
  • [37]
    Livre de Regnart, p. 47. Il est certain que son unique conseil sur la solde des gens de Noble s’est avéré désastreux.
  • [38]
    Ibid.
  • [39]
    Ibid. A contrario, Renart a toujours su s’adjoindre un conseiller judicieux et sincère. Les seuls bons conseils reçus dans Le Livre de Regnart (et dans tout le cycle depuis Le Roman de Renart), Renart les reçoit de Grimbert, son cousin : vous estes celuy qui me devez donner conseil en tous mes affaires (Livre de Regnart, p. 103). Pour se venger des femmes, il conseille effectivement à Renart d’utiliser un aimant. Il existe donc une forme de conseiller naturel, quelqu’un qui, quelles que soient les circonstances, peut toujours être cru car il a toujours fait preuve de loyauté envers son demandeur. Le lien de parenté et la complicité qui existent entre Grimbert et Renart sont les garants de cette loyauté.
  • [40]
    Icy appert par la mauvaitie de ce Regnart comme plusieurs pardonnent le jour de pasques ou le jour d’une grant feste (Ibid., p. 59) ; Le Regnart, qui sçavoit bien la mauvaitie, retourna a la court du roy cuidant tousjours veoir mourir Ysangrin le loup (Ibid., p. 61–62) ; par quoy fut congneue la mauvaitie et envie de ce mauvais Regnart (Ibid., p. 62) ; Icy fault considerer la mauvaitie de ce Regnart (Ibid., p. 63).
  • [41]
    Ibid., p. 50.
  • [42]
    Le nom de la reine change dans ce cycle. De Fière, il devient Orgueilleuse. C’est bien évidemment une façon étymologique de la rapprocher d’Orgueil, son fils aîné, qui trahira Noble pour rejoindre le camp de Renart ainsi que sa mère le fera. Mais ce nom cadre également avec la tradition du Roman de Renart, qui utilisait les deux adjectifs en binôme synonymique pour décrire la reine : [C’est Renart qui s’exprime] : Quant je croissi ma dame Fiere / Qui molt est orguilleuse et fiere (Roman de Renart, La Mort Renart, p. 697, v. 388–389).
  • [43]
    Dans Le Livre de Regnart, le traitement de l’aventure de la lyeparde est des plus intéressants. Mis à part une remarque sur l’attention à porter sur son comportement amoureux, le prosateur ne reprend pas le roi sur son adultère. Il témoigne en cela d’un laxisme traditionnel à l’encontre de l’adultère masculin.
  • [44]
    Il a prétendu qu’Harouge l’avait emprisonné sous le prétexte qu’elle ne savait pas qu’il était en mission pour le roi. Ce fait a été confirmé par une lettre d’Harouge, écrite au roi sous la menace de Renart.
  • [45]
    Livre de Regnart, p. 57.
  • [46]
    Ibid., p. 58.
  • [47]
    Il s’agit du mouton, probablement Belin, de Chanteclerc le coq et du rat Pellé, tous personnages traditionnels du cycle.
  • [48]
    Lors dist maistre Regnart en son couraige que il seroit vengié de Ysangrin le loup, lequel estoit son ennemy mortel, et de long temps (Ibid., p. 59).
  • [49]
    Renart le Nouvel, p. 128, v. 3043–3048.
  • [50]
    Ce mécanisme magique de la parole renardienne est bien analysé par le prosateur du Livre de Regnart : Mirez vous par luy quant par son langaige decevant deceut le roy lyon et ses amours, lequel lyon en cuidoit bien joyr (Livre de Regnart, p. 50). L’exhortation Mirez vous invite le lecteur à observer son comportement, en réfléchissant à la lumière du comportement de Noble, à ses actes propres. La fiction animalière sert donc au premier plan l’aspect spéculaire de la parole.
  • [51]
    Lors quant le roy oeut ouy toutes ces plaintes, jura qu’il en feroit justice, et commenda qu’ilz fussent mis en prison (Ibid., p. 58–59).
  • [52]
    Ibid., p. 59.
  • [53]
    Et se iceulx pardonnent d’avanture, sont tous prestz, de pourchasser leur mal et de leur dire villennie, ou seront bien joyeulx de leur adversité – si aucune leur en vient – comme estoit maistre Regnart, lequel estoit bien joyeulx que Ysangrin estoit accusé de tel affaire […] Et treuve l’on en escript que le peché de hayne n’a point d’excusation ne n’aura au jour du jugement (Ibid.). Le prosateur est également toujours soucieux de lier ses commentaires à la morale biblique.
  • [54]
    Ibid., p. 57.
  • [55]
    Mais le Regnart vint par devers le frere du cocq en lui disant : « Veez la Ysangrin qui a mengé vostre frere Chanteclerc » (Ibid., p. 61).
  • [56]
    Ibid., p. 63.
  • [57]
    Ibid., p. 61.
  • [58]
    Renart le Nouvel, p. 93, v. 2123–2127.
  • [59]
    Ibid., v. 2132.
  • [60]
    Ibid., v. 2133.
  • [61]
    Ces réflexions de Renart se situent respectivement aux v. 2278–2279, 2282–2283 et 2284–2285 de Renart le Nouvel, p. 99.
  • [62]
    Le détournement de la progéniture du roi est la stratégie employée par Renart dans Renart le Nouvel pour asseoir sa puissance. Ce détournement est total, puisque Orgueil rejoint le camp de Renart et envoie auprès de ce père spirituel son fils, de même que Lyonnel et Noblet, les deux fils cadets de Noble, se joignent à eux. Au final, en comptant Orgueilleuse et Noble, qui sont eux aussi montés dans la nave des vices, toute la lignée royale et toute la descendance obéit aux ordres de Renart. Comme l’indique E. Suomela-Härmä, « tout cela revient à dire que Renart se substitue peu à peu à Noble dans son rôle de chef de lignée […] ». C’est grâce à la stratégie du détournement familial généralisé que Renart parvient à la position qui est la sienne au terme de l’histoire : définitivement installé en haut de la roue de Fortune puisqu’il contrôle l’avenir de la lignée royale. E. Suomela-Härmä, Parenté naturelle et parenté spirituelle dans Renart le Nouvel, Senefiance, t. 26, 1989, p. 287–301. Voir p. 295.
  • [63]
    Livre de Regnart, p. 31.
  • [64]
    Voir la citation suivante : Jamais ung prince ne soit estre si familier a nul estranger, se il ne scet bien a qui (Ibid.).
  • [65]
    J. Lemaire, Les visions de la vie de cour dans la littérature française de la fin du Moyen Âge, Paris, 1990, p. 253.
  • [66]
    Renart le Nouvel, p. 98, v. 2267.
  • [67]
    Ibid., p. 99, v. 2269–2271.
  • [68]
    Ibid., v. 2271.
  • [69]
    Ibid., v. 2288–2290.
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