Couverture de RMA_192

Article de revue

La diplomatie dans les Mémoires de Commynes

Pages 271 à 282

Notes

  • [1]
    Nous citerons les Mémoires d’après notre édition bilingue, en trois tomes, Paris, Flammarion, 2002–2007. Nous renvoyons tantôt à un chapitre, le premier chiffre indiquant le livre et le second le chapitre ; tantôt à un passage précis, et nous mentionnons alors le tome de notre édition et la page.
  • [2]
    T. 1, p. 46–53 (I, 1).
  • [3]
    T. 1, p. 388–403 (III, 11).
  • [4]
    T. 1, p. 172–181 (II, 1).
  • [5]
    T. 1, p. 196–207 (II, 3).
  • [6]
    Pour une étude complète de l’épisode, on se reportera à notre volume Sur Philippe de Commynes. Quatre études, Paris, 1982, p. 40–47.
  • [7]
    T. 1, p. 46.
  • [8]
    T. 1, p. 49.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    T. 1, p. 51.
  • [11]
    T. 1, p. 53.
  • [12]
    T. 1, p. 144–151 (I, 12)
  • [13]
    Voir t. 2, p. 228–235 (V, 14).
  • [14]
    T. 3, p. 346–359 (VIII, 23).
  • [15]
    T. 3, p. 355.
  • [16]
    T. 1, p. 202.
  • [17]
    T. 1, p. 228–233, 242–249 (II, 7, 9).
  • [18]
    T. 1, p. 246.
  • [19]
    Sur l’épisode de Péronne, voir J. DUFOURNET, Comment lire les Mémoires de Commynes ? L’entrevue de Péronne et l’expédition contre Liège, dans ID., Philippe de Commynes. Un historien à l’aube des Temps modernes, Bruxelles, 1994, p. 217–249.
  • [20]
    T. 1, p. 340–349 (III, 6).
  • [21]
    T. 1, p. 342.
  • [22]
    T. 1, p. 344.
  • [23]
    T. 1, p. 346.
  • [24]
    Pour des compléments, se reporter à J. DUFOURNET, La Destruction des mythes dans les Mémoires de Philippe de Commynes, Genève, 1966, p. 171–172.
  • [25]
    T. 1, p. 380–389 (III, 10).
  • [26]
    T. 1, p. 386. Voir DUFOURNET, La Destruction, p. 100.
  • [27]
    T. 1, p. 180–207.
  • [28]
    OLIVIER DE LA MARCHE, Mémoires, éd. H. BEAUNE, J. D’ARBAUMONT, t. 3, Paris, 1885, p. 64–67.
  • [29]
    T. 1, p. 202.
  • [30]
    T. 1, p. 198.
  • [31]
    T. 1, p. 200.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    T. 1, p. 198.
  • [35]
    T. 1, p. 204.
  • [36]
    T. 2, p. 22.
  • [37]
    T. 2, p. 18.
  • [38]
    T. 1, p. 360.
  • [39]
    T. 2, p. 312.
  • [40]
    T. 1, p. 172–181, 214–223 (II, 1, 5).
  • [41]
    T. 1, p. 133.
  • [42]
    T. 1, p. 284.
  • [43]
    T. 1, p. 168.
  • [44]
    T. 1, p. 168–170.
  • [45]
    T. 1, p. 134.
  • [46]
    T. 1, p. 152–159 (I, 13).
  • [47]
    T. 3, p. 288.
  • [48]
    T. 1, p. 132.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Ibid.
  • [51]
    T. 1, p. 362.
  • [52]
    T. 1, p. 132.
  • [53]
    T. 3, p. 250–265 (VIII, 13).
  • [54]
    T. 2, p. 338–349 (VI, 3).
  • [55]
    T. 2, p. 186–193 (V, 7).
  • [56]
    T. 3, p. 358.
  • [57]
    T. 1, p. 132.
  • [58]
    T. 1, p. 360.
  • [59]
    T. 1, p. 132.
  • [60]
    T. 1, p. 358.
  • [61]
    T. 3, p. 356.

1 À considérer grosso modo les Mémoires[1], on distingue trois ensembles d’égale importance : le premier comporte les livres I–III, de l’arrivée de Commynes à la cour de Bourgogne [2] à son passage au roi [3] ; le deuxième, qui comprend les livres IV–VI, concerne les relations de Commynes et de Louis XI ; le troisième, écrit plus tard, contient les livres VII et VIII sur Charles VIII et l’expédition d’Italie. Or, chacun de ces ensembles est fait, à peu près à égalité, d’épisodes guerriers et de tractations. Il suffira, pour s’en rendre compte, d’examiner le premier ensemble, qui contient un choix significatif d’épisodes et des approches différentes de la négociation. C’est ce que nous étudierons dans un premier temps, avant de consacrer une analyse plus approfondie à l’un de ces épisodes, en apparence mineur (au dire même de Commynes), fondé sur l’opposition entre la bataille de Brusthem [4] et les négociations d’Humbercourt avec les Liégeois [5]. Enfin, nous nous attarderons sur le choix des ambassadeurs et leurs qualités.

2 Chacun des trois premiers livres comporte un épisode significatif qui requiert l’attention.

3 1. Il est remarquable que les Mémoires commencent par l’évocation d’une affaire obscure, qui nous jette d’emblée dans un monde sournois, ambigu et dangereux, et dont l’accusé est Louis XI, soupçonné d’avoir en 1464 soudoyé le bâtard de Rubempré et de l’avoir engagé à aller en Hollande capturer, ou même tuer, Charles, comte de Charolais. Commynes, surtout, y évite de se prononcer : il n’accuse ni ne disculpe personne, alors qu’il eût été facile de montrer qu’aucun fait précis ne permettait d’accuser formellement le roi et que, si Charles de Bourgogne n’avait pas étalé publiquement les aveux du bâtard, c’est qu’ils n’apportaient aucun élément décisif. Bref, comme nous l’avons montré ailleurs, rien ne devient clair dans le récit du mémorialiste, et, d’entrée, Louis XI est un personnage suspect dans un monde trouble, difficile à saisir et à percer à jour [6].

4 Mais il n’a pas été assez souligné que Commynes en profite pour faire le portrait d’un mauvais ambassadeur, Pierre de Morvilliers, chancelier de France, qui parle fort arrogamment[7], et revient à la charge :

5

[…] en lançant de graves et infamantes accusations contre le duc de Bretagne… […]. Et Morvilliers faisait ce crime si énorme, si déplorable que tout ce qui peut se dire à ce propos pour jeter la honte et l’opprobre sur un prince, il le dit[8].

6 Quand Charles veut, à plusieurs reprises, lui répondre, l’autre de lui couper la parole en disant :

7

Monseigneur de Charolais, je ne suis pas venu pour parler à vous, mais à monseigneur votre père[9] .

8 Morvilliers, venimeux, ajoutait :

9

[…] qu’il ne pouvait imaginer ce qui pouvait avoir poussé le comte à contracter cette alliance avec le duc de Bretagne, sinon une pension que le roi lui avait donnée avec le gouvernement de Normandie et qu’il lui avait supprimée[10].

10 Ce comportement engendra pour tout résultat une haine violente chez le comte de Charolais qui promet de s’en venger, puisqu’il dit à l’évêque de Narbonne :

11

Recommandez-moi très humblement à la bonne grâce du roi, et dites-lui qu’il m’a bien fait laver la tête ici par ce chancelier, mais que, avant qu’il ne soit un an, il s’en repentira[11] .

12 L’évêque de Narbonne fit ce message au roi quand il fut de retour. Ce fut la guerre du Bien Public [12].

13 Commynes se plaît à désigner les mauvais ambassadeurs, qu’ils soient arrogants, orgueilleux ou naïfs, comme Olivier le Daim auprès des Gantois [13] ou, en Espagne, Guillaume de Poitiers, seigneur de Clérieux [14], un brave homme, qui est crédule, surtout avec de si grands personnages[15].

14 2. Nous nous attarderons dans la deuxième partie de cette étude sur les négociations de Humbercourt à Liège, parce que cet épisode, bien que mineur, est, selon Commynes lui-même, riche d’enseignements :

15

Je n’eusse pas si longtemps parlé de ce propos, veu que la matiere n’est guere grande, si ce n’eust esté pour monstrer que aulcunes foiz avec telz expedians et habilitez, qui procedent de grand sens, on evite de grans perilz et dommaiges[16] .

16 3. Les deux épisodes suivants sont à mettre sous la rubrique « les apprentissages du jeune Commynes ».

17 C’est sous la tutelle du duc de Bourgogne et sous le regard du roi de France qu’il intervient lors de l’entrevue de Péronne [17]. Les Mémoires tendent à établir une relation de cause à effet entre la présence de Commynes, alors chambellan du duc, et les choix de son maître. Dans un premier temps, il l’empêche de s’abandonner à son désir de vengeance. La troisième nuit, Charles, bien que se trouvant en plus grande colère que jamais, usant de menaces et prest a executer grand chose[18], se laissa convaincre d’accepter une solution moyenne – que le roi jure la paix et accepte d’aller contre les Liégeois. Non seulement le jeune Commynes, décidément précoce, apaise la violence du duc, mais encore il conseille le roi et lui dicte sa conduite. Il joue sur les deux tableaux pour apaiser le conflit et trouver une solution pacifique, sans paraître desservir son maître ni risquer de passer pour orgueilleux. Mais il en dit assez pour qu’on lui attribue une part dans l’issue heureuse de l’entrevue et il en arrive même à faire cet aveu, à la fin du chapitre 9 :

18

Aultresfoiz a pleu au Roy me faire cest honneur que de dire que j’avoye bien servy a ceste pacification[19].

19 En revanche, à Calais, en 1470, il doit négocier seul dans un climat hostile [20]. Dans les Mémoires, il avoue avoir manqué de clairvoyance quand il commença à négocier avec Wenlock, le représentant du roi anglais. Il dit à plusieurs reprises qu’il n’a pas pressenti la réalité derrière les apparences : il lui fallut trois mois pour déceler les sentiments véritables de son interlocuteur ; le revirement de la garnison et de la population de Calais le surprit, car c’était la première fois qu’il assistait à un brusque changement de fortune :

20

Tout cecy m’estoit bien nouveau, car jamais je n’avoye veu des mutations de ce monde[21].

21 Il se rendit compte alors de l’instabilité foncière de notre condition :

22

Ce fut la premiere foiz que j’euz jamais congnoissance que les choses de ce monde sont peu estables[22].

23 Ce n’est pas se diminuer que d’avouer qu’il a encore beaucoup à apprendre, d’autant plus que malgré des circonstances très défavorables, il remplit parfaitement sa mission, à la satisfaction du duc de Bourgogne : Cest appoinctement fut bien aggreable au duc de Bourgongne[23]. Son aveuglement ne fut pas total. Il a compris quel danger les serviteurs de Warwick représentaient à Calais pour l’allié du duc, Edouard IV ; il a su qu’une flotte franco-anglaise s’apprêtait à quitter la Normandie ; il a prévu les conséquences qu’entraînerait à Calais un débarquement en Angleterre des troupes de Warwick. Sur tout cela, l’avenir lui donna raison… Bien que son interlocuteur fut sage, il fut lui-même trompé par une femme qui détacha Clarence de son beau-père Warwick ; cette tromperie causa l’anéantissement du parti lancastrien [24].

24 En revanche, Charles de Bourgogne, qui choisit la guerre, alla d’échec en échec, exaspéré par la mort suspecte du duc de Guyenne. Il entreprit en vain le siège de Beauvais [25]. Il accumula les erreurs : s’attarder devant cette ville ; négliger les préparatifs ; ne pas bloquer la ville du côté de Paris pour en interdire l’entrée de renforts. Il s’obstina à vouloir prendre Beauvais de vive force alors que des troupes françaises avaient réussi à s’y introduire en grand nombre, et, seul contre tous, il ordonna l’assaut, contraint ensuite de faire sonner la retraite, après avoir perdu nombre de vaillants soldats :

25

A cest assault mourut envyron six vingts hommes, le plus grand fut monsr d’Esperiz ; aulcuns en cuident beaucoup plus. Il y eut bien mille hommes bleciés[26] .

26 On voit que Commynes aime à opposer une négociation réussie à une victoire douteuse ou à un combat perdu.

27 Il développe son argumentation surtout aux chapitres 2 et 3 du livre II [27], à l’occasion de la campagne du duc de Bourgogne contre Liège en 1467.

28 L’on constate que le mémorialiste consacre plus de pages à la négociation menée par Guy de Brimeu, seigneur de Humbercourt (dix pages) qu’à la bataille de Brusthem (six pages), tandis qu’Olivier de la Marche raconte le combat en trois pages et les tractations postérieures en une ou deux lignes [28].

29 La situation se présente sous les plus fâcheux auspices pour Humbercourt qui dirige la délégation bourguignonne. Peu de gens avec lui : 50 hommes d’armes environ et au maximum 200 combattants. Son maître n’est pas en mesure de le secourir rapidement, vu le mauvais état du chemin. Certains meneurs liégeois poussent à la résistance, arguant de l’abondance des défenseurs, agressifs envers des Bourguignons en infériorité malgré leur victoire à Brusthem : Liège est très peuplée et dispose de vivres et de munitions en abondance, au contraire des assaillants qui pâtissent de la pénurie, de la pluie, de la boue, de l’hiver, et dont l’armée est comme toute rompue[29] ; son chef n’a plus le goût ni les moyens d’entreprendre un long siège, alors qu’à Brusthem il disposait d’une armée très puissante et d’un excellent plan de bataille.

30 Quels en sont les résultats ? À Brusthem, non seulement, pendant un moment, on put croire à une défaite, mais encore la victoire ne fut pas complète, car la poursuite des vaincus fut gênée par les marais et la nuit, si bien que le nombre des morts ne fut que de 6 000. Bien plus, Commynes conteste ce chiffre qui semble excessif et propose de le réduire. Enfin, le duc ne put pas prendre possession de la cité, où le parti de la guerre demeurait puissant.

31 Au contraire, dans le cas présent, grâce à Humbercourt, le succès des Bourguignons est total et inattendu puisque ceux-ci s’apprêtaient à rebrousser chemin. En effet, le duc entra triomphalement dans la ville, après qu’on eut abattu la muraille sur plus de 30 mètres pour que le cortège pût se déployer. Il fit exécuter quelques-uns de ses ennemis, établit de nouvelles lois et coutumes, infligea à la ville une lourde amende, confisqua armures et pièces d’artillerie, abattit fortifications, tours et murailles. Il fut accueilli partout avec joie et dans la gloire, mieux obéi de tous, en particulier par les Gantois qui étaient en état de révolte latente.

32 Mais comment fut acquis ce succès évident, plus profitable qu’une victoire par les armes ? Le choix d’Humbercourt fut particulièrement heureux. En effet, pour avoir vécu à Liège qu’il avait administrée durant les années de paix, il en connaissait les habitudes et les gens. En outre, il était informé de l’état actuel des esprits et de l’hostilité d’une puissante faction. Aussi, sans rien brusquer, il s’efforça de gagner du temps espérant que la fatigue disperserait les attroupements. Et Commynes de prêter la parole au négociateur :

33

Se nous les pouvons amuser jusques a mynuit, nous sommes eschappez, car ilz seront las et leur prendra envye de dormir. Et ceux qui sont maulvais contre nous prendront des lors la fuyte, voyans qu’ilz auront failli a leur entreprinse[30].

34 Il eut aussi l’habileté d’utiliser comme porte-parole cinq ou six Liégeois qui, laissés comme otages entre les mains du duc, entendaient rester fidèles à leur parole.

35 Au fur et à mesure que la menace se précisait, il les envoya, en augmentant leur nombre et en les chargeant de messages de plus en plus pressants et amicaux. Les deux premiers portèrent à leurs compatriotes des propositions écrites de la part d’Humbercourt qui n’espérait pas réussir du premier coup, mais voulait susciter des débats, car il n’ignorait pas que les Liégeois avaient l’habitude de rassembler le peuple, au son de la cloche, au palais de l’évêque, quand survenaient de nouveaux événements. Les deux bourgeois, qui avaient donné des preuves de leur loyauté, se présentèrent donc à la porte de la ville, se heurtant à force gens armés, dont les ungs vouloient que on assaillist, les aultres non[31]. Sans se laisser décontenancer, ils dirent, d’une voix forte, au maître de la cité qu’ils apportaient, par écrit, des ouvertures avantageuses au nom d’Humbercourt, et qu’il serait bon de les examiner au palais. Conseil suivi d’effet, et la cloche de retentir, a quoy nous congneusmes bien qu’ilz estoient embesongnez[32].

36 Au bout d’une heure, nouveau tumulte, avec cris et injures : la première mission avait donc échoué. Humbercourt, constatant que le péril avait encore augmenté, ne se découragea pas. Il doubla le nombre des émissaires, chargés de faire valoir des arguments jugés plus forts : il avait été pour eux un bon gouverneur et ne voulait que leur salut ; il avait été membre de leur corporation des maréchaux-ferrants et forgerons, et il en avait porté le costume ; aussi pouvait-on lui faire confiance. Il les invitait donc à ouvrir les portes de la ville, comme ils l’avaient promis. Il instruisit de leur mission ses quatre émissaires, qui trouvèrent la porte grande ouverte, signe de l’imminence du danger, et que les uns recueilloient avecques grosses parolles et grosses menaces[33], les autres étant plus accueillants. Aussi les Bourguignons, avec joie, entendirent la cloche sonner et le vacarme s’apaiser. Ils débattirent du problème longuement, jusqu’à deux heures du matin, et finirent par décider de respecter les clauses de l’accord conclu avec le duc de Bourgogne et de livrer au petit jour une des portes à Humbercourt ; puis, comme celui-ci l’avait prévu, ils allèrent se coucher, tandis que fuyaient les bellicistes, Raes de Heers et ses partisans.

37 Le lendemain matin, Humbercourt promit par serment de ne livrer Liège ni au pillage, ni au feu, et il garnit les quatre portes de soldats du duc de Bourgogne. En conclusion, on peut dire qu’un assaut eût échoué, compte tenu de la puissance de la ville et des difficultés que rencontraient les assiégeants, alors que les approches patientes et obstinées de la négociation eurent raison des plus hostiles.

38 De cette réussite il nous est donné deux explications. L’une est purement humaine : c’est la sagesse d’Humbercourt, dont Commynes a été le témoin admiratif, puisqu’il fit partie de son entourage : et je y estoie[34]. L’autre, surnaturelle, fait appel à la grâce de Dieu, dont le duc a mérité la faveur, en ne mettant pas à mort les otages liégeois, car la bonté est toujours payante, même s’il faut bien choisir son entourage et les bénéficiaires de sa générosité :

39

Bien seroie d’advis qu’on eust bon jugement quelz sont les personnes, car tous ne sont pas dignes de semblables merites, et a moy est presque estrange a croire que une personne saige sceut estre ingrat d’un grand beneffice, quant il l’a receu de quelc’un[35] .

40 Un tel parallèle entre l’action guerrière et le recours à la diplomatie se profile constamment dans les Mémoires, que ce soit dans les relations de Louis XI avec le duc de Bourgogne ou avec les Anglais. À Péronne, en 1468, dans un contexte très difficile, avec un ennemi violent et voulant sa perte, le roi s’en tire par le moyen de la diplomatie ; à Liège, que Charles de Bourgogne veut réduire par les armes, il s’en faut de peu, alors que les rebelles sont réduits aux abois, qu’il n’y perde la vie. En 1475, les deux antagonistes choisissent des voies différentes. Le duc tente d’emporter par les armes la place de Neuss qu’il espère réduire en quelques jours, avec l’aide de la plus belle armee qu’il eut jamais, especiallement pour gens de cheval[36]. Il ne sait en venir à bout, ni se retirer à temps, par une solution honorable, pour rejoindre contre la France le roi d’Angleterre. Finalement, il s’en éloigne sans gloire. Le roi répugnait à utiliser les armes. Il rallongea la trêve qui le liait à son ennemi :

41

[…] et sembla a aulcuns des serviteurs du Roy que ledit seigneur ne devoit point alonger ladite treve ne laisser venir ledit duc si grand. Bon sens leur faisoit dire, mais, par faulte d’experience et de veue, ilz n’entendoient point ceste matiere. Il y en eut quelzques aultres, myeulx entendans ce cas que eulx et qui avoient plus congnoissance pour avoir esté sur les lieux, qui luy dirent que hardiment print ceste treve […] [37].

42 Louis XI préféra regrouper en une ligue les villes du Rhin, les Suisses et Sigismond d’Autriche. Résultat immédiat : le pays de Ferrette échappa au duc et son représentant fut exécuté, tandis que les Suisses dévastaient la Franche-Comté.

43 Quant aux Anglais, ils sont inférieurs aux Français dans l’art de la diplomatie ; eux-mêmes proclament, comme ils l’ont dit à Commynes :

44

[…] c’est que, aux batailles qu’ilz ont eu avecques les Françoys, tousjours ou le plus souvent y ont eu gaing ; mais, en tous tractez qu’ilz ont eu a conduire avecques eulx, qu’ilz y ont perte et dommaige[38].

45 De plus, le roi anglais Edouard IV est certes vaillant, mais Louis XI l’emporte par la sagesse et la « vertu ». Aussi le premier accepta que le second prît les villes proches de leurs anciennes possessions, c’est-à-dire qu’il se saisît d’Arras, de Boulogne, de Hesdin, d’Ardres, et qu’il s’établît devant Saint-Omer. Au XVe siècle, nous avons d’un côté Azincourt, une défaite lourde de conséquences et l’occupation anglaise [39], de l’autre la négociation de Picquigny qui disloqua une dangereuse coalition et renvoya sans combat l’envahisseur, laissant le champ libre au roi de France, alors que, s’il avait livré bataille à son ennemi, il aurait perdu le tout, trahi par ses sujets et ses alliés [40].

46 Aussi convient-il de choisir avec soin ses émissaires et ses représentants, d’autant plus que Commynes déconseille les rencontres directes entre princes.

47 Il importe donc d’être très attentif au choix des ambassadeurs, car peu d’individus sont d’une loyauté à toute épreuve. Mauvaises, les circonstances incitent à l’infidélité. Une cupidité foncière anime les hommes qui recherchent avant tout leur intérêt ou leur salut, et qui n’éprouvent aucun scrupule à choisir le parti du plus fort. L’ennemi tend à gagner les serviteurs de ses rivaux et se refuse à les haïr tous sans distinction, si du moins il est sage, sans orgueil et favorisé par la grâce de Dieu [41]. D’ailleurs, il est plus difficile d’accorder que d’opposer : rares sont ceux qui ont la possibilité et le désir de rétablir la concorde quand le différend est profond, et qui acceptent d’être critiqués par les envieux et les traîtres. Aussi faut-il unir dans son action les contraires : sans doute les allées et venues de nombreux ambassadeurs recèlent de graves dangers [42], mais il est nécessaire d’en envoyer et d’en recevoir.

48 La bonne volonté ne suffit pas pour réussir une négociation. Commynes méprise l’inconscience de ces gens qui pensent avoir les qualités requises pour ramener la paix entre de puissants et astucieux princes, et qui ont la vanité de croire qu’ils pourront mener à son terme une entreprise à laquelle ils ne comprennent rien, ignorant les desseins profonds de leurs maîtres ; ils n’arrivent à aucun résultat, car ils ne sont là, à leur insu et à leurs frais, que pour la façade, tandis qu’un personnage plus effacé, quelque humblet, est chargé de l’essentiel, parallèlement et sans qu’eux-mêmes le sachent [43]. Tout autant la plupart des gens de qualité doivent refuser de telles missions : ils risquent de se retrouver bien empeschez et troublez dans des tractations compliquées [44]. Il faut avoir les vertus essentielles du bon négociateur : connaissance et compréhension approfondie du problème et de toutes ses données, goût des longues discussions et des manœuvres tortueuses, quitte à recourir au mensonge. Sinon mieux vaut renoncer à jouer un rôle dans des parties aussi délicates.

49 La première qualité requise, qui est rare mais absolument nécessaire, est la fidélité [45]. Le prince, qui ne saurait être trop prudent, doit être d’une singulière lucidité et bien connaître les acteurs des deux camps, surtout ceux qui restent volontairement au second plan sans se signaler par leur position sociale, leur costume ou leur prépondérance au sein de la délégation, si bien qu’on a tendance à les négliger, malgré leur importance réelle. Commynes pointe de nombreux exemples de déloyauté et de double jeu, tant en France qu’en Italie. Ainsi, sous le couvert de négociations en vue de ramener la concorde, les émissaires des deux partis décidèrent en 1465 de placer la Normandie sous l’autorité de Charles de France, alors ennemi de son frère Louis XI [46]. En 1495, Albertino di Boschetto, qui représentait la sainte ligue, demande publiquement des sauf-conduits pour que les chefs italiens puissent venir négocier avec les Français ; mais ensuite, en tête-à-tête avec Charles VIII, il l’invite à refuser tout pourparler et il lui révèle que l’armée ennemie, terrorisée, se retirera sous peu :

50

[…] et par ces parolles secretes montroit vouloir rompre cest accord et non point le faire ny aider, combien que sa charge publicque fut telle que avez ouy […] [47].

51 Il faut donc que l’intérêt attache les ambassadeurs à leur prince qui les aura obligés par une grâce ou un bienfait [48].

52 Il reste que, écrit Commynes, d’ung fol ne fist jamais homme son proffit[49]. La sagesse se traduit par la fermeté, le sang-froid et l’équilibre qui se trouvent en priorité chez des personnes d’âge moyen, car elles ne se rallieront pas à des accords trop défavorables. Elles garderont leur calme sans, à leur tour, épouvanter leurs maîtres par un tableau trop sombre de la situation [50]. Sages, les envoyés seront subtils pour dominer leurs interlocuteurs, pour être attentifs aux plus menus détails, souvent lourds de conséquences, pour ne rien négliger : les Anglais sont dépourvus de cette finesse, car ils vont assez grossement en besongne. Ils seront humbles dans leur seul souci de l’essentiel et sacrifieront tout au résultat, assez complaisants pour ne pas se formaliser des actes ni des paroles de leurs interlocuteurs – surtout préoccupés de parvenir au but fixé par leur maître [51]. La discrétion est un élément capital, car, à leur retour, chacun essaiera d’obtenir d’eux des informations sur les secrets d’État ; mais s’ils sont dignes de leur fonction et si les princes qu’ils servent sont sages, ils se tairont :

53

[…] Car chascun desire sçavoir nouvelles de eulx, quant ilz viennent de telz tractez, et plusieurs disent : « Tel ne me celera riens »; mais si feront, s’ilz sont telz comme j’ay dict, et qu’ilz congnoissent qu’ilz aient maistre saige[52].

54 Ils seront habiles à réunir des renseignements et à acheter des consciences. Ils sauront flatter et dissimuler, comme Commynes avec le marquis de Mantoue [53], ou Charles d’Amboise avec les Suisses [54]. Opportunistes, ils saisiront toutes les occasions. Ainsi Commynes était depuis trois jours à Casale quand survint un maître d’hôtel du marquis de Mantoue, Giacomo Suardo, chargé de présenter ses condoléances pour la mort de Marie de Montferrat : les deux hommes engagèrent des conversations sur les moyens de ramener la paix et d’empêcher un nouveau choc, d’autant que la situation permettait d’espérer une issue favorable. La sagesse s’accompagne de méfiance et de lucidité, surtout quand il s’agit de princes : les envoyés d’Alphonse V du Portugal eurent tort de croire aux promesses de Louis XI et de ne pas tenir compte de la conjoncture [55] ; nous avons vu plus haut que Clérieux, aveuglé par le désir d’obtenir un marquisat, est dupé par le roi d’Espagne et la fin démontra qu’il avoit creu trop de legier[56].

55 Même avec un ennemi qui pratique la même politique, il est possible de réussir, car parmi les ambassadeurs qui sont en concurrence, les uns ne sont pas continûment aussi lucides, aussi compétents que les autres, et la nécessité est parfois un stimulant décisif, d’autant que, dans les affaires les plus compliquées, « les plus sages l’emportent ».

56 Une fois les représentants choisis pour leur loyauté et leur « sagesse », il faut les envoyer en tout temps, même quand la guerre est déclarée. On ne doit refuser aucune négociation, ni opposer une fin de non-recevoir à aucune ouverture de paix, car le réel est sujet à des retournements inattendus et si complexe qu’on ne peut avoir aucune certitude absolue ; aussi convient-il de ne négliger aucune occasion, d’écouter tous les messagers chargés d’une mission quelconque [57]. Après la bataille de Fornoue, Commynes, dès le lendemain, renoua avec les Italiens, recherchant toujours une solution pacifique et soucieux de permettre à Charles VIII de revenir en France sans danger. Se gardant de rompre, un peu plus tard, malgré la mauvaise volonté de Briçonnet, il retourna au lieu fixé par ses interlocuteurs, en espérant, au pire, ne gaster riens et se rendre compte de visu de leurs sentiments, et, au mieux, recueillir des propositions qui auraient calmé les appréhensions des deux partis et facilité le rapprochement.

57 Il faut envoyer les ambassadeurs en grand nombre, car ce sont les meilleurs informateurs qui, sans susciter la méfiance, disposent des plus larges facilités pour voir ou entendre : ce sont les espions les mieux placés pour surprendre des secrets. Il est quasiment impossible à votre ennemi, s’il respecte les usages et honore vos ambassadeurs, d’empêcher qu’ils ne finissent par communiquer avec un traître ou un mécontent par le biais d’une entrevue secrète ou par un autre moyen, car, quelque vigilante que soit la surveillance, l’un ou l’autre saura découvrir une occasion favorable. Il faut donc les multiplier. Si l’ennemi en envoie un, répondez-lui par deux. Même si l’autre manifeste de la mauvaise humeur et dit que c’est inutile, saisissez toutes les occasions qui se présenteront [58]. Au retour, de leur mission, il faut les recevoir seuls ou avec quelques familiers, afin que le contenu de leur message ne soit pas divulgué, surtout quand les nouvelles sont alarmantes. Il faut également qu’ils se concertent avec leurs maîtres sur les propos à tenir publiquement [59].

58 Quand on reçoit des ambassadeurs, il faut adopter à l’égard de ces hôtes si particuliers une habile ligne de conduite qui différera s’il s’agit d’amis ou d’ennemis, d’un prince sage ou médiocre. Dans le cas d’amis, les problèmes sont minimes. Les ambassadeurs recevront une chaleureuse hospitalité et rencontreront assez souvent le souverain, si du moins il est intelligent et honnête. Mais, dans le cas contraire, il faut réduire les entrevues le plus possible en nombre et en longueur, et sauver les apparences par de beaux habits dont on revêtira le prince et par des discours qu’on lui fera apprendre, car il faut se souvenir que l’amitié entre les princes ne dure pas toujours et que l’ami d’hier, devenu ennemi, pourra plus tard utiliser les renseignements défavorables que lui auront rapportés ses émissaires [60]. Si ce sont des ennemis, et c’est le plus fréquent, il convient de les flatter par un accueil honorable, d’envoyer au-devant d’eux des dignitaires, de leur préparer un logis somptueux, de leur donner une escorte, d’organiser en leur honneur fêtes et festins, de payer leurs dépenses, de leur faire des présents. La civilité le recommande, mais c’est aussi le meilleur moyen de les espionner en les entourant de gens sûrs et sages : on saura ainsi qui leur rend visite ; on empêchera les mécontents et les traîtres de les renseigner. Il faut les surveiller, avec discrétion, de jour comme de nuit, le plus secrètement que l’on peut, pour que les ennemis de l’intérieur se dévoilent. C’est ce que firent, en novembre 1497, les souverains espagnols avec les ambassadeurs français, installés dès leur arrivée en un endroit où personne ne leur rendait visite et entourés de gens qui les épiaient [61]. Si possible, il faut les acheter, et surtout les entendre sans délai et leur donner congé au plus tôt, car il est dangereux de prolonger dans ses États le séjour d’ennemis. Commynes lui-même, après la bataille de Fornoue, appliqua ce conseil à la lettre.

59 Les Mémoires sont, pour les princes, un manuel du bon usage de la diplomatie. Le mémorialiste y mêle constamment exemples pratiques et développements plus généraux. Mais, dans son esprit attentif aux différences, ces principes valent surtout pour la France. Car des peuples colériques et frustes, vaillants et physiquement forts, doivent plutôt recourir à la guerre. C’est le cas des Anglais (les meilleurs archers du monde mais emportés par leur complexion sanguine) et des Suisses, intrépides et puissants, mais mal dégrossis au point d’ignorer la valeur des biens gagnés sur le duc de Bourgogne.

Notes

  • [1]
    Nous citerons les Mémoires d’après notre édition bilingue, en trois tomes, Paris, Flammarion, 2002–2007. Nous renvoyons tantôt à un chapitre, le premier chiffre indiquant le livre et le second le chapitre ; tantôt à un passage précis, et nous mentionnons alors le tome de notre édition et la page.
  • [2]
    T. 1, p. 46–53 (I, 1).
  • [3]
    T. 1, p. 388–403 (III, 11).
  • [4]
    T. 1, p. 172–181 (II, 1).
  • [5]
    T. 1, p. 196–207 (II, 3).
  • [6]
    Pour une étude complète de l’épisode, on se reportera à notre volume Sur Philippe de Commynes. Quatre études, Paris, 1982, p. 40–47.
  • [7]
    T. 1, p. 46.
  • [8]
    T. 1, p. 49.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    T. 1, p. 51.
  • [11]
    T. 1, p. 53.
  • [12]
    T. 1, p. 144–151 (I, 12)
  • [13]
    Voir t. 2, p. 228–235 (V, 14).
  • [14]
    T. 3, p. 346–359 (VIII, 23).
  • [15]
    T. 3, p. 355.
  • [16]
    T. 1, p. 202.
  • [17]
    T. 1, p. 228–233, 242–249 (II, 7, 9).
  • [18]
    T. 1, p. 246.
  • [19]
    Sur l’épisode de Péronne, voir J. DUFOURNET, Comment lire les Mémoires de Commynes ? L’entrevue de Péronne et l’expédition contre Liège, dans ID., Philippe de Commynes. Un historien à l’aube des Temps modernes, Bruxelles, 1994, p. 217–249.
  • [20]
    T. 1, p. 340–349 (III, 6).
  • [21]
    T. 1, p. 342.
  • [22]
    T. 1, p. 344.
  • [23]
    T. 1, p. 346.
  • [24]
    Pour des compléments, se reporter à J. DUFOURNET, La Destruction des mythes dans les Mémoires de Philippe de Commynes, Genève, 1966, p. 171–172.
  • [25]
    T. 1, p. 380–389 (III, 10).
  • [26]
    T. 1, p. 386. Voir DUFOURNET, La Destruction, p. 100.
  • [27]
    T. 1, p. 180–207.
  • [28]
    OLIVIER DE LA MARCHE, Mémoires, éd. H. BEAUNE, J. D’ARBAUMONT, t. 3, Paris, 1885, p. 64–67.
  • [29]
    T. 1, p. 202.
  • [30]
    T. 1, p. 198.
  • [31]
    T. 1, p. 200.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    T. 1, p. 198.
  • [35]
    T. 1, p. 204.
  • [36]
    T. 2, p. 22.
  • [37]
    T. 2, p. 18.
  • [38]
    T. 1, p. 360.
  • [39]
    T. 2, p. 312.
  • [40]
    T. 1, p. 172–181, 214–223 (II, 1, 5).
  • [41]
    T. 1, p. 133.
  • [42]
    T. 1, p. 284.
  • [43]
    T. 1, p. 168.
  • [44]
    T. 1, p. 168–170.
  • [45]
    T. 1, p. 134.
  • [46]
    T. 1, p. 152–159 (I, 13).
  • [47]
    T. 3, p. 288.
  • [48]
    T. 1, p. 132.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Ibid.
  • [51]
    T. 1, p. 362.
  • [52]
    T. 1, p. 132.
  • [53]
    T. 3, p. 250–265 (VIII, 13).
  • [54]
    T. 2, p. 338–349 (VI, 3).
  • [55]
    T. 2, p. 186–193 (V, 7).
  • [56]
    T. 3, p. 358.
  • [57]
    T. 1, p. 132.
  • [58]
    T. 1, p. 360.
  • [59]
    T. 1, p. 132.
  • [60]
    T. 1, p. 358.
  • [61]
    T. 3, p. 356.
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