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Article de revue

Le groupe de chanteurs du est-il assimilable à un chœur de tragédie grecque ?

Pages 379 à 397

Notes

  • [1]
    Voir récemment : William Marx, Le Tombeau d’Œdipe, pour une tragédie sans tragique, Paris, Édition de Minuit, 2012 ; William Marx, « Œdipe au Japon ou ce que le fait a la tragédie grecque », Études de langue et littérature françaises, n° 103, 2013, p. 3-23 ; Mae J. Smethurst, Dramatic Action in Greek Tragedy and Noh : Reading with and beyond Aristotle, Princeton, Princeton University Press, 2013 et Mae J. Smethurst, The Artistry of Aeschylus and Zeami, Princeton, Princeton University Press, 1989.
  • [2]
    Jean-Jacques Tschudin, L’Éblouissement d’un regard. Découverte et réceptions occidentales du théâtre japonais de la fin du Moyen Âge à la seconde guerre mondiale, Toulouse, Anacharsis, 2014.
  • [3]
    Basil Chamberlain, Collected works of Basil Hall Chamberlain, vol. 6, Synapse – Ganesha Publishing, Tōkyō – Bristol, 2000 (1re éd. : London, K. Paul, 1890), p. 341-342.
  • [4]
    Noël Peri, Le Théâtre nō, Études sur le drame lyrique japonais, EFEO, Paris, 2004 (1re éd. : Bulletin de l’EFEO entre 1909 et 1920).
  • [5]
    Voir par exemple Takebe Rinsyo, « Die griechische Tragödie und das japanische Noh-Drama », Wiener humanistische Blätter n° 3, 2nd ser., n° 5, 1960, p. 25-31.
  • [6]
    Mae J. Smethurst, op. cit., 1989, p. 16.
  • [7]
    Florence Dupont, « Écrits de voyageurs : Ulysse et Sindbâd : propositions pour un comparatisme différentiel », dans Alain Montandon (dir.), Littérature et anthropologie, Nîmes, Lucie éditions, coll. « Poétiques comparatistes », 2006, p. 195-214.
  • [8]
    Marcel Detienne, « Construire des comparables », dans Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000, p. 41-59.
  • [9]
    Mae J. Smethurst, op. cit., 2013, p. 7-18.
  • [10]
    Voir Homère, Iliade (éd. et trad. Victor Bérard), Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1924, livre II, v. 721-725.
  • [11]
    Sur le chœur tragique en Grèce on se référera à Claude Calame, La Tragédie chorale, poésie grecque et rituel musical, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Mondes anciens », 2017.
  • [12]
    Aristote, Poétique, éd., trad. et commentaires Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, Paris, Seuil, 1980, 1452b 19-24.
  • [13]
    Sur le jeu et l’espace de la tragédie classique, voir Jean-Charles Moretti, Théâtre et société dans la Grèce antique, Paris, « Livre de Poche Références », 2001, p. 120-153.
  • [14]
    Strophe 1 : 9 vers (chœur) — Anapestes (Néoptolème) : 6 vers — Antistrophe 1 : 9 vers (chœur) — Anapestes : 10 vers (Néoptolème : 9 vers, chœur : 1 vers) — Strophe 2 : 11 vers (chœur) — Antistrophe 2 : 11 vers (chœur) — Anapestes (Néoptolème) : 10 vers — Strophe 3 : 10 vers (chœur avec brève intervention de Néoptolème) — Antistrophe 3 : 10 vers (chœur avec brève intervention de Néoptolème).
  • [15]
    Philoctète in Sophocle, Tragédies, éd. Alphonse Dain, trad. Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1950, v. 135-150.
  • [16]
    Ibid., v. 169-179.
  • [17]
    Ibid., v. 201-210.
  • [18]
    Aristote, op. cit., 1452b 19-24. Voir supra. Pour une analyse anthropologique du kommos comme chant de deuil, on se référera à Nicole Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1999.
  • [19]
    Sophocle, op. cit., v. 1081-1100.
  • [20]
    Ibid., v. 1183-1196.
  • [21]
    Ibid., v. 1452-1471.
  • [22]
    Claude Calame, op. cit., p. 104.
  • [23]
    Ce sentiment de pitié suscité par le spectacle de Philoctète est tout à fait conforme à ce qu’Aristote (Poétique, 1449b, 28) présente comme une des émotions clés de la katharsis.
  • [24]
    Aristote, op. cit., 1456 a-25-33.
  • [25]
    Voir le Dit des Heike. Cycle épique des Taïra et des Minamoto, trad. René Sieffert, Paris, Verdier, « Poche », 2012 (1re éd. : Presses Orientalistes de France, 1976), livre III, chap. « Vains trépignements », p. 193-197. Nous constatons ici une similitude de contenu avec les chants de l’aède (combat entre deux camps, les Heike et les Genji, comparable aux combats des Achéens contres les Troyens) et d’énonciation (un récit en vers accompli par des chanteurs itinérants s’accompagnant d’un instrument à cordes, le biwa, comparable aux chants de l’aède sur sa phorminx). Bien entendu, cette « épicité » apparente mériterait en soi un développement que nous ne pouvons pas proposer ici.
  • [26]
    On (音) signifie « son » ; utai (謡) est le terme qui désigne la performance orale du . Voir l’article ji-utai (地謡) in Kobayashi Seki, Nishi Tetsuo, Hata Hisashi (小林責, 西哲生, 羽田昶), 能楽大事典 Nōgaku daijiten (Grande encyclopédie du nō, livre non traduit), Tōkyō, Chikuma Shobō, 2012.
  • [27]
    Jean-Jacques Tschudin, Histoire du théâtre classique japonais, Toulouse, Anacharsis, 2011, p. 211.
  • [28]
    Texte japonais : Nogami Toyoichirō (野上豐一郎) et Tanaka Makoto (田中允), 謡曲集 Yōkyoku shū (Recueil de pièces de ), Tōkyō, Asahi Shinbunsha, 日本古典全書 Nihon koten zensho (Recueil complet des œuvres classiques japonaises), (6 vol.) 1972-1973 (1re éd. 1953), col. 3, p. 415. Traduction française : René Sieffert (trad. et présentation), Nô et kyôgen, vol. 2 : automne-hiver, Paris, Publications orientalistes de France, 1979, p. 333-334 (Afin de rendre l’article plus lisible, nous restituons le texte du traducteur en français sans passage à la ligne et en y ajoutant une ponctuation).
  • [29]
    Voir, par exemple, Noël Peri, Le théâtre nō, Études sur le drame lyrique japonais, EFEO, Paris, 2004 (réimpression d’articles publiés dans le Bulletin de l’EFEO entre 1909 et 1920). La notion de « dialogue » y est employée aussi bien pour des formes ou des personnages échangent des paroles (p. 64 : mondō, terme traduit par « dialogue ») que pour les formes de chants où les paroles alternées entre acteur et chœur ne constituent pas, à proprement parler, un dialogue entre personnages (p. 62 : rongi, décrit comme un « dialogue chanté entre le chœur et le shite »).
  • [30]
    En japonais, le nom propre peut-être employé indifféremment avec une première ou une troisième personne.
  • [31]
    Nogami-Tanaka, col. 7, p. 416 et Sieffert, op. cit., p. 338.
  • [32]
    Nogami Toyoichirō (野上豐一郎), 「合唱歌の非戲曲的性質-能とギリシア劇との比較」 Gasshōuka no higikyokuteki seishitsu - nō to girishageki to no hikaku (la nature non-dramatique du , comparaison entre le théâtre grec et le ) in能の再生Nō no saisei (Renaissance du nō : livre non traduit), Tōkyō, Iwanami Shoten, 1935, p. 139-140.
  • [33]
    Littéralement jojoushi (抒情詩) et jojishi (叙事詩) signifient « poème qui relate des sentiments » et « poème qui relate des faits ». Ces deux notions traduisent les catégories occidentales de « lyrique » et « épique ». Sur ces catégories et leur élaboration européenne, voir Calame Claude, « La poésie lyrique grecque, un genre inexistant ? », Littérature, 111, Larousse, 1998, p. 87-110.
  • [34]
    Gérard Genette, « Frontières du récit », dans Figures II, Paris, Seuil, « Points essais », 1969, p. 49-69.
  • [35]
    Aristote, op. cit., 60a, 5-10.
  • [36]
    Émile Benveniste, « L’homme dans la langue », problèmes de linguistique générale, t. 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 241.
  • [37]
    Sur les problèmes posés par la notion de « narrateur » dans les récits romanesques, voir Kuroda Shigeyuki, trad. Assian Braconnier, Tiên Fauconnier et Sylvie Patron, Pour une théorie poétique de la narration, Paris, Armand Colin, 2012.
  • [38]
    Nogami-Tanaka, col. 8, p. 417 et Sieffert, op. cit., p. 341-342.
  • [39]
    Nous ne traiterons pas ici la complexité énonciative du , qui à elle, seule, mériterait une étude spécifique. Rappelons que dans la langue japonaise, où il n’existe pas de distinction entre un verbe de première et de troisième personne, la différence entre les modes d’énonciation ne passe pas automatiquement par des indicateurs de personnes — comme pourrait le faire croire la traduction en français — mais par des formes grammaticales et lexicales spécifiques. Voir Kobayashi Kozue (小林標), 「能は演劇で あるのかNo wa engeki de aru no ka ?」 (« Le nô est-il un drame ? » : article non traduit), 人文研究 Jinbunkenkyū, 54/7, Osaka, Osaka Shiritsu Daigaku, 2003, p. 1-30.
  • [40]
    Nogami-Tanaka, col. 2, p. 414-415 et Sieffert, op. cit., p. 332-333.
  • [41]
    Le livre II du Dit des Heike (« L’incantation de Yasuyori » et « Les sotoba à la mer ») raconte l’exceptionnelle piété de Naritsune et Yasuyori, qui, en fervents dévots du temple bouddhiste de Kumano, en ont reproduit les rites sur l’île sauvage de l’Ile aux Démons. Shunkan, en revanche, qui refuse de se joindre à ces cérémonies, est qualifié de « mécréant ».
  • [42]
    Cette comparaison a fait l’objet d’une présentation publique à la Maison Franco-Japonaise de Tōkyō le 13 juin 2018 à l’invitation de la Société Franco-Japonaise des Études Grecques et Romaines, grâce à une bourse de la Fondation Maison Franco-Japonaise. Je remercie tout particulièrement pour leur accueil chaleureux et pour leurs conseils : Odile Dussud, Yasunori Kasai, Atsuko Koishi, Hiroshi Notsu, Cécile Sakai et Yoshiji Yokoyama. Un grand merci également à Marik Froidefond et à Inès Cazalas pour leur précieuse relecture.

et tragédie : « Same chorus ? »

1La comparaison entre le et la tragédie attique, qui connaît un regain d’intérêt dans le champ comparatiste [1], a une longue histoire. Rappelons qu’avant l’ère Meiji et la mise en contact des intellectuels occidentaux et japonais, cette comparaison ne faisait pas sens : loin de penser à l’Antiquité, les premiers Européens au Japon se heurtaient surtout aux cris des joueurs de tambours et à la différence musicale avec leurs traditions… Ce qui les frappait plutôt était une radicale altérité qu’ils assimilaient au monde chinois [2]. Un changement se produit lors de l’ouverture de l’ère Meiji : si le Japon importe les savoirs occidentaux, de son côté l’Occident change également son regard. C’est à cette époque que se forge une nouvelle approche qui compare le non plus à une « chinoiserie » mais à une « tragédie grecque ». Pour Basil Chamberlain, enseignant britannique à l’université impériale de Tōkyō, le  — dont il est un des premiers traducteurs en langue anglaise — apparaît pour la première fois comme un « drame grec » :

2

The result was something strikingly similar to the Old Greek Drama. The three unities, though never theorised about, were strictly observed in practice. There was the same chorus, the same demeanour of the actors, who were often masked ; there was the same sitting in the open air, there was the same quasi-religious strain pervading the whole. [3]

3Cette perception, plutôt élogieuse, n’a pas fait l’objet d’une véritable contestation, bien au contraire. Assimiler le à l’ancienne tragédie attique, c’est lui reconnaître le plus haut degré de dignité. Cette comparaison a aussi une vertu pédagogique : elle permet d’éclairer le public européen à partir de ce qu’il connaît. C’est ainsi que Noël Peri, au début du vingtième siècle, mobilise la même référence :

4

Cette origine à la fois religieuse et populaire suggère aussi un premier rapprochement avec la tragédie grecque. Comme celle-ci d’ailleurs, il n’usa d’abord que d’une figuration réduite ; deux personnages lui suffirent, auxquels pourtant il adjoignit de bonne heure quelques comparses, dont progressivement les rôles prirent plus d’importance. Mais dès le début, il réclama le concours d’un chœur dialoguant avec les acteurs ou se substituant à eux et chantant à leur place. [4]

5Outre les masques, la danse ou le chant, ce qui retient l’attention occidentale est donc la présence d’un « chœur ». Les analyses font écho à Chamberlain : nous aurions affaire au « même chœur » (« the same chorus ») — que dans les tragédies grecques. Ainsi se développe une tradition d’assimilation des chanteurs du à un chœur de tragédie [5]. La plus récente comparaison, celle de Mae Smethurst, insiste certes sur la différence entre et tragédie grecque mais sans remettre en doute le bien-fondé de l’assimilation du groupe de chanteurs du à un chœur grec :

6

In , the chorus is neither masked nor dressed in costumes that depict a character, because the chorus is not a character in its own right. In fact, it only rarely expresses an opinion of its own, never stands up from its seated position, and does not become involved in the movements during the course of a performance. The chorus assumes the part of characters in a different manner : it speaks for the playwright, as in the tragedies, and serves as a mouthpiece for the characters. The chorus assumes more than one identity during a play by becoming the voice of the main actor (shite) or of the second actor (waki). [6]

7Malgré toutes les étrangetés très justement soulignées par Mae Smethurst, il ne fait pourtant aucun doute pour la chercheuse que le groupe des « chanteurs au sol » du relève de la même réalité scénique que les choreutes grecs : les deux groupes se voient réunis dans une même appellation, « chœur » (« chorus »). Quelles que soient les nuances apportées dans la comparaison, le regard grec posé sur le par Chamberlain a donc laissé des traces durables. Le terme « chœur » est unanimement adopté pour désigner le groupe des chanteurs du  : c’est encore lui que l’on trouve dans les éditions francophones des pièces sans que les auteurs rendent bien compte de quoi il s’agit.

Pour un comparatisme différentiel

8L’effet de ressemblance qui saisit le savant et qui le conduit à projeter le chœur de tragédie grecque sur le groupe des chanteurs du est-il bien tenable ? Non pas qu’une comparaison soit vaine, bien au contraire, mais elle ne peut être pleinement productive qu’à condition de tirer également toutes les conséquences des différences, dans le cadre de ce que Florence Dupont nomme un « comparatisme différentiel » : il s’agit, en dépassant une ressemblance superficielle, de montrer les spécificités des deux objets sans chercher à les assimiler [7]. Cette méthode, prônée initialement par Marcel Detienne dans son essai Comparer l’incomparable, envisage l’usage des catégories descriptives européennes comme temporaires. Le but de ce comparatisme est de reconfigurer des catégories d’analyse occidentales au contact des cultures lointaines. C’est ainsi que, dans le chapitre « Construire des comparables [8] », Detienne explique comment il a confronté la notion de « fondation » à un ensemble de sociétés jusqu’à ce que se produise un choc : « un jour, deux japonisants, longtemps silencieux pendant que nous avancions à tâtons, sont intervenus pour nous confier, ils en étaient désolés, qu’au Japon, d’après les textes les plus anciens, il n’y avait ni fondation ni fondateur. » Le groupe de Detienne découvre alors que la notion de « fondation » est relative et doit être repensée au contact de différentes cultures : « Grâce à la provocation de l’incomparable, une catégorie familière comme “fonder” allait se troubler, se fissurer, se désagréger. » Suivant la méthode du comparatisme différentiel, notre but ne sera donc pas de faire la liste des différences et des ressemblances entre un « chœur tragique » et un « chœur de  » mais plutôt de reconfigurer la notion de « chœur » appliquée au . Cette catégorie va-t-elle « se troubler, se fissurer, se désagréger » pour employer les mots de Detienne ?

9Pour développer concrètement cette recherche, nous proposons d’analyser les groupes de chanteurs dans deux pièces qui, aux yeux de l’érudit helléniste et japonisant, se ressemblent : Philoctète de Sophocle et Shunkan attribué à Zeami. Cette ressemblance, remarquée par Mae Smethurst et développée dans son livre comme une similarité, mérite d’être revisitée dans une perspective différentielle [9]. De fait, l’équivalence posée entre deux objets est avant tout un effet d’optique : c’est avant tout parce que l’helléniste a en tête la tragédie attique qu’il voit des ressemblances. Cette première impression doit être revue avec les outils d’une analyse anthropologique et littéraire. Shunkan est-il un « Philoctète japonais » ? Dans les deux pièces nous avons une figure abandonnée sur une île, l’arrivée d’un personnage qui vient bouleverser cet exil et une plainte pathétique du protagoniste. En outre, dans les deux cas, les paroles du « chœur » occupent à peu près la moitié du texte. Mais que faut-il entendre respectivement par « chœur » dans la tragédie et dans le  ?

Khoros : le chœur de Philoctète

10Revenons d’abord sur la tragédie de Sophocle dont le principal protagoniste, Philoctète, est déjà mentionné dans l’Iliade[10]. Le héros grec a hérité de l’arc d’Héraklès et des flèches empoisonnées par le sang de l’Hydre de Lerne. Blessé par accident par l’une des flèches, Philoctète est en proie à un terrible mal : en raison de sa blessure infectée qui dégage une odeur insoutenable, il a été abandonné par ses compagnons sur l’île de Lemnos. Cependant, les Achéens apprennent que la présence de Philoctète et de son arc est nécessaire à la victoire des Grecs à Troie. Dans la pièce de Sophocle, Ulysse et Néoptolème viennent donc chercher le héros, en lui faisant faussement croire qu’il rentrera chez lui. En réalité, le héros devra se rendre à Troie. Héraklès surgit à la fin de la pièce pour révéler à Philoctète son destin : il guérira de sa blessure et permettra la victoire sur les Troyens. C’est donc, comme cela arrive parfois, une tragédie qui finit bien.

La tragédie et son chœur

11En ce qui concerne le chœur, Sophocle fait preuve d’une innovation fictionnelle. Tandis qu’Eschyle et Euripide, dans des pièces, malheureusement perdues, traitant le même sujet, avaient introduit un chœur d’habitants de Lemnos, Sophocle invente un chœur de marins qui constituent l’entourage du jeune Néoptolème, compagnon d’Ulysse. Ce chœur est joué par quinze jeunes citoyens recrutés par le chorège pour l’occasion. Ils sont masqués et costumés et spécialement entraînés par le poète de la pièce, Sophocle, maître de musique et de danse (khorodidaskalos) en vue du concours tragique des Grandes Dionysies [11]. Comme dans toutes les pièces attiques, ils chantent en mètres lyriques dans des moments bien identifiables et théorisés par Aristote. Il y en a trois types : la parodos (chant d’entrée), les stasima (chants sur place) et le kommos (chant alterné du chœur avec le protagoniste) [12]. Selon les codes de la tragédie attique, le chœur évolue à l’intérieur d’un espace spécifique, l’orkhestra, danse et chante au rythme d’une double flûte à anche, l’aulos, dialogue avec le protagoniste. Dans le cadre de ces codes généraux, Sophocle se distingue par un traitement inhabituel des chants choraux : au lieu de constituer des blocs séparés, ils sont intégrés aux dialogues. Ne pouvant pas aborder toute la pièce, nous sélectionnerons les passages les plus remarquables.

Parodos : une entrée en dialogue

12Après un prologue où apparaissent Ulysse et Néoptolème, Philoctète s’ouvre donc par une parodos, un chant d’entrée du chœur durant lequel les choreutes pénètrent sur une marche rythmée dans l’orkhestra en passant par une des deux eisodoi, accès latéraux du théâtre [13]. Dans cette parodos, à la différence par exemple de la parodos des Perses d’Eschyle où le chœur chante seul, les paroles du chant sont réparties entre les marins qui pénètrent dans l’aire de danse et Néoptolème déjà en scène devant la baraque en bois de la skēnē.

13La parodos contient trois couples de strophes-antistrophes constituant une construction musicale équilibrée. Cependant, il ne s’agit pas d’un chant choral autonome : d’une part, les strophes lyriques sont interrompues par des vers anapestiques ; d’autre part, la voix de Néoptolème et la voix du chœur se mêlent dans l’une et l’autre forme métrique. Ainsi, le chœur intervient dans les anapestes de Néoptolème tandis que ce dernier interrompt les vers lyriques du chœur [14]. Contrairement à l’image que l’on pourrait avoir d’un chœur réalisant un chant autonome, on a donc ici, dès la première strophe, une collaboration musicale :

ΧΟΡΟΣ
Τί χρή, τί χρή με, δέσποτ᾽, ἐν ξένᾳ ξένον
στέγειν, ἢ τί λέγειν πρὸς ἄνδρ᾽ ὑπόπταν ;
φράζε μοι·
τέχνα γὰρ τέχνας ἑτέρας
προὔχει καὶ γνώμα παρ᾽ ὅτῳ
τὸ θεῖον Διὸς σκῆπτρον ἀνάσσεται·
σὲ δ᾽, ὦ τέκνον, τόδ᾽ ἐλήλυθεν
πᾶν κράτος ὠγύγιον· τό μοι ἔννεπε
τί σοι χρεὼν ὑπουργεῖν.
ΝΕΟΠΤΟΛΕΜΟΣ
Νῦν μέν, ἴσως γὰρ τόπον ἐσχατιαῖς
προσιδεῖν ἐθέλεις ὅντινα κεῖται,
δέρκου θαρσῶν· ὁπόταν δὲ μόλῃ
δεινὸς ὁδίτης, τῶνδ᾽ ἐκ μελάθρων
πρὸς ἐμὴν αἰεὶ χεῖρα προχωρῶν
πειρῶ τὸ παρὸν θεραπεύειν.

14

CHŒUR — Que dois-je donc, que dois-je, maître, étranger en terre étrangère, dire ou dissimuler en présence d’un homme que remplit le soupçon ? Dis-le moi. Savoir et jugement supérieur à tous les autres sont le lot de l’homme qui, au nom de Zeus, tient le sceptre saint en ses mains royales. Or, c’est dans les tiennes, mon fils, que du fond des âges est venu le pouvoir suprême. À toi donc de me dire le service que tu m’attribues.
NEOPTOLEME — Pour l’instant, tu veux voir sans doute l’endroit écarté où il habite. Regarde, n’aie pas peur. Mais, quand apparaîtra l’effrayant chemineau, sois hors de son logis, et, réglant tes démarches sur chacune des miennes, tâche à répondre au besoin du moment. [15]

15Du point de vue de l’énonciation, il s’agit d’un échange mobilisant les formes personnelles de la première et de la deuxième personne. Le pronom ἐγώ renvoie à celui qui prend la parole et le σύ renvoie à l’interlocuteur. Dans cette première strophe, le chœur incite Néoptolème à parler (« dis-moi ») et à lui dire ce qu’il doit faire (« À toi donc de me dire le service que tu m’attribues »). En se plaçant explicitement sous les ordres de Néoptolème, le chœur se présente comme un acteur participant pleinement à l’action. Dans les anapestes qui suivent, Néoptolème répond en se présentant comme véritable chef d’un groupe à son service. Néoptolème et le chœur échangent alors sur la stratégie à adopter.

16Dans un second temps, le chœur réagit affectivement à la situation de Philoctète :

ΧΟΡΟΣ
Oἰκτίρω νιν ἔγωγ᾽, ὅπως,
μή του κηδομένου βροτῶν
μηδὲ ξύντροφον ὄμμ᾽ ἔχων,
δύστανος, μόνος ἀεί,
νοσεῖ μὲν νόσον ἀγρίαν,
ἀλύει δ᾽ ἐπὶ παντί τῳ
χρείας ἱσταμένῳ· πῶς ποτε πῶς
δύσμορος ἀντέχει ;
Ὤ παλάμαι θνητῶν,
ὦ δύστανα γένη βροτῶν,
οἷς μὴ μέτριος αἰών.

17

CHŒUR — J’ai pitié de lui, quand je vois comment, sans que personne ait souci de son sort, sans qu’aucun regard familier le suive, misérable, toujours seul, il souffre là d’un mal atroce, en même temps qu’il s’effare devant chaque besoin nouveau. Comment, comment l’infortuné y tient-il ? Ah ! Énergie humaine ! Ah ! Misère des mortels dont la vie échappe à l’ordre commun ! [16]

18Le chœur s’exclame donc en assumant une émotion personnelle : « Moi, j’ai pitié de lui ». Sa compassion s’épanche en formes exclamatives appuyées par des interjections rapprochant le malheur de Philoctète des maux de l’humanité tout entière : « Ah ! Énergie humaine ! Ah ! Misère des mortels ». Cette première réaction du chœur est suivie, quelques vers plus loin, d’un échange avec Néoptolème :

ΧΟΡΟΣ
Εὔστομ᾽ ἔχε, παῖ.
ΝΕΟΠΤΟΛΕΜΟΣ
Τί τόδε ;
ΧΟΡΟΣ
Προυφάνη κτύπος,
φωτὸς σύντροφος ὡς τειρομένοιο,
ἤ που τῇδ᾽ ἢ τῇδε τόπων·
βάλλει, βάλλει μ᾽ ἐτύμα
φθογγά του στίβον κατ᾽ ἀνάγκαν
ἕρποντος, οὐδέ με λάθει
βαρεῖα τηλόθεν αὐδὰ
τρυσάνωρ· διάσημα γὰρ θροεῖ.
ΧΟΡΟΣ
Ἀλλ᾽ ἔχε, τέκνον,
ΝΕΟΠΤΟΛΕΜΟΣ
Λέγ᾽ ὅ τι.
ΧΟΡΟΣ
φροντίδας νέας·

19

CHŒUR — Tais-toi enfant.
NÉOPTOLÈME — Qu’y-a-t-il ?
CHŒUR — Un bruit monte. Il ressemble à celui qui partout accompagne un homme en peine. Est-ce ici ? Est-ce là ? Oui, c’est bien l’accent, l’accent authentique, de quelqu’un qui n’avance que très péniblement. Je ne puis méconnaître, malgré la distance, le ton douloureux d’un homme épuisé. Sa parole parle assez clair. En ce cas, mon enfant…
NÉOPTOLÈME — Dis ce que tu veux dire.
CHŒUR — Prépare-toi à du nouveau. [17]

20Dans un échange intégré à un système de strophe / antistrophe, le chœur invite ici Néoptolème à se taire. Cette parodos ne correspond guère à l’image qu’on se fait habituellement de cette partie : loin d’être un chant autonome, il s’agit d’un échange avec le protagoniste dans lequel le chœur apparaît comme acteur collectif collaborant à l’action.

Kommos : des plaintes conflictuelles

21Autre moment clé de collaboration du chœur : le kommos, passage attendu de la tragédie attique caractérisé par la plainte chantée du personnage à laquelle participe le chant du chœur [18]. Ici, Philoctète a appris qu’Ulysse et Néoptolème, à qui il a donné l’arc, l’ont trompé : ils ne l’emmèneront pas vers sa patrie, comme ils l’avaient promis, mais vers Troie pour combattre. Face au refus de Philoctète de les accompagner, Néoptolème et Ulysse repartent en menaçant d’embarquer sans lui. Ils le confient au chœur qui prend en mains la situation :

ΦΙΛΟΚΤΗΤΗΣ
Ὦ κοίλας πέτρας γύαλον
θερμὸν καὶ παγετῶδες, ὥς σ᾽
οὐκ ἔμελλον ἄρ᾽, ὦ τάλας,
λείψειν οὐδέποτ᾽, ἀλλά μοι
καὶ θνῄσκοντι συνείσῃ.
Ὤμοι μοί μοι.
Ὦ πληρέστατον αὔλιον
λύπας τᾶς ἀπ᾽ ἐμοῦ τάλαν,
τίπτ᾽ αὖ μοι τὸ κατ᾽ ἦμαρ ἔσ
ται ; τοῦ ποτε τεύξομαι
σιτονόμου μέλεος πόθεν ἐλπίδος ;
ἴτ᾽αἰθέρος ἄνω
πτωκάδες ὀξυτόνου διὰ πνεύματος·
ἅλῶσιν οὐκέτ᾽ ἴσχω.
ΧΟΡΟΣ
Σύ τοι σύ τοι κατηξίω
σας, ὦ βαρύποτμ᾽, οὐκ
ἄλλοθεν ἁ τύχα ἅδ᾽ ἀπὸ μείζονος,
εὖτέ γε παρὸν φρονῆσαι
τοῦ λῴονος δαίμονος εἵ
λου τὸ κάκιον αἰνεῖν.

22

PHILOCTÈTE — Creuse retraite au cœur du roc, brûlante et glacée tour à tour, je devais, je le vois, ne jamais te quitter, malheureux que je suis, et tu seras seule, témoin de ma mort. Hélas ! Hélas sur moi ! Ô pauvre gîte tout rempli du chagrin que j’y exhale, que sera pour moi désormais l’existence de chaque jour ? De qui et d’où tirerai-je misérable que je suis, quelque espoir de me nourrir ? Allez là-haut dans l’éther, oiseaux craintifs fendant l’air strident ; je n’ai plus la force de vous prendre.
CHŒUR — C’est toi, c’est toi, infortuné, qui l’as voulu. Ce sort ne te vient pas d’un autre, d’une puissance supérieure. Tu pouvais être raisonnable ; mais tu as, toi-même, au lieu du meilleur parti, préféré adopter le pire. [19]

23Le kommos se caractérise ici par les plaintes de Philoctète associées à l’interjection typique « hélas » (« ὤμοι » en grec) qui s’associe en écho phonique à « moi » (« μοί μοι »). Philoctète multiplie les exclamations et interrogations pathétiques. Cependant, le chœur ne s’associe pas à son chant de plainte, mais lui adresse des remontrances : « C’est toi, c’est toi, infortuné, qui l’as voulu ». Au lieu de compatir, le chœur explique à Philoctète qu’il doit suivre sa destinée.

24De façon inaccoutumée, le kommos finit par une stichomythie où les deux voix s’affrontent :

ΧΟΡΟΣ
Μετρίαζ᾽.
ΦΙΛΟΚΤΗΤΗΣ
Ὦ ξένοι,
μείνατε, πρὸς θεῶν.
ΧΟΡΟΣ
Τί θροεῖς ;
ΦΙΛΟΚΤΗΤΗΣ
Αἰαῖ αἰαῖ,
δαίμων δαίμων· ἀπόλωλ᾽ ὁ τάλας·
ὦ ποὺς, πούς, τί σ᾽ ἔτ᾽ ἐν βίῳ
τεύξω τῷ μετόπιν τάλας ;
Ὦ ξένοι, ἔλθετ᾽ ἐπήλυδες αὖθις.
ΧΟΡΟΣ
Τί ῥέξοντες ἀλλοκότῳ
γνώμᾳ τῶν πάρος, ὧν προὔφαινες ;
ΦΙΛΟΚΤΗΤΗΣ
Oὔτοι νεμεσητὸν
ἀλύοντα χειμερίῳ
λύπᾳ καὶ παρὰ νοῦν θροεῖν.
ΧΟΡΟΣ
Bᾶθί νυν, ὦ τάλαν, ὥς σε κελεύομεν.

25

CHŒUR — Calme-toi.
PHILOCTÈTE — Au nom des dieux, étrangers, demeurez.
CHŒUR — Que clames-tu là ?
PHILOCTÈTE — Las ! Hélas ! Quel sort, quel sort est le mien ! Je suis mort, misérable ! Ô mon pied, mon pied, que faudra-t-il que je fasse de toi dans les jours qui me restent à vivre ? Revenez, étrangers, vers moi.
CHŒUR — Pourquoi ? Pour un dessein qui cette fois diffère de ceux que tu publiais tout à l’heure ?
PHILOCTÈTE — On ne peut en vouloir à celui qui, égaré par un orage de douleur, en vient à parler contre sa raison.
CHŒUR — Pars donc, malheureux, comme nous t’y invitons. [20]

26On a donc d’une part la plainte obstinée de Philoctète (« Las ! Hélas ! Quel sort, quel sort est le mien ! Je suis mort, misérable ! ») et d’autre part les injonctions du chœur qui appelle le héros à se calmer et à le suivre (« Pars donc, malheureux, comme nous t’y invitons »). Dans un jeu de scène, le traducteur suppose que le chœur fait mine de partir et qu’il est rappelé par Philoctète : « Au nom des dieux, étrangers, demeurez » puis « Revenez, étrangers, vers moi ». Étrange kommos à vrai dire : au lieu de sympathiser avec la plainte et de la renforcer par sa voix, comme dans un kommos habituel, le chœur l’anéantit. D’un point de vue pragmatique, c’est une déploration sans effet ou plutôt aux effets inversés. C’est le chœur qui mène le jeu, et non Philoctète.

Exodos du Philoctète : un chœur d’amis

27Considérons maintenant l’exodos où le chœur a les derniers mots et où il annonce son propre départ de scène à la suite de Philoctète. Nous assistons à un double retrait, celui de Philoctète puis celui du chœur :

ΦΙΛΟΚΤΗΤΗΣ
Φέρε νυν στείχων χώραν καλέσω.
χαῖρ᾽, ὦ μέλαθρον ξύμφρουρον ἐμοὶ, […]
Χαῖρ᾽, ὦ Λήμνου πέδον ἀμφίαλον,
καί μ᾽ εὐπλοίᾳ πέμψον ἀμέμπτως
ἔνθ᾽ ἡ μεγάλη Μοῖρα κομίζει
γνώμη τε φίλων, χὠ πανδαμάτωρ
δαίμων, ὃς ταῦτ᾽ ἐπέκρανεν.
ΧΟΡΟΣ
Χωρῶμεν δὴ πάντες ἀολλεῖς,
Νύμφαις ἁλίαισιν ἐπευξάμενοι
νόστου σωτῆρας ἱκέσθαι

28

PHILOCTÈTE — Allons ! Qu’à l’heure où je m’en éloigne, je salue du moins cette terre. Adieu, demeure qui m’as gardé si longtemps ; […] Adieu, sol de Lemnos qu’enveloppent les flots, fais qu’une heureuse traversée me porte sans encombre où mènent ensemble et la grande Moire et le conseil de mes amis et Celui devant qui tout ploie, qui a décidé souverainement. CHŒUR — Partons donc tous ensemble. Pas avant toutefois d’avoir prié les Nymphes de la mer de venir assurer notre retour. [21]

29Le chœur qui se retire de l’orkhestra en chantant est désigné ici comme « amis » (φίλων) par Philoctète, ce qui, par un renversement, en fait des compagnons de l’exilé. Cette sortie, effectuée par l’eisodos, est le pendant de la parodos : le chœur entrait dans l’espace de jeu en fidèle compagnon de Néoptolème, il en sort en ami de Philoctète. La sortie du chœur et de l’acteur est explicitement intégrée sous forme d’autoréférence dans la fiction et justifie le changement d’espace : ils se dirigent vers le rivage pour embarquer sur le navire.

Un chœur collaboratif

30Que retirer de ce bref parcours du chœur du Philoctète ? Dans son récent livre sur la tragédie chorale, Claude Calame relève la polyphonie de la voix des chœurs tragiques. Il retient comme caractéristiques trois voix propres au chœur : performative (accomplir des actes liturgiques), affective (exprimer son émotion), interprétative (interpréter ce qui se passe sur scène) [22]. Le chœur, selon Calame, réagit aux actions des protagonistes. Ces propositions se vérifient ici. Nous observons en particulier la présence des réactions affectives du chœur : la pitié [23]. Nous trouvons également la fonction herméneutique : le chœur interprète la situation de Philoctète. Enfin on relève bien la fiction liturgique avec la mention finale d’une prière aux Nymphes avant l’embarquement. Ajoutons que, selon Aristote, Sophocle se caractérise par la pleine intégration des membres du chœur comme acteurs [24]. Si l’on prend les critères aristotéliciens, le poète réalise ici une tragédie parfaite en intégrant pleinement les choreutes aux côtés des acteurs et non en leur confiant des chants autonomes qui se contenteraient de séparer les épisodes. Il est vrai que Sophocle n’est pas différent des autres tragiques : dans toutes les pièces, les choreutes possèdent un masque, un costume, et miment des personnages. Ils sont donc toujours intégrés à la pièce. Toutefois, il se distingue en ce qu’il pousse à l’extrême l’usage du chœur comme un groupe de personnages fictifs interagissant pleinement avec les acteurs.

Le groupe des chanteurs de Shunkan

Un Philoctète japonais ?

31Shunkan est-il un Philoctète japonais et peut-on assimiler les chanteurs de ce à un chœur de tragédie ? Nous avons déjà mentionné un certain nombre de ressemblances concernant l’histoire : à nouveau, nous rencontrons la figure pathétique d’un exilé relégué sur une île. Ajoutons une autre similitude : c’est un héros que l’on trouve dans le Dit des Heike, une figure « épique », si l’on veut, tout comme Philoctète [25]. Malgré la même thématique, un homme abandonné sur une île, Shunkan n’est pourtant pas un « Philoctète japonais ». Ce n’est pas un guerrier mais un religieux — un abbé. Il n’a pas été abandonné en raison d’une blessure, mais exilé pour une faute politique en compagnie de deux autres conspirateurs, Yasuyori et Naritsune. Shunkan n’est donc pas un héros qui se distinguerait par des exploits guerriers comme Philoctète mais un moine relégué. Les plaintes de Shunkan ont une autre raison que celles de Philoctète : l’abbé comprend qu’il n’a pas reçu le pardon du shōgun. En outre, soulignons le dénouement différent de la pièce : alors qu’Héraklès prédit la guérison de Philoctète et que celui-ci part accomplir son destin héroïque à Troie, Shunkan reste misérablement abandonné. Son abandon est d’autant plus pathétique que, comme le savent les lecteurs du Dit des Heike, il mourra misérablement sur son île… Plus on entre dans la comparaison, plus, on le voit, les ressemblances s’estompent. Peut-on du moins retrouver la présence d’un chœur qui ferait écho à celui de Philoctète ?

La chorale des chanteurs

32Il est vrai que, de la même manière que les théoriciens occidentaux réunissent sous la même appellation « chœur » les chanteurs de tragédie et les chanteurs de , certains chercheurs japonais — Nogami Toyoichirō, notamment, l’un des plus grands spécialistes du  — utilisent un mot générique moderne : le terme gasshō (合唱), littéralement « récitation conjointe », que l’on peut traduire par « chœur », et ses composés gasshō-bu (合唱部) et gasshō-ka (合唱歌) désignant respectivement une « section chorale » et un « chant choral ». Cependant, ce n’est pas le terme technique employé dans les manuscrits pour désigner le groupe des chanteurs du  : on trouve le terme ji-utai (地謡 : le « chant du sol ») abrégé dans les livrets en ji (地 : « sol »), ou encore le terme dou-on (同音 : « unisson ») éventuellement abrégé en dou (同 : « ensemble ») [26]. Paradoxalement, le vocabulaire technique du ne désigne pas des interprètes, mais un « lieu » (le sol), un « chant » (utai), ou un « ensemble sonore » (dou-on). Et de fait, comme le souligne justement Mae Smethurst, le groupe des chanteurs du diffère fortement de la tragédie grecque : le ji-utai reste assis durant toute la pièce, porte des habits de cérémonie (un hakama et un kataginu) généralement noirs, qui effacent leur existence, tout comme les musiciens du fond de scène, et non pas des costumes d’acteurs comme les choreutes de la tragédie ancienne. Tout se passe donc comme si les chanteurs étaient sans corps. Assis au sol comme les musiciens, tenant fixement leur éventail, ils ont symboliquement « les jambes et les bras coupés ».

33L’absence de costumes, le fait que ces chanteurs ne dansent pas et, comme nous venons de le voir, qu’ils ne soient pas techniquement désignés comme des personnes ne peut avoir qu’une signification : ils font partie de l’orchestre ou, plus précisément, ils en constituent la partie vocale. Il s’agit, pour emprunter à Jean-Jacques Tschudin une judicieuse distinction, non pas de « choreutes » mais de « choristes [27] ». D’où ce nom de « sol » ou de « chant du sol » : le ji-utai n’existe pas en tant qu’acteur mais en tant que « bande sonore », avec une conséquence majeure : le ji-utai n’a aucune fonction dans la fiction. Il n’est pas un personnage. En termes contemporains, on pourrait le décrire comme un chant collectif en voix off, ce qui apparaît clairement quand on regarde un . Non seulement les chanteurs sont assis, mais étant sur les bords dans une position fixe, ils ne communiquent par le regard ni avec les spectateurs ni avec les acteurs : ils ne regardent pas et ne sont pas regardés. Quelle est donc l’identité de cette voix ?

Une voix impersonnelle

34Retournons à Shunkan. Nulle parodos comme dans le Philoctète : le ji-utai ne pénètre pas sur scène en accomplissant un chant d’entrée. Il s’installe avant le début de la pièce en arrivant par une petite porte du fond droit de la scène, le kirido-guchi, en même temps que les musiciens qui, eux, viennent par l’entrée des acteurs au bout du pont. Pas de dramatisation d’entrée d’acteurs donc mais l’installation d’une « chorale » qui complète vocalement l’orchestre. Prenons pour exemple l’entrée de Shunkan réalisée en deux temps : un court chant, l’issei, introduit par un refrain de flûte spécifique, puis le sashi, une sorte de récitatif. Ces deux morceaux sont accompagnés par un rythme de tambours décalé par rapport au rythme des vers :

35

[1セイ]
ッテ – 後の世を、待たで鬼界が島守りと、
地 – なる身の果ての暗きより、
ッテ – 暗き道にぞ入りにける。
[サツ]
地 – 玉兎昼眠る雲母の地、金雞夜宿す不萌の枝、寒蟬枯木を抱きて鳴 き尽くして頭を回らさず、俊寛が身の上に知られて候。
[ISSEI]
SHITE (SHUNKAN) — Sans attendre une autre vie, gardien de l’Ile aux Démons…
JI-UTAI — … devenu sur une voie plus sombre…
SHITE (SHUNKAN) — … que le plus sombre destin, me suis engagé.
[SASHI]
JI-UTAI — Le lièvre de jade le jour se repose dans la matrice des nuées. Le coq d’or, la nuit, perche sur la branche aux bourgeons non éclos. la cigale, quand vient le froid à l’arbre, mort s’agrippe et son chant épuisé plus ne tourne la tête. Shunkan à ses dépens en a appris la vérité. [28]

36Comme on le voit, les morceaux sont chantés alternativement par l’acteur principal (le shite) jouant Shunkan et par le groupe des chanteurs (ji-utai). Cependant, contrairement à ce qu’ont souvent affirmé les chercheurs, il ne s’agit pas d’un véritable dialogue, mais de ce que nous pouvons nommer un « chant alterné » [29]. Les premières paroles du chœur ne lui sont pas spécifiques mais constituent le prolongement de la phrase de Shunkan. C’est que le chœur ne chante pas en son propre nom : il chante les paroles de Shunkan. À la fin de ce passage, le morceau prononcé en récitatif (sashi), est quant à lui un peu différent : avec la mention de Shunkan, on passe à une forme personnelle qui peut renvoyer indifféremment à un « je » ou à un « il » [30].

37Comment interpréter cette voix ambiguë des chanteurs ? Pour approfondir notre analyse, nous pouvons relever un autre passage. Il s’agit d’un morceau spécifique, le kudoki, produit sans musique pour énoncer une plainte, suivi du kuse, un récit rythmé par les tambours :

38

[クドキ]
シテ – この程は三人一所にありつるだに、さも恐ろしくすさまじき、 荒磯島にただひとり、離れて海人の捨て草の、波の藻屑の寄るべもなく て、あられんものかあさましや、嘆くにかひも渚の千鳥、泣くばかりな る有様かな。
[クセ]
地 – 時を感じては、花も涙を濺ぎ、別かれを恨みては、鳥も心をうご かせり、もとよりもこの島は、鬼界が島と聞くなれば、鬼ある所にて、 今生よりの冥途なり、たとひいかなる鬼なりと、このあはれなどか知ら ざらん、天地を動かし、鬼神も感をなすなるも、人のあはれなるもの を、この島の鳥獣も、鳴くはわれを訪ふやらん。
[KUDOKI]
SHITE (SHUNKAN) — Tout ce temps, nous étions trois, et déjà, redoutable, inhospitalière, était cette île aux grèves battues par les flots mais seul (hitori) abandonné là, amas d’herbe que dédaigne le pêcheur, débris d’algue dans les vagues, sans refuge où aller. Ah, misérable (asamashiya) ! Se lamenter ne sert à rien, et pourtant, pluvier du rivage (chidori), je ne puis que pleurer (naku bakari arisama ka na).
[KUSE]
JI-UTAI — Quand l’heure est à l’émotion, les fleurs même font répandre des larmes. Quand on s’afflige sur une séparation, l’oiseau même émeut votre cœur. Or de tout temps, cette île connue comme l’Ile aux Démons, habitée par des démons, est un enfer. Dès cette vie, le pire des démons pourrait-il ignorer la pitié ? Ce qui émeut démons et dieux est-ce point la pitié ? Les cris des oiseaux sur cette île pour moi (ware) disent leur compassion. [31]

39Ce morceau fait étonnamment écho au kommos de Philoctète. Comme dans Philoctète, le personnage déçu se livre à une plainte lyrique. Nous pouvons d’ailleurs relever de frappantes similarités : asamashiya ! (« Ah, misérable ! ») est l’exact équivalent du grec ὦ τάλας (v. 1083) constitué d’une interjection exclamative et d’un adjectif. Dans les deux cas, le pathétique de la plainte prend pour objet les oiseaux de l’île : « Allez là-haut dans l’éther oiseaux craintifs fendant l’air strident ; je n’ai plus la force de vous prendre » s’exclame Philoctète. Quant à Shunkan, il s’identifie à l’un de ces oiseaux de mer : « pluvier du rivage, je ne puis que pleurer ». Lyrisme inspiré de la nature que résume bien le chant du ji-utai : « Quand on s’afflige sur une séparation, l’oiseau même émeut votre cœur ». Heureuse coïncidence : on pourrait croire à un kommos… Les premières paroles du ji-utai semblent constituer une « réaction du chœur ». Or ce n’est pas le cas, puisque ses paroles finissent par : « Les cris des oiseaux sur cette île pour moi (ware) disent leur compassion ». Ware renvoie ici à Shunkan. Le chœur ne parle donc pas en son propre nom, mais prolonge la voix de Shunkan.

40Quelle est donc cette étrange voix des chanteurs qui n’est pas une voix de personnage, et parle tantôt en son propre nom tantôt au nom des personnages ? Nogami formule une réponse :

41

或る時はシテの感情をうたふこともあり、また或る時はシテ以外の人の 感情をうたふこともあるが、概括してそれは抒情詩でなく叙事詩である ことが多いのを以つて見ると、合唱部は作者の代表者であると言ふこと が出来る。
À certains moments, [le chœur] endosse les émotions du protagoniste, mais, à d’autres moments, il chante les états d’âme d’une autre personne. En résumé, dans la mesure où ses paroles ne relèvent pas de la « poésie exprimant des sentiments » mais « d’une poésie narrative », le « chœur » peut représenter « l’auteur ». [32]

42L’hypothèse de Nogami peut surprendre : pourquoi la voix des chanteurs représenterait-elle plus l’auteur que ne le fait la voix des autres acteurs ? Le chercheur utilise, tout en l’opposant au terme jojoushi (抒情詩 : « poème lyrique »), le terme jojishi (叙事詩 : « poème narratif ») qui clarifie ce qu’il faut entendre par l’emploi du mot « auteur » (作者 : sakusha) ici [33]. Si la partie chorale est plus spécifiquement une narration, alors on comprend mieux ce que Nogami désigne par le terme « auteur » : c’est ce que nous nommons, depuis les années soixante, un « narrateur ». Et de fait, si l’on suit la lecture de Platon et d’Aristote par Gérard Genette, le narrateur a cette faculté étonnante de produire des récits tout en intégrant des discours de personnage [34]. En outre, il a la capacité de s’effacer, comme Aristote le remarque à propos d’Homère :

43

Ὅμηρος δὲ ἄλλα τε πολλὰ ἄξιος ἐπαινεῖσθαι καὶ δὴ καὶ ὅτι μόνος τῶν ποιητῶν οὐκ ἀγνοεῖ ὃ δεῖ ποιεῖν αὐτόν. Αὐτὸν γὰρ δεῖ τὸν ποιητὴν ἐλάχιστα λέγειν· οὐ γάρ ἐστι κατὰ ταῦτα μιμητής.
Il y a bien des raisons de louer Homère mais il le mérite surtout parce qu’il est le seul des poètes à ne pas ignorer ce qu’il doit prendre personnellement à son compte ; en effet le poète doit parler le moins possible en son nom personnel, puisque ce faisant, il ne représente pas. [35]

44Cette remarque sur l’impersonnalité du narrateur homérique peut être rapprochée de la description du narrateur par Émile Benveniste dans sa définition de l’« histoire » :

45

À vrai dire, il n’y a même plus de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter d’eux-mêmes. [36]

46Nous commençons donc à cerner l’identité du ji-utai du point de vue de l’énonciation : ce n’est pas un personnage comme dans la tragédie grecque, pas non plus un « auteur », selon la formule de Nogami. Ce serait plus exactement un « narrateur » ou, dirions-nous plutôt, afin de ne pas créer de confusion avec la narratologie épique ou romanesque, des « récitants » produisant une narration impersonnelle [37].

Le chœur retrouvé ?

47Il nous reste cependant, pour compléter notre comparaison, à considérer la fin de la pièce pour la confronter à l’exodos du Philoctète. La partie finale de la pièce est un rongi, c’est-à-dire un chant alterné entre acteurs et ji-utai, accompagné d’un rythme des tambours synchronisé avec les vers. Sont présents le protagoniste (shite), le ji-utai, ainsi que trois autres acteurs : parmi eux se trouvent le waki, rôle d’« adjoint », sans masque, qui joue un batelier, et deux shite-tsure, c’est-à-dire les « compagnons » du shite. Il s’agit des deux autres exilés sur l’île, le Capitaine Naritsune et le Prévôt Yasuyori, rappelés d’exil, au contraire de leur compagnon d’infortune :

48

[ロンギ]
ワキ ツレ — 痛はしのおんことや、われら都に上りなば、よきやうに 申し直しつつ、やがて帰洛はあるべし、おん心強く待ち給へ、
シテ — 帰洛を待てよとの、呼ばはる聲も幽かなる、頼みを松蔭に、音 を泣きさして聞き居たり、
ワキ ツレ — 聞くやいかにと夕波の、皆聲ごゑに俊寛を、
シテ — 申し直さば程もなく、
ワキ ツレ — 必ず帰洛あるべしや、
シテ — これはまことか
ワキ ツレ — なかなかに、
ツテ — 頼むぞよ頼もしくて、
地 — 待てよ待てよと言ふ聲も、姿も、次第に遠ざかる沖っ波の、幽 かなる聲絶えて、舟影も人影も、消えて見えずなりにけり、跡消えて見 えずなりにけり。
[RONGI]
SHITE-TSURE et WAKI (COMPAGNONS et BATELIER) — Ah ! Pitoyable (itawashi) est votre état ! Lorsqu’à la ville nous (warera) serons revenus pour vous, nous intercéderons et bientôt vous y pourrez retourner. D’un cœur ferme attendez (on kokoro tsuyoku machikyuu e).
SHITE (SHUNKAN) — « Attendez qu’en la ville nous soyons revenus » crient-ils et leurs voix se font indistinctes. Rendu à l’espoir à l’ombre des pins, il suspend ses pleurs pour entendre mieux.
SHITE-TSURE et WAKI (COMPAGNONS et BATELIER) — Ah ! Entendez-vous sur les vagues du soir tous d’une voix pour Shunkan :
SHITE (SHUNKAN) — « Nous intercéderons et lors sans délai »
SHITE-TSURE et WAKI (COMPAGNONS et BATELIER) — « pour sûr à la ville pourrez revenir. »
SHITE (SHUNKAN) — Est-ce vérité ?
SHITE-TSURE et WAKI (COMPAGNONS et BATELIER) — C’est vérité.
SHITE (SHUNKAN) — Je m’en remets à vous. Je m’en remets à vous.
JI-UTAI — « Espérez, espérez »
(Shite-tsure et waki descendent de la barque et quittent la scène, suivis par le kyōgen portant la barque. Le shite debout les suit du regard puis il pleure) JI-UTAI — et leurs voix et leurs figures peu à peu s’éloignent sur les flots du large. Les voix indistinctes se sont tues et l’image du navire et les images des hommes s’effacent et disparaissent. Leur trace s’efface et disparaît.
(Le shite quitte la scène) [38]

49Nous retrouvons l’opposition entre shite et ji-utai avec quelques particularités. D’une part, le ji-utai assume le discours rapporté de personnages présents sur scène : le pathétique « Espérez, espérez » des compagnons de Shunkan. D’autre part, il assume la narration qui clôt la pièce. Cependant, on constate ici que la voix du shite se dédouble également : tantôt il énonce les paroles de Shunkan sous forme directe (« Je m’en remets à vous »), tantôt il assume, comme le chœur, une position de narrateur externe, citant les paroles des compagnons et décrivant la scène sous forme de récit à la troisième personne (« Attendez qu’en la ville nous soyons revenus » crient-ils et leurs voix se font indistinctes). Cette intrusion du mode du récit dans les paroles de Shunkan crée ponctuellement une continuité entre l’énonciation du shite et du ji-utai. Dans une forme inattendue pour nous, mais possible dans une forme de théâtre non-mimétique, la fin de la pièce passe au mode narratif [39]. Dans ce contexte de récit, il va de soi que le ji-utai ne réalise pas plus d’exodos qu’il n’a accompli plus tôt de parodos. Seuls les compagnons et le batelier quittent la scène. Le groupe des chanteurs se retire une fois que la pièce est finie quand tous les acteurs ont quitté la scène.

50Singulièrement, certaines propriétés du chœur grec du réapparaissent pourtant ici, mais pas où on les attendait. Alors que le ji-utai n’exprime aucun sentiment personnel, ce sont les compagnons, les shite-tsure qui expriment leur pitié : « Ah pitoyable est votre état ! », mots que l’on peut mettre en parallèle avec la réaction du chœur dans Philoctète : « Moi, j’ai pitié de lui ». En outre, les compagnons s’expriment à l’impératif pour donner des conseils à Shunkan de la même manière que le chœur des marins conseillait Philoctète. Le conseil à l’impératif des compagnons (« D’un cœur ferme attendez ») peut être mis en rapport avec les conseils — même s’il s’agit des conseils inverses ! — du chœur des marins : « Pars donc, malheureux, comme nous t’y invitons ». Paradoxalement, les compagnons, parce qu’ils sont des personnages placés dans une situation de dépendance vis-à-vis du rôle principal, jouent, mutatis mutandis, le rôle des choreutes de Philoctète. Leur départ de scène, réalisé en chant et en musique peut, de ce point de vue, être comparé à une exodos de choreutes tragiques.

51Cette ressemblance inattendue peut-elle être poussée plus loin ? Revenons un peu en arrière. Les deux compagnons entrent sur scène par le pont sur une musique de flûte appelée shidai et chantent le chant du même nom :

52

[次第]
ツレ二人 – 神を硫黄が島なれば、神を硫黄が島なれば、 願ひも三つ の山ならん。
[サシ]
これは九州薩摩潟、鬼界が島の流人の内、
ツレ1 – 丹波の少将成経、
ツレ2 – 平判官入道康頼、[…]
[SHIDAI]
SHITE-TSURE (NARITSUNE et YASUYORI) — Nous avons célébré les dieux sur cette île au soufre. Nous avons célébré les dieux sur cette île au soufre et nos prières certes seront exaucées par la grâce des trois Monts.
[SASHI]
Nous que voici au large de Satsuma en Kyūshū en l’Ile aux démons exilés, TSURE 1 (NARITSUNE) — Le capitaine de Tamaba Naritsune,
TSURE 2 (YASUYORI) — Le prévôt Taïra no Yasuyori, [… ] [40]

53Si nous poussons notre analyse jusqu’au bout, nous pouvons affirmer que s’il y a bien l’équivalent dans le d’une parodos, un chant accompagnant une entrée physique d’acteurs, elle n’est pas réalisée par le ji-utai mais plutôt par les compagnons qui se présentent comme personnages. Analogie renforcée ici par le fait que les compagnons ont accompli, comme bien souvent dans la tragédie grecque, un acte liturgique [41]. Ainsi donc, si une catégorie d’acteurs ressemble à des choreutes dans cette pièce, il s’agit plutôt des compagnons du shite et non du groupe des chanteurs du ji-utai.

Un spectacle hybride

54Le « chœur » chassé par la porte, reviendrait-il par la fenêtre ou, plutôt, par le rideau du pont de scène, sous les traits des compagnons ? Une telle affirmation serait abusive : d’abord, les compagnons du protagoniste jouent certes des personnages mais ne sont pas masqués. Ensuite, ils ne dansent pas. Enfin, ils ne sont que deux là où les choreutes grecs sont au nombre de quinze. Précisons enfin que toutes les pièces n’utilisent pas ce type de rôles : l’analogie qui fonctionne localement se dissoudrait bien vite si l’on considérait d’autres pièces. En réalité, un tel rapprochement nous permet surtout de comprendre tout ce qui, par contraste, manque au ji-utai pour que nous puissions l’assimiler à un groupe de choreutes, à des acteurs jouant des personnages. Non qu’il faille y voir un défaut mais plutôt une originalité du . Il s’agit non pas de chanteurs mais d’une « bande son en voix off », non pas d’un groupe de choreutes mais d’un groupe de choristes, non pas d’un groupe de personnages mais d’un groupe de récitants impersonnels. Toute l’originalité du , que l’on retrouve également dans le kabuki ou le théâtre de marionnettes, repose précisément sur l’usage hybride du mode dramatique pris en charge par les acteurs, et d’un mode narratif, assumé par des chanteurs. C’est ce va-et-vient entre deux types de voix, l’une dramatique et personnelle, l’autre narrative et impersonnelle, qui fait toute l’originalité d’une forme scénique inexistante en Occident. Tout compte fait, si nous devions donner une définition du groupe de chanteurs de tout en répondant à Chamberlain et à Smethurst, nous ne dirions pas comme eux noh chorus, mais tout au contraire : no chorus[42].


Date de mise en ligne : 16/10/2020

https://doi.org/10.3917/rlc.372.0003

Notes

  • [1]
    Voir récemment : William Marx, Le Tombeau d’Œdipe, pour une tragédie sans tragique, Paris, Édition de Minuit, 2012 ; William Marx, « Œdipe au Japon ou ce que le fait a la tragédie grecque », Études de langue et littérature françaises, n° 103, 2013, p. 3-23 ; Mae J. Smethurst, Dramatic Action in Greek Tragedy and Noh : Reading with and beyond Aristotle, Princeton, Princeton University Press, 2013 et Mae J. Smethurst, The Artistry of Aeschylus and Zeami, Princeton, Princeton University Press, 1989.
  • [2]
    Jean-Jacques Tschudin, L’Éblouissement d’un regard. Découverte et réceptions occidentales du théâtre japonais de la fin du Moyen Âge à la seconde guerre mondiale, Toulouse, Anacharsis, 2014.
  • [3]
    Basil Chamberlain, Collected works of Basil Hall Chamberlain, vol. 6, Synapse – Ganesha Publishing, Tōkyō – Bristol, 2000 (1re éd. : London, K. Paul, 1890), p. 341-342.
  • [4]
    Noël Peri, Le Théâtre nō, Études sur le drame lyrique japonais, EFEO, Paris, 2004 (1re éd. : Bulletin de l’EFEO entre 1909 et 1920).
  • [5]
    Voir par exemple Takebe Rinsyo, « Die griechische Tragödie und das japanische Noh-Drama », Wiener humanistische Blätter n° 3, 2nd ser., n° 5, 1960, p. 25-31.
  • [6]
    Mae J. Smethurst, op. cit., 1989, p. 16.
  • [7]
    Florence Dupont, « Écrits de voyageurs : Ulysse et Sindbâd : propositions pour un comparatisme différentiel », dans Alain Montandon (dir.), Littérature et anthropologie, Nîmes, Lucie éditions, coll. « Poétiques comparatistes », 2006, p. 195-214.
  • [8]
    Marcel Detienne, « Construire des comparables », dans Comparer l’incomparable, Paris, Seuil, 2000, p. 41-59.
  • [9]
    Mae J. Smethurst, op. cit., 2013, p. 7-18.
  • [10]
    Voir Homère, Iliade (éd. et trad. Victor Bérard), Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1924, livre II, v. 721-725.
  • [11]
    Sur le chœur tragique en Grèce on se référera à Claude Calame, La Tragédie chorale, poésie grecque et rituel musical, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Mondes anciens », 2017.
  • [12]
    Aristote, Poétique, éd., trad. et commentaires Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, Paris, Seuil, 1980, 1452b 19-24.
  • [13]
    Sur le jeu et l’espace de la tragédie classique, voir Jean-Charles Moretti, Théâtre et société dans la Grèce antique, Paris, « Livre de Poche Références », 2001, p. 120-153.
  • [14]
    Strophe 1 : 9 vers (chœur) — Anapestes (Néoptolème) : 6 vers — Antistrophe 1 : 9 vers (chœur) — Anapestes : 10 vers (Néoptolème : 9 vers, chœur : 1 vers) — Strophe 2 : 11 vers (chœur) — Antistrophe 2 : 11 vers (chœur) — Anapestes (Néoptolème) : 10 vers — Strophe 3 : 10 vers (chœur avec brève intervention de Néoptolème) — Antistrophe 3 : 10 vers (chœur avec brève intervention de Néoptolème).
  • [15]
    Philoctète in Sophocle, Tragédies, éd. Alphonse Dain, trad. Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 1950, v. 135-150.
  • [16]
    Ibid., v. 169-179.
  • [17]
    Ibid., v. 201-210.
  • [18]
    Aristote, op. cit., 1452b 19-24. Voir supra. Pour une analyse anthropologique du kommos comme chant de deuil, on se référera à Nicole Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1999.
  • [19]
    Sophocle, op. cit., v. 1081-1100.
  • [20]
    Ibid., v. 1183-1196.
  • [21]
    Ibid., v. 1452-1471.
  • [22]
    Claude Calame, op. cit., p. 104.
  • [23]
    Ce sentiment de pitié suscité par le spectacle de Philoctète est tout à fait conforme à ce qu’Aristote (Poétique, 1449b, 28) présente comme une des émotions clés de la katharsis.
  • [24]
    Aristote, op. cit., 1456 a-25-33.
  • [25]
    Voir le Dit des Heike. Cycle épique des Taïra et des Minamoto, trad. René Sieffert, Paris, Verdier, « Poche », 2012 (1re éd. : Presses Orientalistes de France, 1976), livre III, chap. « Vains trépignements », p. 193-197. Nous constatons ici une similitude de contenu avec les chants de l’aède (combat entre deux camps, les Heike et les Genji, comparable aux combats des Achéens contres les Troyens) et d’énonciation (un récit en vers accompli par des chanteurs itinérants s’accompagnant d’un instrument à cordes, le biwa, comparable aux chants de l’aède sur sa phorminx). Bien entendu, cette « épicité » apparente mériterait en soi un développement que nous ne pouvons pas proposer ici.
  • [26]
    On (音) signifie « son » ; utai (謡) est le terme qui désigne la performance orale du . Voir l’article ji-utai (地謡) in Kobayashi Seki, Nishi Tetsuo, Hata Hisashi (小林責, 西哲生, 羽田昶), 能楽大事典 Nōgaku daijiten (Grande encyclopédie du nō, livre non traduit), Tōkyō, Chikuma Shobō, 2012.
  • [27]
    Jean-Jacques Tschudin, Histoire du théâtre classique japonais, Toulouse, Anacharsis, 2011, p. 211.
  • [28]
    Texte japonais : Nogami Toyoichirō (野上豐一郎) et Tanaka Makoto (田中允), 謡曲集 Yōkyoku shū (Recueil de pièces de ), Tōkyō, Asahi Shinbunsha, 日本古典全書 Nihon koten zensho (Recueil complet des œuvres classiques japonaises), (6 vol.) 1972-1973 (1re éd. 1953), col. 3, p. 415. Traduction française : René Sieffert (trad. et présentation), Nô et kyôgen, vol. 2 : automne-hiver, Paris, Publications orientalistes de France, 1979, p. 333-334 (Afin de rendre l’article plus lisible, nous restituons le texte du traducteur en français sans passage à la ligne et en y ajoutant une ponctuation).
  • [29]
    Voir, par exemple, Noël Peri, Le théâtre nō, Études sur le drame lyrique japonais, EFEO, Paris, 2004 (réimpression d’articles publiés dans le Bulletin de l’EFEO entre 1909 et 1920). La notion de « dialogue » y est employée aussi bien pour des formes ou des personnages échangent des paroles (p. 64 : mondō, terme traduit par « dialogue ») que pour les formes de chants où les paroles alternées entre acteur et chœur ne constituent pas, à proprement parler, un dialogue entre personnages (p. 62 : rongi, décrit comme un « dialogue chanté entre le chœur et le shite »).
  • [30]
    En japonais, le nom propre peut-être employé indifféremment avec une première ou une troisième personne.
  • [31]
    Nogami-Tanaka, col. 7, p. 416 et Sieffert, op. cit., p. 338.
  • [32]
    Nogami Toyoichirō (野上豐一郎), 「合唱歌の非戲曲的性質-能とギリシア劇との比較」 Gasshōuka no higikyokuteki seishitsu - nō to girishageki to no hikaku (la nature non-dramatique du , comparaison entre le théâtre grec et le ) in能の再生Nō no saisei (Renaissance du nō : livre non traduit), Tōkyō, Iwanami Shoten, 1935, p. 139-140.
  • [33]
    Littéralement jojoushi (抒情詩) et jojishi (叙事詩) signifient « poème qui relate des sentiments » et « poème qui relate des faits ». Ces deux notions traduisent les catégories occidentales de « lyrique » et « épique ». Sur ces catégories et leur élaboration européenne, voir Calame Claude, « La poésie lyrique grecque, un genre inexistant ? », Littérature, 111, Larousse, 1998, p. 87-110.
  • [34]
    Gérard Genette, « Frontières du récit », dans Figures II, Paris, Seuil, « Points essais », 1969, p. 49-69.
  • [35]
    Aristote, op. cit., 60a, 5-10.
  • [36]
    Émile Benveniste, « L’homme dans la langue », problèmes de linguistique générale, t. 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 241.
  • [37]
    Sur les problèmes posés par la notion de « narrateur » dans les récits romanesques, voir Kuroda Shigeyuki, trad. Assian Braconnier, Tiên Fauconnier et Sylvie Patron, Pour une théorie poétique de la narration, Paris, Armand Colin, 2012.
  • [38]
    Nogami-Tanaka, col. 8, p. 417 et Sieffert, op. cit., p. 341-342.
  • [39]
    Nous ne traiterons pas ici la complexité énonciative du , qui à elle, seule, mériterait une étude spécifique. Rappelons que dans la langue japonaise, où il n’existe pas de distinction entre un verbe de première et de troisième personne, la différence entre les modes d’énonciation ne passe pas automatiquement par des indicateurs de personnes — comme pourrait le faire croire la traduction en français — mais par des formes grammaticales et lexicales spécifiques. Voir Kobayashi Kozue (小林標), 「能は演劇で あるのかNo wa engeki de aru no ka ?」 (« Le nô est-il un drame ? » : article non traduit), 人文研究 Jinbunkenkyū, 54/7, Osaka, Osaka Shiritsu Daigaku, 2003, p. 1-30.
  • [40]
    Nogami-Tanaka, col. 2, p. 414-415 et Sieffert, op. cit., p. 332-333.
  • [41]
    Le livre II du Dit des Heike (« L’incantation de Yasuyori » et « Les sotoba à la mer ») raconte l’exceptionnelle piété de Naritsune et Yasuyori, qui, en fervents dévots du temple bouddhiste de Kumano, en ont reproduit les rites sur l’île sauvage de l’Ile aux Démons. Shunkan, en revanche, qui refuse de se joindre à ces cérémonies, est qualifié de « mécréant ».
  • [42]
    Cette comparaison a fait l’objet d’une présentation publique à la Maison Franco-Japonaise de Tōkyō le 13 juin 2018 à l’invitation de la Société Franco-Japonaise des Études Grecques et Romaines, grâce à une bourse de la Fondation Maison Franco-Japonaise. Je remercie tout particulièrement pour leur accueil chaleureux et pour leurs conseils : Odile Dussud, Yasunori Kasai, Atsuko Koishi, Hiroshi Notsu, Cécile Sakai et Yoshiji Yokoyama. Un grand merci également à Marik Froidefond et à Inès Cazalas pour leur précieuse relecture.

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