Notes
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[1]
Paul Hadermann, « L’influence cubiste », in Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle, Jean Weisgerber (dir.), Budapest, Akadémiai Kiadó, coll. « Comparative History of Literatures in European Languages », 1984-1986 (2 vol.) : t. 1, p. 318 (310-337). Les pages 326- 337 (plus d’un tiers de l’article) sont consacrées à « La référence au cubisme hors de France », mais, curieusement, quatre lignes seulement concernent les États-Unis (pour citer Stein, Stevens et Williams).
-
[2]
1907 : Les Demoiselles d’Avignon, généralement considéré comme le premier tableau cubiste (mais le terme, utilisé péjorativement par Louis Vauxcelles, date de 1908). 6 avril 1917 : entrée en guerre des États-Unis, qui conduira au départ de la plupart des artistes français installés à New York.
-
[3]
L’affluence d’artistes états-uniens à Paris est telle que le photographe Edward Steichen, cofondateur de la revue Camera Work et de la galerie 291, crée en 1908 une « American Art Association of Paris » : voir The New Society of American Artists in Paris, 1908-1912, Queens Museum, Terra Museum of American Art, 1986.
-
[4]
Pour une étude détaillée de la réception du cubisme aux États-Unis, voir Jacqueline Vaught Brogan, Part of the Climate. American Cubist Poetry, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1991.
-
[5]
Sur la propagation du cubisme dans la culture populaire, notamment l’exposition inaugurée par les frères Gimbel, voir « Marketing Modern Art in America : From the Armory Show to the Department Store », article non signé, The Virtual Armory Show, site créé par Shelley Staples en mai 2001 dans le cadre de l’American Studies Program de l’Université de Virginie, consultable à : http://xroads.virginia.edu/~museum/armory/armoryshow.html [consulté le 5 janvier 2017].
-
[6]
Notamment Gelet Burgess, « The Wild Men of Paris » (The Architectural Record, vol. XXVII, n° 5, mai 1910, p. 400-414), qui fait découvrir les recherches françaises récentes aux États-Unis.
-
[7]
Voir Linda Dalrymple Henderson, The Fourth Dimension and Non-Euclidean Geometry in Modern Art, Princeton, Princeton University Press, 1983. Pour l’usage de la notion en France, voir Michel Décaudin, « Autour de la quatrième dimension », in : On a touché à l’espace !, D. Chaperon et P. Moret (dir.), Études de lettres (Université de Lausanne), 2000, 1-2, p. 11-21.
-
[8]
« La Peinture nouvelle. Notes d’art » [25/11/1911], Les Soirées de Paris, n° 3, avril 1912, p. 89-92, repris dans Les Peintres cubistes en 1913. Voir Willard Bohn, « La Quatrième dimension chez Apollinaire », Série « Guillaume Apollinaire » [GA], n° 14, La Revue des Lettres modernes, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 1978, p. 93-103 ; et « Apollinaire et la quatrième dimension », Que Vlo-Ve ?, Série 3, n° 19, juillet-septembre 1995, p. 68-76 (article téléchargeable, faire une recherche par le titre).
-
[9]
Les frères et sœur Duchamp ont réuni à Puteaux à partir de 1911, outre les peintres qui exposeront en 1912 au Salon de la Section d’Or, des écrivains (Guillaume Apollinaire, Henri-Martin Barzun, Georges Ribemont-Dessaignes — également peintre —, André Salmon), ainsi que l’architecte Auguste Perret et le mathématicien Maurice Princet.
-
[10]
Francis M. Naumann fait commencer Dada à New York en 1915 (New York Dada 1915- 1923, New York, Harry N. Abrams, 1994).
-
[11]
En 1915, Francis Picabia fonde avec Marcel Duchamp et Man Ray la revue 291 ; en 1917, The Blind Man est dirigé par Duchamp, Henri-Pierre Roché et Beatrice Wood (deux numéros). Mais on est déjà sorti du cubisme, et ces deux revues sont en général classées parmi les archives dada.
-
[12]
Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., p. 25. R. J. Coady, l’auteur de l’article « American Art », fait référence à la littérature (à Stein, aux revues Others et Poetry), mais se déclare contre les « ism » (cité p. 25-27).
-
[13]
Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., p. 11-14.
-
[14]
Alfred Stieglitz, éditorial de Camera Work, Special Number (août 1912), p. [3].
-
[15]
Richard Aldington, « The Disciples of Gertrude Stein », Poetry : A Magazine of Verse, october 1920, p. 35-40. Il montre l’influence grandissante de la poésie états-unienne sur la poésie française depuis le XIXe siècle : on retrouverait le « Steinisme », c’est-à-dire l’obscurité, la vacuité et les excès typographiques, d’Apollinaire, « premier apôtre français du Steinisme » [first French apostle of Steinism] (p. 38), jusqu’à Tzara ou à Breton.
-
[16]
William Carlos Williams, cité par Francis Naumann, op. cit., p. 21, qui cite Constance Rourke, Charles Sheeler : Artist in the American Tradition, New York, 1938, p. 49.
-
[17]
Étienne-Alain Hubert, Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 6, 1981, p. 140.
-
[18]
Frédéric Lefèvre, La Jeune Poésie française : hommes et tendances, Paris, Fribourg, Rouart, 1917, p. 189-239. Le chapitre est intitulé « Le cubisme littéraire. Dans la Quatrième dimension ! Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Pierre Reverdy, Pierre-Albert Birot, Paul Dermée, etc. ». Il y a selon lui « parenté d’âme et de tempérament artistique » entre les peintres et les poètes (p. 203), dont le principe commun serait que « l’art doit être une création et non une représentation » (p. 205) ; mais il dénonce « l’outrance de ses doctrines, l’hermétisme de la plupart des œuvres de ses adeptes, et l’insignifiance banale de celles que nous comprenons » (p. 214).
-
[19]
André Breton, Manifeste du surréalisme, Paris, Éditions du Sagittaire, 1924, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1981, p. 30.
-
[20]
Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 6, 1981 (consacré à Guillaume Apollinaire).
-
[21]
Francis Vanoye, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 126.
-
[22]
Claude Leroy, « Le cubisme pris à la lettre », Europe, n° 638-639, « Cubisme et littérature », juin-juillet 1982, p. 5.
-
[23]
Outre ceux déjà mentionnés, citons Gaëtan Picon, qui consacre deux pages à la question d’« Un cubisme littéraire ? » et oppose l’« équilibre statique » de la peinture au dynamisme de la poésie contemporaine (Histoire des littératures, Paris, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », t. 3, 1958, p. 1304-1305).
-
[24]
Pour Wendy Steiner, dans un chapitre au titre programmatique (« Literary cubism : The Limits of the Analogy »), la tentative de traduction des normes picturales en normes littéraires ne fonctionne pas chez Stein (Exact Resemblance to Exact Resemblance : the literary portraiture of Gertrude Stein, New Haven, London, Yale University Press, 1978, p. 160 et 152 (131-160). Marianne DeKoven, qui critique les conclusions de Steiner, met cependant aussi en avant, dès son titre, l’insuffisance de la catégorie : « Gertrude Stein and Modern Painting : Beyond Literary Cubism », Contemporary Literature, Vol. 22, Nr. 1 (Winter, 1981), p. 81-95.
-
[25]
Claude Leroy, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 131.
-
[26]
Ann Kimball, « Cubisme et poésie », Centre de recherches Max Jacob, n° 7, PUSE, 1985, p. 94 (94-107). George Yüdice prend le même exemple pour critiquer le caractère arbitraire de certains parallèles (« Cubist aesthetics in painting and poetry », Semiotica. Journal of the International Association for Semiotic Studies / Revue de l’Association Internationale de Sémiotique, Volume 36, Issue 1-2 (Jan 1981), p. 108 (107-134).
-
[27]
Notamment Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., p. XIV et p. 11.
-
[28]
Mortimer Guiney, Cubisme et littérature, op. cit., p. 3. C’est aussi la position d’Ann Kimball, op. cit., passim et de Paul Hadermann, qui parle d’« héritage commun » (« Cubisme », op. cit., p. 963). Guiney parle de « climat mental », Jacqueline Vaught Brogan de « climate » (Mortimer Guiney, « Cubisme, littéraire et plastique », Revue des sciences humaines, avril-juin 1971, p. 272 (271-281) ; Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., passim).
-
[29]
Mortimer Guiney, « Cubisme, littéraire et plastique », op. cit., p. 276.
-
[30]
George Yüdice, op. cit., p. 107 et 108. Lui-même propose d’aborder la relation peinture / poésie à partir de la sémiotique intertextuelle ; on regrette cependant qu’après avoir cherché à établir des critères transversaux rigoureux, son point de référence reste la peinture (p. 112-113).
-
[31]
Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., p. IX-X.
-
[32]
Ibid., p. 14-15 par exemple. Stieglitz parle de « post-impressionnisme », Mina Loy de « futurisme »…
-
[33]
C’est la position de Mortimer Guiney, Cubisme et littérature, op. cit., p. 27-30 en particulier.
-
[34]
Voir par exemple Paul Hadermann, « L’influence cubiste », op. cit., t. 1, p. 325 et « Cubisme », op. cit., t. 2, p. 944.
-
[35]
L. C. Breunig, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 130.
-
[36]
Michel Décaudin et Étienne-Alain Hubert, « Petite histoire d’une appellation : “cubisme littéraire” », Europe, « Cubisme et littérature », op. cit., p. 24.
-
[37]
M. Décaudin, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 128.
-
[38]
Gérard Bertrand, L’Illustration de la poésie à l’époque du cubisme, 1911-1914, Paris, Klincksieck, 1971, p. 88 et 89.
-
[39]
Mortimer Guiney, Cubisme et littérature, op. cit., p. XXXI. Voir aussi p. 173.
-
[40]
Jean Laude, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 135.
-
[41]
C’est ce qu’écrit Marylin Gaddis Rose à propos de Max Jacob et de Gertrude Stein (« The Impasse of Cubist Literature : Picasso, Stein, Jacob », Actes du VIIIe congrès de l’AILC, Bd. 1, Stuttgart, 1980, p. 685).
-
[42]
C’est la position de L. C. Breunig (Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 129), de Paul Hadermann, de Jacqueline Vaught Brogan à propos de Wallace Stevens et de la plupart des spécialistes de Stein.
-
[43]
« Yo formaba parte del grupo cubista, el único que ha tenido importancia vital en la historia del arte contemporáneo », « Cuestionario a Vicente Huidobro », Pro Arte (Santiago de Chile), I, n° 25, Enero 1949, p. 2 et 16, cité dans F. Rutter, « La estética cubista en Horizon carré de Vicente Huidobro », Bulletin hispanique, 1978, vol. 80, n° 1-2, p. 123 (p. 123-133), téléchargeable à l’adresse : http://www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_1978_num_80_1_4248
-
[44]
Carl Einstein, Bebuquin oder die Dilettanten des Wunders. Ein Roman [1906-1909], Berlin, Verlag der Wochenschrift « Die Aktion », 1912 ; Bébuquin ou les dilettantes du miracle, traduit de l’allemand et postfacé par Sabine Wolf, Dijon, Les presses du réel, coll. « L’écart absolu », 2000. Kahnweiler qualifie Carl Einstein de « cubiste littéraire allemand » dans son livre sur Juan Gris en 1946 (cité par Liliane Meffre, Carl Einstein (1885-1940). Itinéraires d’une pensée moderne, Paris, PUPS, 2002, p. 96).
-
[45]
L. C. Breunig, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 129.
-
[46]
Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., p. X.
-
[47]
Paul Hadermann, « L’influence cubiste », op. cit., t. 1, p. 318.
-
[48]
Sur l’usage de ces termes, voir la mise au point d’Anne Tomiche, « Avant-gardes, modernité, modernism : le cas du futurisme et du vorticisme », Modernité/ Modernism, Catherine Bernard et Régis Salado (dir.), Cahiers Textuel (Université Denis Diderot - Paris 7), n° 53, janvier 2008, p. 27-44.
-
[49]
D. H. Kahnweiler, Juan Gris. Sa vie, son œuvre, ses écrits, Paris, Gallimard, 1946, p. 203, cité par Paul Hadermann, « L’influence cubiste », op. cit., p. 312.
-
[50]
Linda Dalrymple Henderson, op. cit. ; Kenneth E. Silver, Esprit de Corps, The Art of the Parisian Avant-garde and The First World War : 1914-1925, Princeton University Press, 1989 ; traduction française de Dennis Collins : Vers le retour à l’ordre : l’avant-garde parisienne et la Première Guerre mondiale, 1914-1925, Paris, Flammarion, 1991 ; Mark Antliff et Patricia Leighten, Cubism and Culture, Londres, Thames & Hudson Ltd, 2001 ; traduction française de Christian-Martin Diebold : Cubisme et culture, Paris, Thames & Hudson, 2002.
-
[51]
Philippe Geinoz, Relations au travail : dialogue entre poésie et peinture à l’époque du cubisme : Apollinaire, Picasso, Braque, Gris, Reverdy, Genève, Droz, 2014, p. 29. Voir aussi p. 293.
-
[52]
Ibid., p. 293.
-
[53]
Ibid., p. 125.
-
[54]
Ibid., p. 36.
-
[55]
Ibid., p. 30.
-
[56]
Ibid., p. 293.
-
[57]
Ibid., p. 34.
-
[58]
Francis Vanoye, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 126.
1 Tant de choses ont été écrites, et par les meilleurs spécialistes, sur les liens entre le cubisme pictural et les poètes qui lui sont contemporains qu’il pourrait sembler peu utile d’y revenir. Deux raisons expliquent ma proposition. D’une part, la visée synthétique et théorique du thème proposé : dans une « histoire littéraire et culturelle des avant-gardes traversant l’Atlantique », le cubisme a évidemment sa place. Il l’a d’autant plus qu’il permet — même si je n’aborderai ici que les échanges Europe-Amériques (et surtout France-États-Unis) — de considérer le « triangle atlantique », les relations avec le pôle africain pouvant être envisagées, tant par le biais de l’« art nègre », dont on connaît l’importance pour les origines du cubisme et dans les avant-gardes du début du XXe siècle, que par le phénomène de la « Renaissance » d’une culture noire, contemporaine de la recherche parfois qualifiée de « cubisme littéraire » aux États-Unis et dont les interférences mériteraient une étude approfondie.
2 D’autre part, alors que cette question a principalement été traitée à l’échelle nationale, voire biographique (x et le cubisme), le cadre de la Revue de Littérature Comparée invite à ouvrir une perspective comparatiste. Il existe bien sûr des exceptions sur lesquelles je m’appuierai, notamment les travaux de Paul Hadermann dans les années 1980, mais ils n’abordent guère la dimension transatlantique, sauf pour signaler que Gertrude Stein et Vicente Huidobro sont, avec Carl Einstein, les trois auteurs non français (mais ayant vécu à Paris) les plus proches du cubisme [1].
3 Le premier apport de l’approche comparatiste est l’étude des phénomènes de réception et de circulation : pour le cubisme, le processus de diffusion et d’échanges « transatlantiques » est assez bien connu, aussi n’en donnerai-je qu’un aperçu, en m’intéressant aux effets induits par le changement de contexte. Un autre apport est celui d’une « critique comparée », également attentive aux traditions culturelles à l’œuvre dans les discours théoriques. La « querelle du cubisme » est de ce point de vue exemplaire : la notion de littérature et, plus encore, de « poésie cubiste » suscite en effet dès le début du XXe siècle des divergences profondes, qui tiennent en partie à la diversité des approches nationales. Mon propos ne visera donc pas à prendre position dans la controverse du « cubisme littéraire », mais à montrer en quoi la perspective comparatiste peut déplacer les débats.
La relation transatlantique autour du cubisme dans les années 1907-1917 [2]
4 Qui se penche sur les relations entre l’Europe et les États-Unis dans les premières années du XXe siècle dispose d’un éventail de situations, dans l’ensemble bien documentées, qui en font un cas d’école pour l’étude du fonctionnement des échanges interculturels. La découverte du cubisme par les artistes états-uniens suit de près l’émergence de la nouvelle expression picturale, facilitée par la tradition américaine du voyage de formation en Europe, et particulièrement en France depuis l’impressionnisme : entre 1906 et 1909, les peintres Max Weber (qui publiera des Cubist Poems en 1914), Stanton MacDonald-Wright et Morgan Russell (qui développeront le synchromisme, également marqué par les recherches des Delaunay et des futuristes) sont à Paris, précédés par les Stein, qui y vivent depuis 1903, rejoints quelques mois par Charles Demuth en 1907, suivis par Marius de Zayas (collaborateur de Stieglitz à la galerie 291 de New York, la première à exposer les cubistes français) qui y passe en 1910-1911, et de nombreux autres [3]. Le critique Walter Pach, proche du groupe de la Section d’or en 1909-1911, rentre à New York fin 1912, où il contribue à l’Exposition internationale d’art moderne, plus connue sous le nom d’Armory Show (du nom du premier des trois sites — New York, puis Chicago et Boston — où elle se déploiera entre février et mai 1913).
5 Cet événement marque le début de la diffusion du cubisme dans le grand public aux États-Unis et sera d’ailleurs largement médiatisé [4]. D’autres expositions suivront, jusque dans les locaux des grands magasins de Milwaukee, Cleveland, Pittsburgh, New York et Philadelphie, entre le 11 mai 1913 et avril 1914 [5]. Mais la diffusion du cubisme sur le territoire américain débute dans le monde de l’art dès 1910, avec plusieurs articles bien documentés [6] et des expositions de moindre ampleur, dont Cézanne et Picasso à la galerie 291. Cet intérêt rapide tient probablement aussi à d’autres facteurs, notamment la vulgarisation, dès les années 1880, des géométries non-euclidiennes [7], qui sont un vecteur de lecture pour le cubisme : cas intéressant d’« effet retour », Guillaume Apollinaire fait largement usage, dès la conférence qu’il prononce le 25 novembre 1911 sur « La peinture nouvelle [8] », de ses échanges avec le peintre Max Weber, qui avait publié en juillet 1910 un article sur la quatrième dimension et les arts (« The Fourth Dimension from a Plastic Point of View ») dans la revue d’Alfred Stieglitz et d’Edward Steichen, Camera work.
6 L’accélération de la diffusion et l’approfondissement des relations artistiques franco-américaines tient aussi beaucoup au fait que de nombreux artistes français ont migré aux États-Unis pour fuir la guerre. C’est notamment le cas des membres du groupe dit « de Puteaux [9] », dont plusieurs rejoignent les artistes regroupés autour de Walter et Louise Arensberg. De ce fait, les réseaux d’art new-yorkais tendent même à reproduire le clivage qui existe en France entre le cubisme plus strictement pictural qui gravite autour de Picasso et de Braque, proche de la galerie 291, et le groupe de la Section d’or, plus ouvert à la littérature et aux sciences, et dont certains membres s’orientent progressivement vers une démarche « post-cubiste » dans laquelle plusieurs critiques voient le véritable début de dada [10] (Fontaine de Duchamp sera refusé à l’exposition de la Société des artistes indépendants de New York en 1917). Néanmoins, les deux groupes n’ont rien d’étanche : Walter Pach conseille à la fois les Arensberg et Stieglitz ; Picabia et Duchamp, proches d’Arensberg, exposent à la galerie 291.
7 Paradoxalement, c’est dans ces mêmes années que les rapports entre les deux continents basculent. Dès avant l’entrée en guerre des États-Unis en avril 1917, qui accélère le retentissement de la culture américaine en Europe, c’est dans le sillage du cubisme que la question d’une littérature américaine spécifique est mise à l’ordre du jour. La colonie d’artistes de Ridgefield, fondée en 1913 par les peintres Man Ray et Samuel Halpert et qui est en rapports étroits avec le cubisme (elle hébergera Marcel Duchamp en 1915), accueille aussi des poètes, en rupture avec l’imagisme et souvent qualifiés de « cubistes » (William Carlos Williams, Wallace Stevens, etc.). Ceux-ci se retrouveront, à partir de 1915, dans la revue Others : A Magazine of the New Verse, créée par Alfred Kreymborg grâce au financement des Arensberg et dont le principal objectif est de donner à voir la nouvelle poésie états-unienne : elle accorde peu de place aux artistes étrangers, contrairement aux revues fondées au même moment par les Français aux États-Unis, où la collaboration est manifeste [11]. De même, la revue The Soil (cinq numéros entre décembre 1916 et juillet 1917) affirme-t-elle l’existence d’un « art américain » ; c’est pourtant dans ces deux revues que paraissent, selon Jacqueline Vaught Brogan, les premières expressions de « vers cubistes » aux États-Unis [12].
8 Mais l’élément intéressant pour notre réflexion sur les processus de réception, autant que sur le cubisme poétique, tient au fait que, comme le montre Vaught Brogan [13], le cubisme pictural a été immédiatement associé aux États-Unis à une dimension littéraire. Outre que la plupart des revues de l’avant-garde littéraire française comportent des articles sur le cubisme pictural — et l’on sait que les revues constituent à l’époque le vecteur de communication le plus dynamique —, Gertrude Stein joue un rôle essentiel, grâce à la lecture d’Alfred Stieglitz qui l’associe à Picasso dans un numéro spécial de Camera Work dédié au cubisme en 1912 : Stieglitz accompagne la reproduction de toiles de Matisse et de Picasso par les articles-portraits de Stein et souligne, dans son éditorial, que l’enjeu de ce numéro est précisément de mettre en évidence que la recherche littéraire relève d’un même « esprit » [spirit] que la peinture, soit la recherche du « matériau brut » [raw material], c’est-à-dire, pour la littérature, les mots ; les articles de Stein exprimeraient ainsi la « forme littéraire » correspondant à l’esprit de ce que Stieglitz nomme cependant « Post-Impressionnisme [14] ». Significatif par ailleurs de ce moment de bascule, un article persifleur de Richard Aldington renverse la perspective en qualifiant la « nouvelle école de poètes humoristes français » de la décennie 1910-1920 de « disciples de Miss Stein [15] ».
9 Cas d’espèce, donc, montrant les limites de la notion d’« influence », puisque en passant d’un pays à un autre, le cubisme s’est non seulement élargi, mais a contribué à l’émergence d’une poésie états-unienne originale… qui reste cependant réservée face à l’étiquette « cubisme poétique » :
It was the French painters rather than the writers who influenced us, and their influence was very great. They created an atmosphere of release, color release, release from stereotyped forms, trite subjects [16].
[Ce sont les peintres français, plus que les écrivains, qui nous ont influencés, et leur influence a été très importante. Ils avaient créé une atmosphère de libération, libération de la couleur, libération des formes stéréotypées des banalités.]
L’hypothèse polémique d’un « cubisme littéraire »
12 Selon Étienne-Alain Hubert [17], la notion de « cubisme littéraire » apparaît en France quelques années après son application à la peinture, et d’abord sans susciter de débat, sous la plume du dramaturge et théoricien du théâtre Georges Polti en 1912, puis sous celles des critiques Henri Vandeputte et Florian-Parmentier. Mais un essai de Frédéric Lefèvre [18] en 1917 retourne la situation par sa présentation condescendante : nombre de poètes français contestent alors, tant sa lecture du cubisme que l’antériorité qu’il prête à la recherche picturale (c’est notamment l’objet de la réflexion de Pierre Reverdy). André Breton se souviendra de ce débat dans le Manifeste du surréalisme : « en ce temps-là [ses débuts en poésie], la pseudo-poésie cubiste cherchait à s’implanter, mais elle était sortie désarmée du cerveau de Picasso [19] ». Si le terme est utilisé en France, c’est donc plus souvent, en tout cas après la guerre, par des détracteurs de cette recherche poétique.
13 Mais le temps de la réception, même s’il s’est singulièrement accéléré à l’époque, permet un regard plus synthétique. La découverte parallèle des toiles cubistes et d’une littérature associée au cubisme n’est pas seulement le fait des États-Unis, mais aussi de l’Amérique hispanophone ou de l’Allemagne. Ce parallèle établi, l’identification d’une « tendance cubiste » de la littérature ne paraît pas devoir faire polémique, même si l’usage du terme ne fait pas l’unanimité, y compris en raison de son origine importée.
14 L’attitude des théoriciens a posteriori découle évidemment pour partie de ces situations. Une comparaison internationale montre un intérêt partagé, et même entêtant, pour la question : j’ai recensé pour la période de 1960 à 2016 (auxquels s’ajoutent quelques études importantes dans les années 1940), et plus particulièrement entre 1979 et 1984, 1991 et 1995, et depuis 2013, une centaine d’articles, chapitres d’ouvrages, numéros de revues, voire monographies, consacrés, en quatre langues (allemand, anglais, espagnol, français), à la question du « cubisme littéraire » ou de la « poésie cubiste », et je suis manifestement loin de l’exhaustivité. Ce premier dépouillement fait apparaître un clivage qui tient autant aux traditions critiques et aux conditions de réception qu’aux positionnements théoriques de chacun.
15 La controverse est particulièrement vive en France, comme en témoigne le débat « Y a-t-il une littérature cubiste [20] ? » organisé par le Centre Georges Pompidou le 24 novembre 1980. La présentation de Francis Vanoye fait d’emblée apparaître le paradoxe de la polémique :
La littérature cubiste paraît bien à classer au catalogue des introuvables. Sitôt qu’elle émerge (le terme existe, on parle d’une poésie qui « se voit », de poètes qui se dénomment « cubistes », de destruction des images, etc.), on l’écarte [21]. […]
17 L’année suivante, l’introduction de Claude Leroy au numéro de la revue Europe consacré à « Cubisme et littérature » va dans le même sens : « La vérité de l’impossible “cubisme littéraire” est probablement d’ordre mythique [22] ».
18 Ceux qui rejettent l’expression s’appuient sur le fait que plusieurs poètes l’ont explicitement refusée (argument utilisé par exemple par Michel Décaudin, Étienne-Alain Hubert et tout récemment par Philippe Geinoz). La référence au cubisme, en laissant entendre une antériorité de la peinture, donnerait par ailleurs un aperçu réducteur des recherches poétiques contemporaines. En outre, plusieurs critiques jugent délicat, voire impossible, de transposer un art dans un autre (position globalement partagée par les théoriciens de la littérature française [23], mais que l’on trouve aussi par exemple chez Wendy Steiner à propos de Gertrude Stein [24]). Claude Leroy rappelle également que cette séparation a été voulue par les peintres cubistes, seule avant-garde à ne pas faire « front commun » avec les autres arts sous la forme d’un manifeste, préférant défendre l’autonomie de la peinture [25]. Pour cette raison, l’appellation « littérature cubiste » est parfois considérée comme une analogie ou une métaphore dont certains critiquent l’usage abusif : pour Ann Kimball, « parler d’“angles” dans un poème est un non-sens [26] » — et l’on ne saurait lui donner tort…
19 Ceux qui défendent au contraire l’expression ne manquent pas non plus d’arguments, à commencer par les propos d’auteurs qui s’en sont à un moment revendiqués : Max Jacob, Paul Dermée, Carl Einstein, Gertrude Stein invitent évidemment au parallèle. La plupart insistent aussi sur la nécessité de prendre en compte la proximité des peintres et des écrivains, qui se traduit notamment par la production de livres d’artistes. Si certains en déduisent que la littérature emprunte aux arts des thèmes, des principes, voire des procédés (l’autonomie de l’œuvre, la multiplicité des perspectives et la simultanéité, la « conscience du langage comme médium matériel [27] », le collage verbal), d’autres font plutôt (ou aussi) l’hypothèse d’un « substrat commun [28] » et d’une analogie de vision, due en particulier à la « transformation radicale […] des modes de perception temporel et spatial [29] ». Pour les premiers, la peinture, en perturbant la vision et les règles académiques, propose une démarche et offre des méthodes pour dépasser l’arbitraire des codes artistiques ; pour les seconds (ce n’est évidemment pas aussi tranché), les procédés communs ne relèvent pas de la transcription d’un art dans un autre, mais d’une esthétique partagée, caractérisée par la dimension conceptuelle et la volonté de trouver des lois communes à tous les arts.
20 Les détracteurs dénoncent dans ces approches une généralité excessive, ainsi qu’une lecture trop « impressionniste », voire « arbitraire [30] ». Pourtant, si l’application littérale du parallèle conduit, on l’a vu, à des abus, d’autres analyses ne manquent pas de finesse, même si elles peinent à justifier le terme : le travail de Jacqueline Vaught Brogan, par exemple, mine précieuse pour l’étude de la réception du cubisme aux États-Unis, et qui justifie le rapprochement par l’influence générale qu’exerce le cubisme sur tous les arts [31], ne convainc pas lorsqu’elle tient pour anodin le fait que les artistes et les théoriciens de l’époque aient souvent utilisé d’autres mots que « cubisme » pour qualifier cette littérature [32]. En préférant « poésie cubiste » à d’autres termes d’époque, ces théoriciens constituent le cubisme en mouvement trans-disciplinaire et le posent donc comme parallèle et distinct du futurisme, puis du surréalisme [33]. Or si cette distinction est d’usage dans les arts plastiques, elle paraît moins tenable en littérature : de fait, les caractéristiques retenues ne sont guère discriminantes [34]. L. C. Breunig juge finalement l’expression peu scientifique [35] ; à tout le moins, elle serait inutile, puisqu’elle ne contribue pas à clarifier la situation, concluent Michel Décaudin et Étienne-Alain Hubert :
Il ne s’agit pas d’écarter toute possibilité d’influence ou d’intertextualité entre un texte précis et une réalité picturale ; mais on constate que l’affinement de nos concepts critiques réduit à une simple étiquette historique — elle-même contestée — l’idée de littérature cubiste, dont l’inefficacité égale la complexité des tendances affirmées par les écrivains qu’on prétendait ainsi définir [36].
22 L’antagonisme des deux camps est, on le voit, tout en nuances… Michel Décaudin reconnaît par exemple des « analogies nombreuses [37] », allant jusqu’à admettre un « élargissement » du cubisme en 1910 ; comme lui, Gérard Bertrand (et d’autres) est prêt à concéder une influence à la peinture, qui ne constituerait cependant qu’une « impulsion nécessaire » agissant comme un « prodigieux révélateur [38] ». À l’inverse, et paradoxalement, les défenseurs d’une « littérature cubiste » reconnaissent la fragilité des études fondées sur le principe du décalque ou de la transposition et admettent que le cubisme littéraire n’est pas une catégorie générale stable : adoptée « faute de mieux [39] », elle recouvrait à l’époque déjà des acceptions diverses [40]. Plusieurs, tout en affirmant l’existence d’une poésie « cubiste », considèrent qu’elle est vouée à l’échec [41] ou qu’elle ne constitue pour l’auteur qu’une étape [42].
23 Au-delà des polémiques, les divergences tiennent aussi aux situations que je signalais plus haut : en schématisant, on peut dire que les littéraires français sont très largement contre cette notion (les théoriciens de l’art sont moins tranchés), quand les théoriciens états-uniens sont plutôt pour ; selon nombre de théoriciens hispanophones, la poésie cubiste existe mais désigne une tendance française (à l’exception, selon certains, de Vicente Huidobro, dont le titre Horizon carré, publié en français en 1917, est interprété comme une référence et qui s’est présenté comme « membre du groupe cubiste [43] »), tandis que les Allemands identifient une littérature cubiste nationale, ou tout au moins un représentant indubitable d’une orientation « cubiste » de la littérature allemande avant-guerre, en la personne de Carl Einstein (passeur du cubisme et auteur de Bebuquin oder die Dilettanten des Wunders, « roman » dont les procédés revendiquent le cubisme [44]).
24 Les divergences des travaux français et états-uniens se manifestent jusque dans l’encyclopédie Wikipédia : la page française définit le concept, présente un historique, s’attarde sur la sculpture, puis s’intéresse au « cubisme dans l’histoire de l’art » ; la page américaine commence par l’historique, distingue ensuite plusieurs tendances, s’attarde sur la situation aux États-Unis, puis propose un développement sur « le cubisme dans d’autres champs », dont environ une demi-page est consacrée à la littérature et la poésie. L. C. Breunig note de son côté que « l’expression “cubist poetry” est entrée dans la langue [45] » et que la catégorie existe dans le manuel Handbook of Poetry de Babette Deutsch en 1957. La forte réticence des Français à user d’un lexique issu d’un art différent traduit l’habitude d’une pensée disciplinaire qui considère le dialogue entre artistes plutôt sur le mode de la rencontre interpersonnelle : l’approche théorique française s’est de ce fait longtemps refusée à envisager les relations entre les arts dans une perspective synthétique. À l’inverse, pour les théoriciens états-uniens, la notion de « cubisme littéraire » qui s’appuie, on l’a vu, sur la découverte conjointe du cubisme pictural et d’une écriture qui lui était associée, pose les prémisses de la nouvelle poésie américaine : Jacqueline Vaught Brogan parle d’un « moment cubiste [46] » qui prendrait ses origines dans les années 1911-1914 et dont l’acmé serait les années 1920- 1930 (prolongé par l’objectivisme, via William Carlos Williams).
25 Si l’on peut donc douter que « le cubisme ne rayonna guère hors de France », on peut rejoindre Paul Hadermann lorsqu’il considère qu’il « vit s’amalgamer ses traits aux tendances locales [47] » — comme le veut probablement toute situation de réception.
Sortir de la polémique : quelques constatations en guise de conclusion
26 Cette rapide comparaison confirme une lacune dans le lexique critique : il n’existe pas de terme faisant consensus pour qualifier la production poétique d’« esprit nouveau » des années de l’avant et de l’immédiat après Première Guerre mondiale. D’une manière générale, ni la notion d’« avant-garde [historique] », ni le terme de « modernisme » ne font l’unanimité (le second étant même un cas d’école des divergences induites par les traditions théoriques nationales [48]), non plus que des propositions plus précises comme celle de « poésie abstraite » (développée notamment par les théoriciens allemands), de « poésie plastique » ou « simultanéiste » (termes d’époque). L’idée de « poésie cubiste », si elle a le mérite d’insister sur le changement de perception des cadres spatio-temporels et la rupture formelle qui en découle dans tous les arts, ne permet de fait pas de rendre justice à d’autres phénomènes aussi importants à l’époque, comme la recherche primitiviste.
27 Par ailleurs, on constate que cette polémique s’inscrit essentiellement dans le tête à tête de la littérature et de la peinture, qui achoppe en général sur la question de la transposition des arts. Une approche plus largement interartiale serait sans doute pertinente pour préciser les préoccupations communes : on peut ainsi s’étonner que la musique ne soit généralement pas prise en compte, alors que, par exemple, Edgar Varèse est proche du groupe de Puteaux et Picasso partie prenante du ballet Parade.
28 Mais l’élargissement est surtout venu d’une autre perspective, liée à la pratique des cultural studies et intéressante à mentionner ici car elle constitue également un aspect des « relations transatlantiques ». Rappelons d’abord que l’idée d’une esthétique commune n’est pas neuve, même en France : l’existence d’un « état d’esprit », formulée par exemple par Juan Gris [49], est, à vrai dire, admise par à peu près tout le monde. Cependant, la perspective culturaliste, qui fait en quelque sorte passer de l’hypothèse d’une « communauté d’esprit(s) » à celle d’un « esprit commun », voire d’un « esprit du temps », est souvent critiquée en France pour sa nature déterministe, qui comporte le risque de niveler les nuances et les individualités, comme de perdre de vue la spécificité de l’objet artistique et de la démarche créatrice. Mais les travaux de plusieurs théoriciens de l’art aux États-Unis, tels Linda Darlymple Henderson, Kenneth Silver, Mark Antliff et Patricia Leighten [50], montrent que l’on peut concilier ces niveaux : dans un cadre culturel large s’élaborent de nouvelles questions et de nouveaux modes de perceptions dont se saisissent les artistes. Ainsi, l’ouvrage de Henderson montre à quel point la recherche sur les géométries non-euclidiennes a nourri une nouvelle perception de l’espace et du temps, en faisant prendre conscience du caractère arbitraire de nos perceptions et des codes esthétiques permettant de les traduire. Moins fouillée, l’étude d’Antliff et Leighten tente une approche générale qui rend compte de l’intérêt des arts pour le primitivisme, de l’apport des philosophies du temps et de l’espace et des rapports au nationalisme, aux questions de genre [gender], aux cultures populaires. Le passage des études esthétiques aux études culturelles permet ainsi une recontextualisation et la mobilisation de notions transversales, mais appliquées spécifiquement par chaque art.
29 Dans l’étude récente de Philippe Geinoz, la confrontation entre littérature et peinture est revisitée selon le principe des « similarités culturelles […] et même structurales » où « les deux arts se retrouvent en 1912 dans un projet et une méthode apparentée [51] », après être cependant passés par une phase de « renoncement à une traductibilité d’un art à l’autre ». Faisant donc la synthèse des deux approches critiques, Geinoz en conclut que « le dialogue se déplace [52] ». Si je ne suis pas en tout point d’accord avec ses analyses (reposant sur un corpus trop réduit d’auteurs), plusieurs éléments de réponse sont à retenir. D’une part, sa perspective large insiste notamment sur les échos du pragmatisme philosophique américain (Charles Sanders Peirce et William James, dont la connaissance est de plus en plus répandue en France à partir de 1904-1907 — Gertrude Stein, qui a été l’élève de James, y contribue sans doute) : autre cas de rapport transatlantique, qui s’accomplit cette fois depuis les États-Unis et dialogue avec la « nouvelle philosophie » française (Bergson, Poincaré, Duhem, Milhaud). Selon Geinoz, il en résulte pour les artistes une « épistémologie commune [53] » qui s’exprime dans l’affirmation de la discontinuité (l’élément) et la reconnaissance du « pouvoir rassembleur de la surface [54] », ainsi que par l’importance accordée à la médiation. D’autre part, il semble que Geinoz bénéficie ici de l’évolution des études intermédiales, qui dépassent les débats sur la transposition entre les arts en admettant plusieurs modes de passage d’un système de représentation à un autre. Enfin, il se livre à un éloge répété de la « comparaison », qui mérite évidemment d’être souligné ici : outil de précision (« accusant les limites, clarifiant les possibles »), la comparaison permet d’envisager les différentes réalisations « comme des variantes, indépendantes certes, mais en relation [55] » parce que procédant d’une même méthode. Geinoz cherche ainsi à établir une « grammaire comparée », en examinant comment les arts se définissent en se confrontant, puis en interrogeant « les logiques qui […] les relient [56] », démarche qui n’est possible qu’à condition « de se détacher de la continuité d’une réflexion picturale ou poétique individuelle [57] ».
30 S’il reste donc sans doute difficile de dépasser la conclusion de Francis Vanoye selon lequel « littérature cubiste et cubisme […] ont provoqué un débat d’ordre épistémologique (comment aborder de tels objets ?) […] qui ne pouvait sans doute être réalisé que par un objet-non-vraiment-identifiable [58] », la perspective, non seulement comparée mais également comparatiste, permet de montrer que, à l’échelle transatlantique comme ailleurs, la réception est, ainsi que le soulignait l’avant-garde brésilienne, un acte « anthropophage » qui déplace les catégories, les lectures et les usages.
Notes
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[1]
Paul Hadermann, « L’influence cubiste », in Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle, Jean Weisgerber (dir.), Budapest, Akadémiai Kiadó, coll. « Comparative History of Literatures in European Languages », 1984-1986 (2 vol.) : t. 1, p. 318 (310-337). Les pages 326- 337 (plus d’un tiers de l’article) sont consacrées à « La référence au cubisme hors de France », mais, curieusement, quatre lignes seulement concernent les États-Unis (pour citer Stein, Stevens et Williams).
-
[2]
1907 : Les Demoiselles d’Avignon, généralement considéré comme le premier tableau cubiste (mais le terme, utilisé péjorativement par Louis Vauxcelles, date de 1908). 6 avril 1917 : entrée en guerre des États-Unis, qui conduira au départ de la plupart des artistes français installés à New York.
-
[3]
L’affluence d’artistes états-uniens à Paris est telle que le photographe Edward Steichen, cofondateur de la revue Camera Work et de la galerie 291, crée en 1908 une « American Art Association of Paris » : voir The New Society of American Artists in Paris, 1908-1912, Queens Museum, Terra Museum of American Art, 1986.
-
[4]
Pour une étude détaillée de la réception du cubisme aux États-Unis, voir Jacqueline Vaught Brogan, Part of the Climate. American Cubist Poetry, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1991.
-
[5]
Sur la propagation du cubisme dans la culture populaire, notamment l’exposition inaugurée par les frères Gimbel, voir « Marketing Modern Art in America : From the Armory Show to the Department Store », article non signé, The Virtual Armory Show, site créé par Shelley Staples en mai 2001 dans le cadre de l’American Studies Program de l’Université de Virginie, consultable à : http://xroads.virginia.edu/~museum/armory/armoryshow.html [consulté le 5 janvier 2017].
-
[6]
Notamment Gelet Burgess, « The Wild Men of Paris » (The Architectural Record, vol. XXVII, n° 5, mai 1910, p. 400-414), qui fait découvrir les recherches françaises récentes aux États-Unis.
-
[7]
Voir Linda Dalrymple Henderson, The Fourth Dimension and Non-Euclidean Geometry in Modern Art, Princeton, Princeton University Press, 1983. Pour l’usage de la notion en France, voir Michel Décaudin, « Autour de la quatrième dimension », in : On a touché à l’espace !, D. Chaperon et P. Moret (dir.), Études de lettres (Université de Lausanne), 2000, 1-2, p. 11-21.
-
[8]
« La Peinture nouvelle. Notes d’art » [25/11/1911], Les Soirées de Paris, n° 3, avril 1912, p. 89-92, repris dans Les Peintres cubistes en 1913. Voir Willard Bohn, « La Quatrième dimension chez Apollinaire », Série « Guillaume Apollinaire » [GA], n° 14, La Revue des Lettres modernes, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 1978, p. 93-103 ; et « Apollinaire et la quatrième dimension », Que Vlo-Ve ?, Série 3, n° 19, juillet-septembre 1995, p. 68-76 (article téléchargeable, faire une recherche par le titre).
-
[9]
Les frères et sœur Duchamp ont réuni à Puteaux à partir de 1911, outre les peintres qui exposeront en 1912 au Salon de la Section d’Or, des écrivains (Guillaume Apollinaire, Henri-Martin Barzun, Georges Ribemont-Dessaignes — également peintre —, André Salmon), ainsi que l’architecte Auguste Perret et le mathématicien Maurice Princet.
-
[10]
Francis M. Naumann fait commencer Dada à New York en 1915 (New York Dada 1915- 1923, New York, Harry N. Abrams, 1994).
-
[11]
En 1915, Francis Picabia fonde avec Marcel Duchamp et Man Ray la revue 291 ; en 1917, The Blind Man est dirigé par Duchamp, Henri-Pierre Roché et Beatrice Wood (deux numéros). Mais on est déjà sorti du cubisme, et ces deux revues sont en général classées parmi les archives dada.
-
[12]
Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., p. 25. R. J. Coady, l’auteur de l’article « American Art », fait référence à la littérature (à Stein, aux revues Others et Poetry), mais se déclare contre les « ism » (cité p. 25-27).
-
[13]
Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., p. 11-14.
-
[14]
Alfred Stieglitz, éditorial de Camera Work, Special Number (août 1912), p. [3].
-
[15]
Richard Aldington, « The Disciples of Gertrude Stein », Poetry : A Magazine of Verse, october 1920, p. 35-40. Il montre l’influence grandissante de la poésie états-unienne sur la poésie française depuis le XIXe siècle : on retrouverait le « Steinisme », c’est-à-dire l’obscurité, la vacuité et les excès typographiques, d’Apollinaire, « premier apôtre français du Steinisme » [first French apostle of Steinism] (p. 38), jusqu’à Tzara ou à Breton.
-
[16]
William Carlos Williams, cité par Francis Naumann, op. cit., p. 21, qui cite Constance Rourke, Charles Sheeler : Artist in the American Tradition, New York, 1938, p. 49.
-
[17]
Étienne-Alain Hubert, Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 6, 1981, p. 140.
-
[18]
Frédéric Lefèvre, La Jeune Poésie française : hommes et tendances, Paris, Fribourg, Rouart, 1917, p. 189-239. Le chapitre est intitulé « Le cubisme littéraire. Dans la Quatrième dimension ! Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Pierre Reverdy, Pierre-Albert Birot, Paul Dermée, etc. ». Il y a selon lui « parenté d’âme et de tempérament artistique » entre les peintres et les poètes (p. 203), dont le principe commun serait que « l’art doit être une création et non une représentation » (p. 205) ; mais il dénonce « l’outrance de ses doctrines, l’hermétisme de la plupart des œuvres de ses adeptes, et l’insignifiance banale de celles que nous comprenons » (p. 214).
-
[19]
André Breton, Manifeste du surréalisme, Paris, Éditions du Sagittaire, 1924, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1981, p. 30.
-
[20]
Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 6, 1981 (consacré à Guillaume Apollinaire).
-
[21]
Francis Vanoye, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 126.
-
[22]
Claude Leroy, « Le cubisme pris à la lettre », Europe, n° 638-639, « Cubisme et littérature », juin-juillet 1982, p. 5.
-
[23]
Outre ceux déjà mentionnés, citons Gaëtan Picon, qui consacre deux pages à la question d’« Un cubisme littéraire ? » et oppose l’« équilibre statique » de la peinture au dynamisme de la poésie contemporaine (Histoire des littératures, Paris, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », t. 3, 1958, p. 1304-1305).
-
[24]
Pour Wendy Steiner, dans un chapitre au titre programmatique (« Literary cubism : The Limits of the Analogy »), la tentative de traduction des normes picturales en normes littéraires ne fonctionne pas chez Stein (Exact Resemblance to Exact Resemblance : the literary portraiture of Gertrude Stein, New Haven, London, Yale University Press, 1978, p. 160 et 152 (131-160). Marianne DeKoven, qui critique les conclusions de Steiner, met cependant aussi en avant, dès son titre, l’insuffisance de la catégorie : « Gertrude Stein and Modern Painting : Beyond Literary Cubism », Contemporary Literature, Vol. 22, Nr. 1 (Winter, 1981), p. 81-95.
-
[25]
Claude Leroy, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 131.
-
[26]
Ann Kimball, « Cubisme et poésie », Centre de recherches Max Jacob, n° 7, PUSE, 1985, p. 94 (94-107). George Yüdice prend le même exemple pour critiquer le caractère arbitraire de certains parallèles (« Cubist aesthetics in painting and poetry », Semiotica. Journal of the International Association for Semiotic Studies / Revue de l’Association Internationale de Sémiotique, Volume 36, Issue 1-2 (Jan 1981), p. 108 (107-134).
-
[27]
Notamment Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., p. XIV et p. 11.
-
[28]
Mortimer Guiney, Cubisme et littérature, op. cit., p. 3. C’est aussi la position d’Ann Kimball, op. cit., passim et de Paul Hadermann, qui parle d’« héritage commun » (« Cubisme », op. cit., p. 963). Guiney parle de « climat mental », Jacqueline Vaught Brogan de « climate » (Mortimer Guiney, « Cubisme, littéraire et plastique », Revue des sciences humaines, avril-juin 1971, p. 272 (271-281) ; Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., passim).
-
[29]
Mortimer Guiney, « Cubisme, littéraire et plastique », op. cit., p. 276.
-
[30]
George Yüdice, op. cit., p. 107 et 108. Lui-même propose d’aborder la relation peinture / poésie à partir de la sémiotique intertextuelle ; on regrette cependant qu’après avoir cherché à établir des critères transversaux rigoureux, son point de référence reste la peinture (p. 112-113).
-
[31]
Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., p. IX-X.
-
[32]
Ibid., p. 14-15 par exemple. Stieglitz parle de « post-impressionnisme », Mina Loy de « futurisme »…
-
[33]
C’est la position de Mortimer Guiney, Cubisme et littérature, op. cit., p. 27-30 en particulier.
-
[34]
Voir par exemple Paul Hadermann, « L’influence cubiste », op. cit., t. 1, p. 325 et « Cubisme », op. cit., t. 2, p. 944.
-
[35]
L. C. Breunig, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 130.
-
[36]
Michel Décaudin et Étienne-Alain Hubert, « Petite histoire d’une appellation : “cubisme littéraire” », Europe, « Cubisme et littérature », op. cit., p. 24.
-
[37]
M. Décaudin, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 128.
-
[38]
Gérard Bertrand, L’Illustration de la poésie à l’époque du cubisme, 1911-1914, Paris, Klincksieck, 1971, p. 88 et 89.
-
[39]
Mortimer Guiney, Cubisme et littérature, op. cit., p. XXXI. Voir aussi p. 173.
-
[40]
Jean Laude, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 135.
-
[41]
C’est ce qu’écrit Marylin Gaddis Rose à propos de Max Jacob et de Gertrude Stein (« The Impasse of Cubist Literature : Picasso, Stein, Jacob », Actes du VIIIe congrès de l’AILC, Bd. 1, Stuttgart, 1980, p. 685).
-
[42]
C’est la position de L. C. Breunig (Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 129), de Paul Hadermann, de Jacqueline Vaught Brogan à propos de Wallace Stevens et de la plupart des spécialistes de Stein.
-
[43]
« Yo formaba parte del grupo cubista, el único que ha tenido importancia vital en la historia del arte contemporáneo », « Cuestionario a Vicente Huidobro », Pro Arte (Santiago de Chile), I, n° 25, Enero 1949, p. 2 et 16, cité dans F. Rutter, « La estética cubista en Horizon carré de Vicente Huidobro », Bulletin hispanique, 1978, vol. 80, n° 1-2, p. 123 (p. 123-133), téléchargeable à l’adresse : http://www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_1978_num_80_1_4248
-
[44]
Carl Einstein, Bebuquin oder die Dilettanten des Wunders. Ein Roman [1906-1909], Berlin, Verlag der Wochenschrift « Die Aktion », 1912 ; Bébuquin ou les dilettantes du miracle, traduit de l’allemand et postfacé par Sabine Wolf, Dijon, Les presses du réel, coll. « L’écart absolu », 2000. Kahnweiler qualifie Carl Einstein de « cubiste littéraire allemand » dans son livre sur Juan Gris en 1946 (cité par Liliane Meffre, Carl Einstein (1885-1940). Itinéraires d’une pensée moderne, Paris, PUPS, 2002, p. 96).
-
[45]
L. C. Breunig, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 129.
-
[46]
Jacqueline Vaught Brogan, op. cit., p. X.
-
[47]
Paul Hadermann, « L’influence cubiste », op. cit., t. 1, p. 318.
-
[48]
Sur l’usage de ces termes, voir la mise au point d’Anne Tomiche, « Avant-gardes, modernité, modernism : le cas du futurisme et du vorticisme », Modernité/ Modernism, Catherine Bernard et Régis Salado (dir.), Cahiers Textuel (Université Denis Diderot - Paris 7), n° 53, janvier 2008, p. 27-44.
-
[49]
D. H. Kahnweiler, Juan Gris. Sa vie, son œuvre, ses écrits, Paris, Gallimard, 1946, p. 203, cité par Paul Hadermann, « L’influence cubiste », op. cit., p. 312.
-
[50]
Linda Dalrymple Henderson, op. cit. ; Kenneth E. Silver, Esprit de Corps, The Art of the Parisian Avant-garde and The First World War : 1914-1925, Princeton University Press, 1989 ; traduction française de Dennis Collins : Vers le retour à l’ordre : l’avant-garde parisienne et la Première Guerre mondiale, 1914-1925, Paris, Flammarion, 1991 ; Mark Antliff et Patricia Leighten, Cubism and Culture, Londres, Thames & Hudson Ltd, 2001 ; traduction française de Christian-Martin Diebold : Cubisme et culture, Paris, Thames & Hudson, 2002.
-
[51]
Philippe Geinoz, Relations au travail : dialogue entre poésie et peinture à l’époque du cubisme : Apollinaire, Picasso, Braque, Gris, Reverdy, Genève, Droz, 2014, p. 29. Voir aussi p. 293.
-
[52]
Ibid., p. 293.
-
[53]
Ibid., p. 125.
-
[54]
Ibid., p. 36.
-
[55]
Ibid., p. 30.
-
[56]
Ibid., p. 293.
-
[57]
Ibid., p. 34.
-
[58]
Francis Vanoye, Cahiers du Musée national d’art moderne, op. cit., p. 126.