Notes
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[1]
Cet article est né dans le cadre du projet « Poésie d’exil », avec le soutien de l’Agence nationale de la recherche de la République tchèque (Grantová Agentura České Republiky, GAČR).
Jean Starobinski, « Nuit de Troie », dans id., L’Encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012, p. 307-337 ; l’étude a également été publiée en revue sous le titre « Mémoire de Troie », Critique, 687-688, 2004, p. 169-182. -
[2]
Jean Starobinski, op. cit., p. 309.
-
[3]
En particulier au début du Chant II de l’Énéide, lorsque le récit de la destruction de Troie provoque chez Énée une douleur indicible (« Infandum regina jubes renovare dolorem » ; « Tu me demandes, reine, de revivre une peine indicible ») voir Starobinski, op. cit., p. 307 ; Virgile, Énéide. Livres I-IV, trad. Jacques Perret, Paris, Belles Lettres, 1992, p. 38.
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[4]
Edward W. Saïd, Réflexions sur l’exil et autres essais, trad. Charlotte Woillez, Arles, Actes Sud, 2008, p. 241.
-
[5]
Ibid., p. 244, 241, 250-251.
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[6]
Jean Sgard, Conclusions, dans Jacques Mounier (dir.), Exil et littérature, Grenoble, ELLUG, 1986, p. 291-293.
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[7]
La comparaison avec des figures mythiques n’est rare ni dans la poésie lyrique grecque ni, plus tard, dans la poésie lyrique romaine ; cependant, le fait qu’Ovide fonde un modèle fonctionnel pour l’écriture de l’exil est aussi notable qu’exceptionnel. À de nombreux autres égards, Ovide renoue d’ailleurs avec des auteurs plus anciens, grecs notamment, et son œuvre d’exilé est largement fondée sur un « reworking of a literary tradition on exile before Ovid » : voir Jan Felix Gaertner, « How Exilic is Ovid’s Exile poetry ? », dans Jan Felix Gaertner (dir.), Writing Exile : the Discourse of Displacement in Greco-Roman Antiquity and Beyond, Leiden, Brill, 2007, p. 156-157.
-
[8]
Johann Wolfgang Goethe, Italienische Reise, Teil 1, Berlin, Deutscher Klassiker Verlag, 2011, p. 596-597.
-
[9]
Après l’apostrophe d’introduction (« Andromaque, je pense à vous ! »), Baudelaire introduit un cygne qui s’est échappé de sa cage et le compare à l’homme d’Ovide ainsi qu’à d’autres personnages d’exilés. La longue série introduite par les mots « Je pense… » se termine ainsi : « À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve / Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs / Et tètent la Douleur comme une bonne louve ! / Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! // Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile / Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! / Je pense aux matelots oubliés dans une île, / Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor ! », Charles Baudelaire, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1975, p. 85-87.
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[10]
L’importance de la formule « je pense », qui revient à plusieurs reprises dans « Le cygne », est développée par Jean Starobinski dans La Mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 2005 (1997). « Il ne s’agit agit pas, en effet, d’un "Je pense" isolé, absolutisé, à la façon du "Je pense" cartésien. Tous les "Je pense" du poème sont adressés à des êtres malheureux », p. 76.
-
[11]
Charles Baudelaire, Correspondance I (janvier 1832 - février 1860), Paris, Gallimard, 1973, p. 622-623.
-
[12]
Sur la symbolique du cygne depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, cf. les études approfondies de Michal Švec, Symbolika labutě ve finské poezii od lidové slovesnosti k symbolismu (La Symbolique du cygne dans la poésie finnoise de la littérature populaire au symbolisme) [online] 2012 [cit. 2016-07-15]. Disponible à l’adresse : https://is.cuni.cz/webapps/zzp/detail/110427.
-
[13]
Dans Lieux et destins de l'image : un cours de poétique au Collège de France (1981- 1993), Paris, Seuil, 1999, p. 220-221, Yves Bonnefoy souligne le fait que Baudelaire conçoit volontairement le cygne de manière non allégorique, et qu’il désire « montrer une créature assoiffée de l’eau la plus ordinaire, angoissée, une pauvre vie au “cou convulsif”, aux “gestes fous” ».
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[14]
Ovide, Métamorphoses, 2, p. 367 sq. ; le second Cycnos apparaît dans le 12e livre.
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[15]
En tchèque, contrairement à de nombreuses autres langues, y compris certaines langues slaves, le mot désignant le cygne (labuť) est féminin. Toutefois, cet animal reste fréquemment perçu comme une créature féminine, et conserve depuis l’Antiquité une certaine ambiguïté sexuelle. Voir Michal Švec, op. cit., s. 21, 25.
-
[16]
Homère, Hymnes, trad. Jean Humbert, Paris, Belles Lettres, 1976, p. 41, v. 1-20.
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[17]
Edgar Allan Poe, Complete Poetical Works, Los Angeles, Enhanced Media, 2016, p. 149.
-
[18]
Le mythème de Perséphone et ses développements sont analysés par Herbert Anton dans Der Raub der Proserpina : literarische Traditionen eines erotischen Sinnbildes und mythischen Symbols, Heidelberg, Winter, 1967 ; Christiane Brehm, Der Raub der Proserpina : Studien zur Ikonographie und Ikonologie eines Ovidmythos von der Antike bis zur frühen Neuzeit, Hochschulschrift : Münster (Westalen), Univ., Diss., 1996, [online] [cit. 2016-10-02], disponible à l’adresse : http://d-nb.info/995256748/34 ; Gert Kaiser, dans son livre Vénus et la mort, Paris, Maison des sciences de l'homme, 1999, étudie un thème proche, celui de la mort d’une femme et ses liens avec l’érotisme ; Elisabeth Bronfen, dans Over her dead body : death, femininity and the aesthetic, Manchester, Manchester University Press, 1992, approche le thème de la mort d’une femme dans les arts du point de vue psychanalytique.
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[19]
Shakespeare, Hamlet, IV, 7, v. 180-181 : « creature native and indued/ Unto that element ».
-
[20]
Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves : essai sur l'imagination de la matière, Paris, José Corti, 1996, p. 95-108.
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[21]
Teréza Nováková (1953-1912), écrivain tchèque majeur dans le cadre du réalisme. Ses romans se déroulent dans les campagnes de Bohême de l’est, qu’elle étudie également d’un point de vue ethnographique.
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[22]
Ce terme est employé par Zdeněk R. Nešpor, Víra bez církve ? Východočeské toleranční sektářství v 18. a 19. Století (Une foi sans Église ? Le sectarisme tolérant de Bohême orientale aux XVIIIe et XIXe siècles), Ústí nad Labem, Albis international, 2004.
-
[23]
Les départs en exil eurent lieu de manière ininterrompue jusqu’au XVIIIe siècle, et les relations entre les membres de sociétés secrètes et les exilés ne cessèrent pas. Voir E. Melmuková-Šašecí, Patent zvaný toleranční (Une patente dite de tolérance), Neratovice, Verbum, 2013, p. 74-81 ; et surtout les travaux d’Edita Šťěříková, notamment la synthèse Stručně o pobělohorských exulantech (Quelques mots sur les exilés de l’après-Montagne-Blanche), Prague, Kalich, 2005.
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[24]
« – Ce son, ce n’était pas celui du vent, plutôt celui de pleurs et de gémissements. – Le torrent est en crue, et les eaux s’en vont gargouiller sur les rochers, sans compter le bief et la vanne qui débordent après les pluies de ces jours : on dirait des pleurs, et l’écho dans les bois amplifie tout, expliqua le meunier. » Teréza Nováková, Děti čistého živého (Enfants du vivant pur), Prague, Odeon, 1966, p. 354 (notre traduction).
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[25]
« […] Seigneur, qui ignorait encore son opprobre ? Comment pourrait-elle y survivre ? […] Comme elle eût été heureuse, alors, si les rochers, du flanc de la colline, avaient pu s’écrouler sur elle et l’engloutir ! » Ibid., p. 362 (notre traduction).
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[26]
« L’esprit déjà bouleversé, désespéré de Růženka était à présent assailli par la peur qui émanait de ce silence nocturne, de ce décor étrange en lequel les ténèbres avaient changé chaque buisson, chaque arbre et chaque pierre, leur conférant une apparence effroyable. Elle devait se diriger vers le verger, et, dès qu’elle prendrait pied sur un terrain plus plat, tout irait mieux ; elle sentirait alors, à tâtons, la clôture du jardin, franchirait le portail et, passant par le moulin, accéderait à la maison, puis sa chambre. […] Elle descendit prudemment, mais à peine eut-elle fait quelques pas qu’elle poussa un cri d’effroi : au lieu du verger, elle avait pris pied dans les flots du bief. L’eau, ruisselante et froide comme de la glace, lui montait jusqu’à la ceinture, et le courant semblait vouloir lui couper les jambes. La jeune fille eut un haut-le-corps, poussa le cri le plus perçant qu’elle pût et s’efforça de rejoindre la berge. Mais, ce qu’il eût été fort aisé de faire en plein jour était impossible à présent, dans le noir total : elle ne trouvait aucun appui stable, aucune branche à laquelle s’accrocher, et retombait toujours, invariablement, dans l’eau froide et noire. […] Elle posa alors le pied sur un sol doux, caressant pour ses membres fatigués et blessés : elle crut avoir pris pied sur du sable, et que sa progression serait facilitée. Mais voilà que le sol s’affaissait, et qu’elle s’enfonçait toujours plus profond dans cette eau qui montait toujours plus haut autour d’elle ; et elle sentit que cette eau dégageait une odeur infecte, une odeur de boue, d’algues et de pourriture ; elle scruta l’obscurité afin d’apercevoir l’une des berges, mais ne put rien voir ; elle cria, hurla, et se tut enfin… » Ibid., p. 363-364 (notre traduction).
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[27]
Voir Soňa Sílová, « Dílo Terézy Novákové jako pramen poznání náboženského života východních Čech » (« L’œuvre de Tereza Nováková comme source de connaissance de la vie religieuse en Bohême orientale »), dans Ondřej Macek (dir.), Po vzoru Berojských : život i víra českých a moravských evangelíků v předtoleranční a toleranční době (Tels les Juifs de Bérée : vie et foi des Protestants de Bohême et Moravie dans la période pré-tolérante et tolérante), Prague, Kalich, 2008, p. 47-65.
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[28]
Teréza Nováková, op. cit., p. 366. Les fleurs forment l’un des motifs centraux de l’hymne homérique, mais aussi chez Ovide, où elles tombent des mains de la jeune fille enlevée, image qu’on peut lire comme un symbole de perte de virginité ; elles sont également essentielles dans l’image d’Ophélie. Dans le cas de Růženka, les fleurs viennent de son propre jardin, et, lorsqu’elles lui reviennent dans la mort, elles sont plutôt symbole de virginité.
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[29]
Jan Čep (1902-1974), écrivain tchèque proche des milieux catholiques. Dans l’entre-deux-guerres, il compte parmi les auteurs tchèques les plus importants. Son œuvre est essentiellement constituée de recueils de nouvelles. À partir des années 1920, il entretient des liens étroits avec certains écrivains français qu’il traduit, comme Georges Bernanos et Henri Pourrat. En 1948, après la prise du pouvoir par les communistes, il s’exile à Paris, où il vivra jusqu’à sa mort. Jan Zatloukal lui a consacré un ouvrage intitulé L’exil de Jan Čep, Paris, Institut d'études slaves, 2014, qui contient également une anthologie des textes de Čep, et publié la correspondance de Pourrat et Čep : Correspondance Henri Pourrat – Jan Čep (1932-1958). Ce n’est qu’un mot pour l’amitié, Cahiers Henri Pourrat, Clermont-Ferrand, Société des Amis d’Henri Pourrat, 2014.
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[30]
C’est également le titre du recueil de nouvelles publié par Čep en 1926, et souvent rappelé dans les analyses de son œuvre.
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[31]
« En ce sens, nous pourrions dire que le monde tel qu’il a été créé et tel qu’il est accessible à notre connaissance naturelle est l’image et l’indice d’une réalité pleine et entière, une réalité dont nous apercevons la forme à travers lui comme à travers un miroir. – Du reste, nous sommes à nous-mêmes une image dans un miroir. Dans ses instants d’apogée, notre réalité intérieure contient des fragments d’existence dont la présence invisible englobe et pénètre dès à présent et de toutes parts le territoire recouvert par le temps qui nous est imparti ici-bas. » Jan Čep, « Rodný úžas » (« L’Émerveillement natal »), dans id., Poutník na zemi (Un pèlerin sur terre), Brno, Proglas, 1998, p. 19 (notre traduction).
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[32]
Voir Jan Zatloukal, L’Exil de Jan Čep, Paris, Institut d'études slaves, 2014, p. 38.
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[33]
Jan Čep, Tajemství Kláry Bendové (Le Mystère de Klára Bendová), dans id., Polní tráva (L’Herbe des champs), Prague, Vyšehrad, 1999, p. 339. « Přivítali je se zpěvem, zasypali je květinami. Ale už k večeru lidé zmlkli, jejich tváře znovu tuhly úzkostí a strachem. »
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[34]
« Elle referma sans bruit la porte et revint à la fenêtre. Quelle belle journée ! Les flancs des montagnes étaient nimbés de bleu et leur masse lourde et ramassée, traversée de lumière, était projetée avec douceur sur l’arrière-plan d’un espace infini au bleu éclatant.
Klára eut à nouveau le cœur serré. Ces montagnes, ce pays étaient les siens, ils lui avaient toujours appartenu au même titre que son propre corps. Ils la regardaient droit dans les yeux, tout comme elle-même regardait droit dans les yeux les gens qu’elle connaissait et qu’elle aimait. Il avait fallu attendre cet horrible événement pour que tous les yeux semblent lui jeter un regard étranger et que le pays lui-même semble vouloir s’arracher à son cœur. Car ce qui s’était produit, c’était une injustice, une injustice volontaire et incompréhensible. » Ibid., p. 338-339 (notre traduction). -
[35]
Ibid., p. 340 : « doma, v samém srdci něčeho, z čeho ji nikdo nemůže vypudit […] Ucítila, že utrpení celého světa a všech lidí je jedno, a že její utrpení je jeho částí. » Jan Zatloukal, op. cit., p. 120, souligne le motif du sacrifice chrétien qui sous-tend le comportement de l’héroïne.
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[36]
Robert Musil, Tonka, dans id., Trois femmes suivi de Noces, trad. par Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1962, p. 79. Robert Musil, Drei Frauen, Rowohlt, 1979, p. 53 : « irgend eine Sprache des Ganzen ».
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[37]
Robert Musil, Drei Frauen, op. cit., p. 57. « Les membres de sa famille parlaient avec animation, et il fut frappé par l’habileté avec laquelle chacun défendait ses intérêts. Ils avaient la parole moins élégante qu’aisée, le bruit de leurs discours leur donnait du courage, et chacun finissait par obtenir ce qu’il voulait. […] Comme Tonka était muette ! Elle était incapable de parler comme de pleurer. Mais un être qui ne peut ni parler ni être exprimé, qui disparaît sans voix dans la masse humaine, petit griffonnage sur les tables de l’Histoire, un être pareil à un flocon de neige égaré en plein été, est-il réalité ou rêve, est-il bon ou mauvais, précieux ou sans valeur ? On sent que la pensée se heurte là à une limite ou elle est bien près de se dissoudre. » Robert Musil, Tonka, op. cit., p. 85-86.
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[38]
Robert Musil, Drei Frauen, op. cit., p. 85-86. « Sans doute se rendait-il compte qu’il avait changé et qu’il changerait encore, mais c’était lui le responsable, ce n’était pas particulièrement grâce à Tonka. La tension des dernières semaines, plus précisément la tension requise par sa recherche s’était relâchée : il avait terminé. Il était debout dans la lumière et elle couchée sous la terre, mais en fin de compte, il sentait que la lumière était bonne. Comme il jetait les yeux autour de lui, il aperçut soudain, dans un groupe d’enfants, un visage par hasard en larmes, éclairé violemment par le soleil et se tordant de tous côtés comme un immonde ver ; alors un souvenir l’envahit : Tonka ! Tonka ! Il sentit sa présence de la tête aux pieds, et toute sa vie. Tout ce qu’il n’avait jamais pu savoir fut à ce moment-là devant lui, comme si le bandeau de l’aveuglement était tombé de ses yeux ; mais peu de temps, car l’instant après il lui sembla seulement qu’une idée lui était passée rapidement par la tête. Cela lui arriva souvent dès lors et le rendit un peu meilleur que les autres, à cause de cette chaude petite ombre sur le brillant de sa vie. » Robert Musil, Tonka, op. cit., p. 126-127.
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[39]
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1998, p. 227.
Images littéraires de l’exil et du silence
1 Dans une étude intitulée « Nuit de Troie [1] », Jean Starobinski évoque la manière dont la fuite d’Énée après l’incendie de Troie et les motifs qui lui sont liés reviennent de manière récurrente dans la littérature occidentale, de Virgile à Yves Bonnefoy. Ce thème est étroitement lié à celui de l’exil et, ainsi que le montre Starobinski, Virgile établit ici l’un des modèles fondamentaux de la littérature occidentale : « l’ouverture simultanée sur un passé remémoré et sur un futur où l’action va se porter [2]. » Ovide, qui suit Virgile sur la liste des auteurs chez lesquels on retrouve ce thème, fut lui-même un exilé et relie le modèle à sa propre histoire. Dans son œuvre d’exilé, toutefois, le passé prévaut largement sur l’ouverture vers l’avenir, ce qui vaut du reste pour la plupart des auteurs qui viendront ensuite, qu’ils abordent le thème de l’exil à partir de l’histoire d’un tiers ou qu’ils le rapportent à leur propre situation.
2 Starobinski souligne par ailleurs plusieurs traits importants, notamment le rapport avec le langage et la difficulté qu’il y a à formuler cette expérience (du fait notamment de l’aspect torturant du souvenir, de son caractère intransmissible et indicible) [3]. Lorsqu’Edward Saïd traite de l’exil, la synthèse qu’il propose en introduction rappelle la conception de Starobinski :
L’exil, s’il constitue étrangement un sujet de réflexion fascinant, est terrible à vivre. C’est la fissure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son vrai foyer, et la tristesse qu’il implique n’est pas surmontable. S’il est vrai que la littérature et l’histoire évoquent les moments héroïques, romantiques et glorieux, voire triomphants, de la vie d’un exilé, ces instants n’illustrent que des efforts destinés à résister au chagrin écrasant de l'éloignement. Ce qui est accompli en exil est sans cesse amoindri par le sentiment d’avoir perdu quelque chose, laissé derrière pour toujours [4].
4 Contrairement à Starobinski, toutefois, Saïd souligne bien le fait que l’expérience première et douloureuse ne peut pas être mise sur le même plan que ce que l’exil a à promettre pour l’avenir ; dans le lien entre futur et passé qui se noue à un instant donné, il y a donc, pour lui, prédominance déterminante du passé. Et tandis que Starobinski se livre à une analyse poussée de la vie d’un modèle littéraire et de son contexte sans sortir du domaine de la littérature, Saïd s’efforce d’écrire au sujet d’une expérience réelle de l’exil, « autre que celle que la littérature de l’exil a elle-même établie ». Mais il ne peut éviter la confrontation avec les avatars littéraires de l’exil, ne serait-ce que du fait, comme il le constate lui-même, que l’exil est pour la culture moderne « un thème puissant, et même enrichissant » et que, d’une certaine manière, les conditions de l’exil sont plus clémentes pour l’écrivain, l’homme politique, l’intellectuel qui peuvent se constituer un nouveau monde « à maîtriser ». « Le nouvel univers de l’exilé est, et c’est assez logique, artificiel, et son irréalité rappelle la fiction [5] ». Ce lien qui unit exil et culture ne fait que souligner le rôle des pièces écrites et, pour les temps anciens, des textes généralement littéraires, sans lesquels on ne pourrait pas penser l’exil.
5 Saïd et Starobinski passent cependant sous silence le fait qu’un grand nombre d’exilés n’ont jamais eu la possibilité d’émettre un témoignage quelconque, de déposer leur destinée dans la mémoire collective ou encore, par le biais de l’écriture, de penser leur situation et de la traiter. Le destin de tous ces inconnus qu’on ne peut que deviner à l’arrière-plan des témoignages conservés et des traitements littéraires est laissé de côté. Le pendant de l’exilé qui parvient à ouvrir un nouvel avenir ou à témoigner de sa présence, c’est la figure oubliée et liée pour toujours au passé. S’il est vrai que les textes littéraires présentent parfois de telles figures, leur histoire est fragmentaire et voilée du fait qu’eux-mêmes se sont tus, et que rien ne renvoie à leur vie.
6 Il est délicat de délimiter la littérature de l’exil en tant que catégorie unifiée, qu’il s’agisse des diverses formes historiques de l’exil et du bannissement ou d’un emploi au sens figuré, à l’égard de situations qui ne sont des exils que dans la métaphore. Jean Sgard distingue trois catégories fondamentales d’exil : l’exil imposé, l’exil volontaire et l’exil métaphorique [6]. L’exil métaphorique concerne l’utilisation dans la littérature d’un motif basé « sur le socle de l’expérience réelle », comme dans le cas d’Ulysse séparé de son foyer, ou en tant que « symbole de la condition humaine », comme par exemple dans la Bible. Dès l’origine, les formes littéraires de l’exil produisent un mélange de ces catégories similaires, ce dont témoignent Ovide et son œuvre. Comparant son bannissement de Rome à la fuite d’Énée après l’incendie de Troie et avec le périple d’Ulysse, Ovide pose les bases d’une longue série d’auteurs dont les poètes se réclameront jusqu’au XXe siècle. En même temps, Ovide inaugure cette série d’une manière particulièrement significative : il se compare lui-même à un héros mythique, à une figure littéraire et, en tant que personnage présent dans ses propres poèmes, il s’inscrit dans une mémoire culturelle [7].
7 Pour de nombreux auteurs ultérieurs, du Moyen Âge à nos jours, Ovide devient l’archétype de l’exilé, même pour des situations dans lesquelles l’exil n’existe qu’au sens figuré. À la fin de son Italienische Reise, Goethe se souvient d’Ovide quittant Rome, départ qu’il ressent comme un exil, quoiqu’en réalité il rentre dans sa patrie [8]. Baudelaire, quant à lui, évoque Ovide à plusieurs reprises (par exemple dans « Horreur sympathique »), mais c’est le poème « Le cygne » qui retiendra principalement notre attention ici [9], car il est centré sur la thématique de l’exil, et est aussi un texte clé par Starobinski. Baudelaire y modifie la manière de se rapporter au modèle littéraire. Le texte commence par une apostrophe à Andromaque, après quoi le souvenir d’un cygne aperçu autrefois par le poète, ou, pour être plus précis, du lieu où cet événement s’est produit et qui a depuis changé d’aspect, déclenche toute une série d’associations d’idées. À travers tout ce réseau de citations, d’allusions et de sous-entendus sophistiqués, le poète a beau prendre place aux côtés de poètes tels que Virgile, Ovide ou Hugo, l’évocation récurrente d’autrui domine le simple souvenir, et la sphère des associations est déterminée par l’instant présent, lequel est issu d’un mouvement affectif à travers lequel tout s’actualise : le cygne qui souffre, Andromaque et d’autres êtres inconnus. Baudelaire ne compare pas sa destinée à celle d’autres exilés, mais il pense à eux et forme avec eux une communauté de pensée [10]. L’essentiel ici n’est pas le modèle ou l’analogie qui inscrira le poète dans une mémoire, mais la compassion et la participation à un collectif qui conserve le souvenir d’autrui, ainsi que Baudelaire l’évoque dans une lettre à Victor Hugo datée du 7 décembre 1859 :
Monsieur,
Voici des vers faits pour vous et en pensant à vous. Il ne faut pas les juger avec vos yeux trop sévères, mais avec vos yeux paternels. Les imperfections seront retouchées plus tard. Ce qui était important pour moi, c’était de dire vite tout ce qu’un accident, une image, peut contenir de suggestions, et comment la vue d’un animal souffrant pousse l’esprit vers tous les êtres que nous aimons, qui sont absents et qui souffrent, vers tous ceux qui sont privés de quelque chose d’irretrouvable.
Veuillez agréer mon petit symbole comme un très faible témoignage de la sympathie et de l’admiration que m’inspire votre génie.
CHARLES BAUDELAIRE [11]
Les personnages féminins : le Cygne de Baudelaire et Perséphone
9 Indirectement, Baudelaire pose une question inévitable : combien d’exilés ont sombré dans l’oubli le plus total ? Même s’ils ne pourront jamais servir de modèle littéraire, et bien qu’on ignore tout d’eux, on est en droit de penser à eux avec compassion et de relier ainsi ces êtres muets et inconnus à la mémoire collective pour en former son complément affectif et pathétique. Si nous avons connaissance de ce « cygne », c’est uniquement grâce à Baudelaire, et c’est uniquement grâce à son poème que nous pensons à lui. Une infinité de destins semblables est perdue à jamais. Il est même possible qu’aucun souvenir n’en ait jamais existé. Et si je peux les évoquer en pensée, c’est grâce à la connaissance que j’ai du fait qu’ils ont disparu. Si ces personnages ne forment pas une lignée cohérente, c’est parce qu’ils ne disent rien et ne renvoient à aucun modèle commun. Ils sont pourtant liés par une destinée commune, celle de l’exclusion et de l’oubli, qui ne peut être surmontée que par un tiers, lorsque celui-ci leur consacrera une pensée. Avec son « Cygne », Baudelaire nous donne à voir un gouffre similaire à celui du poème du même nom (« Le gouffre ») ; il ne s’agit pas toutefois d’un gouffre propre au sujet, mais d’un gouffre plus profond créé par l’absence d’un être auquel il suffit de penser, un gouffre qui relativise et réduit le gouffre subjectif. La problématique de l’exil en littérature voisine toujours avec cet abîme dont on ne parle qu’avec difficulté mais qu’on ne peut omettre.
10 La lettre de Baudelaire à Victor Hugo citée plus haut confirme une certaine ambigüité au sein du poème. D’une part, le cygne est une entité qui souffre et que le poète a croisée par hasard (il apparaît pour la première fois dans le poème accompagné d’un article indéfini), et, d’autre part, il est un symbole : non seulement il s’inscrit parmi les êtres exilés qu’énumère Baudelaire dans son poème, mais c’est aussi un animal à forte valeur symbolique et dont la longue tradition remonte à l’Antiquité (« mythe étrange et fatal ») [12]. De sorte que, lorsqu’il apparaît dans un poème comme celui-ci, le lecteur a tendance à le percevoir dans ces deux dimensions concomitantes : un animal réel et un symbole [13]. Quant aux allusions à Ovide, elles peuvent évoquer un passage peu connu des Métamorphoses dans lequel Cycnos, par désespoir face à la mort de Phaéton, abandonne son pays et se transforme en cygne [14]. Ici, l’élément clé nécessaire à la lecture du poème dans le contexte historico-culturel de l’exil est l’ambiguïté sexuelle du cygne [15]. Dans la culture occidentale, l’exilé modèle fut longtemps masculin, et c’est d’ailleurs à l’un d’entre eux, célèbre en son temps, que Baudelaire dédie son poème. Cependant, Baudelaire ouvre son texte par l’évocation d’un personnage féminin, Andromaque. Dans la seconde partie, l’énumération se poursuit avec la « négresse », et ce n’est qu’ensuite qu’on trouve une allusion à Romulus et Remus, pour enfin arriver à une conclusion qui ne contient que des éléments masculins : « Je pense aux matelots oubliés dans une île, / Aux captifs, aux vaincus ! » Le cygne, que Baudelaire compare à l’homme des Métamorphoses d’Ovide, conserve toute son ambigüité dans le poème. Un trait important le relie pourtant aux deux personnages féminins : tout comme eux, il a été arraché à son pays natal, seul milieu presque idyllique dans lequel il pouvait vivre. Et, en ceci, il renvoie à une autre série de personnages que celle inaugurée par Énée et Ovide : des personnages issus d’un autre mythe, celui d’un être arraché soudainement, de force, à son environnement. C’est en effet ainsi qu’est enlevée Perséphone dans l’Hymne homérique à Déméter : la prairie en fleurs s’enfonce tout à coup, et la jeune fille est emportée jusque dans les enfers.
Pour commencer, je chante Déméter aux beaux cheveux, l’auguste déesse, elle et sa fille aux longues chevilles qui fut ravie par Aïdôneus – du consentement de Zeus dont la vaste voix gronde sourdement – tandis que, loin de Déméter au glaive d’or qui donne les splendides récoltes, elle jouait avec les jeunes Océanides à l’ample poitrine et cueillait des fleurs, – des roses, des crocus et de belles violettes –, dans une tendre prairie, – des iris, des jacinthes et aussi le narcisse que, par ruse, Terre fit croître pour l’enfant fraîche comme une corolle, selon les desseins de Zeus, afin de complaire à Celui qui reçoit bien des hôtes. La fleur brillait d’un éclat merveilleux et frappa d’étonnement tous ceux qui la virent alors, Dieux immortels ainsi qu’hommes mortels. Il était poussé de sa racine une tige à cent têtes et, au parfum de cette boule de fleurs, tout le vaste Ciel d’en haut sourit, et toute la terre, et l’âcre gonflement de la vague marine. Étonnée, l’enfant étendit à la fois ses deux bras pour saisir le beau jouet : mais la terre aux vastes chemins s’ouvrit dans la plaine nysienne, et il en surgit, avec ses chevaux immortels, le Seigneur de tant d’hôtes, le Cronide invoqué sous tant de noms. Il l’enleva et, malgré sa résistance, l’entraîna tout en pleurs sur son char d’or [16].
12 L’hymne nous offre une version d’un mythe du renouveau végétal : la jeune fille, qui incarne la nature s’éveillant au printemps, est enlevée et menée aux enfers, la vie de la nature ne pouvant revenir, de manière cyclique, que lorsqu’elle sera rendue au moins pour un temps à sa mère, déesse de la fécondité. L’introduction de l’hymne grec présente la jeune fille dans le cadre idyllique de la prairie en fleurs, au printemps, et entourée par la présence sécurisante de ses compagnes. L’enlèvement de Perséphone, qui équivaut à sa mort, survient de manière inopinée (quoique les puissances masculines, à l’arrière-plan, se soient concertées à l’avance) et brise l’illusion de scène paisible et idyllique. Si nous voulions prolonger l’analogie, Paris, dans le poème de Baudelaire, deviendrait les enfers, et cela à plusieurs reprises – d’abord pour le cygne, dans le passé, puis pour le poète, dans le présent, tandis qu’il prend intensément conscience du fait que le vieux Paris est en train de disparaître. La seule possibilité pour sortir de cet enchaînement d’exils physiques qui apparaît comme la condition « fatale » de la vie humaine semble être l’évocation de la communauté des exilés, l’évocation d’un autre type d’exil, un exil imaginaire, utopique, esthétisé par la musique du souvenir. La différence d’avec la série d’exilés masculins fondée par Ovide est ici importante : dans la première, l’un se confond avec l’autre, tandis que, dans la seconde, l’un pense à l’autre. Dans le mythe homérique, Perséphone n’est pas un personnage dont un tiers pourrait faire un modèle. Ce tiers peut cependant penser à elle et prendre conscience du fait qu’il est directement concerné par son destin.
La mort d’une jeune fille dans un roman de Teréza Nováková
13 Dans son essai « The Philosophy of Composition », Edgar Allan Poe écrit en 1846 les célèbres lignes suivantes : « the death then of a beautiful woman is unquestionably the most poetical topic in the world [17] ». Il désigne ici un thème conventionnel qui devait susciter une infinité d’avatars dans la littérature et les arts plastiques [18]. Nombre d’entre eux actualisent le mythe de Perséphone, par le biais de divers motifs. Ces personnages sont avant tout intimement liés à leur milieu. L’exemple par excellence est celui d’Ophélie, qui semble créée pour l’élément liquide [19] dans lequel elle finit par sombrer. Dans L’Eau et les rêves, lorsqu’il traite de l’eau en tant qu’élément, Gaston Bachelard évoque le « complexe d’Ophélie » et souligne le rapport à l’eau en tant qu’élément de mort qui revient dans de nombreuses variantes du récit [20]. Pour la littérature tchèque, le personnage paradigmatique le plus proche de celui d’Ophélie est celui de Viktorka, dans Babička (La Grand-mère) de Božena Němcová, que l’on retrouve dans plusieurs autres textes en tchèque.
14 En 1909, Teréza Nováková [21] publie son chef-d’œuvre, Děti čistého živého (Enfants du vivant pur). Dans cette vaste fresque historique, elle suit pendant plusieurs décennies des groupes de « sectateurs tolérants de Bohême orientale [22] ». Historiquement, le sectarisme tolérant est étroitement lié à l’exil. Ces sectes étaient issues de congrégations protestantes secrètes ayant conservé leur foi après la recatholicisation des Pays tchèques, à partir de 1620. Dans leur genèse, elles sont ainsi parentes de l’exil forcé ayant suivi la bataille de Bílá Hora, et on peut les considérer comme une forme d’exil ou d’émigration intérieurs [23]. L’œuvre de Nováková constitue l’un des rares liens existants entre la culture tchèque moderne telle qu’elle apparaît après le Renouveau national et les courants religieux des XVIIe et XVIIIe siècles. C’est aussi l’une des rares œuvres de fiction à s’emparer du sujet.
15 Le roman décrit le déclin progressif des « sectateurs », leur incapacité à s’adapter au cours des choses et l’ironie du sort par laquelle tout se retourne contre eux. La scène d’ouverture se déroule dans un cimetière de village dans lequel un fossoyeur est en train de creuser dans une terre rocailleuse une tombe pour M. Koutný, récemment décédé, et dont le jeune fils, Jiří, personnage principal parmi tous ceux qui peuplent le roman, devenu un vieil homme, fermera le récit par ses méditations sur le cours de la vie. Dans cette première scène, le fossoyeur retourne une terre saturée d’ossements et de restes humains en décomposition parmi lesquels il ne reste presque plus de place pour enterrer de nouveaux morts, comme si la terre elle-même refusait de les accueillir même dans la mort. Ce passage sombre et plein de scepticisme trouve son pendant dans l’épisode central du roman, celui de l’agonie de Růženka. À travers la mort de cette jeune fille, que l’on peut lire comme un écho de la mort de son fils tant aimé, Nováková dépeint la métamorphose d’un monde qui, de foyer à l’apparence accueillante, se change en désert inhospitalier. La scène est précédée d’une chaste idylle qui unit le jeune Jiří et Růženka, fille d’une famille de « sectateurs ». Jiří se laisse influencer par les rumeurs selon lesquelles les membres de la secte se livreraient à des pratiques orgiaques, et, après quelques hésitations, finit par se confier au père de Růženka. À leur insu, la jeune fille assiste à leur entretien, et, dans son effroi, se met à sangloter. Les deux hommes entendent alors sa plainte, qui se mêle aux bruits environnants :
„ Znělo to ne jako vítr, ale jako vzdychání a pláč.“
„ Potok je rozvodněn, žblunká přes kamínčí, a taky náhon a zástauka přetejkaj po těch dýštích, – zní to jako pláč a ozvěnou v lesi se to ještě rozlíhá, “ vysvětloval mlynář [24].
17 Désemparée, la jeune fille se met à craindre les calomnies et, dans un brusque accès d’émotion, songe à la mort :
[…] ach, kdo o její hanbě neví ! Jak jen bude živa ? […] Kdyby se teď chtěla kamenná stráň rozestoupiti a ji pohltiti, – jak by bylo dobře [25] !
19 La jeune fille veut ensuite rentrer chez elle, mais, dans l’obscurité, les abords familiers de sa maison se changent en un milieu étranger, hostile, si bien qu’elle finit par tomber dans le bief et s’y noyer.
Ve zmatenou, zoufalou mysl Růženčinu vstoupil nyní ještě strach z nočního ticha, z divného okolí, v němž tma měnila každý keř, strom a kámen v hrozivou strašlivou podobu. Musí se dáti směrem k sadu, jakmile ocitne se na rovnější půdě, bude lépe, pak již nahmatá plůtek zahrádky, projde brankou a dostane se mlýnicí do stavení a do komory. […]
Sestupovala opatrně, leč po několika krocích hrůzo vykřikla“octla se místo na sadě ve vodě náhonu. Až skorem po pás sahala jí tekoucí voda, studená jako led, a plynula, jako by jí nohy chtěla podvrátiti. Dívka se třásla, křičela, jak dovedla nejhlasitěji, a snažila se opět na stráň se dostati. Leč co by se jí snadno podařilo za denního světla, teď za úplné tmy bylo nemožno provésti ; nenalézala vhodných míst, kam by stoupla, větví, o něž by se zachytila, vždy znovu smekla se zpět do studené, černé vody.
[…]
Tu přišla na podklad měkký, jenž lahodil jejím unaveným, zraněným nohám, – snad je na písku, lépe se jí půjde. Ale podklad povoloval, ona bořila se hlouběji, voda vystupovala k ní výše, cítila, že páchne ošklivě, bahnem, řasami, hnilobou, - hleděla se uchytiti některého břehu, ale neviděla před sebe, – křičela, ryčela – pak umlkla ---- [26]
21 Teréza Nováková est généralement classée parmi les auteurs réalistes, et les spécialistes soulignent le degré de documentation de son œuvre. Elle a longuement et minutieusement étudié le thème des sectateurs tolérants [27] et de nombreux passages de son roman s’appuient directement sur ces travaux. L’ouvrage offre aussi, cependant, un niveau de lecture symbolique particulièrement tangible dans ce passage central. De nombreux motifs renvoient ici au thème complexe de la mort d’une jeune fille : l’image d’une terre qui s’ouvre, l’élément liquide, la voix de la nature couvrant la voix humaine ou encore le motif des fleurs dont la défunte est couverte lors de son enterrement [28].
22 La mise en scène de ce passage, dans lequel le langage joue un rôle primordial, est également importante. Jiří entend une rumeur calomnieuse, il en parle avec le père de Růženka et admet qu’il a été dupé. Cependant, Růženka entend en secret une partie de leur entretien, ce qui la mènera à la mort. Lorsqu’enfin elle parle, et que les hommes l’entendent, sa voix est couverte par les sons de la nature environnante, qui fait partie d’un autre monde. En revanche, d’un certain point de vue, la calomnie indique, tout comme (en l’occurrence) la parole masculine, une certaine indifférence envers autrui, un enfermement sur soi qui devient la seconde cause de la mort de Růženka. Jiří entend bel et bien la jeune fille, mais se laisse convaincre par le meunier qu’il ne s’agit que de l’eau débordant du bief, cette eau qui engloutit la voix de Růženka et finalement la jeune fille elle-même. À partir de cet instant, Růženka n’est plus présente que dans la mémoire des protagonistes et, tout comme le monde qui lui était familier s’est pour elle transformé, les vies des différents personnages sont radicalement modifiées par cet événement. Růženka reste indéfectiblement liée aux lieux où elle a vécu et, après sa mort, les lieux en question tout comme le monde de ses proches se transforment : la mort de la jeune fille symbolise ici le déclin de toute la congrégation religieuse, elle représente la présence dissimulée de l’événement central auquel les autres événements se rapportent, notamment pour la dernière fois lorsque Jiří, devenu un homme célibataire et vieillissant, se souvient.
Reprise moderne du mythe chez Jan Čep
23 C’est dans le contexte de l’exil qui suit la prise de pouvoir par les communistes en 1948 qu’apparaît la brève nouvelle de Jan Čep [29] intitulée « Tajemství Kláry Bendové » (Le Mystère de Klára Bendová). Dans une certaine mesure, l’œuvre de Čep entre en résonance avec le motif de l’exil ayant suivi la bataille de Bílá Hora : c’est le cas notamment de l’idée centrale de « double patrie [30] », selon laquelle l’homme n’est pas chez lui en ce bas-monde, son véritable foyer étant de nature spirituelle, considérée comme l’une des caractéristiques principales de l’œuvre de l’écrivain et que l’on peut relier à des motifs issus du Nouveau Testament. Dans son essai intitulé « Rodný úžas » (L’Émerveillement natal), Čep exprime par les mots suivants un sentiment existentiel symptomatique de son œuvre :
V tomto smyslu bychom mohli říci, že stvořený svět, přístupný našemu přirozenému poznání, je obrazem a nápovědí skutečnosti plné a celé, skutečnosti, jejíž podobu v něm zahlédáme jako v zrcadle. – My sami jsme si takovým obrazem v zrcadle. Naše vnitřní zkušenost obsahuje ve svých vrcholných okamžicích prvky existence, jejíž neviditelná přítomnost obklopuje a proniká už nyní ze všech stran oblast našeho pozemského času [31].
25 Bien sûr, après l’exil de Čep à Paris en 1948, ce thème évolue, et l’exil spirituel s’accompagne d’un exil réel [32]. Dans la nouvelle « Květnové dni » (Les Journées de mai), Čep décrit la libération de la Bohême par l’Armée rouge comme un événement ayant sa part d’ombre, et, de la même manière, dans « Tajemství Kláry Bendové », la joie de la libération fait bientôt place au désarroi face au comportement des soldats soviétiques : « Ils les avaient accueillis par des chants, les avaient couverts de fleurs. Mais, le soir, les gens s’étaient tus, et leurs visages étaient à nouveau figés par l’angoisse et la peur [33]. » Cependant, comme l’indique son titre, la nouvelle dépasse largement le thème de départ. Dans un texte de longueur très réduite, Čep développe une intrigue à la composition complexe qui est à la fois tournée vers le passé et ouverte vers l’avenir. Cela pourrait rappeler le modèle de récit à la temporalité ouverte mentionné par Starobinski. Néanmoins, chez Čep, l’effet produit est plutôt inverse : le passé (il s’agit des années de guerre) est sombre, et la libération apparaît bientôt comme un événement à tout le moins ambigu. Si le récit reste ouvert dans les deux sens, le passé comme le futur s’avèrent hostiles, et ils attirent plutôt l’attention de l’héroïne sur la manière intime de vivre le présent.
26 Le récit démarre un beau jour d’été, deux mois après la libération. En observant le paysage radieux, Klára Bendová se souvient d’événements récents : la libération, puis, juste après, l’arrestation immotivée de son père et les regards soupçonneux des habitants de la ville. Ces souvenirs se déroulent sur l’arrière-plan d’un paysage, comme si la société des hommes et la nature étaient indéfectiblement liés :
Zavřela zase potichu dveře a vrátila se k svému oknu Takový krásný den ! Hory byly modravě omželé na úbočích, jejich těžká zavalitá hmota byla proniknuta světlem, promítnutá lehce na pozadí nesmírného, zářivě modrého prostoru. Kláře se opět sevřelo srdce. Ty hory a ta země byly její, patřily jí odjakživa, tak jako její vlastní tělo. Hleděly jí přímo do očí, tak jako ona sama hleděla do očí lidem, které znala a které měla ráda. Až od oné hrozné události jako by na ni všecky ty oči začaly hledět cize, a sama země jako by se byla chtěla oddělit od jejího srdce. Neboť to, co se stalo, byla křivda, křivda úmyslná a nepochopitelná [34].
28 Après de nombreuses journées d’angoisse, l’héroïne connaît un instant de recueillement durant la messe : elle se sent « chez elle, au cœur même de quelque chose dont personne ne peut plus la bannir […]. Elle perçut alors le fait que la souffrance du monde entier ne faisait qu’une, et que sa propre souffrance n’en était qu’une fraction [35]. » Par la suite, Klára sort et se rend à la rivière ; dans une étrange ambiance hallucinatoire, elle aperçoit un soldat soviétique en train de pêcher dans la rivière à l’aide de son fusil, puis meurt quelques instants plus tard. Le soldat ressemble à un faune pataud et le narrateur qualifie son comportement et son aspect de grossier et d’indistinct en même temps. Tous les événements qui surviennent au cours du récit sont volontairement immotivés : l’arrestation du père de Klára, la mort de celle-ci, le rapport entre ces deux faits et le contexte historique. Jan Čep laisse dans son récit des zones inexpliquées ; il dépeint les événements du point de vue de Klára, qui semble elle-même incapable de saisir leur sens, voire, finalement, de percevoir ce qui se passe autour d’elle. On ne sait pas exactement si elle est touchée par un tir ciblé ou une balle perdue, ou si elle trébuche simplement dans la rocaille. Sa mort échappe aux notions ordinaires de causalité, et, en cela, est d’autant plus intimement liée aux autres événements ; elle en constitue l’aboutissement nécessaire et forme en quelque sorte un sacrifice expiatoire qui sanctifie l’avènement d’une nouvelle ère.
29 Dans la nouvelle de Čep, on trouve de nombreux motifs liés au mythe de Perséphone et à ses variations. La jeune fille cueillant des fleurs dans les prés, le soldat qui évoque un être surnaturel venu d’un autre monde et dont la présence brise l’harmonie établie entre Klára et son environnement, le sol qui se dérobe sous les pieds de l’héroïne, laquelle tombe dans l’eau. Du reste, les fleurs apparaissent plus tôt dans le récit, lorsque les habitants de la ville en couvrent les soldats soviétiques, et elles réapparaissent à la fin de la nouvelle, lorsqu’elles viennent se poser sur le cercueil de la jeune fille. Par la manière dont il relate la mort de cette belle jeune fille, Čep produit un curieux effet. Le mystère de la mort relègue dans l’ombre les événements historiques, il projette sur eux une lumière nouvelle, de sorte que leur portée semble être finalement réduite en comparaison avec cette mort qui confine au mythe et nous oblige à toujours nous souvenir de cette jeune fille disparue.
Le silence et la mort chez Robert Musil
30 Les versions modernes du mythe de la mort d’une jeune fille, mythe lié au départ à une perception cyclique du temps, offrent plusieurs modèles de temporalité. La mort d’une jeune fille est un événement distinct de la fuite d’Énée après l’incendie de Troie. Certes, cette fuite ouvre également un temps, mais elle y reste figée comme un point de rupture, tandis que la mort de la jeune fille flotte plutôt au-dessus du temps, elle lui échappe, et crée un lien fragile avec la mémoire. Dès qu’on se la remémore, elle transforme l’atmosphère du récit, mais aussi celui chez qui le souvenir s’est éveillé. Dans son essai « The Philosophy of Composition », Edgar Allan Poe ajoute que c’est un amant éconduit qui doit penser à la femme défunte. C’est d’ailleurs le cas dans son « Corbeau », où le narrateur du poème reste plongé dans le passé. Dans la nouvelle de Čep, la mort de Klára est un événement qui échappe au flux du temps historique et qui relativise les événements du quotidien, mais aussi une rupture historique, qui devrait marquer un nouveau départ.
31 C’est en 1922 que Robert Musil publie sa longue nouvelle « Tonka ». Le personnage éponyme, une jeune fille tchèque, se distingue par une infirmité particulière : elle est incapable de formuler ses pensées dans un langage clairement articulé, et pratique une « langue élémentaire » qui ressemble à un chant [36]. Elle a cependant besoin de quelqu’un de réceptif, qui la remarque et qui soit capable d’écouter son langage. Et elle dit quelque chose de plus important, de plus essentiel que tous les autres, bien que ceux-ci la méprisent et semblent considérer qu’elle ne fait pas partie de la société.
Seine Verwandten sprachen lebhaft durcheinander und er bemerkte, wie gut sie damit ihren Nutzen wahrten. Sie sprachen nicht schön, aber flink, hatten Mut zu ihrem Schwall, und es bekam schließlich jeder, was er wollte. […] Wie stumm war Tonka ! Sie konnte weder sprechen noch weinen. Ist aber etwas, das weder sprechen kann, noch ausgesprochen wird, das in der Menschheit stumm verschwindet, ein kleiner, eingekratzter Strich in den Tafeln ihrer Geschichte, ist solche Tat, solcher Mensch, solche mitten in einem Sommertag ganz allein niederfallende Schneeflocke Wirklichkeit oder Einbildung, gut, wertlos oder bös ? Man fühlt, daß da die Begriffe an eine Grenze kommen, wo sie keinen Halt mehr finden [37].
33 À la mort de Tonka, le narrateur prend conscience du fait que la jeune fille n’a marqué sa vie d’aucune manière tangible, qu’elle n’a en rien influé sur son cours, et que, pourtant, sans elle, il ne serait pas celui qu’il est. Depuis le début, elle n’a sans doute été pour lui qu’un souvenir qui illumine soudain l’être et le métamorphose.
Wohl war ihm bewußt, daß er geändert worden war und noch ein anderer werden würde, aber das war er doch selbst und es war nicht eigentlich Tonkas Verdienst. Die Spannung der letzten Wochen, die Spannung seiner Erfindung, versteht es sich recht, hatte sich gelöst, er war fertig. Er stand im Licht und sie lag unter der Erde, aber alles in allem fühlte er das Behagen des Lichts. Bloß wie er da um sich sah, blickte er plötzlich einem der vie-len Kinder ringsum in das zufällig weinende Gesicht ; es war prall von der Sonne beschienen und krümmte sich wie ein gräßlicher Wurm nach allen Seiten : da schrie die Erinnerung in ihm auf : Tonka ! Tonka ! Er fühlte sie von der Erde bis zum Kopf und ihr ganzes Leben. Alles, was er niemals gewußt hatte, stand in diesem Augenblick vor ihm, die Binde der Blindheit schien von seinen Augen gesunken zu sein ; einen Augenblick lang, denn im nächsten schien ihm bloß schnell etwas eingefallen zu sein. Und vieles fiel ihm seither ein, das ihn etwas besser machte als andere, weil auf seinem glänzenden Leben ein kleiner warmer Schatten lag [38].
Conclusion : une communauté du souvenir
35 L’amant éploré de Poe rappelle le mythe complémentaire d’Orphée et Eurydice, dont Ovide a donné une version dans ses Métamorphoses. Maurice Blanchot y voit le modèle de la création poétique et, dans L’Espace littéraire, il évoque également le motif d’un chant proche du souvenir de Baudelaire qui souffle du cor [39]. Ce « Souvenir » de Baudelaire n’est pas seulement un souvenir de Troie en flammes, le souvenir d’un passé dévasté ayant ouvert, au prix d’un prodigieux sacrifice, la possibilité d’un nouveau départ. Ce souvenir rappelle que quelqu’un est perdu, irrévocablement, et que l’évocation en pensée de cette personne située hors de la mémoire recouvre entièrement de son ombre, en cet instant, la première personne, celle qui se souvient. À travers ces images, le chagrin propre aux exilés les quitte pour se déverser en autrui ; il est également source d’un certain réconfort en ceci qu’il brise la solitude de l’exclu, mais il ouvre aussi un nouvel horizon de bannissement. L’exilé n’est pas un individu chassé de sa patrie, ni celui qui ne se sent nulle part chez lui : il est membre d’une communauté fondée sur la mémoire.
Notes
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[1]
Cet article est né dans le cadre du projet « Poésie d’exil », avec le soutien de l’Agence nationale de la recherche de la République tchèque (Grantová Agentura České Republiky, GAČR).
Jean Starobinski, « Nuit de Troie », dans id., L’Encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012, p. 307-337 ; l’étude a également été publiée en revue sous le titre « Mémoire de Troie », Critique, 687-688, 2004, p. 169-182. -
[2]
Jean Starobinski, op. cit., p. 309.
-
[3]
En particulier au début du Chant II de l’Énéide, lorsque le récit de la destruction de Troie provoque chez Énée une douleur indicible (« Infandum regina jubes renovare dolorem » ; « Tu me demandes, reine, de revivre une peine indicible ») voir Starobinski, op. cit., p. 307 ; Virgile, Énéide. Livres I-IV, trad. Jacques Perret, Paris, Belles Lettres, 1992, p. 38.
-
[4]
Edward W. Saïd, Réflexions sur l’exil et autres essais, trad. Charlotte Woillez, Arles, Actes Sud, 2008, p. 241.
-
[5]
Ibid., p. 244, 241, 250-251.
-
[6]
Jean Sgard, Conclusions, dans Jacques Mounier (dir.), Exil et littérature, Grenoble, ELLUG, 1986, p. 291-293.
-
[7]
La comparaison avec des figures mythiques n’est rare ni dans la poésie lyrique grecque ni, plus tard, dans la poésie lyrique romaine ; cependant, le fait qu’Ovide fonde un modèle fonctionnel pour l’écriture de l’exil est aussi notable qu’exceptionnel. À de nombreux autres égards, Ovide renoue d’ailleurs avec des auteurs plus anciens, grecs notamment, et son œuvre d’exilé est largement fondée sur un « reworking of a literary tradition on exile before Ovid » : voir Jan Felix Gaertner, « How Exilic is Ovid’s Exile poetry ? », dans Jan Felix Gaertner (dir.), Writing Exile : the Discourse of Displacement in Greco-Roman Antiquity and Beyond, Leiden, Brill, 2007, p. 156-157.
-
[8]
Johann Wolfgang Goethe, Italienische Reise, Teil 1, Berlin, Deutscher Klassiker Verlag, 2011, p. 596-597.
-
[9]
Après l’apostrophe d’introduction (« Andromaque, je pense à vous ! »), Baudelaire introduit un cygne qui s’est échappé de sa cage et le compare à l’homme d’Ovide ainsi qu’à d’autres personnages d’exilés. La longue série introduite par les mots « Je pense… » se termine ainsi : « À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve / Jamais, jamais ! à ceux qui s’abreuvent de pleurs / Et tètent la Douleur comme une bonne louve ! / Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs ! // Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile / Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! / Je pense aux matelots oubliés dans une île, / Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor ! », Charles Baudelaire, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1975, p. 85-87.
-
[10]
L’importance de la formule « je pense », qui revient à plusieurs reprises dans « Le cygne », est développée par Jean Starobinski dans La Mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 2005 (1997). « Il ne s’agit agit pas, en effet, d’un "Je pense" isolé, absolutisé, à la façon du "Je pense" cartésien. Tous les "Je pense" du poème sont adressés à des êtres malheureux », p. 76.
-
[11]
Charles Baudelaire, Correspondance I (janvier 1832 - février 1860), Paris, Gallimard, 1973, p. 622-623.
-
[12]
Sur la symbolique du cygne depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, cf. les études approfondies de Michal Švec, Symbolika labutě ve finské poezii od lidové slovesnosti k symbolismu (La Symbolique du cygne dans la poésie finnoise de la littérature populaire au symbolisme) [online] 2012 [cit. 2016-07-15]. Disponible à l’adresse : https://is.cuni.cz/webapps/zzp/detail/110427.
-
[13]
Dans Lieux et destins de l'image : un cours de poétique au Collège de France (1981- 1993), Paris, Seuil, 1999, p. 220-221, Yves Bonnefoy souligne le fait que Baudelaire conçoit volontairement le cygne de manière non allégorique, et qu’il désire « montrer une créature assoiffée de l’eau la plus ordinaire, angoissée, une pauvre vie au “cou convulsif”, aux “gestes fous” ».
-
[14]
Ovide, Métamorphoses, 2, p. 367 sq. ; le second Cycnos apparaît dans le 12e livre.
-
[15]
En tchèque, contrairement à de nombreuses autres langues, y compris certaines langues slaves, le mot désignant le cygne (labuť) est féminin. Toutefois, cet animal reste fréquemment perçu comme une créature féminine, et conserve depuis l’Antiquité une certaine ambiguïté sexuelle. Voir Michal Švec, op. cit., s. 21, 25.
-
[16]
Homère, Hymnes, trad. Jean Humbert, Paris, Belles Lettres, 1976, p. 41, v. 1-20.
-
[17]
Edgar Allan Poe, Complete Poetical Works, Los Angeles, Enhanced Media, 2016, p. 149.
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[18]
Le mythème de Perséphone et ses développements sont analysés par Herbert Anton dans Der Raub der Proserpina : literarische Traditionen eines erotischen Sinnbildes und mythischen Symbols, Heidelberg, Winter, 1967 ; Christiane Brehm, Der Raub der Proserpina : Studien zur Ikonographie und Ikonologie eines Ovidmythos von der Antike bis zur frühen Neuzeit, Hochschulschrift : Münster (Westalen), Univ., Diss., 1996, [online] [cit. 2016-10-02], disponible à l’adresse : http://d-nb.info/995256748/34 ; Gert Kaiser, dans son livre Vénus et la mort, Paris, Maison des sciences de l'homme, 1999, étudie un thème proche, celui de la mort d’une femme et ses liens avec l’érotisme ; Elisabeth Bronfen, dans Over her dead body : death, femininity and the aesthetic, Manchester, Manchester University Press, 1992, approche le thème de la mort d’une femme dans les arts du point de vue psychanalytique.
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[19]
Shakespeare, Hamlet, IV, 7, v. 180-181 : « creature native and indued/ Unto that element ».
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[20]
Gaston Bachelard, L'Eau et les rêves : essai sur l'imagination de la matière, Paris, José Corti, 1996, p. 95-108.
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[21]
Teréza Nováková (1953-1912), écrivain tchèque majeur dans le cadre du réalisme. Ses romans se déroulent dans les campagnes de Bohême de l’est, qu’elle étudie également d’un point de vue ethnographique.
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[22]
Ce terme est employé par Zdeněk R. Nešpor, Víra bez církve ? Východočeské toleranční sektářství v 18. a 19. Století (Une foi sans Église ? Le sectarisme tolérant de Bohême orientale aux XVIIIe et XIXe siècles), Ústí nad Labem, Albis international, 2004.
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[23]
Les départs en exil eurent lieu de manière ininterrompue jusqu’au XVIIIe siècle, et les relations entre les membres de sociétés secrètes et les exilés ne cessèrent pas. Voir E. Melmuková-Šašecí, Patent zvaný toleranční (Une patente dite de tolérance), Neratovice, Verbum, 2013, p. 74-81 ; et surtout les travaux d’Edita Šťěříková, notamment la synthèse Stručně o pobělohorských exulantech (Quelques mots sur les exilés de l’après-Montagne-Blanche), Prague, Kalich, 2005.
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[24]
« – Ce son, ce n’était pas celui du vent, plutôt celui de pleurs et de gémissements. – Le torrent est en crue, et les eaux s’en vont gargouiller sur les rochers, sans compter le bief et la vanne qui débordent après les pluies de ces jours : on dirait des pleurs, et l’écho dans les bois amplifie tout, expliqua le meunier. » Teréza Nováková, Děti čistého živého (Enfants du vivant pur), Prague, Odeon, 1966, p. 354 (notre traduction).
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[25]
« […] Seigneur, qui ignorait encore son opprobre ? Comment pourrait-elle y survivre ? […] Comme elle eût été heureuse, alors, si les rochers, du flanc de la colline, avaient pu s’écrouler sur elle et l’engloutir ! » Ibid., p. 362 (notre traduction).
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[26]
« L’esprit déjà bouleversé, désespéré de Růženka était à présent assailli par la peur qui émanait de ce silence nocturne, de ce décor étrange en lequel les ténèbres avaient changé chaque buisson, chaque arbre et chaque pierre, leur conférant une apparence effroyable. Elle devait se diriger vers le verger, et, dès qu’elle prendrait pied sur un terrain plus plat, tout irait mieux ; elle sentirait alors, à tâtons, la clôture du jardin, franchirait le portail et, passant par le moulin, accéderait à la maison, puis sa chambre. […] Elle descendit prudemment, mais à peine eut-elle fait quelques pas qu’elle poussa un cri d’effroi : au lieu du verger, elle avait pris pied dans les flots du bief. L’eau, ruisselante et froide comme de la glace, lui montait jusqu’à la ceinture, et le courant semblait vouloir lui couper les jambes. La jeune fille eut un haut-le-corps, poussa le cri le plus perçant qu’elle pût et s’efforça de rejoindre la berge. Mais, ce qu’il eût été fort aisé de faire en plein jour était impossible à présent, dans le noir total : elle ne trouvait aucun appui stable, aucune branche à laquelle s’accrocher, et retombait toujours, invariablement, dans l’eau froide et noire. […] Elle posa alors le pied sur un sol doux, caressant pour ses membres fatigués et blessés : elle crut avoir pris pied sur du sable, et que sa progression serait facilitée. Mais voilà que le sol s’affaissait, et qu’elle s’enfonçait toujours plus profond dans cette eau qui montait toujours plus haut autour d’elle ; et elle sentit que cette eau dégageait une odeur infecte, une odeur de boue, d’algues et de pourriture ; elle scruta l’obscurité afin d’apercevoir l’une des berges, mais ne put rien voir ; elle cria, hurla, et se tut enfin… » Ibid., p. 363-364 (notre traduction).
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[27]
Voir Soňa Sílová, « Dílo Terézy Novákové jako pramen poznání náboženského života východních Čech » (« L’œuvre de Tereza Nováková comme source de connaissance de la vie religieuse en Bohême orientale »), dans Ondřej Macek (dir.), Po vzoru Berojských : život i víra českých a moravských evangelíků v předtoleranční a toleranční době (Tels les Juifs de Bérée : vie et foi des Protestants de Bohême et Moravie dans la période pré-tolérante et tolérante), Prague, Kalich, 2008, p. 47-65.
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[28]
Teréza Nováková, op. cit., p. 366. Les fleurs forment l’un des motifs centraux de l’hymne homérique, mais aussi chez Ovide, où elles tombent des mains de la jeune fille enlevée, image qu’on peut lire comme un symbole de perte de virginité ; elles sont également essentielles dans l’image d’Ophélie. Dans le cas de Růženka, les fleurs viennent de son propre jardin, et, lorsqu’elles lui reviennent dans la mort, elles sont plutôt symbole de virginité.
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[29]
Jan Čep (1902-1974), écrivain tchèque proche des milieux catholiques. Dans l’entre-deux-guerres, il compte parmi les auteurs tchèques les plus importants. Son œuvre est essentiellement constituée de recueils de nouvelles. À partir des années 1920, il entretient des liens étroits avec certains écrivains français qu’il traduit, comme Georges Bernanos et Henri Pourrat. En 1948, après la prise du pouvoir par les communistes, il s’exile à Paris, où il vivra jusqu’à sa mort. Jan Zatloukal lui a consacré un ouvrage intitulé L’exil de Jan Čep, Paris, Institut d'études slaves, 2014, qui contient également une anthologie des textes de Čep, et publié la correspondance de Pourrat et Čep : Correspondance Henri Pourrat – Jan Čep (1932-1958). Ce n’est qu’un mot pour l’amitié, Cahiers Henri Pourrat, Clermont-Ferrand, Société des Amis d’Henri Pourrat, 2014.
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[30]
C’est également le titre du recueil de nouvelles publié par Čep en 1926, et souvent rappelé dans les analyses de son œuvre.
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[31]
« En ce sens, nous pourrions dire que le monde tel qu’il a été créé et tel qu’il est accessible à notre connaissance naturelle est l’image et l’indice d’une réalité pleine et entière, une réalité dont nous apercevons la forme à travers lui comme à travers un miroir. – Du reste, nous sommes à nous-mêmes une image dans un miroir. Dans ses instants d’apogée, notre réalité intérieure contient des fragments d’existence dont la présence invisible englobe et pénètre dès à présent et de toutes parts le territoire recouvert par le temps qui nous est imparti ici-bas. » Jan Čep, « Rodný úžas » (« L’Émerveillement natal »), dans id., Poutník na zemi (Un pèlerin sur terre), Brno, Proglas, 1998, p. 19 (notre traduction).
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[32]
Voir Jan Zatloukal, L’Exil de Jan Čep, Paris, Institut d'études slaves, 2014, p. 38.
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[33]
Jan Čep, Tajemství Kláry Bendové (Le Mystère de Klára Bendová), dans id., Polní tráva (L’Herbe des champs), Prague, Vyšehrad, 1999, p. 339. « Přivítali je se zpěvem, zasypali je květinami. Ale už k večeru lidé zmlkli, jejich tváře znovu tuhly úzkostí a strachem. »
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[34]
« Elle referma sans bruit la porte et revint à la fenêtre. Quelle belle journée ! Les flancs des montagnes étaient nimbés de bleu et leur masse lourde et ramassée, traversée de lumière, était projetée avec douceur sur l’arrière-plan d’un espace infini au bleu éclatant.
Klára eut à nouveau le cœur serré. Ces montagnes, ce pays étaient les siens, ils lui avaient toujours appartenu au même titre que son propre corps. Ils la regardaient droit dans les yeux, tout comme elle-même regardait droit dans les yeux les gens qu’elle connaissait et qu’elle aimait. Il avait fallu attendre cet horrible événement pour que tous les yeux semblent lui jeter un regard étranger et que le pays lui-même semble vouloir s’arracher à son cœur. Car ce qui s’était produit, c’était une injustice, une injustice volontaire et incompréhensible. » Ibid., p. 338-339 (notre traduction). -
[35]
Ibid., p. 340 : « doma, v samém srdci něčeho, z čeho ji nikdo nemůže vypudit […] Ucítila, že utrpení celého světa a všech lidí je jedno, a že její utrpení je jeho částí. » Jan Zatloukal, op. cit., p. 120, souligne le motif du sacrifice chrétien qui sous-tend le comportement de l’héroïne.
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[36]
Robert Musil, Tonka, dans id., Trois femmes suivi de Noces, trad. par Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1962, p. 79. Robert Musil, Drei Frauen, Rowohlt, 1979, p. 53 : « irgend eine Sprache des Ganzen ».
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[37]
Robert Musil, Drei Frauen, op. cit., p. 57. « Les membres de sa famille parlaient avec animation, et il fut frappé par l’habileté avec laquelle chacun défendait ses intérêts. Ils avaient la parole moins élégante qu’aisée, le bruit de leurs discours leur donnait du courage, et chacun finissait par obtenir ce qu’il voulait. […] Comme Tonka était muette ! Elle était incapable de parler comme de pleurer. Mais un être qui ne peut ni parler ni être exprimé, qui disparaît sans voix dans la masse humaine, petit griffonnage sur les tables de l’Histoire, un être pareil à un flocon de neige égaré en plein été, est-il réalité ou rêve, est-il bon ou mauvais, précieux ou sans valeur ? On sent que la pensée se heurte là à une limite ou elle est bien près de se dissoudre. » Robert Musil, Tonka, op. cit., p. 85-86.
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[38]
Robert Musil, Drei Frauen, op. cit., p. 85-86. « Sans doute se rendait-il compte qu’il avait changé et qu’il changerait encore, mais c’était lui le responsable, ce n’était pas particulièrement grâce à Tonka. La tension des dernières semaines, plus précisément la tension requise par sa recherche s’était relâchée : il avait terminé. Il était debout dans la lumière et elle couchée sous la terre, mais en fin de compte, il sentait que la lumière était bonne. Comme il jetait les yeux autour de lui, il aperçut soudain, dans un groupe d’enfants, un visage par hasard en larmes, éclairé violemment par le soleil et se tordant de tous côtés comme un immonde ver ; alors un souvenir l’envahit : Tonka ! Tonka ! Il sentit sa présence de la tête aux pieds, et toute sa vie. Tout ce qu’il n’avait jamais pu savoir fut à ce moment-là devant lui, comme si le bandeau de l’aveuglement était tombé de ses yeux ; mais peu de temps, car l’instant après il lui sembla seulement qu’une idée lui était passée rapidement par la tête. Cela lui arriva souvent dès lors et le rendit un peu meilleur que les autres, à cause de cette chaude petite ombre sur le brillant de sa vie. » Robert Musil, Tonka, op. cit., p. 126-127.
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[39]
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1998, p. 227.