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Article de revue

Entre profane et sacré, usages de la citation biblique dans les œuvres de Dambudzo Marechera et Tchicaya U Tam’si

Pages 456 à 468

Notes

  • [1]
    Au Congo Belge, le terme « évolué » désignait un statut légal accordé à des Africains ayant atteint un certain niveau d’éducation. Au Moyen Congo, aujourd’hui République du Congo, le terme était aussi en usage, pour désigner les Africains vivant à l’européenne.
  • [2]
    Ernest Renan, Vie de Jésus, Paris, Arléa, 2005, p. 10.
  • [3]
    Ibid., p. 35.
  • [4]
    Gérald Félix-Tchicaya, Le Mauvais sang, Paris, Caractères, 1955. Ce n’est qu’à la parution de son second recueil, Feu de brousse (Paris, Caractères, 1957) que le jeune poète adopte le pseudonyme de Tchicaya U Tam’si.
  • [5]
    Poésie 1 (43-44-45), Paris, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1976, p. 140.
  • [6]
    Dambudzo Marechera, Cemetery of Mind, éd. Flora Veit-Wild, (Harare, Baobab Books, 1992) Trenton, Africa World Press, 1999, p. 46 (« My lunch is a bench in Cecil Square / A Gideon’s Bible and the newspaper. »).
  • [7]
    Europe, revue de littérature (750), Paris, France, 1991, p. 145.
  • [8]
    Dambudzo Marechera, Soleil noir, trad. Xavier Garnier et Jean-Baptiste Evette, La Roque-d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2012, p. 137. Black Sunlight, Londres, Heinemann, 1980, p. 106 (« The Roman Catholic Cathedral »).
  • [9]
    Soleil noir, op. cit., p. 138. Black Sunlight, op. cit., p. 107. (« the rival Cathedral »).
  • [10]
    Soleil noir, op. cit., p. 140. Black Sunlight, op. cit., p. 108 (« There was only three minutes before the Cathedrals came down »).
  • [11]
    Dambudzo Marechera, The Black Insider, (Harare, Baobab Books, 1990) Trenton, Africa World Press 1999, p. 95 (« The Bible was my very first porn book. I remember being very excited by the passage in ‘Kings’ where the girl Tamar is raped by her brother. I used to masturbate while reading that over and over. »).
  • [12]
    « Tchicaya U Tam’si, écrivain de l’Afrique et du destin, entretien avec Jean-Maurice de Montremy », La Croix, 13/10 1980.
  • [13]
    Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 10.
  • [14]
    Michael Riffaterre, « Sémiotique intertextuelle : l’interprétant », Revue d’esthétique 1-2, 1979, p. 128.
  • [15]
    Ibid., p. 132.
  • [16]
    Ce dernier concept, proposé lui-aussi par Riffaterre, invite le critique à considérer le texte littéraire et plus particulièrement poétique comme une unité de sens qui « transcende les sens successifs qu’ont les mots sur les plans narratif et descriptif » (ibid. p. 128).
  • [17]
    Tchicaya U Tam’si, Les Phalènes, Paris, Albin Michel, 1984.
  • [18]
    « Car tout homme est salé de feu. Le sel est une bonne chose : mais si le sel devient sans saveur, avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres. / Marc, 9. »
  • [19]
    Rimbaud, Une saison en enfer . Illuminations, Librairie générale française, 1998, p. 83.
  • [20]
    En 1946, l’Indigénat, qui définissait un statut à part pour les Français des colonies, est aboli. Ce texte qui inscrivait dans la loi l’inégalité entre « indigènes » et Français de métropole fonctionne comme un symbole de l’iniquité dans l’empire colonial français.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Marechera joue ici sur l’ambiguïté de ses personnages en donnant au Noir le nom du père fondateur de la Rhodésie, Cecil Rhodes (1853-1902).
  • [23]
    Dambudzo Marechera, Scrapirion Blues, éd. Flora Veit-Wild, (Harare, Baobab Books 1990) Trenton, Africa World Press, 1999, p. 44 (« Yeah, like the Alley is a regular Upper Room. The bread is my flesh. This wine is my blood. »).
  • [24]
    Luc, 22, 19-20 ; voir aussi Matthieu, 26, 26-28 ; et Marc, 13, 22-25. Pour la version française, nous utilisons la version révisée de la traduction de Louis Second (Alliance biblique française, 1963), tandis que pour la version anglaise nous nous appuyons sur la traduction très commune de la King James Bible. (« And he took bread, and gave thanks, and brake it, and gave unto them, saying, This is my body which is given for you : do this in remembrance of me. Likewise also the cup after supper, saying, This cup is the new testament in my blood, which is shed for you. »).
  • [25]
    Ibid., p. 34. (« It›s God who is always missing »).
  • [26]
    Dambudzo Marechera, The Black Insider, op. cit., p. 32 (« [...] I remember consoling myself by reflecting on how Shelley’s free happy life in University College was permanently interrupted by his expulsion in the Spring of 1811 for alleged contumacy in connection with a pamphlet called The Necessity of Atheism on which he collaborated with his good friend Thomas Jefferson Hogg. Cast me not off in the time of old age ; forsake me not when my strength faileth. For mine enemies speak against me. / A book of verse underneath the bough / A jug of wine, a loaf of bread — and Thou / Beside me singing in the wilderness — / Oh, Wilderness were Paradise enow ! / But even this is denied us. […] », nous soulignons).
  • [27]
    Flora Veit-Wild, Dambudzo Marechera : A Source Book on His Life and Work [Londres, Hans Zell Publishers, 1994], Trenton, Africa World Press, 2004, p. 201. (« The names of those who Marechera quotes scramble over each other to gain the reader’s attention, Barthes and Wittgenstein, Levi-Strauss and Vonnegut, Chandler and Voltaire, Ngugi and Soyinka not to mention a host of others including all the four-star Masters of the Roman and Grecian period. »).
  • [28]
    Gershom Gerhard Scholem, Les grands courants de la mystique juive : la merkaba, la gnose, la kabbale, le Zohar, le sabbatianisme, le hassidisme, trad. Marie-Madeleine Davy, Paris, Payot & Rivages, 2014, p. 15. Il s’agit d’une citation de Rufus Jones.
  • [29]
    The Black Insider, op. cit., p. 35. (« [...] No wonder it is said, / In the beginning was the Word. / And the Word was God, / All things were made by him ; / And without him was not anything made. / No wonder too it was said, / Ah, make the most of what we yet may spend, / Before we too into the dust descend ; / Dust into dust, and under dust, to lie / Sans wine, sans song, sans singer, and — sans end ! »).
  • [30]
    Doris Lessing, Briefing for a Descent into Hell, Vintage International, 2009.
  • [31]
    Ibid., p. 34. (« In yonder raindrop should its heart disclose, / behold therein a hundred seas displayed. »)
  • [32]
    Soleil noir, op. cit., p. 113. Black Sunlight, op. cit., p. 87. (« It was my Aunt›s red hot eyes. They had imprinted in them the words from the Song of Songs. »).
  • [33]
    Ibid. (« How beautiful it was ! But she turned ugly and wrinkled and I patted the filled-up grave with a rusty spade. A Republic of deadly bacillus was lurking at the cemetery gate. Synonyms came out of the barn with a mass of snakes at their heels. The world was like an invisible bandage around their language. »)
  • [34]
    Tchicaya U Tam’si, Ces Fruits si doux de l’arbre à pain, Paris, Seghers, 1987, p. 235.
  • [35]
    Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979.
  • [36]
    Ibid., p. 251.
  • [37]
    Ibid., p. 255.
  • [38]
    Piu Ngandu Nkashama, Le Pacte de sang, Paris, L’Harmattan, 1984.
  • [39]
    Valentin Y. Mudimbe, Les Corps glorieux des mots et des choses, Paris, Présence Africaine, 1994.
  • [40]
    Voir notamment à ce sujet la thèse de Cédric Vincent qui porte sur le parcours du prophète Ivoirien Frédéric Bruly Bouabré (Frédéric Bruly Bouabré : un prophète africain dans l’art contemporain, sous la direction de Jean-Loup Amselle, EHESS, 2011).
  • [41]
    Sur l’importance du rapport à la Bible, on lira avec profit l’ouvrage de Thomas Kirsch, Spirits and Letters, Reading, Writing an Charisma in African Christianity (Bergham Books, 2008) qui analyse les pratiques de lecture et d’écriture au sein de communautés chrétiennes de la vallée de Gwembe en Zambie.
  • [42]
    Charles Mungoshi, Waiting for the Rain, Zimbabwe Publishing House, 1975.
  • [43]
    Ngugi wa Thiong’o, Detained : a Writer’s Prison Diary, Heinemann, 1981, p. 24. (« Avoiding the more earthly issues, of oppression, exploitation and foreign control, he said that as a man of God he never indulged in politics. To justify that stand, he quoted the Biblical exhortation to believers to render unto Caesar thing that were Caesar’s, and to God things of God. I quickly quoted back to him the Biblical scene where Jesus had whipped out of God’s earthly temple the Pharisee and Saducee collaborators with Caesar’s oppressive conquest »).

1 Premier livre traduit dans la plupart des langues africaines, la Bible apparaît dans de nombreux pays comme un modèle et un réservoir d’images. En outre, la place occupée par les missionnaires dans l’éducation des colonisés a favorisé ce phénomène en ancrant plus profondément l’imaginaire qui lui est associé. Dans ce contexte, citer la Bible peut être à la fois interprété comme un signe de soumission au colonisateur ou comme une prise de pouvoir de celui qu’on appelle parfois « évolué [1] », et qui s’approprie le texte sacré. Le Livre des chrétiens ne peut cependant pas être placé au même rang que d’autres ouvrages littéraires ou philosophiques. Un auteur qui cite Shakespeare ou Conrad se positionne face à la culture du colon, mais il n’a pas à se poser la question du statut du texte qu’il utilise. À l’inverse, le lecteur de la Bible semble contraint d’embrasser sa dimension sacrée ou au contraire de la tirer vers le profane. La lecture d’Ernest Renan, qui fait de Jésus-Christ un homme dans l’Histoire, est à ce sujet exemplaire. Pour lui, Jésus « n’est point le Dieu ; c’est plus, c’est l’Homme [2] » et les textes bibliques sont des livres « qui contiennent des récits miraculeux comme des histoires mêlées de fiction, comme des légendes pleines d’inexactitudes, d’erreurs, de partis systématiques [3] ».

2 C’est cette tension que l’on retrouve dans l’usage que le Congolais Tchicaya UTam’si (Mpili 1931, Bazancourt 1988) et le Zimbabwéen Dambudzo Marechera (Rusape 1952, Harare 1987) font de la citation biblique. Ces deux écrivains, qui occupent une place à la fois en marge et en surplomb dans leurs champs littéraires respectifs, jouent constamment avec des références qu’ils détournent. Ils semblent donc particulièrement aptes à rendre compte des pratiques de la citation biblique dans les espaces d’Afrique subsaharienne, tant francophone qu’anglophone. La question qui se pose est alors de savoir comment ces citations et leurs détournements permettent de faire apparaître un positionnement religieux, politique et littéraire d’auteurs qui, en dépit de leur éducation, ne se disent pas chrétiens. Pour ces auteurs qui sont aussi influencés par les littératures occidentales, se pose en outre la question du rapport à l’ancienne colonie et de la spécificité ou non de leurs usages de la Bible. On a, par exemple, accusé Marechera d’être un auteur européen et non africain, ce qui est révélateur d’une tension entre centre et périphérie qui se cristallise au moment des Indépendances.

3 Puisque le mot « Bible » ne renvoie pas à la même chose selon les situations, nous commencerons par examiner les pratiques de lecture de nos deux auteurs, pour voir ensuite comment le Livre se trouve confronté aux autres volumes de leur bibliothèque imaginaire. Enfin, après avoir examiné cette Bible qui tend vers le profane, nous nous pencherons sur certaines citations qui appellent, à l’inverse, une résurgence de la mystique et du sentiment sacré.

Lecteurs et lectures, entre provocation et fascination

4 La Bible est assurément un livre à part, qui occupe une place non négligeable dans les discours des auteurs sur eux-mêmes. Après la lecture « autorisée » qui émane de l’institution catholique ou des missionnaires protestants, c’est la liberté d’interprétation qui est placée au premier plan, pour ces deux écrivains. Cette prise de distance, qu’elle tende vers le profane ou le sacré, dessine les contours d’un ensemble malléable, apte à prendre toutes les formes idéologiques qu’on veut bien lui donner. Cependant, au-delà des divergences, la Bible apparaît comme un texte qui agit sur l’auteur. Ce dernier prend appui sur son expérience de lecture pour se construire une nouvelle image.

5 Les deux écrivains, tous deux nés pendant la période coloniale et en contact avec la culture chrétienne, insistent dans divers entretiens et textes autobiographiques sur leur fréquentation de la Bible, qui sert en quelque sorte de préambule à leur pratique de la citation. Fils du premier député du Moyen-Congo, Jean Félix-Tchicaya, Tchicaya U Tam’si arrive en France en 1946 et fait paraître son premier recueil, Le Mauvais sang[4], en 1954. C’est dans les années 1970, alors qu’il n’a encore publié ni roman ni théâtre, qu’il indique à un journaliste : « Je lis la Bible. Mon livre de chevet, même en voyage. Mahomet ne me traiterait pas de mécréant. L’Église a les crimes qu’elle a voulu commettre, c’est son affaire. On a dit que je lui en faisais le procès [5]... » Dans ce court passage, le poète se pose en lecteur à la fois assidu et libre. Il distingue Bible et Église, sans compter la référence à l’islam. Presque dix ans plus tard, dans un poème, cette fois, c’est Dambudzo Marechera, revenu au Zimbabwe après un long exil en Angleterre, qui évoque sa pratique : « Mon déjeuner c’est un banc sur Cecil Square / Une Bible Gédéon et le journal [6]. » En se servant d’une édition courante de la Bible, celle que l’on trouve généralement dans les hôtels anglo-saxons, Marechera se détache lui aussi de l’institution. Il met en outre sur le même plan l’actualité du journal et la lecture de la Bible. Dans les deux cas, l’objet Bible est ancré dans le quotidien et séparé des Églises — anglicane, évangélique, catholique — qui pourraient se l’approprier. C’est un livre à lire ou à relire au quotidien, un livre que l’auteur, libre de toute exégèse, s’approprie jour après jour.

6 L’institution religieuse est tout de même présente dans les œuvres, mais elle demeure une instance extérieure sans réelle autorité spirituelle. Au mieux, chez Tchicaya, le décorum est une source de fascination et le poète s’amuse à regretter les rites d’avant Vatican II (1962). Le récit d’un de ses amis, Jean-Maurice de Montrémy, souligne ce point de manière plaisante :

7

Il me savait catholique, et ne manquait pas d’émailler nos conversations de plaisanteries ecclésiastiques. J’entends par là qu’il ne s’agissait en rien d’humour anticlérical, mais d’une ironie fréquente chez les prêtres ou les personnes accoutumées à l’Église : gestes bénisseurs, onctueuses périphrases bibliques, latin de la Vulgate. Nous nous étions un peu disputés, au début de notre amitié, à propos d’une messe de Minuit. Il aimait, me disait-il, se rendre à l’office de Noël, « mais il faut que ce soit comme avant le Concile, mon bon : du grégorien, de l’encens, des ornements. Des fétiches. J’aime le décorum. Vous, bien sûr, je parie que vous ne savez même pas servir la messe ». [7]

8 Au-delà de la provocation, l’utilisation du terme de « fétiche » marque le rapprochement entre le rituel catholique et les religions traditionnelles. Le discours tenu ici est plus celui d’un amateur éclairé que d’un fervent catholique. La messe apparaît bien comme un spectacle plutôt que comme le lieu où s’enseigne la parole de Dieu. Quant aux personnages de Marechera, lorsqu’ils se déguisent en prêtre ou en nonne, c’est pour aller poser des bombes dans « la cathédrale catholique romaine [8] » puis dans la « cathédrale rivale [9] ». Aucune des grandes Églises n’est épargnée par le compte à rebours qui s’enclenche alors : « Il ne restait plus que trois minutes avant que les cathédrales ne s’effondrent [10]. »

9 Cette tendance iconoclaste de l’auteur zimbabwéen se traduit dans la fiction par une destruction physique des symboles. Elle s’accompagne également d’une profanation qui va bien au-delà de la comparaison avec les fétiches. Ainsi, la fascination d’ordre esthétique revendiquée par Tchicaya se voit remplacée, chez Marechera, par une pulsion sexuelle qui déplace la portée du texte de manière radicale : « La Bible a été mon tout premier livre pornographique. Je me rappelle avoir été tout excité par le passage de “Rois” où la jeune fille Tamar est violée par son frère. Je me masturbais en le relisant sans cesse [11]. » Le Livre perd son caractère inspiré mais il demeure efficace d’une autre manière. L’évocation de la pulsion sexuelle fonctionne donc à la fois comme une profanation du texte sacré et comme un indice de sa puissance.

10 Il ressort de ce dernier exemple que, si Marechera et Tchicaya ont en commun une appropriation libre de la Bible, l’usage qu’ils en font diffère largement. D’ailleurs, dans le cas de l’auteur congolais, on constate un mouvement inverse de celui que nous avons constaté pour le Zimbabwéen. Alors que Marechera prive la Bible du souffle divin, Tchicaya U Tam’si fait de cette inspiration la source de toute création littéraire :

11

Je vois les choses sous trois formes, trois mises en scène : la joute oratoire (théâtre), l’intimité (poésie) et je ne sais pas trop quoi, sans doute plus collectif, convivial, pour le roman. En fait je crois au verbe plus qu’au langage et à l’écriture. [12]

12 Ce verbe créateur qui est au commencement de la Genèse et de l’Évangile selon Saint Jean sert donc à redéfinir les trois grands genres, de manière à redonner un statut à part au littéraire. L’écriture de Tchicaya est avant tout une parole vive et, à ce titre, il semble légitime de faire de la Bible l’un de ses modèles littéraires.

Une intertextualité complexe : Rimbaud et Beckett comme « interprétants »

13 Cette Bible dont parlent Dambudzo Marechera et Tchicaya U Tam’si a une importance indéniable, mais elle n’est pas la seule référence invoquée. Sur les rayonnages de la bibliothèque imaginaire de ces auteurs, elle subit des influences qui la placent au cœur d’une tradition littéraire allant de Shelley à Sartre en passant par Arthur Rimbaud. Cette modernité et cette filiation dans laquelle ils inscrivent le corpus biblique marque une volonté, non d’africaniser à tout prix la littérature, mais de faire sien l’héritage culturel occidental. La Bible est ainsi en quelque sorte sécularisée par la confrontation aux autres textes.

14 Il existe de nombreuses théories rendant compte de l’intertextualité. Si la typologie de Gérard Genette est à bien des niveaux la plus aisée à manipuler pour décrire les textes, elle se concentre sur une « relation de co-présence entre deux ou plusieurs textes [13] ». C’est donc une théorie qui explore essentiellement les combinatoires dans une relation duelle entre un hypotexte et un hypertexte. Or, dans le cas de Dambudzo Marechera et Tchicaya U Tam’si, la Bible est prise dans un réseau plus large de citations et celles-ci, le plus souvent, en infléchissent le sens. Michael Riffaterre, qui emprunte ses catégories à Peirce, propose de parler d’« interprétant » pour désigner ce troisième terme, texte ou élément culturel. Ce signe intermédiaire permet de passer d’une approche mimétique qui prétend décrire le monde, un texte dans lequel les « mots semblent avoir pour référents des choses ou des concepts non verbaux » (mimésis[14]) à un système dans lequel les « mots ont pour référents d’autres textes » (sémiosis). La relation triadique permet ainsi au lecteur de déchiffrer le texte : « Cette relation, la sémiosis proprement dite est, en effet, triple : elle engage le signe (que Peirce appelle aussi representamen), l’objet auquel correspond le signe, et l’interprétant, qui est une certaine idée de l’objet à laquelle le signe a donné naissance, cette idée prenant nécessairement la forme d’un autre signe [15]. » En réfléchissant au lien qui unit l’hypotexte biblique (objet) et le texte produit par nos auteurs (representamen), nous nous donnons les moyens d’examiner les opérations de transformation et d’appropriation qui sont effectuées, sans passer par une typologie fastidieuse et en valorisant l’idée d’une signifiance [16] des textes étudiés.

15 La transformation de la citation biblique peut passer par un simple jeu de juxtaposition, comme dans la double épigraphe du second roman de Tchicaya, Les Phalènes[17]. À une citation de l’Évangile de Marc concernant le sel qui risque de perdre son goût [18], s’ajoute un extrait tiré d’Une Saison en Enfer : « Le chant des cieux, la marche des peuples. Esclaves, ne maudissons pas la vie [19]. » Le texte sacré est associé à la poésie sacrilège. L’effet créé par ces deux extraits a de quoi surprendre, tant l’utilisation de la figure christique dans le poème en prose crée une distorsion par rapport aux Évangiles. Dans ce roman, qui raconte la trajectoire politique de Prosper Pobard entre l’abolition de l’indigénat [20] et les élections de 1958, deux ans avant l’indépendance, les références à la Bible refont surface régulièrement. Les manipulations des adversaires de Prosper et sa défaite électorale en font un Christ à la fois déchu et porteur d’un espoir pour l’avenir du pays. Cependant, à la lumière de la double épigraphe, c’est un Christ transformé par Rimbaud que nous devons alors chercher dans le roman. Ce phénomène se trouve d’ailleurs renforcé si l’on replace le second texte cité dans son contexte d’origine, le poème intitulé « Matin », avant-dernier de la Saison en Enfer. On peut se demander, en effet, dans quelle mesure l’ambivalence rimbaldienne qui point derrière l’annonce prophétique d’une aube nouvelle et le cri de « Noël sur la terre ! [21] » se maintient dans le texte de Tchicaya.

16 Dambudzo Marechera, dans une pièce de théâtre intitulée The Alley, se sert, pour sa part, de Samuel Beckett et de Jean-Paul Sartre comme interprétants du texte biblique. Deux sans-abris, le Noir Rhodes [22] et le Blanc Robin se remémorent leur passé dans une allée qui représente leur mise à l’écart de la société. Entre l’amitié passée et les souvenirs traumatisants de la guerre contre le régime ségrégationniste d’Ian Smith (1965-1980) les deux personnages s’affrontent et se rejoignent, se faisant tour à tour victime ou bourreau. Dans la première et la dernière scène de la pièce, tous deux consomment du mauvais vin et du pain rassis. La seconde occurrence s’accompagne d’une référence ironique de Rhodes aux paroles du Christ lors de la Cène : « Ouais, comme si l’Allée était une véritable Chambre Haute. Le pain est ma chair. Ce vin est mon sang [23]. » Le personnage condense un discours que l’on retrouve, à quelques variantes près, dans trois des quatre Évangiles :

17

Ensuite il prit du pain ; et, après avoir rendu grâces, il le rompit et le leur donna en disant : Ceci est mon corps, qui est donné pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. Il prit de même la coupe, après le souper, et la leur donna en disant : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, qui est répandu pour vous. [24]

18 Le dialogue entre les deux sans-abris (scènes 1 et 3) qui encadre une réminiscence (scène 2) évoque à la fois l’absurde à la Beckett et le huis-clos existentialiste de Sartre. L’actualisation de ce double interprétant est renforcée dans le texte par la disparition de Dieu, motif sous-jacent d’En attendant Godot. Comme le dit, cette fois, le personnage de Robin : « C’est Dieu qui n’est jamais là [25]. » De la même manière, l’assimilation de l’Allée à l’Enfer rappelle cette pièce dans laquelle arrivent les personnages de Huis-clos. Dieu semble avoir déserté l’univers de Beckett et l’enfer présenté par Sartre n’a plus rien de transcendant. C’est donc une Bible relue à la lumière de l’existentialisme que cite Marechera dans ces pages, une Bible sans Dieu qui ne vaut plus que par la force de ses images.

19 À côté de ce cheminement qui passe par la médiation de l’interprétant, on relève chez Marechera de nombreux passages dans lesquels les citations et les références se multiplient. Il devient alors presque impossible de repérer des interprétants et la citation biblique semble se noyer dans une bibliothèque vaste et sinueuse. Pour ne prendre qu’un exemple, il juxtapose dans le roman The Black Insider la référence à un essai de Shelley, un extrait du psaume 71 et quelques vers du poète E. Fitzgerald datés de 1859. Cette fois, les guillemets ne sont pas utilisés et seuls les vers sont mis en valeur par un décalage sur la droite :

20

[…] Je me rappelle que je me consolais en pensant que la vie libre et heureuse de Shelley à University College avait été définitivement interrompue à la suite de son expulsion au printemps 1811 pour une insubordination supposée en relation avec le pamphlet appelé De la Nécessité de l’athéisme qu’il a écrit avec son bon ami Thomas Jefferson Hogg. Ne me rejette pas au temps de mes vieux jours ; ne m’abandonne pas quand ma force est épuisée. Car mes ennemis parlent contre moi.
Un recueil de poèmes sous le boisseau
Un pichet de vin, une miche de pain — et Toi
À mes côtés, chantant dans la nature —
Oh, Nature, si seulement le Paradis suffisait !
Mais même ceci nous n’y avons pas droit. [26]

21 Le tissu serré des citations et des références est ici caractéristique de la facture du Black Insider. Ce roman hybride, refusé par les éditeurs du vivant de l’auteur et publié de manière posthume, repose sur une trame de science-fiction autour de laquelle viennent se greffer des souvenirs du narrateur — venu étudier en Angleterre comme Marechera — et même une courte pièce de théâtre. Dans un pays indéterminé ravagé par la guerre, quelques personnes — étudiants, anciens enseignants, artistes — se sont réfugiés dans la faculté des arts. Ce bâtiment devient, temporairement, un lieu de paix car il est infesté par la peste et donc laissé de côté par les différentes factions armées. Dès les lectures préliminaires au sein de la maison d’édition Heinemann et le rapport de Dan Wyllie, qui rend compte du manuscrit, c’est l’abondance de citations qui semble le mieux caractériser le texte : « Les noms de ceux que Marechera cite se heurtent les uns aux autres pour attirer l’attention du lecteur, Barthes et Wittgenstein, Levi-Strauss et Vonnegut, Chandler et Voltaire, Ngugi et Soyinka, et bien d’autres encore, sans oublier tous les maîtres les plus réputés de la période grecque et romaine. [27] » Dans ce cadre, le psaume cité plus haut ne bénéficie pas de traitement particulier et si l’éditrice n’avait pas ajouté une note, seul le lecteur érudit aurait pu le situer.

22 Ce dernier point nous montre que la place de la Bible dans la bibliothèque imaginaire de nos auteurs est pour le moins changeante. Transformée par le voisinage de ses interprétants ou cachée derrière d’autres volumes, elle est malmenée, mais demeure très présente, du moins pour le lecteur averti qui reconnait tel épisode de l’Évangile ou telle tournure archaïsante.

L’irruption de la mystique

23 L’usage de la Bible est révélateur d’un rapport à la religion institutionnelle et à d’autres textes littéraires et philosophiques. Ces deux aspects, pourtant, ne suffisent pas à expliquer l’importance que prennent ces extraits dans les œuvres de Dambudzo Marechera et Tchicaya U Tam’si. Le mélange de sacré et de profane, d’attraction et de répulsion que nous avons relevé jusqu’ici, correspond à une tension qui fonde l’ambivalence de ce que l’on pourrait appeler le sentiment religieux dans les œuvres étudiées. Cette recherche d’une religion sans cadre nous amènera à réfléchir en termes de mystique pour mieux comprendre comment la citation fonctionne comme une ouverture sur l’infini.

24 Libérée du dogme et transformée par divers interprétants, la Bible devient un objet flottant qui n’en garde pas moins sa charge symbolique. On assiste donc, par l’intermédiaire de certains personnages, à une pratique de la citation qui indique, hors de tout cadre, une résurgence de la mystique entendue comme « type de religion qui met l’accent sur l’intuition immédiate de la relation avec Dieu, sur la prise de conscience directe et intime de la Présence divine [28] ». Le narrateur du Black Insider et le jeune Gaston Poaty, qui entre en politique après l’indépendance de son pays dans le dernier roman de Tchicaya, Ces Fruits si doux de l’arbre à pain, sont tous deux à même d’employer la citation biblique comme un outil qui leur ouvre les portes d’une nouvelle perception. Le premier est un étudiant libre-penseur, le second un dirigeant communiste, mais ils font tous deux l’expérience d’un retour du sacré par le biais du texte biblique. Si cet aspect semble tout de même moins saillant chez Marechera que chez Tchicaya, il n’en demeure pas moins essentiel pour comprendre comment la mystique s’invite dans des intrigues romanesques plutôt centrées sur la vie politique.

25 Lors d’une longue digression philosophique du narrateur du Black Insider au sujet de l’importance des mots, Marechera reprend ainsi les premiers versets de l’Évangile de Saint Jean pour les associer à quelques vers du poète E. Fitzgerald — autre extrait du poème cité plus haut — qui constituent un memento mori :

26

[…] Pas étonnant que l’on dise,
Au commencement était le Verbe (Word)
Et le Verbe (Word) était Dieu,
Toute chose fut faite par lui ;
Et rien ne se fit sans lui
Pas étonnant que l’on dise également,
Ah, use au mieux de ce que nous pouvons à présent dépenser,
Avant qu’à notre tour nous ne descendions dans la poussière ;
De la poussière à la poussière, pour reposer sous la poussière
Sans vin, sans chanson, sans chanteur, et sans — fin ! [29]

27 Le logos johannique apparaît logiquement comme le point de départ de la prééminence du mot pour dire le monde. Il n’est cependant pas, encore une fois, le seul invoqué. Un poète soufi du quatorzième sièce, Shabistarî, est cité à la page précédente sans que l’extrait soit localisé. Que Marechera reprenne la citation effectuée par Doris Lessing dans Briefing for a Descent into Hell[30] ou qu’il se réfère directement à sa source, il introduit, sans en informer son lecteur, une part de syncrétisme dans son propos : « Dans chaque goutte d’eau, si son cœur se découvre, / Admire ces cent mers déployées. [31] »

28 Christian, le personnage principal d’un autre roman de Marechera, Soleil noir, remonte quant à lui à ses souvenirs d’enfance pour construire une vision cauchemardesque associant sa tante — qui est aussi sa tutrice — et un extrait du texte biblique. La représentation hallucinatoire — Christian a consommé à son insu des psychotropes — mêle corps et écriture pour créer un effet d’inquiétante étrangeté. L’expérience mystique prend alors la forme d’une lumière aperçue au bout d’un tunnel : « C’étaient les yeux de ma tante chauffés au rouge. Les paroles du Cantique des Cantiques y étaient imprimées [32]. » Les mot matérialisés dans un regard sont à la fois fascinants et angoissants. Ils témoignent d’un espace autre qui se construit à partir de l’écriture sacrée. Cette référence — qui n’est pas accompagnée d’une véritable citation — s’inscrit dans le délire du narrateur raconté tout au long du chapitre sept. Les deux pages qui précèdent, ainsi que toute la fin du chapitre, se présentent comme un collage de visions qui mêlent mots et choses. Le texte biblique, devenu palpable, occupe donc une place de choix dans cette synesthésie :

29

Comme c’était beau ! Mais elle devint affreuse et ridée, et je tassai la terre sur sa tombe avec une pelle rouillée. Toute une république de bacilles mortels étaient tapis à la porte du cimetière. Des synonymes sortaient de la grange, une masse de serpents aux trousses. Le monde était comme un bandage invisible autour de leur langage. [33]

30 Derrière l’apparent non-sens de ces hallucinations, l’écriture dans sa dimension magique joue un rôle majeur dans ce passage et le texte biblique évoqué « au bout du tunnel » représente l’écrit magique par excellence. Cette représentation n’est pas sans rappeler l’épisode de la main de Dieu qui écrit son avertissement sur le mur dans le livre de Daniel. D’une certaine façon, en jouant sur les perceptions modifiées de son narrateur, Marechera se positionne à la place du prophète inspiré qui écrit sous l’influence d’une force extérieure indéterminée.

31 L’irruption de la mystique se présente différemment chez Tchicaya UTam’si. Dans Ces Fruits si doux de l’arbre à pain, Gaston Poaty, se remet à citer la Bible alors qu’il est l’un des dirigeants du parti marxiste au pouvoir. Cette fois, la citation est retranscrite in extenso et le narrateur ajoute même la référence exacte du passage, comme pour mieux insister sur son exactitude :

32

Écoute, j’ai lu ça, ces jours-ci. Ça m’est resté collé à la mémoire sans que je sache trop pourquoi. Voici — il leva douloureusement les yeux pour lire sa mémoire : « Car voici, je susciterai dans le pays un pasteur qui n’aura pas souci des brebis qui périssent ; il n’ira pas à la recherche des plus jeunes, il ne guérira pas les blessées, il ne soignera pas les saines ; mais il dévorera la chair des plus grasses et il déchirera jusqu’aux cornes de leurs pieds. Malheur au pasteur de néant qui abandonne ses brebis ! » (Ainsi parle le prophète Zacharie, 11, 12) Le vendredi des Rameaux, un peu avant l’heure des vêpres, Gaston citait un prophète de l’Ancien Testament. [34]

33 L’évocation de ce pasteur dévorateur qui a tout du sorcier malfaisant s’inscrit dans le contexte de la chute de Gaston, qui se sait en position minoritaire et se fait arrêter quelques pages plus loin. On peut voir son opposant le plus farouche — Paulin Pobard — derrière ce « pasteur de néant », même si, de manière plus générale, la citation prophétique renvoie au système étatique en train de se mettre en place.

34 Au-delà de la signification de l’extrait cité par Gaston, c’est bien évidemment son contexte d’énonciation qui est essentiel pour notre propos. Il ne s’agit pas, en effet, de prendre, selon l’expression d’Antoine Compagnon, « les ciseaux et la colle [35] » pour insérer la citation biblique. Le texte est une trace tenace qui est « resté collé à la mémoire » et le personnage, qui n’a pas de livre en main, doit « lire sa mémoire ». Le texte de Zacharie est ainsi une parole qui habite Gaston et ne le quitte plus. Contrairement à la rhétorique marxiste qui était la sienne jusqu’alors, la prophétie n’est plus tournée vers l’action politique, elle avertit et prend acte d’un échec.

35 Dernier point concernant cette citation, elle sort du lot par surprise — « sans que je sache vraiment pourquoi » — et, faisant ainsi irruption dans le récit, elle marque une étape essentielle dans le parcours du personnage. En effet, une semaine après ce « Vendredi des Rameaux », Gaston est arrêté « dans la nuit du mercredi au jeudi de Pâques [36] ». L’extrait de Zacharie s’inscrit dans un retour de la temporalité chrétienne qui fait converger la Passion du Christ et celle de Gaston Poaty. Torturé et condamné à mort, le jeune homme échappe à l’exécution par un subterfuge mais le poison qui le fait passer pour mort lui ôte également la raison. Sur la route qui l’éloigne de la ville et du « pasteur de néant », il n’est plus qu’une enveloppe vidée de toute substance, il est devenu l’« environné pris en charge par l’environnement [37] ». En quittant — contraint et forcé — le monde de l’action politique, Gaston est entré dans l’espace de la mystique qui correspond, ici, à un abandon de soi pour se perdre dans l’infini. La citation prophétique qui s’est accrochée à lui avant sa chute a fonctionné comme un indice de cette transformation à venir.

36 L’irruption du texte biblique, qu’il s’agisse d’un cantique gravé au fond d’un œil ou d’un passage resté « collé à la tête », marque un basculement dans le récit. Les citations examinées plus haut ne sont pas de simples prétextes et elles valent moins par leur contenu — le Cantique des Cantiques n’est d’ailleurs pas véritablement cité — que par leur charge symbolique. Si la référence à la prophétie de Zacharie doit être aussi précise, c’est qu’elle renvoie à l’intégrité d’un texte sacré. C’est par cette minutie que la mystique fait retour dans le récit, même lorsque l’expérience est induite par des psychotropes. La citation biblique est alors une porte d’entrée dans un espace autre, distinct des luttes politiques qui occupent nos personnages.

37 Rémanences d’un ordre ancien ou résurgences du sacré dans les œuvres, les citations bibliques constituent un objet d’étude à la fois complexe et ambigu. Les pratiques de lecture de Dambudzo Marechera et Tchicaya U Tam’si indiquent à la fois une familiarité affichée avec le texte et une volonté de se l’approprier, de le détourner, voire de le profaner. Quoi qu’il en soit, le plus important, semble être de ne pas faire allégeance à telle ou telle Église et de séparer la Bible des différentes institutions qui s’appuient sur elle. Le texte biblique, tel qu’il est pratiqué par nos auteurs, n’est pas forcément porteur d’une vérité ou d’une autorité. Il est un objet fascinant, réceptacle des fantasmes les plus divers qui peuvent même, dans de rares cas, prendre une dimension sexuelle.

38 Dès lors, le « fétiche » biblique est à la fois confronté à d’autres œuvres littéraires ou philosophiques et investi d’un pouvoir particulier. La place occupée par certaines citations en épigraphe ou à des moments clés du récit en font, surtout pour Tchicaya, les instruments privilégiés d’un retour du religieux et, dans certains cas, d’une sortie du politique. Les passages prophétiques, souvent cryptiques, servent de point d’entrée dans un espace autre, celui de la mystique.

39 Ce parcours que nous venons de tracer pour Tchicaya UTam’si et Dambudzo Marechera souligne la forte présence de la Bible dans leurs œuvres. Cette pratique ne leur est pas propre et peut se retrouver en d’autres endroits du continent. Du côté francophone, on peut citer notamment des auteurs ayant été éduqués dans l’ancien Congo Belge qui réinterprètent la nativité (Piu Ngandu Nkashama et son Pacte de sang [38]) ou nourrissent leurs textes fictionnels et autobiographiques de références aux Écritures (V.Y. Mudimbe dans Les Corps glorieux des mots et des choses[39] qui revient entre autres sur son expérience de séminariste). Ceux-ci, à la manière de Tchicaya, reprennent une imagerie qui leur est familière pour mieux dessiner leur itinéraire spirituel ou les impasses de la modernité postcoloniale.

40 Il faudrait également, à côté de ces écrivains dont les œuvres sont diffusées au-delà des frontières de leur pays, évoquer rapidement le cas de véritables prophètes qui, à l’occasion, rédigent leur propre Livre sacré en s’inspirant de la Bible [40]. Ces textes, et toute la production écrite qui les entoure, constituent un objet ambigu qui intéresse plus l’anthropologue que le critique littéraire. Leur diffusion et l’importance grandissante des Églises africaines incitent pourtant à ne pas négliger des textes qui, avec les manuels de développement personnels, sont les plus lus et les plus commentés sur une grande partie du continent [41].

41 Enfin, face à des auteurs qui, de diverses manières, revendiquent leur héritage chrétien, on remarque que même pour les écrivains qui se disent marxistes, la Bible fait retour, quoique parfois de manière surprenante. Dans son roman de 1975, Waiting for the Rain [42], Charles Mungoshi baptise ainsi son héros Lucifer pour mieux souligner l’ambivalence des jeunes éduqués au Zimbabwe. Le Kényan Ngugi wa Thiong’o, quant à lui, va jusqu’à mettre en scène, dans son journal de prison, une joute oratoire qu’il aurait eue avec l’aumônier des lieux :

42

Évitant les questions plus terre à terre concernant l’oppression, l’exploitation et le contrôle par les étrangers, il dit qu’en tant qu’homme de Dieu il ne s’autorisait jamais à faire de la politique. Pour justifier ce point de vue, il cita l’exhortation biblique qui invite les chrétiens à rendre à César les choses qui appartiennent à César et à Dieu les choses de Dieu. Je m’empressai de lui répondre en citant la scène dans laquelle Jésus avait violemment chassé du temple terrestre de Dieu les pharisiens et les sadducéens, collaborateurs de la conquête oppressive de César. [43]

43 La rhétorique marxiste que l’on retrouve dans cet extrait indique que, comme Marechera et Tchicaya, Ngugi s’approprie le texte biblique, mais que, contrairement à eux, il donne à ses citations une coloration idéologique beaucoup plus marquée. L’usage de la Bible n’ouvre plus sur une mystique renouvelée, mais il se retrouve, encore une fois, au cœur des enjeux de pouvoir et du questionnement de l’héritage colonial.

Notes

  • [1]
    Au Congo Belge, le terme « évolué » désignait un statut légal accordé à des Africains ayant atteint un certain niveau d’éducation. Au Moyen Congo, aujourd’hui République du Congo, le terme était aussi en usage, pour désigner les Africains vivant à l’européenne.
  • [2]
    Ernest Renan, Vie de Jésus, Paris, Arléa, 2005, p. 10.
  • [3]
    Ibid., p. 35.
  • [4]
    Gérald Félix-Tchicaya, Le Mauvais sang, Paris, Caractères, 1955. Ce n’est qu’à la parution de son second recueil, Feu de brousse (Paris, Caractères, 1957) que le jeune poète adopte le pseudonyme de Tchicaya U Tam’si.
  • [5]
    Poésie 1 (43-44-45), Paris, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1976, p. 140.
  • [6]
    Dambudzo Marechera, Cemetery of Mind, éd. Flora Veit-Wild, (Harare, Baobab Books, 1992) Trenton, Africa World Press, 1999, p. 46 (« My lunch is a bench in Cecil Square / A Gideon’s Bible and the newspaper. »).
  • [7]
    Europe, revue de littérature (750), Paris, France, 1991, p. 145.
  • [8]
    Dambudzo Marechera, Soleil noir, trad. Xavier Garnier et Jean-Baptiste Evette, La Roque-d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2012, p. 137. Black Sunlight, Londres, Heinemann, 1980, p. 106 (« The Roman Catholic Cathedral »).
  • [9]
    Soleil noir, op. cit., p. 138. Black Sunlight, op. cit., p. 107. (« the rival Cathedral »).
  • [10]
    Soleil noir, op. cit., p. 140. Black Sunlight, op. cit., p. 108 (« There was only three minutes before the Cathedrals came down »).
  • [11]
    Dambudzo Marechera, The Black Insider, (Harare, Baobab Books, 1990) Trenton, Africa World Press 1999, p. 95 (« The Bible was my very first porn book. I remember being very excited by the passage in ‘Kings’ where the girl Tamar is raped by her brother. I used to masturbate while reading that over and over. »).
  • [12]
    « Tchicaya U Tam’si, écrivain de l’Afrique et du destin, entretien avec Jean-Maurice de Montremy », La Croix, 13/10 1980.
  • [13]
    Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 10.
  • [14]
    Michael Riffaterre, « Sémiotique intertextuelle : l’interprétant », Revue d’esthétique 1-2, 1979, p. 128.
  • [15]
    Ibid., p. 132.
  • [16]
    Ce dernier concept, proposé lui-aussi par Riffaterre, invite le critique à considérer le texte littéraire et plus particulièrement poétique comme une unité de sens qui « transcende les sens successifs qu’ont les mots sur les plans narratif et descriptif » (ibid. p. 128).
  • [17]
    Tchicaya U Tam’si, Les Phalènes, Paris, Albin Michel, 1984.
  • [18]
    « Car tout homme est salé de feu. Le sel est une bonne chose : mais si le sel devient sans saveur, avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres. / Marc, 9. »
  • [19]
    Rimbaud, Une saison en enfer . Illuminations, Librairie générale française, 1998, p. 83.
  • [20]
    En 1946, l’Indigénat, qui définissait un statut à part pour les Français des colonies, est aboli. Ce texte qui inscrivait dans la loi l’inégalité entre « indigènes » et Français de métropole fonctionne comme un symbole de l’iniquité dans l’empire colonial français.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Marechera joue ici sur l’ambiguïté de ses personnages en donnant au Noir le nom du père fondateur de la Rhodésie, Cecil Rhodes (1853-1902).
  • [23]
    Dambudzo Marechera, Scrapirion Blues, éd. Flora Veit-Wild, (Harare, Baobab Books 1990) Trenton, Africa World Press, 1999, p. 44 (« Yeah, like the Alley is a regular Upper Room. The bread is my flesh. This wine is my blood. »).
  • [24]
    Luc, 22, 19-20 ; voir aussi Matthieu, 26, 26-28 ; et Marc, 13, 22-25. Pour la version française, nous utilisons la version révisée de la traduction de Louis Second (Alliance biblique française, 1963), tandis que pour la version anglaise nous nous appuyons sur la traduction très commune de la King James Bible. (« And he took bread, and gave thanks, and brake it, and gave unto them, saying, This is my body which is given for you : do this in remembrance of me. Likewise also the cup after supper, saying, This cup is the new testament in my blood, which is shed for you. »).
  • [25]
    Ibid., p. 34. (« It›s God who is always missing »).
  • [26]
    Dambudzo Marechera, The Black Insider, op. cit., p. 32 (« [...] I remember consoling myself by reflecting on how Shelley’s free happy life in University College was permanently interrupted by his expulsion in the Spring of 1811 for alleged contumacy in connection with a pamphlet called The Necessity of Atheism on which he collaborated with his good friend Thomas Jefferson Hogg. Cast me not off in the time of old age ; forsake me not when my strength faileth. For mine enemies speak against me. / A book of verse underneath the bough / A jug of wine, a loaf of bread — and Thou / Beside me singing in the wilderness — / Oh, Wilderness were Paradise enow ! / But even this is denied us. […] », nous soulignons).
  • [27]
    Flora Veit-Wild, Dambudzo Marechera : A Source Book on His Life and Work [Londres, Hans Zell Publishers, 1994], Trenton, Africa World Press, 2004, p. 201. (« The names of those who Marechera quotes scramble over each other to gain the reader’s attention, Barthes and Wittgenstein, Levi-Strauss and Vonnegut, Chandler and Voltaire, Ngugi and Soyinka not to mention a host of others including all the four-star Masters of the Roman and Grecian period. »).
  • [28]
    Gershom Gerhard Scholem, Les grands courants de la mystique juive : la merkaba, la gnose, la kabbale, le Zohar, le sabbatianisme, le hassidisme, trad. Marie-Madeleine Davy, Paris, Payot & Rivages, 2014, p. 15. Il s’agit d’une citation de Rufus Jones.
  • [29]
    The Black Insider, op. cit., p. 35. (« [...] No wonder it is said, / In the beginning was the Word. / And the Word was God, / All things were made by him ; / And without him was not anything made. / No wonder too it was said, / Ah, make the most of what we yet may spend, / Before we too into the dust descend ; / Dust into dust, and under dust, to lie / Sans wine, sans song, sans singer, and — sans end ! »).
  • [30]
    Doris Lessing, Briefing for a Descent into Hell, Vintage International, 2009.
  • [31]
    Ibid., p. 34. (« In yonder raindrop should its heart disclose, / behold therein a hundred seas displayed. »)
  • [32]
    Soleil noir, op. cit., p. 113. Black Sunlight, op. cit., p. 87. (« It was my Aunt›s red hot eyes. They had imprinted in them the words from the Song of Songs. »).
  • [33]
    Ibid. (« How beautiful it was ! But she turned ugly and wrinkled and I patted the filled-up grave with a rusty spade. A Republic of deadly bacillus was lurking at the cemetery gate. Synonyms came out of the barn with a mass of snakes at their heels. The world was like an invisible bandage around their language. »)
  • [34]
    Tchicaya U Tam’si, Ces Fruits si doux de l’arbre à pain, Paris, Seghers, 1987, p. 235.
  • [35]
    Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979.
  • [36]
    Ibid., p. 251.
  • [37]
    Ibid., p. 255.
  • [38]
    Piu Ngandu Nkashama, Le Pacte de sang, Paris, L’Harmattan, 1984.
  • [39]
    Valentin Y. Mudimbe, Les Corps glorieux des mots et des choses, Paris, Présence Africaine, 1994.
  • [40]
    Voir notamment à ce sujet la thèse de Cédric Vincent qui porte sur le parcours du prophète Ivoirien Frédéric Bruly Bouabré (Frédéric Bruly Bouabré : un prophète africain dans l’art contemporain, sous la direction de Jean-Loup Amselle, EHESS, 2011).
  • [41]
    Sur l’importance du rapport à la Bible, on lira avec profit l’ouvrage de Thomas Kirsch, Spirits and Letters, Reading, Writing an Charisma in African Christianity (Bergham Books, 2008) qui analyse les pratiques de lecture et d’écriture au sein de communautés chrétiennes de la vallée de Gwembe en Zambie.
  • [42]
    Charles Mungoshi, Waiting for the Rain, Zimbabwe Publishing House, 1975.
  • [43]
    Ngugi wa Thiong’o, Detained : a Writer’s Prison Diary, Heinemann, 1981, p. 24. (« Avoiding the more earthly issues, of oppression, exploitation and foreign control, he said that as a man of God he never indulged in politics. To justify that stand, he quoted the Biblical exhortation to believers to render unto Caesar thing that were Caesar’s, and to God things of God. I quickly quoted back to him the Biblical scene where Jesus had whipped out of God’s earthly temple the Pharisee and Saducee collaborators with Caesar’s oppressive conquest »).
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