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Article de revue

Folklore/littérature/orature : frontières et cloisonnements dans l’histoire littéraire indienne

Pages 447 à 459

Notes

  • [1]
    Catherine Weinberger-Thomas, « Cendres d’immortalité. La crémation des veuves en Inde », Archives des Sciences Sociales des Religions, 67 (1), 1989, p. 191.
  • [2]
    Charles Malamoud, « Hiérarchie et technique. Observations sur l’oral et l’écrit dans l’Inde brahmanique », Langage et société, septembre 1984, p. 115-122 ; Charles Malamoud, « Parole à voir et à entendre », Cahiers de Littérature Orale 21, 1987, p. 151- 161 ; Charles Malamoud, « L’Inde » et « La Voix et le Sacré », Atlas des Littératures de la Voix, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990, p. 78-79 et p. 96-97.
  • [3]
    Francis Zimmermann, « Les disciples du Maître (Remaniements ou création par répétition dans la littérature scientifique hindoue) », R. Passeron (dir.), Création et Répétition, Paris, Clancier-Guénaud, 1982, p. 187-201.
  • [4]
    Notion de dévotion absolue envers Dieu dans l’hindouisme, qui inspire les plus grands poètes de l’Inde médiévale.
  • [5]
    Voir Catherine Champion et Richard Garcia, Littérature orale villageoise de l’Inde du Nord, Paris, Publications de l’EFEO, 1989 et Catherine Servan-Schreiber, Chanteurs itinérants de l’Inde du Nord. La tradition orale bhojpuri, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • [6]
    William Sax, « The Pandav Lila of Uttarakhand », Molly Kaushal (dir.), Chanted Narratives. The Living Katha Tradition, New Delhi, Indira Gandhi National Centre for the Arts, 2001, p. 165.
  • [7]
    A. R. Venkatalachalapathy, « Songsters of the Cross-roads : Popular Literature and Print in Colonial Tamilnadu », South Asian Folklorist, 3 : 1, October 1999, p. 49-80.
  • [8]
    Asha Gupta, George Abraham Grierson aur bihari bhasha sahitya, Delhi, Atma Ram and Sons, 1970, p. 45.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Mohd Taib Osman, « William Crooke : an Appraisal of his Contributions to Folklore Studies and Ethnography in India », Folklore, XII : 6, June 1971.
  • [11]
    Sur la contribution de C. P. Brown à la littérature télougoue, voir la thèse de Daniel Negers sur Le Burrakatha en Andhra Pradesh, Nanterre, Paris X, 1997.
  • [12]
    William Archer and Sankata Prasad, Bhojpuri Gramya Git, Patna, Law Press, 1943.
  • [13]
    Asha Gupta, George Abraham Grierson, p. 47.
  • [14]
    A. R. Venkatachalapathy, « Songsters of the Crossroads », 1999.
  • [15]
    Catherine Velay-Valantin, L’Histoire des contes, Paris, Fayard, 1992.
  • [16]
    Voir Claudine Le Blanc dans ce volume.
  • [17]
    Nicole Balbir, « Les littératures de l’Inde », Le Monde indien (religion et civilisation), Encyclopédie Larousse, Paris, 1979, p. 6216-6225.
  • [18]
    Charles Malamoud, Atlas des Littératures de la voix, 1990.
  • [19]
    Marie-Claude Porcher (dir.), Inde et Littératures. Purusartha, n° 7, Paris, Ehess, 1983.
  • [20]
    Jean-Baptiste Para (dir.), Europe, « Les Littératures de l’Inde », n° 864, avril 2001.
  • [21]
    François Gros (dir.), Passeurs d’Orient. Encounters Between France and India, Paris, Ministère des Affaires Étrangères, 1991.
  • [22]
    Jules Bloch, « Littératures néo-indiennes du Nord. Accession des langues aryennes modernes à l’emploi littéraire », Raymond Queneau (dir.), Histoire des Littératures, Paris, NRF Gallimard, Encyclopédie de La Pléiade, 1955, p. 1024-1028. Jules Bloch a également pour élèves Dhirendra Varma et Yusuf Husain, l’auteur de l’Inde mystique au Moyen Âge, Hindous et musulmans, Paris, Adrien Maisonneuve, 1920.
  • [23]
    Luigi P. Tessitori, A Descriptive Catalogue of Bardic and Historical Manuscripts, Calcutta, Asiatic Society, 1917-1918.
  • [24]
    Charlotte Vaudeville, Les Duha de Dhola Maru. Une ancienne ballade du Rajasthan, Pondichéry, Institut Français d’Indologie, 1962, et Barahmasa. Les chansons des douze mois dans les littératures indo-aryennes, Pondichéry, publ. de l’Institut français d’indologie n° 8, 1965.
  • [25]
    Sur la vie et l’œuvre de Charlotte Vaudeville, voir notamment Françoise Mallison (dir.), Littératures médiévales de l’Inde du Nord. Contributions de Charlotte Vaudeville et de ses élèves, Paris, École Française d’Extrême-Orient, 1991, p. 1-9.
  • [26]
    Ces positions différentes n’empêcheront pas les héritiers respectifs des deux écoles de se retrouver entre sanskritistes et médiévistes, entre tenants de la spécificité dravidienne et de la culture indo-persane.
  • [27]
    Annie Montaut, (dir.), Littérature et poétiques pluriculturelles en Asie du Sud, Purusartha, 24, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004.
  • [28]
    Daniel Negers, « De l’expression orale au genre littéraire », 2004, p. 158
  • [29]
    Anne Castaing (dir), Ragmala. Les littératures indiennes traduites en français. Anthologie, Paris, L’Asiathèque, 2005.
  • [30]
    Anne Castaing, Lise Guilhamon, Laetitia Zecchini, (dir.), La Modernité littéraire indienne. Perspectives postcoloniales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
  • [31]
    Claudine Le Blanc, ibid., p. 99-113.
  • [32]
    Jacques Pimpaneau, p. 8.
  • [33]
    Voir Nalini Delvoye, « La musique indienne », Christophe Jaffrelot (dir.), L’Inde contemporaine. De 1950 à nos jours, Paris, Fayard, 2006, p. 772.
  • [34]
    Voir notamment Molly Kaushal (dir.), Chanted Narratives, 2001.
  • [35]
    Jacques Pimpaneau, Catalogue de l’exposition Spectacles d’Asie, Collection Kwok On, Paris, Bibliothèque Nationale, 1979 et Chine. Littérature populaire, Paris, Arles, Éditions Philippe Picquier, 1991.
  • [36]
    Devenu par la suite l’UPR 299 : Milieux, sociétés et espaces en Himalaya.
  • [37]
    Mireille Helffer et Alexander William Macdonald, « Remarques sur le vers népali chanté », L’Homme, t. VIII, 4, octobre-décembre 1968, p. 58-91 et Marc Gaborieau, « Classification des récits chantés. La littérature orale des populations hindoues de l’Himalaya central », Poétique, 19, 1974, p. 313-332.
  • [38]
    La littérature orale en Inde, Adyatan, Publications Langues’O, (Centre de Recherche et d’Étude sur les sous-continent indien (CRESCIC), 1986.
  • [39]
    Nicole Balbir, « Avant-propos », La Littérature orale en Inde, 1986, p. 5.
  • [40]
    Nicole Revel et Catherine Champion (dir.), Littératures de la voix. Les Épopées. Héros mythique, héros épique, Paris, INALCO, CRO, 1991-1992 puis Les littératures de la voix, Les Épopées. Question de méthode, 1992-1993 ; Les littératures de la voix, Les Épopées. Interaction Oral-Écrit, 1993-1994 ; Les littératures de la voix, Les Épopées. Épopées et récits de fondation, 1994-1995.
  • [41]
    Gérard Toffin, « Les communautés tribales dans l’Asie du Sud moderne », Marc Gaborieau et Alice Thorner (dir.), Asie du Sud, Traditions et Changements, Paris, Éditions du CNRS, 1979, p. 209.
  • [42]
    Marine Carrin, « Des récits tenus pour réels : les Bonga, alibi du désir », Catherine Champion (dir.), Traditions orales dans le monde indien, Purusartha n° 18, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996, p. 367-382.
  • [43]
    Denis Peschanski, Michael Pollak et Henri Rousso (dir.), Histoire politique et sciences sociales, Paris, Éditions Complexes, 1991, p. 21.
  • [44]
    André Padoux, « L’oral et l’écrit. Mantra et mantrashastra », Catherine Champion (dir.), Traditions orales dans le monde indien, p. 133-146.
  • [45]
    Arthur Berrediale Keith, A History of Sanskrit Literature, London, Oxford University Press, 1961, p. 270.
  • [46]
    Nicole Balbir de Tugny, « De Fort William au Hindi Littéraire », Françoise Mallison (dir.), Littératures médiévales, 1991, p. 191.
  • [47]
    A. K. Ramanujan, « Le sanskrit et les langues maternelles », Bulletin d’Études indiennes, 5, 1987, p. 305-312 et « Who Needs Folklore ? The Relevance of Oral Traditions to South Asian studies », South Asia Occasional Papers Series, 1, University of Hawaii, 1990.
  • [48]
    François Gros, Passeurs d’Orient, 1991.

1 Les indianistes aiment à faire savoir que « l’Inde exalte depuis l’époque védique la puissance souveraine de la parole » [1], et que jusqu’à nos jours encore, les Indiens préfèrent confier à la mémoire et à la voix ceux de leurs textes qui doivent laisser dans les esprits les traces les plus profondes [2]. Ils assurent que privilégier des méthodes de transmission orale, ainsi que leurs procédés de remaniement ou de création par répétition, ne signifie pas pour autant simple mémorisation, mais créativité, et qu’il y a, à travers ces choix, une véritable « littérature de disciples », un véritable modèle de diffusion du savoir [3]. Mais devant le poids accordé à la valeur salvatrice du sanskrit, l’omniprésence des littératures médiévales de bhakti[4], le nouvel essor des créativités littéraires contemporaines en langues vernaculaires, et la vague déferlante de la littérature indo-anglaise de diaspora, la question de la place que l’histoire littéraire indienne réserve aux textes oraux issus de répertoires populaires demeure entière.

2 Cette réflexion sur folklore, littérature et orature, part de mon expérience personnelle de recherche sur la littérature de l’Inde du Nord, une recherche souvent partagée entre œuvres dites « littéraires » et œuvres dites « folkloriques », ou « de tradition orale ». Elle pose le problème de la délicate et complexe relation entre orature et littérature dans les études indiennes. Derrière cette question vient l’idée de repenser s’il est légitime de cloisonner les genres, et d’isoler, sous les rubriques « folklore », « tradition orale » ou « orature », ce qui relève de la littérature. Les terminologies que j’ai employées au cours de mes avancées révèlent elles-mêmes variations et oscillations : « littérature orale villageoise », « traditions orales » ou encore, « littératures de la voix » [5]. Nul doute que ma formation en littérature médiévale indienne auprès de Charlotte Vaudeville à l’EPHE IVe section, puis mon apprentissage de la collecte des textes oraux auprès d’un célèbre folkloriste de Bénarès, Krishnadev Upadhyaya (1907-1997), spécialiste de littérature populaire bhojpurie, aient orienté mes perceptions et mes choix.

3 Pour l’Inde du Nord, en matière de terminologie, on utilise deux catégories : sahitya, littérature, et lok sahitya, littérature populaire. Cette expression de lok sahitya, littérature populaire, est évidemment forgée sur l’anglais « folk literature », « folk lore », et il n’est guère de terme qui renvoie à l’idée d’oralité. Les catégories en usage comme celles de « théâtre populaire », « folk drama » ou « épopée », « epic », catégories d’analyse qui dérivent de terminologies occidentales et anglo-américaines, doivent de plus être maniées avec prudence, car elles ne recouvrent pas véritablement l’esprit de la performance en contexte indien [6]. L’étude si captivante de la littérature de bazar, au Tamil Nadu, dite « Gujilee literature », en lien avec le nom du lieu où se vend, se chante et s’imprime la littérature populaire, par A. R. Venkatachalapathy, rend bien compte du problème des terminologies inadéquates [7].

4 Pour comprendre dans quel esprit les classifications ont pu être retenues dans les études françaises, et évaluer la place de l’oralité dans l’histoire des littératures indiennes, il faut tout d’abord revenir à la pratique des collectes de corpus de « traditions orales » des linguistes et administrateurs coloniaux, surtout britanniques, puis sur celles des linguistes et folkloristes indiens de la période post-indépendance, défenseurs de l’identité régionale et unis dans un mouvement d’opposition à l’impérialisme de l’hindi. Il faut ensuite revenir sur le statut des langues vernaculaires indiennes en Europe par rapport au sanskrit, et à l’histoire de leur enseignement en France à partir de Joseph Garcin de Tassy. Il faut avoir à l’esprit la distinction entre langues médiévales et modernes, et la polémique française autour du structuralisme. Il faut décloisonner l’indianisme lui-même de ses frontières, car pour appréhender la tradition orale indienne, bien des travaux littéraires issus d’autres aires linguistiques ont influencé les approches : les grandes collectes de Jacques Pimpaneau en Chine, les études de Geneviève Calame-Griaule sur l’oralité africaine, et bien sûr, les analyses des textes oraux des écoles de l’Europe de l’Est et du Nord. Il faut évaluer le rôle joué par certaines revues qui émanent de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales et enfin, restituer l’apport des ethnologues et anthropologues contemporains spécialistes de l’Asie du Sud-Est et des domaines himalayens. Autant de pistes qui invitent donc à explorer ces perceptions de « tradition orale » ou de « littérature orale », en faisant ressortir à la fois la dualité et l’ambiguïté des classifications et des postures adoptées.

Les études sur le « folklore » indien comme enjeux de pouvoir

5 Tout en servant à établir la richesse d’un patrimoine linguistique et littéraire, la démarche des enquêteurs et collecteurs de folklore, qui mobilise un nombre impressionnant d’acteurs, des plus anonymes et subalternes aux plus célèbres, recouvre divers enjeux politiques, qui varient selon chacune des périodes charnières de l’histoire indienne. Pendant la période coloniale, qui coïncide avec les débuts des grandes collectes, l’intérêt pour le folklore sert au premier chef les visées impérialistes britanniques. Ainsi, les collectes menées autour de 1800 sont entreprises afin de fournir des échantillons de langues indiennes vernaculaires aux officiels et personnels administratifs britanniques, encouragés à apprendre les langues ou dialectes pratiqués dans les districts dont ils avaient la charge. Comme le confiait le linguiste George Grierson, ces collectes pouvaient non seulement rendre service aux étudiants en philologie en Europe et aux missionnaires, mais avaient aussi des avantages pratiques [8]. À ce stade, l’association folklore/études linguistiques l’emporte sur le littéraire. On peut d’ailleurs remarquer que la plupart des collecteurs de folklore n’étaient pas des personnalités littéraires, mais plutôt des membres de l’armée, des tribunaux, ou de l’administration britannique, et parfois des historiens et archéologues.

6 Il est impossible de ne pas citer William Crooke et George Grierson au premier plan des collecteurs. Le travail de collecte de Grierson (entre 1878 et 1923) sur la littérature orale du Bihar, mais surtout bhojpurie, comme sur la tradition rajput en avadhi est magistral. Il n’est de texte de tradition orale dont il ne révèle la richesse. Édités, annotés et publiés dans le Journal of the Asiatic Society de Calcutta, ces textes permettent réellement de rehausser la réputation littéraire du terroir bhojpuri [9]. William Crooke (1848-1923), quant à lui, se spécialise dans l’édition et l’analyse littéraire de contes populaires provenant de la Province de la Frontière du Nord-Ouest (« North Western Provinces ») [10]. Chaque aire linguistique indienne a son collecteur. C. A. Elliott, en poste à Farrukhabad en 1860, avait mis au point une méthode pour collecter et éditer les chants des bardes rajputs professionnels. James Tod (1782- 1835), nommé « superintendant de l’Intelligence Department » pendant la troisième guerre anglo-marathe (1817-1818), fut le compilateur des Annales du Rajasthan. C’est lui qui fit valoir la contribution des bardes rajputs non seulement aux généalogies des nobles, mais à la poésie chantée. Dans les années 1880, John Faithful Fleet, percepteur des impôts, conserva de façon exceptionnelle des ballades recueillies au Kerala. Richard Carnac Temple, qui mène une carrière administrative et militaire dans les années 1870-1880, fera connaître la tradition orale du Penjab, dont il publiera de nombreux textes, notamment dans le journal Indian Antiquary autour des années 1900. C.P. Brown, immense compilateur de langue et littérature classique télougoue, recueillit et traduisit aussi des corpus de traditions orales décisifs pour l’étude de cette littérature [11]. Le célèbre critique d’art William Archer lui-même, commissaire divisionnaire de Patna, entreprit une collecte de chants émanant de familles kayasthes (caste de lettrés), en 1943 [12].

7 Quelle que soit leur fonction, la curiosité des administrateurs britanniques est vive, et on leur doit la mise à jour des plus beaux textes de tradition orale. Toutefois, leur contribution a soulevé en Inde un débat sur la participation des assistants indiens et sur leur occultation dans ces grandes enquêtes. Le mérite semble à chaque fois revenir aux Britanniques, tandis que les noms des interprètes de la tradition orale et celui des assistants des collectes sont exclus des ouvrages. À l’époque, peu d’Indiens s’investissaient dans ce genre d’activités, estimait Grierson [13]. On recense néanmoins les travaux de Ramnaresh Tripathi, Hamara Gram Sahitya, (Notre littérature villageoise) et ceux de M. Kumar Lal et K. Bahadur Malla sur le style kajri de chants de bateliers de Bénarès et Mirzapur. Cette question de l’anonymat des sources, et le problème du travail parfois non reconnu de l’informateur indien, ont pu nuire au statut de la tradition orale, et, en Inde même, accentuer le « mépris de l’élite » pour « la littérature populaire » [14]. Mais la période qui succède à l’Indépendance apporte de nombreux changements.

8 À partir des années 1940, mais plus encore après l’indépendance de l’Inde, la constitution des académies régionales de littérature et de poésie, les collectes et éditions de folklore servent à renforcer le pouvoir régional de chaque État, et surtout à rehausser le statut linguistique et littéraire des langues régionales face à l’impérialisme de l’hindi. On s’attelle à prendre la relève des Britanniques. Il faut citer, par exemple, pour la seule langue bhojpurie, le travail du folkloriste Krishnadev Upadhyaya, qui fonde une Académie de littérature bhojpurie à Bénarès dans les années 1960 et s’emploie à la collecte de chants. De son côté, Satyavrata Sinha publie des corpus inédits d’épopées, reprenant ainsi le flambeau de George Grierson. Shyam Manohar Pandey, dans ses éditions intégrales de l’épopée guerrière Lorik, est l’un des premiers à rendre justice à la personnalité et à la contribution littéraire des interprètes.

9 Lorsqu’intervient, à partir de 1880, l’impression de masse des répertoires sous forme de livret de colportage (caupatiya dans le nord ; peria-eluthu, livres en grosses lettres, ou histoires en grosses lettres, au Tamil Nadu), un remaniement de la tradition orale se profile, qui engendre divers effets. Elle sert de nouveau la classe des lettrés au détriment des interprètes itinérants de la tradition orale, qui se voient dépossédés de leur patrimoine. Seul le nom du collecteur figurera sur la couverture d’un livret, mais non celui de l’interprète ou du compositeur. Une romantisation du folklore se fait également jour, qui s’accompagne de moralisation. Ainsi, des intrigues amoureuses peuvent être ajoutées là où une tradition littéraire privilégie le renoncement, ou à l’inverse, des amants sont montrés séparés par une épée, dans une posture de chasteté là où la tradition orale montrait la passion. La spécificité des cultures dont émane la tradition orale est parfois gommée au profit d’une morale de censure qui relève davantage des castes brahmanes. Ces actions répétées sur le texte montrent surtout comment une communauté s’empare d’un récit narratif à un moment de son histoire, et l’exploite, pour servir ses propres buts [15]. Toutefois, l’impression des répertoires de tradition orale n’a pas que des aspects négatifs. D’une part, elle renforce la sociabilité urbaine en mettant en relation interprètes de bas statut et classes de lettrés, et, comme l’a si bien fait comprendre A. R. Venkatachalapathy dans son article sur la littérature de bazar, elle gomme les frontières entre littérature « d’élite » et littérature « populaire ».

Un jeu de cache-cache : les traces de la tradition orale dans les histoires de la littérature indienne

10 Malgré les efforts des folkloristes et administrateurs britanniques puis des collecteurs indiens de l’après indépendance, la tradition orale peine à se faire reconnaître en dehors des versions en langues vernaculaires des deux grandes épopées et des traductions en langues modernes des contes sanskrits, réalisés entre 1820 et 1880, à Calcutta, sous l’égide du Fort William College. Comme le constate Claudine Le Blanc dans sa présentation comparée de quatre histoires françaises de la littérature indienne au XIXe siècle, « à part chez Garcin de Tassy, la tradition orale n’existe pas en tant que telle, et le sanskrit se taille la part belle » [16]. De fait, il faudra longtemps bien chercher dans les études indiennes pour trouver trace de la tradition orale en langue vernaculaire. Rédigée par Nicole Balbir, la présentation pionnière des littératures indiennes modernes dans l’Encyclopédie Universelle, parue en 1979, se concentre sur les littératures écrites, dans leur dimension régionale [17]. Dix ans plus tard, dans cette même collection, à l’article « Épopée », seules les grandes épopées sanskrites sont mentionnées, et c’est à la rubrique « littératures de la voix » que Charles Malamoud valorise la tradition orale [18]. Alors qu’elle aborde des domaines aussi variés que les descriptions culinaires, les traités de musique, et inclut la littérature anglo-indienne, la publication de la revue Purusartha « Inde et Littératures » en 1983, se concentre sur l’écrit [19]. Il en est de même avec le numéro consacré aux littératures indiennes par la revue Europe en 2001. Tout en affirmant que l’Inde a développé une réflexion approfondie sur les structures du langage, les pouvoirs de la parole, et les versions orales régionales de grandes épopées comme le Ramayana et le Mahabharata, il y sera essentiellement question de littérature d’auteurs publiant dans les langues régionales, et non d’orature [20].

11 Il revient à Charlotte Vaudeville d’avoir mené de front deux démarches complémentaires : rétablir l’importance des littératures médiévales indiennes et faire admettre l’apport d’une riche tradition orale. Pour reconstituer ces phases centrales de l’histoire littéraire indienne en France, quel ouvrage s’en acquitte mieux que l’admirable Passeurs d’Orient édité en 1990 par François Gros [21] ?

12 Certes, dans son œuvre qui est majeure, Charlotte Vaudeville suit les traces de ses maîtres, et notamment, celles de Jules Bloch (1880-1953), lequel doit lui-même à Joseph Garcin de Tassy sa curiosité pour les langues modernes, aussi dignes d’être étudiées que le sanskrit. Ainsi, tandis que ses collègues sanskritistes se penchent sur les Védas, Joseph Garcin de Tassy (1794-1878) étudie Prithvi Raj Raso du barde Chand, épopée emblématique de l’oralité médiévale. L’enseignement des langues indiennes assuré par Garcin de Tassy, qui introduit les langues médiévales et modernes, dont l’ourdou, se voit ré-équilibré par rapport au sanskrit. Cette tâche se poursuivra avec Julien Vinson, puis Jules Bloch. La contribution de Jules Bloch fait date, car elle tranche avec les catégories habituelles où les épopées en sanskrit (Ramayana et Mahabharata) sont seules prises en compte, pour montrer la représentativité et la vitalité d’épopées régionales comme le cycle d’Alha Udal au Bundelkhand ou les épopées du Rajasthan. Comme Garcin de Tassy, il reconnaît également l’apport de l’islam et de la littérature ourdoue au même titre que le la bhakti hindoue qui s’exprime dans le Ramayana de Tulsi Das [22].

13 Cette tendance connaitra une reconnaissance académique éclatante dans les travaux à l’EPHE de Charlotte Vaudeville. Puisque la tradition hindoue médiévale se nourrissait de culture populaire et de la poésie du folklore, Charlotte Vaudeville publia deux livres dans ce domaine : en 1962, une étude de la ballade rajasthanie de Dhola Maru dont l’importance pour l’histoire littéraire de l’Inde du Nord avait déjà été signalée par George Grierson et Luigi P. Tessitori [23], et en 1965, une étude des Barahmasa, chansons des douze mois[24]. Elle sut aussi, à la différence de ses prédécesseurs britanniques, collaborer avec les spécialistes indiens comme Parashuram Chaturvedi ou S.G. Tulpule, et consulter ou citer les travaux de l’érudition locale [25]. Établir le lien entre littérature médiévale et tradition orale, c’est le but que poursuivra également Françoise Mallison, avec l’ouvrage Littératures médiévales de l’Inde du Nord. Celui-ci, qui inclut des articles sur la poésie braj, les chants dhrupad, les chansons folkloriques du style garabo du Gujarat, la poésie punjabie de Bulle Shah ou la tradition orale soufie du Bihar, traduit bien l’héritage de Charlotte Vaudeville.

14 En posant les prémices d’une jeune école française d’études indo-aryennes médiévales et modernes, l’apport de Charlotte Vaudeville témoigne alors d’une scission dans les études indiennes. Dans les années 1970, deux courants se distinguent : celui de Madeleine Biardeau et Louis Dumont, qui voient dans l’Inde dravidienne et le sanskrit les racines de l’hindouisme, et privilégient les méthodes structuralistes d’analyse textuelle, et celui de Charlotte Vaudeville, qui entend affirmer à la fois l’apport des littératures médiévales et de l’islam à l’indianité. Loin de se constituer en démarches complémentaires, les courants suivent des chemins parallèles, le premier à l’EPHE Ve section (sciences religieuses) et à l’EHESS, le deuxième à l’EPHE IVe section (sciences historiques et philologiques). Madeleine Biardeau enseigne le Mahabharata en sanskrit ; Charlotte Vaudeville le Ramayana de Tulsi Das en avadhi du XVIe siècle, les premakhyan soufies et la tradition orale. Charlotte Vaudeville ignore superbement le structuralisme, et considère que la disparition de Jules Bloch, mort en 1953 des suites de l’occupation nazie, signe la fin des études indiennes [26].

15 Mais malgré l’attention nouvelle accordée à la littérature médiévale et à la tradition orale, le prestige du sanskrit demeure vif, et des répercussions de cette scission se feront sentir dans les années 1970, notamment dans la constitution et la localisation des fonds documentaires, souvent cloisonnés de façon arbitraire, ce qui contribue encore une fois à marginaliser les sources de littérature orale. Bien que la vocation scientifique du Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud (CEIAS) à l’EHESS soit érigée dans l’alliance « du texte et du terrain », aucun texte en langue vernaculaire médiévale ou moderne n’entre en version originale dans sa bibliothèque, qui est pourtant l’une des meilleures d’Europe, alors que les textes sanskrits, au prétexte qu’une page en anglais en traduit le titre, sont incorporés. Les ouvrages sur la tradition orale se partageront entre la bibliothèque de l’EPHEIVème section, et la Bibliothèque de l’École des Langues Orientales, qui se chargera de ces collectes et de ces acquisitions. Quelles que soient les raisons — manque de bibliothécaires spécialisés dans les langues vernaculaires indiennes médiévales ou l’oralité, divergences scientifiques ou querelles de personnalités — la dichotomie sanskrit/langues médiévales et modernes, vernaculaires est ainsi reproduite.

16 Une fois affranchie de ces divergences, et du souci de délimitation des sources de la tradition indienne, l’oralité peut conquérir son autonomie, et se laisser appréhender dans les analyses littéraires, pour témoigner de sa modernité, au même titre que l’écriture régionale ou l’écriture de diaspora en anglais. Trois démarches d’histoire littéraire marquent bien cette nouvelle approche.

17 Dans Littérature et poétiques pluriculturelles en Asie du Sud, publié en 2004, Annie Montaut fait voisiner littérature savante, littérature orale « populaire », cinéma et peinture. Ce qui importe à l’éditrice est de donner un aperçu de la création esthétique contemporaine, et de saisir la manière dont les modes de conscience et de connaissance s’inscrivent dans les formes esthétiques aujourd’hui en Inde [27]. Dans cette perspective, la contribution de Daniel Negers sur le genre Burrakatha, genre populaire théâtralisé d’expression narrée et chantée d’Andhra Pradesh, qui relève de l’expression folk performing arts, aborde frontalement le débat qui nous occupe.

18

Ces modes de catégorisation dissimulent ce qui relève d’une véritable bataille pour assurer un statut à des genres dont le droit à l’existence officielle semble cantonné dans le domaine de la performance, mais pour lesquels la reconnaissance poétique pose problème. Il y a là une première tension ontologique, née de la différence entre fait de représentation et fait de composition, qui implique une véritable négociation de statut entre un ordre non normatif, non répertorié, à caractère oral, et un ordre de l’écrit, légitimé par une tradition établie et des traités prescriptifs. [28]

19 Le titre même, « De l’expression orale au genre littéraire. L’exemple du Burrakatha d’Andhra Pradesh », légitime l’insertion de la tradition orale au cœur même de la littérature indienne. Daniel Negers établit en quoi le Burrakatha relève à la fois d’une oralité populaire et d’un genre littéraire en soi. Inspiré du Jangamkatha, qui assimile des éléments de composition et d’interprétation de genres savants (style prosodique de la poésie), semi savants (Natakam, théâtre populaire) ou purement oraux, le Burrakatha est aussi constitué sous l’égide de la branche culturelle du Parti Communiste indien.

20 L’anthologie des littératures indiennes traduites en français, publiée en 2005 sous le titre de Ragmala[29], inclut également l’orature : des répertoires de kathakali, des textes de tradition orale du Maharashtra rassemblés par Guy Poitevin, une séance de qavvali archétypale par Denis Matringe, des chants Bauls traduits par Prithwindra Mukherjee et France Bhattacharya, sont proposés dans chacune des bibliographies. Enfin, La Modernité littéraire indienne, éditée en 2009 par Anne Castaing, Lise Guilhamon et Laetitia Zecchini [30], réserve une place de choix à l’oralité, notamment à travers le chapitre consacré par Claudine Le Blanc aux ballades populaires du Karnataka : « Temps de malheur et destins désastrés. Échos de la colonisation britannique dans les ballades collectées par John Faithful Fleet au Karnataka » [31].

Une inévitable perspective anthropologique

21 Comme le rappelle l’éminent sinologue amoureux des répertoires de bateleurs conteurs, Jacques Pimpaneau, « la littérature orale n’est jamais uniquement orale : elle est aussi un spectacle pour les yeux » [32]. Et comme l’a montré Nalini Delvoye, son rapport aux arts de la scène ou à la musique la caractérise également [33]. En vertu des notions de performance, de statut des interprètes, de traitement de l’oral dans l’ethnologie contemporaine, voire de la dimension tribale, il est dans la nature des études indiennes d’associer littérature orale et anthropologie [34]. En témoigne d’ailleurs le séminaire « Anthropologie de la parole en Inde », dirigé à l’EHESS en 2015 par Francis Zimmerman, Émilie Arrago-Boruah et Christèle Barois. L’histoire des littératures vit d’emprunts, de fertilisations croisées, et d’enrichissements extérieurs. L’indianisme lui-même en fait foi, car bien des travaux ont influencé cette discipline, et bien des questionnements ont été partagés avec des collègues travaillant sur d’autres aires culturelles. Ainsi, lorsque Jacques Pimpaneau constitue sa collection de marionnettes d’Asie, il se rapproche des spécialistes de la tradition orale indienne, afin de pouvoir rédiger les textes explicatifs qui accompagnent les présentations des personnages des grandes épopées sanskrites et des épopées régionales, notamment rajasthanaises. En retour, ses écrits sur la tradition orale chinoise et ses grandes collectes de matériaux d’objets populaires rituels servent de modèle [35]. Les indianistes s’inspirent aussi des écrits de Florence Goyet sur l’épopée au Japon, et, bien sûr, de ceux de Roberte Hamayon sur le chamanisme de Mongolie et de Sibérie, et les épopées bouriates, tout comme des réflexions menées à l’INALCO sur les sources orales de l’histoire de l’Afrique par Ursula Baumgart.

22 La plus ancienne collaboration émane du groupe de recherche sur l’Himalaya (GRECO Himalaya-Karakorum) de Meudon [36], et des études menées entre le Département d’Ethnologie de l’Université de Nanterre, et le CEIAS par Alexander Macdonald, Mireille Helffer et Marc Gaborieau sur la tradition orale au Népal. S’y adjoint le groupe de recherche franco-allemand sur la transmission de la tradition orale en Himalaya, réuni en 1994, à l’initiative de Corneille Jest, dont les travaux restent à l’avant-garde [37].

23 Une autre collaboration s’instaure autour des littératures de la voix et de l’épopée, au Centre de recherches sur l’oralité de l’INALCO, (le CRO), à partir de 1991, avec l’anthropologue Nicole Revel, spécialiste des épopées philippines. Un séminaire de recherche commun a été mis en place. Dans ce cadre, de grands projets s’élaborent, à partir d’initiatives comme l’Oral Epics Project organisé par le professeur Lauri Honko, ou encore, un projet d’archivage international des épopées dirigé par Roberte Hamayon, Walther Heissig, Lauri Onko et Nicole Revel. Dans les années 1990, les travaux de Walther Heissig portant sur l’ethnographie et les traditions orales, puis sur la textualisation des épopées orales ont orienté les sensibilités. En Inde même, à l’Indira Gandhi Institute of Performing Arts, une réflexion a donné lieu en 2001 au volume pré-cité Chanted Narratives.

24 Toute histoire des littératures se doit, pour être complète, de comprendre une étude des revues à travers lesquelles un champ de recherche est animé. Alors qu’en Inde, les notions de « folklore » ou de « narrative tradition » perdurent à travers le célèbre et ancien journal Folklore, puis l’excellent South Asian Folklorist, édité à Palayamkotta, au Tamil Nadu, plusieurs revues, qui émanent de l’INALCO, mettent l’accent sur la dimension littéraire de l’oralité vernaculaire indienne. Dans les Cahiers de Littérature orale, fondés en 1976 par l’africaniste Geneviève Calame Griaule (1924-2013), l’Asie est présente avec l’immense travail sur la tradition orale des Jörai du Vietnam de Jacques Dournes (1922-1993), et celui sur les épopées philippines de Nicole Revel, mais maints indianistes y collaborent, comme Charles Malamoud ou Jean-Luc Chambard, et surtout Marine Bouez. Une autre revue, Adyatan (« d’aujourd’hui » en hindi), fondée à l’initiative de Nicole Balbir, traite essentiellement de littérature et de linguistique et axe son troisième numéro sur La littérature orale en Inde[38]. L’avant-propos de Nicole Balbir réintègre sans ambiguïté l’oralité dans « la grande littérature » :

25

Jusqu’à un temps avancé, c’est-à-dire environ du XIe au XVI-XVIIIe siècle, la majeure partie de la littérature en langues indo-aryennes modernes peut être considérée comme une littérature orale. Les œuvres, représentées par des aphorismes religieux des yogis itinérants, des ballades telles que les gâthâ du Rajasthan, les premakhyan soufies, les paroles et versets de Kabir, les chants braj à la gloire de Krishna de Sur Das et autres bhakta, les mangala bengalis en l’honneur de la Déesse, ont tout d’abord été composées oralement avant d’être fixées par écrit. Ces œuvres font partie maintenant de la grande littérature même lorsqu’elles continuent à être transmises et chantées sous une forme différente par des artistes populaires. [39]

26 Dans les années 1990, des sujets tels que la relation entre rituel et mythe, les problèmes méthodologiques d’interprétation des textes oraux, ou l’interpénétration entre oral et écrit, ont fait l’objet d’une troisième publication INALCO, Les Littératures de la Voix. Les Epopées, dirigée par Nicole Revel et moi-même [40]. La corrélation littérature orale/anthropologie s’est longtemps focalisée en Inde à partir de la spécificité sociale tribale du sous-continent. Au début de l’ethnologie indienne, souvenons-nous, seules les tribus fascinaient :

27

Les travaux pionniers de W.H.R. Rivers sur les Toda des Nilgiri, de C.G. et B. Z. Seligman sur les Veda de Ceylan, de J. H. Hutton et de J.P. Mills sur les Naga de l’Assam, suivis peu après par ceux de C. von Fürer Haimendorf sur les Raj Gond du Maharashtra et du Madhya Pradesh, de V. Elwin sur les Baiga des provinces centrales et les Saoras de l’Orissa — pour ne citer que les plus importants — témoignent de l’intérêt qui fut longtemps porté aux tribus, et de l’effort considérable entrepris pour les étudier. [41]

28 Dans ce domaine, Verrier Elwin et le Père P. O. Bodding ont clairement établi la dimension littéraire de la créativité tribale. Mais chez les Bhils, les Santals, les Mundas, ils se livrent à une étude du système social dans lequel ces formes littéraires éclosent plutôt qu’à une analyse littéraire des dites formes. C’est en s’inscrivant dans cette filiation que Marine Carrin donne un éclairage fondamental sur les genres littéraires santals [42].

29 En tant que parution issue du CEIAS, le volume de la revue Purusartha, Traditions Orales dans le monde indien, paru en 1996, montre le chemin accompli dans le processus de décloisonnement des genres. Les littératures médiévales et modernes y figurent, et on décèle aussi bien la dominante « himalayenne », que l’incontournable référence à l’orature tribale. La démarche ne s’est pas faite en opposition aux sanskritistes, mais bien en incluant leur contribution. Il s’agit dans ce volume de donner à voir le jeu des répertoires occultés, non pour dresser l’inventaire-florilège d’un folklore en perdition, mais pour signaler, au contraire, comment ces référents culturels, omniprésents, éclairent l’histoire littéraire du sous-continent. Aux analyses strictement structuralistes, on préfère « des interrogations sur les stratégies individuelles ou collectives qui réintroduisent le « sujet » et abandonnent le concept de « société », un singulier supposé définir un acteur collectif identifiable et homogène » [43]. En procédant au travail d’édition des textes, il convient d’en déterminer les mécanismes de transmission (séances des petites académies urbaines ou villageoises, circulation des livrets de colportage, etc.) et de prêter attention au récit de vie de l’interprète (barde, poète, chanteur, professionnel ou amateur), ainsi qu’à sa perception de la tradition qu’il transmet.

30 Signalons enfin que la décision d’inclure une collection de livrets de colportage bhojpuris et maithilis (sources cruciales pour l’étude des littératures orales indiennes), dans la bibliothèque du CEIAS, prise à l’occasion de débats menés sur les archives des centres de recherche lors de l’anniversaire des 40 ans de l’EHESS, en 2015, met fin à de longues années de cloisonnement.

31 Entreprise dans le dessin, soupçonneux, de dénoncer l’imperméabilité des frontières entre les genres, et dans l’idée de réhabiliter un champ littéraire traditionnellement « écarté » des histoires de la littérature, cette incursion en oralité indienne suggère pourtant que loin de s’enfermer sur elle-même, la littérature orale traverse les autres genres tout autant qu’elle les nourrit. Par la diversité d’approches méthodologiques des principales disciplines qu’elle mobilise (études de folklore, linguistique, littérature, ethnologie, ethnolinguistique, anthropologie, arts de la scène), et l’influence de travaux sur d’autres aires culturelles, la littérature orale repousse les frontières de l’indianisme.

32 Si la littérature orale traverse les autres genres, c’est aussi que la tradition littéraire indienne se caractérise par un mouvement de va et vient entre l’oral et l’écrit [44]. Ainsi, même chez des chanteurs d’épopées sillonnant les villages les plus reculés du Bihar, ai-je pu voir des pothi, registres de chants ou de fragments d’épopées et des éditions de livrets de colportage. La littérature orale traverse d’ailleurs même le sanskrit. La littérature sanskrite peut être perçue comme pouvant tirer ses origines de sources orales [45] et inversement, les sources orales empruntent à la littérature sanskrite [46].

33 L’imbrication étroite de formes qui, indissociables, traduisent la fluidité textuelle d’une œuvre littéraire, n’est plus à démontrer [47]. Aussi conclurons-nous en transposant la belle expression de François Gros appliquée au sanskrit [48] : souveraine, la littérature orale transcende les frontières et déborde l’Inde même.

Notes

  • [1]
    Catherine Weinberger-Thomas, « Cendres d’immortalité. La crémation des veuves en Inde », Archives des Sciences Sociales des Religions, 67 (1), 1989, p. 191.
  • [2]
    Charles Malamoud, « Hiérarchie et technique. Observations sur l’oral et l’écrit dans l’Inde brahmanique », Langage et société, septembre 1984, p. 115-122 ; Charles Malamoud, « Parole à voir et à entendre », Cahiers de Littérature Orale 21, 1987, p. 151- 161 ; Charles Malamoud, « L’Inde » et « La Voix et le Sacré », Atlas des Littératures de la Voix, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990, p. 78-79 et p. 96-97.
  • [3]
    Francis Zimmermann, « Les disciples du Maître (Remaniements ou création par répétition dans la littérature scientifique hindoue) », R. Passeron (dir.), Création et Répétition, Paris, Clancier-Guénaud, 1982, p. 187-201.
  • [4]
    Notion de dévotion absolue envers Dieu dans l’hindouisme, qui inspire les plus grands poètes de l’Inde médiévale.
  • [5]
    Voir Catherine Champion et Richard Garcia, Littérature orale villageoise de l’Inde du Nord, Paris, Publications de l’EFEO, 1989 et Catherine Servan-Schreiber, Chanteurs itinérants de l’Inde du Nord. La tradition orale bhojpuri, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • [6]
    William Sax, « The Pandav Lila of Uttarakhand », Molly Kaushal (dir.), Chanted Narratives. The Living Katha Tradition, New Delhi, Indira Gandhi National Centre for the Arts, 2001, p. 165.
  • [7]
    A. R. Venkatalachalapathy, « Songsters of the Cross-roads : Popular Literature and Print in Colonial Tamilnadu », South Asian Folklorist, 3 : 1, October 1999, p. 49-80.
  • [8]
    Asha Gupta, George Abraham Grierson aur bihari bhasha sahitya, Delhi, Atma Ram and Sons, 1970, p. 45.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Mohd Taib Osman, « William Crooke : an Appraisal of his Contributions to Folklore Studies and Ethnography in India », Folklore, XII : 6, June 1971.
  • [11]
    Sur la contribution de C. P. Brown à la littérature télougoue, voir la thèse de Daniel Negers sur Le Burrakatha en Andhra Pradesh, Nanterre, Paris X, 1997.
  • [12]
    William Archer and Sankata Prasad, Bhojpuri Gramya Git, Patna, Law Press, 1943.
  • [13]
    Asha Gupta, George Abraham Grierson, p. 47.
  • [14]
    A. R. Venkatachalapathy, « Songsters of the Crossroads », 1999.
  • [15]
    Catherine Velay-Valantin, L’Histoire des contes, Paris, Fayard, 1992.
  • [16]
    Voir Claudine Le Blanc dans ce volume.
  • [17]
    Nicole Balbir, « Les littératures de l’Inde », Le Monde indien (religion et civilisation), Encyclopédie Larousse, Paris, 1979, p. 6216-6225.
  • [18]
    Charles Malamoud, Atlas des Littératures de la voix, 1990.
  • [19]
    Marie-Claude Porcher (dir.), Inde et Littératures. Purusartha, n° 7, Paris, Ehess, 1983.
  • [20]
    Jean-Baptiste Para (dir.), Europe, « Les Littératures de l’Inde », n° 864, avril 2001.
  • [21]
    François Gros (dir.), Passeurs d’Orient. Encounters Between France and India, Paris, Ministère des Affaires Étrangères, 1991.
  • [22]
    Jules Bloch, « Littératures néo-indiennes du Nord. Accession des langues aryennes modernes à l’emploi littéraire », Raymond Queneau (dir.), Histoire des Littératures, Paris, NRF Gallimard, Encyclopédie de La Pléiade, 1955, p. 1024-1028. Jules Bloch a également pour élèves Dhirendra Varma et Yusuf Husain, l’auteur de l’Inde mystique au Moyen Âge, Hindous et musulmans, Paris, Adrien Maisonneuve, 1920.
  • [23]
    Luigi P. Tessitori, A Descriptive Catalogue of Bardic and Historical Manuscripts, Calcutta, Asiatic Society, 1917-1918.
  • [24]
    Charlotte Vaudeville, Les Duha de Dhola Maru. Une ancienne ballade du Rajasthan, Pondichéry, Institut Français d’Indologie, 1962, et Barahmasa. Les chansons des douze mois dans les littératures indo-aryennes, Pondichéry, publ. de l’Institut français d’indologie n° 8, 1965.
  • [25]
    Sur la vie et l’œuvre de Charlotte Vaudeville, voir notamment Françoise Mallison (dir.), Littératures médiévales de l’Inde du Nord. Contributions de Charlotte Vaudeville et de ses élèves, Paris, École Française d’Extrême-Orient, 1991, p. 1-9.
  • [26]
    Ces positions différentes n’empêcheront pas les héritiers respectifs des deux écoles de se retrouver entre sanskritistes et médiévistes, entre tenants de la spécificité dravidienne et de la culture indo-persane.
  • [27]
    Annie Montaut, (dir.), Littérature et poétiques pluriculturelles en Asie du Sud, Purusartha, 24, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004.
  • [28]
    Daniel Negers, « De l’expression orale au genre littéraire », 2004, p. 158
  • [29]
    Anne Castaing (dir), Ragmala. Les littératures indiennes traduites en français. Anthologie, Paris, L’Asiathèque, 2005.
  • [30]
    Anne Castaing, Lise Guilhamon, Laetitia Zecchini, (dir.), La Modernité littéraire indienne. Perspectives postcoloniales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
  • [31]
    Claudine Le Blanc, ibid., p. 99-113.
  • [32]
    Jacques Pimpaneau, p. 8.
  • [33]
    Voir Nalini Delvoye, « La musique indienne », Christophe Jaffrelot (dir.), L’Inde contemporaine. De 1950 à nos jours, Paris, Fayard, 2006, p. 772.
  • [34]
    Voir notamment Molly Kaushal (dir.), Chanted Narratives, 2001.
  • [35]
    Jacques Pimpaneau, Catalogue de l’exposition Spectacles d’Asie, Collection Kwok On, Paris, Bibliothèque Nationale, 1979 et Chine. Littérature populaire, Paris, Arles, Éditions Philippe Picquier, 1991.
  • [36]
    Devenu par la suite l’UPR 299 : Milieux, sociétés et espaces en Himalaya.
  • [37]
    Mireille Helffer et Alexander William Macdonald, « Remarques sur le vers népali chanté », L’Homme, t. VIII, 4, octobre-décembre 1968, p. 58-91 et Marc Gaborieau, « Classification des récits chantés. La littérature orale des populations hindoues de l’Himalaya central », Poétique, 19, 1974, p. 313-332.
  • [38]
    La littérature orale en Inde, Adyatan, Publications Langues’O, (Centre de Recherche et d’Étude sur les sous-continent indien (CRESCIC), 1986.
  • [39]
    Nicole Balbir, « Avant-propos », La Littérature orale en Inde, 1986, p. 5.
  • [40]
    Nicole Revel et Catherine Champion (dir.), Littératures de la voix. Les Épopées. Héros mythique, héros épique, Paris, INALCO, CRO, 1991-1992 puis Les littératures de la voix, Les Épopées. Question de méthode, 1992-1993 ; Les littératures de la voix, Les Épopées. Interaction Oral-Écrit, 1993-1994 ; Les littératures de la voix, Les Épopées. Épopées et récits de fondation, 1994-1995.
  • [41]
    Gérard Toffin, « Les communautés tribales dans l’Asie du Sud moderne », Marc Gaborieau et Alice Thorner (dir.), Asie du Sud, Traditions et Changements, Paris, Éditions du CNRS, 1979, p. 209.
  • [42]
    Marine Carrin, « Des récits tenus pour réels : les Bonga, alibi du désir », Catherine Champion (dir.), Traditions orales dans le monde indien, Purusartha n° 18, Paris, Éditions de l’EHESS, 1996, p. 367-382.
  • [43]
    Denis Peschanski, Michael Pollak et Henri Rousso (dir.), Histoire politique et sciences sociales, Paris, Éditions Complexes, 1991, p. 21.
  • [44]
    André Padoux, « L’oral et l’écrit. Mantra et mantrashastra », Catherine Champion (dir.), Traditions orales dans le monde indien, p. 133-146.
  • [45]
    Arthur Berrediale Keith, A History of Sanskrit Literature, London, Oxford University Press, 1961, p. 270.
  • [46]
    Nicole Balbir de Tugny, « De Fort William au Hindi Littéraire », Françoise Mallison (dir.), Littératures médiévales, 1991, p. 191.
  • [47]
    A. K. Ramanujan, « Le sanskrit et les langues maternelles », Bulletin d’Études indiennes, 5, 1987, p. 305-312 et « Who Needs Folklore ? The Relevance of Oral Traditions to South Asian studies », South Asia Occasional Papers Series, 1, University of Hawaii, 1990.
  • [48]
    François Gros, Passeurs d’Orient, 1991.
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