Notes
-
[1]
Voir Danny Hesse, « Le clin d’œil du faussaire », dans J.-M. Graitson (dir.), Péplum : l’Antiquité dans le roman, la BD et le cinéma, Genève, CEFAL, « Bibliothèque des paralittératures de Chaudfontaine », p. 37-48 ; Claude Aziza, « Péplum : le mot et la chose », dans C. Aziza (dir.), Le Péplum : l’Antiquité au cinéma, Corlet-Télérama, « CinémAction », n° 89, p. 7-11.
-
[2]
Voir C. Aziza, art. cit.
-
[3]
Serge Daney, « Néron le flasque », dans La Maison cinéma et le monde. 2. Les Années Libé 1981-1985, Paris, P.O.L, « Trafic », p. 186-188.
-
[4]
Marguerite Yourcenar, « Ton et langage dans le roman historique », Nouvelle Revue Française, n° 238, oct. 1972, p. 101-123 ; repris dans Le Temps ce grand sculpteur, Paris, Gallimard, p. 32-38.
-
[5]
Pascal Quignard, Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia [1re éd. Paris, Gallimard, 1984], Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1989 ?
-
[6]
György Lukács, [Der historische Roman, Berlin, 1956], Le Roman historique, trad. Robert Sailley, Paris, Payot & Rivages, 2000.
-
[7]
Walter Scott, Ivanhoe : A Romance, Edinburgh, Archibald Constable, 1819.
-
[8]
Edward Bulwer-Lytton, The Last Days of Pompeii, New York, Harper & Brothers, 1835.
-
[9]
Ibid., p. VI.
-
[10]
G. Lukács, op. cit., p. 65.
-
[11]
« Je ne peux, ni ne prétends atteindre à l’exactitude complète même en matière de costumes, et encore moins dans les questions plus cruciales de langage et de manières. Mais la même raison qui m’empêche d’écrire les dialogues en anglo-saxon ou en normand (en latin ou en grec) et m’interdit de livrer au public cette œuvre imprimée en caractères de Caxton ou de Wynken de Worde (écrit au roseau sur cinq rouleaux de parchemins — enroulés dans un anneau et cachetés) m’empêche de rester confiné dans les limites de la période où se déroule mon histoire. Il est nécessaire pour provoquer quelque intérêt, que le sujet envisagé soit, en quelque sorte, traduit dans les manières comme dans le langage de notre propre époque ». Nous traduisons, et nous mettons la citation entre guillemets car E. Bulwer-Lytton cite lui-même W. Scott.
-
[12]
Ibid., p. XI : « Rien ne donne à l’écrivain un abord plus raide et empesé que l’adoption soudaine et hâtive de la toge ».
-
[13]
Cité par Claude Aziza, op. cit., p. 24.
-
[14]
W. Scott, Ivanhoé et autres romans, trad. Philippe Jaudel, Sylvère Monod, Pierre Morère et Henri, édition de Sylvère Monod et Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. XIII.
-
[15]
Voir G. Lukács, op. cit., p. 205.
-
[16]
M. Yourcenar, art. cit., p. 31.
-
[17]
Ibid., p. 32.
-
[18]
Ibid., p. 32.
-
[19]
Erich Auerbach, [Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Bern, 1946], Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, « Tel », 1977.
-
[20]
M. Yourcenar, art. cit., p. 37.
-
[21]
Rémy Poignault, « L’oratio togata dans Mémoires d’Hadrien », dans Rémy Poignault et Jean-Pierre Castellani (dir.), Marguerite Yourcenar. Écriture, réécriture, traduction, Tours, SIEY, p. 49-63, p. 53.
-
[22]
Virgile, Énéide, I, 282 : « gentemque togatam ».
-
[23]
R. Poignault, art. cit., p. 53.
-
[24]
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 97.
-
[25]
M. Yourcenar, art. cit., p. 151.
-
[26]
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 151.
-
[27]
R. Poignault, art. cit., p. 66.
-
[28]
Plutarque, « Du visage qui se voit dans le disque de la lune », 920-945, dans Œuvres morales, 941.
-
[29]
Plutarque, « Le démon de Socrate », 575-598, dans Œuvres morales, 590.
-
[30]
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 295-296.
-
[31]
Ibid., p. 354.
-
[32]
Ibid., p. 296.
-
[33]
Arrien, Le Périple du Pont-Euxin, 34 : ??????? ??? ??? ???????? ????? ???? ??? ????? ???? ?????, ?? ?? ???????? ????????????? ??? ?? ?????? ??? ?? ???? ??? ????? ??? ?? ???? ?????????? ?? ???????? ??? ?? ?????? ??’ ???? ??????? ??? ?? ???????? ???????? ??? ??????????, ?? ??? ??????????? ??????? ???? ?????????. Nous traduisons, et soulignons les passages non traduits par Yourcenar.
-
[34]
Brian McHale, Postmodernist fiction, New York, Methuen, 1985.
-
[35]
M. Yourcenar, art. cit., p. 41.
-
[36]
Pascal Quignard, Les Tablettes de buis d’Arponenia Avitia, op. cit., p. 15.
-
[37]
Fredric Jameson, « Postmodernism and consumer society » [1984-1988], dans The Cultural Turn : Selected Writings on the Postmodern 1983-1998, Londres, Verso, p. 1-20, p. 5.
-
[38]
P. Quignard, Les Tablettes de buis d’Arponenia Avitia, op. cit., p. 67.
-
[39]
Ibid., p. 89.
-
[40]
Ibid., p. 95.
-
[41]
M. Yourcenar, art. cit., p. 37.
-
[42]
P. Quignard, Les Tablettes de buis d’Arponenia Avitia, op. cit., p. 43.
-
[43]
Dominique Rabaté, Pascal Quignard : étude de l’œuvre, Paris, Bordas, « Écrivains au présent », 2008, p. 105.
-
[44]
Victor Chlovsky, « L’art comme procédé » [1917], dans Tzvetan Todorov (dir.), Théorie de la littérature, Paris, Éd. du Seuil, p. 76-97.
-
[45]
Ibid., p. 102.
-
[46]
D. Hesse, art. cit., p. 44-45.
-
[47]
P. Quignard, Les Tablettes de buis d’Arponenia Avitia, op. cit., p. 66.
-
[48]
Martial, Épigrammes, II, 42 : « Zoile, quid solium subluto podice perdis ?/ Spurcius ut fiat, Zoile, merge caput. »
-
[49]
Bernard Magné, Perecollages, 1981-1988, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, « Les Cahiers de Littératures », 1989, p. 74.
1La fiction historique a toujours eu, semble-t-il, un problème avec l’Antiquité. Avant le genre cinématographique du péplum, il y eut ce que certains ont appelé le roman-péplum [1], un sous-genre du roman historique qui a fourni bon nombre de canevas narratifs, de codes de genre, de personnages et de scènes typiques au cinéma [2]. Or, que ce soit dans les romans ou dans les films de ce genre, même chez les meilleurs auteurs et malgré quelques réussites véritables, quelque chose a du mal à passer dans la représentation de l’espace-temps grec ou romain.
2 Dans un article évoquant la vogue du péplum érotique, Serge Daney disait à ce propos :
De grandes œuvres littéraires ont baigné dans le bruit de piscine des amours sublimés, des filles lutinées et des centurions court-vêtus. L’orgie comme la vertu sont à jamais romaines. Et le genre romain est toujours déjà du second degré. C’est pourquoi on ne peut rien faire avec le péplum : il est déjà trop culturel. On ne peut ni le réérotiser, ni le relire, ni le déconstruire, ni même le tourner en dérision (comme on a pu le faire pour le western ou le kung-fu). Même dans les plus beaux films « à toges » (de DeMille à Straub, de Mankiewicz à Pastrone, de Griffith à Cottafavi), il y a, de toutes façons, ne serait-ce qu’à cause du pourpre des jupettes, du ridicule. Aux lions, les pepla (pluriel neutre du peplum) érotiques ! [3]
4 Que faire dès lors pour ne pas tomber dans le « ridicule » des « jupettes », et de ces robes antiques que sont les pepla ? Troquer le péplum contre la toge ? Avec Mémoires d’Hadrien, en 1951, Marguerite Yourcenar a su proposer une alternative au roman-péplum, une alternative à laquelle, dans son article « Ton et langage dans le roman historique », elle a justement donné le nom de « style togé » [4].
5 Comment définir ce style ? Et ce passage du péplum à la toge a-t-il pour seul exemple Mémoires d’Hadrien ? Il semble qu’à côté du roman-péplum, et contre lui, même, une place ait été prise par un roman togé, où le travail du style viendrait à bout de ce kitsch qui colle au genre. Ainsi, à la suite de l’étude du style de Mémoires d’Hadrien, pourra prendre place celle d’un des romans latins de Pascal Quignard : Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia [5].
Le problème du style « péplum »
6 Dès le début du roman historique, dont l’écossais Walter Scott inaugure le genre stricto sensu dans la première moitié du XIXe siècle, l’Antiquité a connu des difficultés de représentation. Walter Scott a traité beaucoup d’époques, depuis le VIIIe siècle jusqu’au XVIIIe, mais jamais il ne s’est aventuré en deçà. Et les autres grands noms de ce que György Lukács a appelé l’âge classique du roman historique, Cooper, Balzac, Tolstoï, ne s’y risqueront pas davantage [6].
7 De fait, l’Antiquité sera surtout présente par le biais d’un registre plutôt que d’un espace-temps : le registre épique, avec les faits de style et les schémas narratifs qui lui sont associés. Dans Ivanhoé [7], par exemple, on n’en finirait pas de relever les références et allusions à l’Odyssée, qui vont jusqu’à la citation de passages conséquents en exergue de plusieurs chapitres : autant d’indices pour débusquer, sous l’histoire d’Ivanhoé, la trace de celle d’Ulysse. Voilà un héros qui, de retour des Croisades (de la guerre de Troie), rentre chez lui, en Angleterre (à Ithaque), participe incognito à un tournoi de chevalerie (une épreuve de tirs à l’arc), reconquiert son grand amour, Lady Rowena (Pénélope), alors qu’elle était promise à un autre (un prétendant).
8 C’est un compatriote et imitateur de Walter Scott, Edward Bulwer-Lytton, qui publiera en 1835 le premier véritable roman péplum, grand succès de librairie à l’époque : The Last Days of Pompeii (Les Derniers jours de Pompéi) [8]. Dans sa préface, l’auteur part de la remarque que ce n’est pas la même chose de ressusciter les temps féodaux, ce que fait Scott, et les temps antiques, ce qu’il tente de faire lui-même. Avec les temps féodaux, nous ressentons une « sympathie naturelle », natural sympathy — les hommes d’alors sont « nos propres ancêtres », our own ancestors. Avec les temps antiques, nous n’avons en revanche aucune familiarité, d’autant que les « pédanteries scholastiques », scholastic pedantries, nous en ont définitivement dégoûtés [9]…
9 Comme le montre bien G. Lukács, le roman historique dans son âge classique se proposait de rendre compte d’un temps dans sa familiarité, familiarité du passé avec le présent, du langage d’hier avec celui d’aujourd’hui. Scott et ses imitateurs chercheront à représenter le passé sous la forme du présent, c’est-à-dire au moyen d’un style réaliste, d’une prose du quotidien familier, qui ne choque pas le lecteur, qui se fait oublier en tant que style. Ils restitueront un temps, mais tel qu’il n’a justement jamais été restitué en ce temps-là. Ils ne diront pas le Moyen Âge avec des chansons de geste ou des chroniques, mais par le biais du roman réaliste. C’est en ce sens que G. Lukács pourra parler de l’« anachronisme nécessaire » [10] du roman historique, portant autant sur sa vision du monde que sur les mots pour la dire.
10 E. Bulwer-Lytton cite alors dans sa propre préface la préface d’Ivanhoé en la corrigeant pour lui-même, en italiques et entre parenthèses :
It is true, that I neither can, nor do pretend, to the observation of complete accuracy even in matters of outward costume, much less in the more important points of lanuage and manners. But the same motive which prevents my writing the dialogue of the piece in Anglo-Saxon or in Norman French (in Latin or in Greek) and which prohibits mv sending forth this essay printed with the types of Caxton or Wynken de Worde (written with a reed upon five rolls of parchment — fastened to a cylinder, and adorned with a boss), prevents my attempting to confine myself within the limits of the period in which my story is laid. It is necessary for exciting interest of any kind, that the subject assumed should be, as it were, translated into the manners as well as the language of the age we live in. [11]
12 On ne fait pas bavarder les Romains de la rue en utilisant le style de Cicéron : « Nothing can give to a writer a more stiff and uneasy gait than the sudden and hasty adoption of the toga », conclut E. Bulwer-Lytton [12]. À la place de la toge antique, nous aurons donc le péplum moderne.
13 Cependant, l’Histoire antique est celle d’un passé trop éloigné, qui consent mal à une telle modernisation sans tomber dans le « ridicule », et le roman d’E. Bulwer-Lytton fait en son temps figure d’exception. Il n’a pour compagnie véritable que l’Acté d’Alexandre Dumas, premier roman historique de l’auteur, écrit en 1837, reconstitution de la Rome de Néron par un romancier qui s’est surtout consacré ensuite à d’autres périodes que l’Antiquité, sur le modèle de W. Scott. Cet espace-temps antique, qui était parfait pour les grands genres de l’époque classique, comme la tragédie, l’est beaucoup moins pour le roman historique. Comme le dit Pouchkine, « le vrai délice des romans de Walter Scott vient de ce que nous y prenons connaissance des temps passés, non à travers le style ampoulé des tragédies françaises ni dans la dignité de l’histoire, mais comme s’il s’agissait de la vie quotidienne » [13]. Les « tragédies françaises » et la « dignité de l’Histoire » évoluaient à l’aise dans l’Antiquité — mais le roman réaliste, le roman de la « vie quotidienne » ? Avec le roman historique, on ne déterre pas un passé lointain — on dépoussière un passé proche. Comme le dira encore Jean-Yves Tadié, dans son « Introduction » à Ivanhoé : « Le roman historique selon Walter Scott n’est nullement un roman archéologique. […] Les scènes anciennes seront décrites selon les principes de l’art moderne, et non de l’art médiéval. » [14]
La solution du style « togé »
14 Déterrer un passé lointain, voilà pourtant bien ce que choisira de faire M. Yourcenar avec Mémoires d’Hadrien… Gustave Flaubert lui avait en quelque sorte préparé la voie avec Salammbô, qui ne cherchait pas à rendre compte du passé antique dans son éventuelle familiarité avec le présent, mais dans sa plus grande excentricité possible vis-à-vis d’un présent abhorré. G. Lukács cite à ce propos une lettre de Flaubert à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, datée du 11 juillet 1858 : « Je suis las des choses laides et des vilains milieux. La Bovary m’a dégoûté pour longtemps des mœurs bourgeoises. Je vais, pendant quelques années peut-être, vivre dans un sujet splendide et loin du monde moderne dont j’ai plein le dos. » [15] Pour M. Yourcenar, il s’agira aussi, avec le style togé, de se « défamiliariser » du présent, de trouver une prose qui ne soit pas trop prosaïque, trop de son temps.
15 Dans son article déjà cité « Ton et langage dans le roman historique », M. Yourcenar part du constat que l’idée d’« enregistrer dans sa spontanéité […] la conversation, sans la faire passer par la stylisation tragique ou comique, ou par l’explosion lyrique » [16], ne date finalement que du réalisme du XIXe siècle. C’est pourquoi le roman historique ne peut pas trouver dans la littérature qui précède, a fortiori dans les lettres antiques, d’exemples de « formes non stylisées de la parole » [17]. Par cette dernière expression, M. Yourcenar fait référence aussi, bien sûr, à une forme qui reste un style, mais un style qui se fait oublier en tant que tel, un style réaliste et littéralement non marqué, puisqu’on ne le trouve pas dans les marques écrites des auteurs anciens. C’est bien ce style qui, pour l’auteur, ne fonctionne pas avec l’espace-temps antique :
On peut même se demander si l’emploi à cette fin des moyens du roman tel qu’il s’est élaboré en Europe au XIXe siècle et au début du XXe siècle n’est pas un non-sens, et si, en particulier, le fait que les Anciens eux-mêmes n’ont rien laissé de pareil ne prouve pas qu’une telle forme est très mal adaptée à évoquer la sensibilité antique. [18]
17 Ce développement n’est pas sans faire penser aux idées d’Erich Auerbach dans Mimesis, montrant notamment, avec l’exemple du Satyricon de Pétrone, combien la littérature antique même la plus apparemment réaliste en passe toujours par une part importante de « stylisation » [19].
18 Il s’agira dès lors, pour l’auteur de Mémoires d’Hadrien, de procéder à cette archéologie du style que se refusait justement de faire le roman historique classique :
[…] j’avais choisi pour faire parler Hadrien le genre togé (oratio togata). Si variés qu’ils soient, et qu’on les nomme Commentaires, Pensées, Épîtres, Traités ou Discours, les plus grands ouvrages de prosateurs grecs et latins qui précèdent ou qui suivent immédiatement Hadrien rentrent tous plus ou moins dans cette catégorie du style soutenu, mi-narratif, mi-méditatif, mais toujours essentiellement écrit, d’où l’impression et la sensation immédiates sont à peu près exclues, et d’où tout échange verbal est ipso facto banni. Il ne s’agissait pas, bien entendu, d’imiter ici César et là Sénèque, puis plus loin Marc-Aurèle, mais d’obtenir d’eux un calibre, un rythme, l’équivalent du rectangle d’étoffe qu’on drape ensuite à son gré sur le modèle nu. Le style togé conservait à l’empereur la dignité sans laquelle nous n’imaginons pas l’antique, à tort certes, et pourtant avec une ombre de raison, puisque la dignité a été jusqu’au bout l’idéal de l’homme de l’Antiquité : César mourant arrangeait les plis de sa toge. [20]
20 Au lieu de chercher à retrouver une oralité antique à jamais perdue, M. Yourcenar se propose d’assumer jusqu’au bout cette littérarité inhérente à l’Antiquité.
21 Cependant, un nouveau problème survient dès lors que l’on se propose d’identifier ce style togé assumé par l’auteur. Rémy Poignault est parti à la recherche de ce style et n’en a trouvé nulle part mention dans toute la littérature antique [21]. Quintilien accumule ainsi les genres d’oratio, sans jamais évoquer l’oratio togata. De fait, la toge est l’habit du citoyen romain. Selon Virgile, Rome constitue la « gens togata », le « peuple qui porte toge » [22]. Si l’oratio togata n’existe pas, les grammairiens latins parlent en revanche de la fabula togata, ou simplement togata, qui est la comédie à sujet romain par opposition à la comédie à sujet grec, la palliata. La togata, en tant que comédie, abordait des sujets bas. M. Yourcenar ne retient pas cette acception, mais celle d’un style donnant « dignité » au sujet. Comme le conclut R. Poignault, « la toge est non pas un peplum — au sens cinématographique du terme, de contrefaçon criante — mais un vêtement d’universalité, parce que toujours susceptible d’actualité » [23].
22 Si l’expression « oratio togata » n’existe pas dans l’Antiquité, elle sonne pourtant antique. Ne pourrait-on en dire autant du style qu’elle est censée désigner ? Comme M. Yourcenar le dit elle-même, le style togé ne désigne pas un style antique particulier, mais « un calibre, un rythme », qui n’existerait pas en tant que tel dans les lettres classiques, mais qui serait porteur de ce qu’on peut appeler un effet d’Antiquité.
Mémoires d’Hadrien : le style « togé » comme imitation classique
23 Ouvrons maintenant Mémoires d’Hadrien. Au fil des pages, un stylème attire l’attention, concernant l’enchaînement des phrases et des paragraphes. Très souvent, un récit au passé simple (ou au passé composé), laisse progressivement place à une description ou un discours indirect à l’imparfait, pour se conclure sur une vérité générale, au présent gnomique, comme dans cet exemple où Hadrien évoque son prédécesseur Trajan :
L’empereur s’embarqua pour le port de Charax au fond du golfe persique. Il touchait aux rives fabuleuses. Mes inquiétudes subsistaient, mais je les dissimulais comme des crimes ; c’est avoir tort que d’avoir raison trop tôt. [24]
25 Cette façon de procéder fait autant penser à la littérature française classique qu’aux différents styles antiques. Ce processus par lequel une expérience personnelle, un récit particulier se développe progressivement comme apologue, exemplum au service d’une morale impersonnelle et intemporelle, c’est celui que l’on trouve aussi bien à l’œuvre dans l’Heptaméron de Marguerite de Navarre que dans les Fables de La Fontaine ou les Mémoires du Cardinal de Retz. L’emploi de la première personne, enfin, fait d’Hadrien un prédécesseur de Retz davantage qu’un successeur de César et de ses Commentaires.
26 Bien sûr, on trouverait des exemples d’une telle stratégie stylistique chez les auteurs grecs et latins qu’imitaient déjà les écrivains cités, mais il nous faut insister sur le fait que ce style togé de M. Yourcenar provoque finalement moins chez le lecteur un effet d’Antiquité qu’un effet d’éternité classique. Par-delà le style réaliste du roman historique, M. Yourcenar retrouve ce style voué à dégager du général à partir du particulier, ainsi qu’elle l’explique dans l’article déjà cité : « L’oratio togata m’autorisait, par-delà ses contemporains et son petit-fils adoptif, à montrer Hadrien s’adressant à un interlocuteur idéal, à cet homme en soi qui fut la belle chimère des civilisations jusqu’à notre époque, donc à nous. » [25]
27 Dans un autre passage, au moment d’aborder « l’île de Bretagne », Hadrien se prend à méditer à partir d’une de ses nombreuses lectures :
Une barque à fond presque plat me transporta dans l’île de Bretagne. […] J’avais lu dans Plutarque une légende de navigateurs concernant une île située dans ces parages qui avoisinent la Mer Ténébreuse, et où les Olympiens victorieux auraient depuis des siècles refoulé les Titans vaincus. Ces grands captifs du roc et de la vague, flagellés à jamais par un océan sans sommeil, incapables de dormir, mais sans cesse occupés à rêver, continueraient à opposer à l’ordre olympien leur violence, leur angoisse, leur désir perpétuellement crucifié. Je retrouvais dans ce mythe placé aux confins du monde les théories des philosophes que j’avais faites miennes : chaque homme a éternellement à choisir, au cours de sa vie brève, entre l’espoir infatigable et la sage absence d’espérance, entre les délices du chaos et celles de la stabilité, entre le Titan et l’Olympien. À choisir entre eux, ou à réussir à les accorder un jour l’un à l’autre. [26]
29 Comme le note R. Poignault [27], le passage de Plutarque se trouve dans le texte « Du visage qui se voit dans le disque de la lune » [28], où il est question d’une île, Ogygie, sur laquelle Zeus a exilé Chronos. Dans la remémoration d’Hadrien, nous passons du seul Chronos à tous les Titans, sûrement par contamination avec un autre passage du texte de Plutarque, « Le démon de Socrate » [29], où Timarque a la vision d’îles infernales assimilées au Tartare, prison des Titans. À partir d’une lecture particulière, évoquant un mythe particulier, Hadrien dégage, encore, une vérité générale d’ordre philosophique. Stylistiquement, on retrouve le même point de départ, un passé simple évoquant une expérience personnelle, le même passage par l’imparfait descriptif, le même point d’arrivée au présent gnomique. Alors qu’Hadrien se demande s’il n’est pas possible d’« accorder » les deux, le Titan et l’Olympien, le lecteur en arrive à se demander si le paragraphe qu’il vient de lire n’est pas lui-même une tentative d’accorder un récit particulier à un enseignement intemporel, l’intertexte antique de Plutarque au texte moderne de M. Yourcenar.
30 M. Yourcenar n’imite jamais complètement la littérature antique, elle en dégage un certain style, qui puisse apparaître comme la forme-sens d’une écriture humaniste intemporelle. Ainsi, le dispositif d’une lettre se poursuivant en Mémoires ne correspond exactement à aucun modèle antique, parce qu’il en englobe plusieurs à la fois, du genre des Epistulae au genre mémorialiste des Commentarii en passant par les Vitae.
31 De même, les intertextes antiques ne sont jamais exactement reproduits mais se contaminent entre eux et sont adaptés au nouveau texte. Dans le mouvement du récit et du discours entremêlés, ils s’estompent, disparaissent sous le texte, sans effets de collage, sans solution de continuité. Une seule fois un texte se décroche du texte premier : une lettre d’Arrien à Hadrien, recopiée en toutes lettres et imprimée en italiques [30]. Dans la « Note » bibliographique qui suit le roman, M. Yourcenar dit, à propos de ce texte : « Des portions de la Lettre d’Arrien à l’empereur Hadrien à l’occasion du périple de la Mer Noire […] ont été incorporées au présent ouvrage, l’auteur se rangeant à l’avis des érudits qui croient, dans son ensemble, ce texte authentique. » [31] C’est le seul collage patent du texte, mais le style même de la lettre, traduite par M. Yourcenar elle-même, dissone si peu par rapport au reste, qu’elle ne fait que donner plus d’authenticité à ce qui l’entoure. Cette lettre semble même fonctionner comme un des modèles du style togé de l’auteur, si bien que ce n’est pas la lettre d’Arrien, probablement authentique, qui semble collée au milieu des Mémoires fictifs d’Hadrien, mais bien les Mémoires eux-mêmes qui ont l’air d’être collés autour de la lettre.
32 Cependant, cette nouvelle impression d’Antiquité est due aussi aux libertés que prend M. Yourcenar dans sa traduction de la lettre. En d’autres termes, de même que Mémoires d’Hadrien semble parfois traduit du grec ou du latin alors qu’il ne s’agit que d’une imitation stylistique, de même, la lettre d’Arrien à Hadrien est tout autant adaptée aux besoins stylistiques de l’auteur que directement traduite du grec. Des passages sont laissés de côté, d’autres sont amplifiés, d’autres modifiés. Vers la fin de la citation, alors qu’Arrien vient de raconter sa visite d’une île appelée l’île d’Achille, le lecteur trouve cet éloge du héros épique :
Achille me semble parfois le plus grand des hommes par le courage, la force d’âme, les connaissances de l’esprit unies à l’agilité du corps, et son ardent amour pour son jeune compagnon. Et rien en lui ne me paraît plus grand que le désespoir qui lui fit mépriser la vie et désirer la mort quand il eut perdu le bien-aimé. [32]
34 À l’imitation, pour ainsi dire, de l’Hadrien de Yourcenar, Arrien généralise le propos de son récit de voyage (la visite d’une île) à un éloge aux finalités morales : apologie de l’abnégation amoureuse à partir de l’exemplum illustre qu’est la vie d’Achille. Mais ce passage traduit par M. Yourcenar ne correspond pas exactement à ce qui serait une traduction fidèle. En voici une tentative :
Je pense qu’Achille est un héros comme il en fut jamais, et j’en veux pour preuve son illustre naissance, sa grande beauté, sa force d’âme, sa mort précoce, le fait aussi qu’Homère l’a chanté, et qu’il a été un amant et un camarade tel qu’il fut même prêt à mourir pour son favori. [33]
36 M. Yourcenar, dans sa traduction-adaptation, laisse de côté « l’illustre naissance », qui ne doit pas participer de la définition du grand homme dans sa version humaniste, ainsi que l’argument d’autorité que constitue la référence à Homère, trop connoté négativement. Elle met l’accent en revanche sur l’amour d’Achille pour Patrocle, mais elle l’appelle « le bien-aimé » plutôt que le « favori » ou le « mignon », ce qui serait plus conforme au sens de tois paidikois, mais aussi plus trivial, moins élevé. Surtout, elle transforme en style togé un style assez simple, voire monotone, caractérisé ici par l’accumulation des qualités d’Achille en polysyndète (avec la conjonction de coordination unique kai). Le style togé introduit toute une littérarité rhétorique moins visible chez Arrien. La gradation rythmique de l’énumération de la première phrase, par exemple, aboutit à une cadence majeure absente du texte grec : « le courage, (3 syllabes) / la force d’âme, (4) / les connaissances de l’esprit (6) / unies à l’agilité du corps, (9) / et son ardent amour pour son jeune compagnon (12) ». Les accents de groupes s’espacent, jusqu’à l’alexandrin blanc final, avec césure à l’hémistiche. Autrement dit, les plis de la toge gagnent en ampleur et en harmonie. Et M. Yourcenar n’oublie pas non plus d’introduire de la variation dans ses liaisons : asyndète pour les trois premiers groupes, puis participe passé complémenté (« unies à »), puis conjonction de coordination « et ».
37 Le style togé, s’il sonne plus antique que ne le ferait une traduction fidèle, l’est pourtant moins, puisque, justement, il ne traduit pas fidèlement mais adapte, dans la lignée de l’imitation classique. Ce retour partiel à l’imitation classique dissone en pleine après-guerre. Si M.Yourcenar imite un style rhétorique millénaire, ce n’est pas pour accuser une différence, jouer ironiquement avec un style dépassé, mais pour empêcher la dissolution de la République des Lettres, malgré tout, malgré la seconde guerre mondiale, malgré la fin annoncée de l’humanisme et de tous les grands récits, malgré le Nouveau roman qui au même moment en appelle à l’antithèse presque complète du projet de l’auteur, « presque » car les deux se retrouvent dans le refus du roman populaire. Comme le roman historique classique, le roman de M. Yourcenar fait état d’un lien, d’une familiarité avec le passé. Mais si W. Scott cherchait à créer une nouvelle familiarité inédite, les Mémoires d’Hadrien ne cherchent qu’à maintenir, à conserver un lien déjà existant, celui d’une élite littéraire s’élevant au-dessus de la vulgarité bourgeoise. Il n’est pas étonnant dès lors que ce lien de M. Yourcenar avec le passé ne se fasse pas avec n’importe quel passé, mais, comme dans le cas de Flaubert, avec l’Antiquité.
Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia : le style « togé » comme pastiche postmoderne
38 En tant qu’ils ne sacrifient non plus à aucun code du péplum ni au style réaliste, en tant qu’ils participent aussi de cette Antiquité-refuge inauguré par Salammbô pour le roman historique, les romans latins de Pascal Quignard, tels Albucius (en 1990) et Les Tablettes de buis d’Arponenia Avitia, nous semblent participer, malgré toutes leurs différences avec Mémoires d’Hadrien, de ce même style « togé », à la fois imité et inventé par M. Yourcenar.
39 On peut dire des Tablettes de buis d’Arponenia Avitia qu’elles relèvent de la notion d’« histoire apocryphe » (apocryphal history) proposée par Brian McHale dans Postmodernist fiction [34]. Ce dernier avance l’idée que la « fiction postmoderne » (postmodernist fiction) exhibe le scandale ontologique du roman historique au lieu de chercher à le dissimuler. Même dans Mémoires d’Hadrien, l’intrusion du fictif dans le réel était estompée par le respect de l’Histoire officielle et des lois naturelles — pas de changement dans le cours des événements, ni d’intrusion dans le fantastique. Et M. Yourcenar refusait d’ailleurs que l’on parle pour son œuvre de « Mémoires apocryphes » : « Apocryphe ne se dit, ou ne devrait se dire, que de ce qui est faux et veut se faire passer pour vrai. » [35] Les romans latins de Pascal Quignard ne sont pas loin, en revanche, de correspondre à cette appellation, non pas tant parce qu’ils contreviennent à l’Histoire ou aux lois naturelles, mais parce qu’ils font tout pour semer la confusion entre le fictif et le réel, l’imaginaire et l’authentique.
40 Les Tablettes de buis d’Arponenia Avitia, publiées en 1984, se composent de deux parties. La première, intitulée « Vie d’Apronenia Avitia », présente la vie et les œuvres d’une patricienne romaine du IVe siècle nommée Apronenia Avitia, ainsi que la genèse moderne de leur redécouverte, dans « la réédition parisienne de 1604 du recueil de Fr. Juret » [36]. Tout est fait pour que le lecteur ne puisse pas savoir si cette vie et ces œuvres ont vraiment existé ou sont inventés par P. Quignard. Le pacte de lecture de Mémoires d’Hadrien, explicitement présenté dans les « Notes » qui accompagnent l’œuvre comme une fiction, se trouve rompu ici, et nous y avons nous-même été pris lors de notre première lecture d’adolescent naïf. De fait, la première partie des Tablettes pastiche à la fois les Vitae antiques à la troisième personne et les introductions savantes modernes. Le philosophe Fredric Jameson définissait le pastiche postmoderne comme une « parodie blanche » (blank parody) [37] : des styles sont imités, mais en l’absence de toute voix d’auteur au-dessus qui permette de parler de parodie stricto sensu. Alors que Mémoires d’Hadrien renouvelait de manière intempestive l’idée d’imitation classique, P. Quignard nous semble plutôt dans ses romans latins faire œuvre de pastiche postmoderne : d’emblée, sa voix d’auteur s’absente, au profit de deux pastiches, dont rien ne nous dit par ailleurs qu’ils relèveraient de la parodie.
41 La seconde partie du roman, intitulée « Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia », est composée de ce « journal » fragmentaire de la patricienne, que la première partie vient d’introduire. C’est un recueil de textes aux longueurs très diverses, de la liste de deux mots à des développements de plusieurs pages, et tous référés à leur situation dans la « réédition de Fr. Juret » dont il était question en première partie. Par exemple, pour le chapitre premier : « (Folio 482 r° à folio 484 v° de la réédition parisienne du recueil de Fr. Juret, Orrian, 1604) ». Des notes de fin suivent, portant sur des difficultés de traduction ou des points d’érudition. Comme pour la première partie, les fragments du journal d’Apronenia Avitia se révèlent être presque tous des pastiches de styles très disparates, qui ne sont pas seulement antiques. Les tablettes contiennent notamment beaucoup de listes de choses, classées en « Choses à faire », « Choses à ne pas oublier », « Choses qui sont rares », « Choses qui font honte », etc. Cette classification aléatoire trouve son modèle dans les Notes de chevet (Makura no s?shi) de Sei Sh?nagon, Dame de la cour impériale de Kyoto, qui vécut de la fin du Xe siècle au début du XIe siècle. En revanche, les réalités évoquées dans les listes sont des realia romaines, souvent des mots rares, disparus, précieux, qui participent d’une esthétique de l’archaïsme : « Une vulve de truie fourrée de hachis. Deux noix de neige dans le Falerne. Une gelée de figues de Labulla » [38], ou « Pouliot à toux. Mauves émollientes. Fromages de Sassina » [39], ou « Suc de Chélidoine. Huit boules d’aphronite » [40]. Ces « minima » que Yourcenar élimine explicitement de son style togé [41], P. Quignard les cultive au contraire, troquant l’effet d’éternité de Mémoires d’Hadrien contre un effet d’étrangeté qui ne quitte jamais le lecteur des Tablettes de buis d’Arponenia Avitia.
42 Mais ce sont bien sûr surtout des styles antiques que le texte s’amuse à pasticher, et notamment des styles génériques comme ceux de l’élégie et de la satire. Dans le fragment IX, intitulé « Q. Alcimius », Apronenia Avitia se remémore sur un ton élégiaque certaines nuits passées avec l’amant :
Jadis Quintus m’aimait. Nous étions jeunes. D. Avitius respirait encore. Il venait furtivement, par la seconde porte ; nous avions la nuit. À l’aurore, il feignait qu’il se levait à regret, cherchait sa tunique, disait qu’il souffrait de me quitter. […] Je lui disais, anxieuse : « Il va faire jour. Hâte-toi. » Il soupirait. […] Nous restions un instant à nous regarder devant la porte à deux battants. Il me disait qu’il n’aimait pas avoir devant lui toute une journée à passer loin de moi. Il grommelait qu’il souffrait de cette séparation. [42]
44 Tous les codes de l’élégie sont là : les précautions de l’amant pour se cacher du mari, ses protestations d’amour, l’arrivée de l’aurore, qu’on déplore, les adieux plaintifs devant la porte, la nostalgie d’un temps passé. Cependant, de même que P. Quignard fait se télescoper dans les listes des Tablettes une forme japonaise et des realia romaines, il pastiche ici l’élégie en la gauchissant, passant du vers à la prose, du point de vue de l’homme à celui de la femme et de la description d’une saynette au parfait ou au présent, comme c’était le plus souvent le cas chez les poètes élégiaques latins, à un imparfait qui dit l’habitude perdue et fait se répéter l’adieu dans la durée. Comme le note Dominique Rabaté, « l’imparfait duratif donne à toute cette description son tempo ralenti et sensuel » [43]. La nostalgie ponctuelle, parfaite, des élégiaques se dilue dans une durée imparfaite, infinie, une nostalgie moderne que P. Quignard regarde vieillir. Comme pour les pastiches de listes, ce pastiche d’élégie n’imite pas jusqu’au bout mais se démarque, nous donnant à entendre une Antiquité jusque-là inédite, « défamiliarisée », pour reprendre une notion de Victor Chklovski [44]. Si les pastiches dissonent de manière interne, ils dissonent aussi entre eux dans l’économie de l’ouvrage : une liste archaïsante suit une élégie nostalgique qui suit une épigramme satirique à l’érotisme en tout point opposé, etc.
45 Beaucoup de fragments cités par Apronenia dans la catégorie « Mots » relèvent ainsi d’une esthétique de l’épigramme satirique, mettant en scène, avec une brièveté aphoristique, le renversement entre bas corporel et haut spirituel, tel ce fragment CV, intitulé « Mot de Plecusa » : « Plecusa dit de son mari qu’il a le cul aussi hérissé de poils qu’il a l’âme épilée. » [45]
46 Comme le note Danny Hesse [46], le fragment XLVII, intitulé « Épigrammes de C. Bassus et de P. Saufeius », ira même jusqu’à citer sans le dire une épigramme de Martial. Voici le texte de P. Quignard :
Tibérius Sossibianus pénètre dans l’eau de la grande piscine.
— C’est une chose désagréable qu’il y trempe l’anus, dit Publius.
— Ce n’est pas qu’il y trempe l’anus dont je lui fais reproche, dit C. Bassius. C’est que pour finir il y ouvre la bouche.
Publius ajouta :
— Tiberius Sossibianus parle. Il pollue l’infinité de l’air et le séjour des dieux. Il remue ses lèvres et le bleu du ciel sur lequel son visage se détache s’obscurcit. [47]
48 Et voici maintenant le texte de Martial :
Zoïle, pourquoi pollues-tu la piscine en y trempant l’anus ? Veux-tu la polluer plus encore, Zoïle ? Mets-y la tête ! [48]
50 Cette façon de procéder avec la citation cachée de Martial rejoint la pratique postmoderne de « l’impli-citation ». L’impli-citation est un terme inventé par Bernard Magné [49] à propos de Georges Perec, qui avait inséré clandestinement dans La Vie mode d’emploi des citations d’autres auteurs, sans les démarquer par des guillemets ni en révéler la provenance — il fallait attendre les « Pièces annexes » en fin de roman pour connaître la liste des œuvres plagiées. L’impli-citation n’est pas le plagiat, car la tromperie n’est pas totale, mais une façon de citer sans le dire. Cette impli-citation participe chez P. Quignard d’un même effet de « défamiliarisation », d’une même esthétique du pastiche postmoderne qui vise à semer le doute sur l’origine de la parole et de son style.
51 P. Quignard s’oppose au roman historique classique, mais différemment de M. Yourcenar. L’une substitue au style réaliste un style togé volontairement intempestif, proche de l’imitation classique. L’autre donne à ce style togé dont il hérite, ne serait-ce que par son intérêt commun pour l’inactuel, une composante postmoderne : non plus des Mémoires fictifs, mais un journal apocryphe, non plus l’imitation, mais la parodie blanche, non plus la citation, mais l’impli-citation. De même, si M. Yourcenar s’éloigne du héros scottien en choisissant un grand homme qui a peu à faire avec les minima de la vie quotidienne, P. Quignard s’en éloigne aussi, mais dans l’autre sens, en imaginant une femme qui n’a presque plus aucune attache avec la grande histoire : Apronenia Avitia passe à côté de l’Histoire ; comme le dit l’introduction à ses Tablettes : « Elle vit Alaric dans Rome : elle ne se soucie de noter que l’épaisseur grenue et lumineuse d’une brume qui s’élève, ou des pêcheurs au loin qui passent sur le Tibre ». Ce qui rapproche pourtant P. Quignard et M. Yourcenar, c’est cette même idée de résistance d’arrière-garde au cirque moderne, ce même retranchement lettré derrière des époques de prédilection comme l’Antiquité ou le Grand Siècle, cette même façon de sortir d’un genre populaire par un style singulier, éternel pour M. Yourcenar, étrange pour P. Quignard — et surtout, pour l’un comme pour l’autre, inactuel.
Notes
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[1]
Voir Danny Hesse, « Le clin d’œil du faussaire », dans J.-M. Graitson (dir.), Péplum : l’Antiquité dans le roman, la BD et le cinéma, Genève, CEFAL, « Bibliothèque des paralittératures de Chaudfontaine », p. 37-48 ; Claude Aziza, « Péplum : le mot et la chose », dans C. Aziza (dir.), Le Péplum : l’Antiquité au cinéma, Corlet-Télérama, « CinémAction », n° 89, p. 7-11.
-
[2]
Voir C. Aziza, art. cit.
-
[3]
Serge Daney, « Néron le flasque », dans La Maison cinéma et le monde. 2. Les Années Libé 1981-1985, Paris, P.O.L, « Trafic », p. 186-188.
-
[4]
Marguerite Yourcenar, « Ton et langage dans le roman historique », Nouvelle Revue Française, n° 238, oct. 1972, p. 101-123 ; repris dans Le Temps ce grand sculpteur, Paris, Gallimard, p. 32-38.
-
[5]
Pascal Quignard, Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia [1re éd. Paris, Gallimard, 1984], Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 1989 ?
-
[6]
György Lukács, [Der historische Roman, Berlin, 1956], Le Roman historique, trad. Robert Sailley, Paris, Payot & Rivages, 2000.
-
[7]
Walter Scott, Ivanhoe : A Romance, Edinburgh, Archibald Constable, 1819.
-
[8]
Edward Bulwer-Lytton, The Last Days of Pompeii, New York, Harper & Brothers, 1835.
-
[9]
Ibid., p. VI.
-
[10]
G. Lukács, op. cit., p. 65.
-
[11]
« Je ne peux, ni ne prétends atteindre à l’exactitude complète même en matière de costumes, et encore moins dans les questions plus cruciales de langage et de manières. Mais la même raison qui m’empêche d’écrire les dialogues en anglo-saxon ou en normand (en latin ou en grec) et m’interdit de livrer au public cette œuvre imprimée en caractères de Caxton ou de Wynken de Worde (écrit au roseau sur cinq rouleaux de parchemins — enroulés dans un anneau et cachetés) m’empêche de rester confiné dans les limites de la période où se déroule mon histoire. Il est nécessaire pour provoquer quelque intérêt, que le sujet envisagé soit, en quelque sorte, traduit dans les manières comme dans le langage de notre propre époque ». Nous traduisons, et nous mettons la citation entre guillemets car E. Bulwer-Lytton cite lui-même W. Scott.
-
[12]
Ibid., p. XI : « Rien ne donne à l’écrivain un abord plus raide et empesé que l’adoption soudaine et hâtive de la toge ».
-
[13]
Cité par Claude Aziza, op. cit., p. 24.
-
[14]
W. Scott, Ivanhoé et autres romans, trad. Philippe Jaudel, Sylvère Monod, Pierre Morère et Henri, édition de Sylvère Monod et Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. XIII.
-
[15]
Voir G. Lukács, op. cit., p. 205.
-
[16]
M. Yourcenar, art. cit., p. 31.
-
[17]
Ibid., p. 32.
-
[18]
Ibid., p. 32.
-
[19]
Erich Auerbach, [Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Bern, 1946], Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, « Tel », 1977.
-
[20]
M. Yourcenar, art. cit., p. 37.
-
[21]
Rémy Poignault, « L’oratio togata dans Mémoires d’Hadrien », dans Rémy Poignault et Jean-Pierre Castellani (dir.), Marguerite Yourcenar. Écriture, réécriture, traduction, Tours, SIEY, p. 49-63, p. 53.
-
[22]
Virgile, Énéide, I, 282 : « gentemque togatam ».
-
[23]
R. Poignault, art. cit., p. 53.
-
[24]
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 97.
-
[25]
M. Yourcenar, art. cit., p. 151.
-
[26]
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 151.
-
[27]
R. Poignault, art. cit., p. 66.
-
[28]
Plutarque, « Du visage qui se voit dans le disque de la lune », 920-945, dans Œuvres morales, 941.
-
[29]
Plutarque, « Le démon de Socrate », 575-598, dans Œuvres morales, 590.
-
[30]
M. Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, op. cit., p. 295-296.
-
[31]
Ibid., p. 354.
-
[32]
Ibid., p. 296.
-
[33]
Arrien, Le Périple du Pont-Euxin, 34 : ??????? ??? ??? ???????? ????? ???? ??? ????? ???? ?????, ?? ?? ???????? ????????????? ??? ?? ?????? ??? ?? ???? ??? ????? ??? ?? ???? ?????????? ?? ???????? ??? ?? ?????? ??’ ???? ??????? ??? ?? ???????? ???????? ??? ??????????, ?? ??? ??????????? ??????? ???? ?????????. Nous traduisons, et soulignons les passages non traduits par Yourcenar.
-
[34]
Brian McHale, Postmodernist fiction, New York, Methuen, 1985.
-
[35]
M. Yourcenar, art. cit., p. 41.
-
[36]
Pascal Quignard, Les Tablettes de buis d’Arponenia Avitia, op. cit., p. 15.
-
[37]
Fredric Jameson, « Postmodernism and consumer society » [1984-1988], dans The Cultural Turn : Selected Writings on the Postmodern 1983-1998, Londres, Verso, p. 1-20, p. 5.
-
[38]
P. Quignard, Les Tablettes de buis d’Arponenia Avitia, op. cit., p. 67.
-
[39]
Ibid., p. 89.
-
[40]
Ibid., p. 95.
-
[41]
M. Yourcenar, art. cit., p. 37.
-
[42]
P. Quignard, Les Tablettes de buis d’Arponenia Avitia, op. cit., p. 43.
-
[43]
Dominique Rabaté, Pascal Quignard : étude de l’œuvre, Paris, Bordas, « Écrivains au présent », 2008, p. 105.
-
[44]
Victor Chlovsky, « L’art comme procédé » [1917], dans Tzvetan Todorov (dir.), Théorie de la littérature, Paris, Éd. du Seuil, p. 76-97.
-
[45]
Ibid., p. 102.
-
[46]
D. Hesse, art. cit., p. 44-45.
-
[47]
P. Quignard, Les Tablettes de buis d’Arponenia Avitia, op. cit., p. 66.
-
[48]
Martial, Épigrammes, II, 42 : « Zoile, quid solium subluto podice perdis ?/ Spurcius ut fiat, Zoile, merge caput. »
-
[49]
Bernard Magné, Perecollages, 1981-1988, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, « Les Cahiers de Littératures », 1989, p. 74.