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Article de revue

La réécriture des mythes comme lieu de passage : l'exemple de Barbe-Bleue

Pages 489 à 501

Notes

  • [1]
    Pierre Albouy, Mythes et mythologies dans la littérature française, Paris, Armand Colin, Coll. U 2, 1969, p. 9-12.
  • [2]
    Voir Pierre Brunel (dir.), Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Éd. du Rocher, 1988, p. 8-9.
  • [3]
    Philippe Sellier, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, n° 55, 1984, p. 112- 126 (121).
  • [4]
    Définition inspirée par celle de Pierre Brunel dans Mythocritique, Paris : Presses Universitaires de France, 1992, p. 39.
  • [5]
    Cf. le conte « Amour et Psyché » dans L’Âne d’or d’Apulée.
  • [6]
    Par exemple, en Allemagne, Friedrich der Große, La Barbe Bleue (1779) ou Ludwig Tieck, Die sieben Weiber des Blaubart. Eine wahre Familiengeschichte (Les sept femmes de Barbe-Bleue. Une histoire de famille authentique, 1797) ; en France, les Barbe-Bleue de Valois d’Orville (1746) et Delautel (1766). Voir Martial Poirson (dir.), Perrault en scène, transpositions théâtrales de contes merveilleux, 1697-1800, Saint-Gély-du-Fesc, Éditions Espaces 34, coll. « Théâtre du XVIIIe siècle », 2009.
  • [7]
    Par exemple, Rose Terry Cooke, « Blue-Beard’s Closet » (Poems, 1861) ou Henri de Régnier : « Le Sixième mariage de Barbe-bleue » (La Canne de jaspe, 1892). Voir aussi l’article de Catherine Velay-Vallantin, « Barbe-bleue, le dit, l’écrit, le représenté », Romantisme, 1992, n° 78, p. 75-90.
  • [8]
    André Dabezies, « Des mythes primitifs aux mythes littéraires », dans Dictionnaire des mythes littéraires, op. cit., p. 1179.
  • [9]
    Cf. Bruno Bettelheim, The Uses of Enchantment. The Meaning and Importance of Fairy Tales, (Thames and Hudson, 1976) Penguin Books, 1991, p. 295-297.
  • [10]
    Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 232.
  • [11]
    Voir les Anticontes de fées de Grégoire Solotareff (illustrations de Nadja), Paris, L’école des loisirs, 2011.
  • [12]
    On notera, par exemple, les poétesses américaines : Edna St. Vincent Millay (« Bluebeard », 1917) et Sylvia Plath (« Bluebeard », date incertaine, mais composé avant 1956).
  • [13]
    Par exemple, « Les Sept femmes de la Barbe-Bleue d’Anatole France » (nouvelle éponyme, 1921), Pierrette Fleutiaux « Petit Pantalon Rouge, Barbe-Bleue et Notules » dans Métamorphoses de la reine (1984) ou « Bluebeard in Ireland » de John Updike (The Afterlife and Other Stories, 1994).
  • [14]
    Par exemple, Yoko Ogawa, Hotel Iris (1996), Ljubezni Sinjebradca (L’Amour de Barbe-Bleue) de Vinko Möderndorfer (2005) ou Barbe Bleue d’Amélie Nothomb (2012).
  • [15]
    Par exemple, Dea Loher, Barbe bleue ou l’espoir des femmes (2001), Carole Fréchette, La Petite pièce en haut de l’escalier (2008) ou Jean-Michel Rabeux, La Barbe bleue (France, 2011).
  • [16]
    Par exemple, les « Barbe Bleue » de Jacques Martin et Jean Pleyers (1984), de Jean-Pierre Kerloc’h et Sébastien Mourrain (2007), ou de Lotte Beatrix (2011).
  • [17]
    Par exemple, Raoul Barbe-Bleue, d’André Grétry (1789), Barbe-Bleue, de Jacques Offenbach (1866), Ritter Blaubart (Le Chevalier Barbe-Bleue) d’Emil Nikolaus von Reznicek (1917), L’Ottava moglie de Barbablù (La Huitième femme de Barbe-Bleue) de Vito Frazzi (1940).
  • [18]
    Par exemple, le groupe espagnol Patricio Rey y sus Redonditos de Ricota avec « Barbazul versus el Amor Letal » (« Barbe Bleue contre l’amour fatal »), Gulp !, 1985 ; le groupe écossais Cocteau Twins avec « Bluebeard », Four-Calendar Café, 1993 ; « Barbablù » de l’Italien Angelo Branduardi, Pane e Rose, 1996 ; ou « La Barbe Bleue » de Thomas Fersen, Je suis au paradis, 2011. Notons qu’au XIXe siècle, on notait déjà une « Légende de Barbe-Bleue », complainte contemporaine par le Sire de Blaguefort, chez Boucquin et Cie (1862).
  • [19]
    De Barbe-Bleue, de Marius Petipa (1896) à Blaubart, de Pina Bausch (1977).
  • [20]
    Par exemple, La Barbe Bleue (2009), théâtre d’ombres et conte musical créé par la Compagnie Comme Si sur le texte intégral de Charles Perrault et la musique d’Isabelle Aboulker.
  • [21]
    Pour une liste exhaustive des films très nombreux inspirés de « La Barbe Bleue » depuis Georges Méliès (1901) jusqu’à Catherine Breillat (2009), voir l’excellent livre de Jack Zipes, The Enchanted Screen : the Unknown History of Fairy-Tale Films (New York, Routledge, 2011). Pour les dessins animés, citons Aleksander Boubnov, La Dernière femme de Barbe Bleue (Ukraine, 1996) ou Ben Carroll, Bluebeard (Grande-Bretagne, 2007), par exemple.
  • [22]
  • [23]
    On pense ici aux variations sur le genre ainsi que sur le mythe, de Ludwig Tieck Der Blaubart, « conte théâtral » en cinq actes (1812), au pantomime de Paul Reakes, Bluebeard (2003) qui inclut des références à la série télévisée Buffy the Vampire Slayer et aux courts-métrages d’animation de Nick Park, Wallace and Gromit, en passant par Ariane et Barbe-Bleue, « conte musical » de Paul Dukas sur un livret de Maurice Maeterlinck (1899-1906).
  • [24]
    Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, op. cit., p. 12.
  • [25]
    « Interpretive communities » : voir Stanley Fish, « Interpreting the Variorum », Is There a Text in this Class ?, Cambridge, Harvard University Press, 1980, p. 147-174.
  • [26]
    Charles Perrault, « La Barbe Bleue », Les Contes de Perrault, Paris, Larousse, 1987, p. 57.
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Margaret Atwood, Bluebeard’s Egg, (McClelland & Stewart, 1983) Londres, Vintage, 1996.
  • [29]
    Une perspective que l’on retrouve dans le Blaubart de Max Frisch (1982). Cette modulation est d’autant plus intéressante que, chez Frisch, Barbe-Bleue est le narrateur du récit, en proie à un vif sentiment de culpabilité.
  • [30]
    Perrault, op. cit., p. 65.
  • [31]
    Ibid., p. 57-58.
  • [32]
    Angela Carter, The Bloody Chamber and other stories, Londres, (Gollancz, 1979) Penguin, 1981, p. 11.
  • [33]
    Ibid., p. 14.
  • [34]
    Perrault, op. cit., p. 59.
  • [35]
    Angela Carter, Notes from the Frontline. On Gender and Writing, Londres, Pandora, 1983, p. 37.
  • [36]
    Voir Margaret Atwood, Curious Pursuits : Occasional Writing, Londres, Virago, 2005.
  • [37]
    Suniti Namjoshi, Feminist Fables, Londres, Sheba Feminist Publishers, 1981, p. 69.
  • [38]
    Nothomb a répété cette position plusieurs fois lors d’interventions dans des émissions littéraires.
  • [39]
    Voir le recueil de poèmes par différents auteurs, Bluebeard’s Wives, Julie Boden et Zoe Brigley (éd.), Londres, Heaventree Press (2007).
  • [40]
    Perrault, op. cit., p. 58.
  • [41]
    On comprend mieux pourquoi ce personnage est devenu synonyme de « serial killer ».
  • [42]
    Luisa Valenzuela, « La llave », Simetrías, Buenos Aires, Ed. Sudamericana, 1993.
  • [43]
    Sandra Gilbert, « What Do Feminist Critics want ? Or a Postcard from the Volcano », ADE Bulletin, n° 66, Winter 1980, p. 16-24.
  • [44]
    Chantal Zabus, « Subversive Scribes : Rewriting in the 20th century », Anglistica (5) 1-2, 2001, p. 191-207.
  • [45]
    Sofia Rhei, « Bluebeard Possibilities », dans The Moment of Change : an Anthology of Feminist Speculative Poetry, Rose Lemberg (éd.), Seattle, Aqueduct Press, 2012.
  • [46]
    Silvina Ocampo, Cuentos completos 2, Buenos Aires, Emecé, 1999.

1Barbe-Bleue est l’un des mythes modernes les plus récurrents, récrit maintes fois, repris dans les arts visuels, digitaux et musicaux, et adapté à d’autres contextes culturels, sociologiques, psychologiques ou historiques, pour représenter non seulement une masculinité brutale et perverse, mais aussi les obstacles imposés par les sociétés patriarcales au droit des femmes à la connaissance, à l’indépendance et à l’égalité. Cette multiplication de représentations du monstre est essentiellement due, aujourd’hui, à l’intérêt que lui porte un nombre croissant d’auteurs féminins du monde entier qui, partant de la perspective de sa victime, actualisent le mythe, son discours et son mode de narration.

2 À travers cette étude, le rôle du mythe dans l’évolution de la notion de transition en littérature comparée est ici examiné. Le mythe, en effet, par sa malléabilité, offre une multitude de passages possibles entre formes (littéraires et artistiques), styles (aussi bien moyens d’expression que réactions personnelles des auteurs), idées (représentation, interprétation, inspiration et créativité), discours (du dialogue intertextuel et intermédial à l’idéologie), états (dans les étapes successives de son évolution à travers sa réception et ses adaptations), âges (historiques et générationnels), cultures (et échanges interculturels) et lieux (élaboration d’espaces littéraires et artistiques).

3 « La Barbe Bleue », dont le thème central est l’interdiction formelle de passer un certain seuil (à la fois physique, moral et cognitif), interdiction cyniquement déraisonnable et nécessairement impossible à respecter, donc enfreinte, offre une excellente illustration de l’inéluctabilité du renouvellement continu et de l’impossibilité d’empêcher toute transition, qu’elle soit humaine ou textuelle. Conte dit de fées à son origine (ce que bien des débats ont depuis contredit), c’est l’un des récits de Perrault les mieux connus universellement et, de tous les contes, l’un des plus modernisés et hybridés. Il serait d’ailleurs très difficile d’offrir une liste exhaustive de toutes les manifestations culturelles, de la simple évocation à l’hommage appuyé, associées à Barbe-Bleue, tant elles sont nombreuses et en perpétuelle mutation — ce qui précisément le fait accéder au statut de mythe littéraire.

Barbe-Bleue, un mythe littéraire

4 Pierre Albouy définit le mythe littéraire comme un personnage hérité d’une tradition orale ou littéraire, que divers auteurs traitent et modifient librement et pour lequel, à chaque reprise, s’ajoutent nécessairement des significations nouvelles. Albouy identifie différentes typologies de mythes littéraires : « hérités, inventés, nés de l’histoire et de la vie moderne, cosmique » [1], et il est évident que certains entrent dans plusieurs de ces catégories à la fois.

5 Les fonctions du mythe qui, comme le rappelle Pierre Brunel, sont de raconter, expliquer et révéler [2], s’appliquent également au mythe littéraire, même si celui-ci n’est plus ni fondateur ni anonyme, car il continue de porter des thèmes universels qu’il explore et affine à chaque réécriture. Et s’il n’est pas non plus tenu pour vrai, il s’inspire de situations souvent réalistes et contemporaines qui lui servent de tremplins pour élaborer de nouvelles lectures. Avec le mythe littéraire, la trame du récit de départ n’est pas nécessairement recyclée, et l’adaptation va parfois porter sur un de ses éléments, ou sur un personnage qui n’est pas nécessairement l’un des protagonistes originaux. Dans le mythe littéraire dont il est question ici, Barbe-Bleue lui-même peut disparaître au bénéfice de sa victime, sans nom dans l’original et nommée différemment dans les adaptations (ce qui accentue d’autant plus son « adaptabilité »). Parfois, les objets symboliques qui sont associés à l’intrigue, comme la clé que Barbe-Bleue et sa femme échangent, ou les lieux symboliques qu’ils habitent ou pénètrent, comme la pièce interdite, deviennent des motifs dans la reconstruction du mythe. Ceux-ci servent à explorer et à subvertir leurs traits de caractère — la perversité de l’un et la curiosité de l’autre, par exemple. Ainsi, alors que Philippe Sellier souligne « la riche surdétermination des maillons du scénario […] qui explique la diversité des interprétations au fil des époques et la fascination persistante du scénario » [3], comme nous le verrons, avec Barbe-Bleue le « scénario » disparaît parfois au profit de ses « maillons », effectivement surdéterminés, laissant apparaître entre eux une multiplicité de liens structurels.

6 Cette étude de Barbe-Bleue s’inscrit dans l’approche mytho-critique qui cherche à analyser des textes dévoilant un système de dynamismes imaginaires et les flux et reflux de grandes structures figuratives, au sein d’une ou plusieurs cultures à différents moments culturels donnés [4]. Les thèmes qui composent « La Barbe Bleue » sont déjà présents dans la mythologie de l’antiquité classique avec le scénario du mari interdisant à sa femme de connaître sa véritable identité sous peine de punition, à commencer par le mythe d’Eros et Psyché [5]. La jeune femme qui cherche à savoir malgré l’interdiction, c’est aussi Ève ou Pandore. Cependant, s’il est ancré dans des sources mythologiques et folkloriques, le personnage de Barbe-Bleue et les mythèmes qui le composent prennent en fait vraiment forme dans la littérature écrite, avec le conte de Charles Perrault paru dans les Contes de ma mère l’oye, en 1697. Il se développe au XVIIIe siècle [6], avant de connaître un essor formidable à partir de la fin du XIXe siècle [7]. Entre ces deux périodes, même quand les adaptations sont parodiques, il subit les influences des divers auteurs qui s’en inspirent et de leurs tendances doctrinales, s’embourgeoisant pour promouvoir des valeurs essentiellement patriarcales et conservatrices.

7 C’est à partir des années 1970 que des écrivains féministes se sont emparés de certains textes, à ce stade, canoniques de Perrault, les croisant parfois avec d’autres contes aux thèmes similaires (on pense en particulier à ceux des frères Grimm ou des Mille et une nuits, mais aussi ceux du marquis de Sade, comme dans la nouvelle « The Bloody Chamber » d’Angela Carter). Leur démarche n’est pas toujours d’historiciser les récits, et un mélange d’éléments originaux et contemporains se rencontre chez la plupart des auteurs. Elle consiste plutôt à déconstruire le socle idéologique des contes littéraires d’antan afin d’en dénoncer les fausses morales et avertissements aliénants, en particulier pour les lectrices (et, de nos jours, spectatrices également), comme dans le cas de Barbe-Bleue.

Barbe-Bleue, un personnage palingénésique

8 Barbe-bleue, selon certains chercheurs, aurait ses origines dans divers épisodes historiques (concernant, par exemple, Conomor le Maudit, Gilles de Rais ou Henri VIII d’Angleterre, parmi les plus connus). Toutefois, c’est bien le protagoniste fictif, brutal et tragique du conte de Perrault qui ressuscite dans l’imagination collective au cours des siècles, bien que son nom soit parfois associé à des figures criminelles bien réelles, comme Jack the Ripper au XIXe siècle ou Landru au XXe. C’est le processus normal : en effet, le mythe littéraire se caractérise par « un récit (ou un personnage impliqué dans un récit) symbolique, qui prend valeur fascinante (idéale ou répulsive) et plus ou moins totalisante pour une communauté humaine plus ou moins étendue à laquelle il propose en fait l’explication d’une situation ou bien un appel à l’action » [8]. Nous analyserons plus loin comment cette proposition s’applique au mythe de Barbe-Bleue vis-à-vis des lecteurs-spectateurs modernes.

9 Revenons tout d’abord sur certains aspects fondamentaux du mythe. Barbe-Bleue est un personnage sans véritable nom ; c’est son appendice pileux d’une couleur étrange qui le désigne — si bien qu’au cours du temps, il en a perdu l’article le définissant, plus personne ne mentionnant La Barbe Bleue, en dehors des références à Perrault, et encore. Bien des personnages de folklores différents l’ont précédé, eux aussi affublés d’attributs physiques insolites, trahissant un côté animal et démoniaque, en qualité de fiancé ou d’époux, potentiel ou réel, en tout cas psychotique, comme « Naso d’argento » (« Nez d’argent », conte traditionnel italien) ou « Mr Fox » (« M. Le Renard », conte traditionnel anglais) ou « La jeune Brahmane qui épousa un tigre » (« The Brahman Girl Who Married a Tiger », conte traditionnel indien), ou encore « Der Räuberbräutigam » (« Le Fiancé voleur ») des frères Grimm (parmi d’autres récits du même type, comme « Fitchers Vogel » — « L’oiseau ourdi »). Bruno Bettelheim mentionne également des contes russes et scandinaves, ainsi qu’un récit de Roumanie, « Le cochon enchanté » [9]. Peu importe en vérité que Perrault ait été conscient de ces autres récits, car c’est l’archétype du mari bestial et monstrueux qui interpelle depuis toujours, d’où sa construction progressive dans la psyché de maintes cultures jusqu’à ce qu’il trouve son incarnation la plus populaire en Barbe-Bleue. C’est à partir de ce moment que le mythe se met en place à proprement parler et qu’il devient agent de transitions entre les âges, les cultures, les genres et les arts.

10 Ces transitions passent aussi chacune par la régénérescence du style narratif. En effet, comme l’explique Claude Lévi-Strauss, l’essence du mythe « ne se trouve ni dans le style, ni dans le mode de narration, ni dans la syntaxe, mais dans l’histoire qui y est racontée » [10]. Cette remarque illustre parfaitement les adaptations de Barbe-Bleue, dirigées le plus souvent vers un public adulte mais qui continuent d’exister également pour un public enfantin [11], et que l’on retrouve en littérature (poèmes [12], nouvelles et fables [13], romans [14], théâtre [15] et bandes dessinées [16]), en musique (de l’opéra [17] à la chanson populaire [18], en passant par le ballet [19] et les adaptations scéniques [20]), au cinéma (du film au dessin animé [21]), au jeu vidéo [22], etc.

11 Barbe-Bleue se prête d’autant mieux à cette pluralité d’approches artistiques et intermédiales qu’il est lui-même de nature générique incertaine : ni véritable conte de fées (puisqu’il ne présente ni fée, ni merveilleux), ni véritable conte traditionnel non plus (contrairement aux récits qui l’accompagnent dans Les Contes de ma mère l’Oye), sa transmission mythique s’est donc naturellement et graduellement opérée à travers des textes écrits, musicaux et visuels, de façon informellement et constamment innovante [23]. La réécriture du mythe littéraire est ainsi l’illustration même de la créativité car, en effet, les variations des mythes « sont le signe même de la liberté, de la vie de la littérature » [24]. Cette qualité en fait nous ramène au conte oral, puisque l’histoire de cette hérédité créative passe autant par la mémoire que par l’imagination des auteurs, chacun développant et modulant un trait ou un aspect plutôt qu’un autre du récit de départ. Par exemple, comme nous le verrons plus loin, la double moralité de « La Barbe-Bleue », qui présente d’emblée une ambiguïté problématique, ouvre le texte à d’infinies interprétations, ce que les créateurs n’ont pas manqué d’exploiter. Enfin, comme pour le conte oral, les lecteurs-spectateurs connaissent bien l’intrigue, et la nouvelle version se doit de les surprendre dans leurs horizons d’attente, tout en satisfaisant leur sentiment d’appropriation du texte. Ainsi, de conte, Barbe-Bleue passe au statut de mythe littéraire qui, par le biais de techniques d’actualisation et d’hybridation, conserve tout son pouvoir de fascination et de réflexion.

Barbe-Bleue, conte intermédiaire

12 Examinons à présent la valeur dialogique de Barbe-Bleue. Au cours des âges, en effet, si les diverses transpositions que l’on peut dénoter apportent toutes leur pierre à l’édifice du mythe, il est particulièrement remarquable que leurs auteurs font souvent référence les uns aux autres. Il semble que le réseau intertextuel ainsi formé révèle la conscience d’une lignée artistique, une sorte de « communauté interprétative », pour reprendre le terme de Stanley Fish [25], qui n’aurait pas de limites sociales, politiques, géographiques ou culturelles. Car certains auteurs n’ont pas nécessairement entendu ou lu le conte de Perrault, et ce sont ses adaptations écrites, musicales ou visuelles qui les ont inspirés — on pense ici, en particulier, à A kékszakállú herceg vára (Le Château de Barbe-Bleue) de Béla Bartók (1911) dont les héritiers sont nombreux.

13 Divers mythèmes subissent ainsi de nombreux remodelages. Par exemple, la barbe du protagoniste sans nom, comme nous le mentionnions plus tôt, est son trait distinctif. On ne sait rien d’autre sur son physique, mais le fait qu’il est repoussant est en revanche souligné sans ambigüité : sa barbe « le rendait si laid et si terrible qu’il n’était ni femme ni fille qui ne s’enfuît de devant lui » [26], et cela en dépit de ses richesses dont la description introduit le conte. La technique de Perrault accentue le contraste entre les possibilités matrimoniales qui devraient s’ouvrir à Barbe Bleue et son apparence qui, au contraire, en font un parti peu désirable, tant et si bien que lorsqu’il demande sa nouvelle femme en mariage, il ne va pas chercher plus loin que chez « une de ses voisines » qui a deux filles et lui laisse « le choix de celle qu’elle voudrait lui donner » [27]. L’ouverture du conte est d’emblée en contraste prononcé avec la tradition du conte traditionnel : la figure masculine n’est pas celle du prince charmant, et le mariage n’a rien à voir avec un amour qui se serait construit dans l’adversité mais qui conclurait le conte dans la perspective d’un bonheur durable. Ici, le conte commence avec un mariage qui n’augure rien de bon et qui n’a rien à voir avec la formation d’un attachement sentimental quelconque. Ce renversement des conventions va donner libre cours à bien des imaginations.

14 Revenons à la barbe du personnage, le mythème le plus évident, puisqu’il confère son nom à Barbe-Bleue et qu’il est le plus souvent repris comme titre de l’adaptation, quels que soient le genre ou la langue de composition. Cet appendice a été interprété diversement comme la marque d’une sexualité masculine exacerbée, sa couleur insolite indiquant les origines sombres du personnage — la source de sa fortune n’étant pas établie —, mais surtout rappelant la pilosité du diable, ou l’étranger oriental, avec tous les stéréotypes qui s’y rattachent. Il semble en outre que le bleu représente la couleur d’une perversité à la cruauté latente et donc du danger mortel, même quand la barbe ne reste pas bleue, car le personnage conserve malgré tout ce surnom. Dans le film de Catherine Breillat, Barbe Bleue (2009), par exemple, la barbe prend valeur de prisme accaparant les couleurs naturelles quand le personnage est à l’extérieur. À l’intérieur, toutefois, elle est bel et bien bleue, et ce bleu se prononce encore quand le danger devient imminent. La barbe présente, de cette façon, toutes les facettes du personnage.

15 Dans certains récits modernes, Barbe-Bleue est un bel homme et il n’est aucunement question de barbe. On pourrait alors contester le fondement du mythème. Mais en réalité, la barbe persiste dans sa signification par association, ou parfois dans les jeux que l’auteur joue avec ses lecteurs, comme Barbe-Bleue avec ses femmes. Margaret Atwood, par exemple, dans « Bluebeard’s Egg » (1983) [28], la fait disparaître de sa description physique du personnage, mais le surnom que sa narratrice donne à son époux étant Ed Bear (littéralement l’ours Ed), en plus de nous renvoyer à l’esprit l’image du mari animal, si on l’inverse, devient beared, c’est-à-dire barbu. La nouvelle d’Atwood, comme celles de nombreuses adaptatrices de Perrault de la même génération, jongle avec les détails du conte ancien afin d’obliger ses lecteurs à examiner certaines idées reçues. Son Barbe-Bleue est un homme moderne qui ne tue plus ses femmes, mais détruit leurs vies [29]. Atwood appartient à la communauté interprétative des femmes artistes et adaptatrices de Barbe-Bleue sur laquelle nous allons nous pencher à présent.

La critique féministe de Barbe-Bleue

16 Le conditionnement moral et social et le traitement des femmes, en particulier, sont évidemment au cœur des réécritures de Barbe-Bleue. De nombreuses artistes, ces dernières décennies, se sont insurgées contre la propagation incessante de principes misogynes qui régissent encore les mentalités et qui étaient déjà bien présentes dans « La Barbe-Bleue ». Par exemple, la tradition de la cour faite aux femmes, la flatterie déployée envers elles avant le mariage, le principe de la séduction censée les amadouer, avant d’abuser d’elles, parfois par la violence, par la suite, est un des thèmes qui reviennent dans bien des textes. C’est l’hypocrisie de la seconde morale de Perrault (surtout quand on considère les droits des femmes à son époque) qui provoque leur courroux :

17

Pour peu qu’on ait l’esprit sensé,
Et que du monde on sache le grimoire,
On voit bientôt que cette histoire
Est un conte du temps passé ;
Il n’est plus d’époux si terrible,
Ni qui demande l’impossible ;
Fût-il mécontent ou jaloux,
Près de sa femme on le voit filer doux ;
Et de quelque couleur que sa barbe puisse être,
On a peine à juger qui des deux est le maître. [30]

18 Barbe-Bleue, pour séduire l’une des jeunes filles à marier, avait offert des festins, déployé toutes ses richesses, ce qui avait eu l’effet escompté : « tout alla si bien, que la cadette commença à trouver que le maître du logis n’avait plus la barbe si bleue et que c’était un fort honnête homme » [31]. Angela Carter (qui a aussi été traductrice des contes de Perrault) y décèle la corruption qui s’annonce, celle qui passe par le pouvoir que le mari détient grâce à l’argent. La jeune femme de sa propre version, « The Bloody Chamber » (1979), a ses premiers soupçons quand elle reçoit son cadeau de mariage : « His wedding gift, clasped round my throat. A choker of rubies, two inches wide, like an extraordinary precious slit throat. » [32] Le collier de rubis dessine sur son cou l’égorgement qui la guette. Le « Marquis » (référence aux origines françaises de son personnage), dont la barbe à chaque baiser qu’il offre à sa femme est tantôt douce, tantôt dure, et tantôt les deux à la fois, est d’une nature aussi imprévisible que son aïeul, mais plus explicitement libidineuse. Son lit est entouré de miroirs reflétant ses fantasmes, mais surtout sa jeune femme qui est ainsi multipliée en une « multitude of young girls […] identical in their chic navy blue tailor-mades […]. “See”, he said, gesturing towards those elegant girls. “I have acquired a whole harem for myself !” » [33]. La femme perd ainsi son individualité pour devenir un article dans une série, comme les femmes du cabinet des horreurs dans le château de Barbe-Bleue, dont « le plancher était tout couvert de sang caillé […] [dans lequel] se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs » [34]. Ce sang est d’ailleurs la marque même de la corruption qui souille à jamais les femmes en contact avec un uxoricide, ce sang que la jeune femme du conte ne peut effacer de la clé qu’il lui a donnée et qui annonce sa sentence de mort (métaphoriquement, à plusieurs égards).

19 Pour Carter, le rôle de la reprise est d’user d’une grande liberté de création afin d’apporter de nouvelles valeurs au texte d’origine, et surtout de secouer les lecteurs : « I am all for putting old wine in new bottles, especially if the pressure of the new wine makes the old bottles explode. » [35] Atwood, qui l’a lue et beaucoup admirée, a loué Carter pour son exploration courageusement subversive des aspects ténébreux de la nature humaine [36].

20 Arrêtons-nous à présent sur une autre dénonciation de l’hypocrisie de la seconde morale de Perrault, celle de Suniti Namjoshi qui condamne avec sarcasme la tradition d’assujettissement des femmes dans sa version de Barbe-Bleue, intitulée « A Room of his own » (1981) : elle ne se sert pas des jalons du texte, qu’elle considère comme implicites, et va droit au but : le moment du retour du mari. Ici, changement de ton, car ce n’est pas la colère qui domine les émotions de Barbe-Bleue cette fois, mais la stupéfaction : il ne peut que constater, en effet, que la maison est impeccablement tenue et que la pièce interdite n’a pas été visitée. Cela ne sauve pas la jeune femme pour autant, car il demande des comptes : n’était-elle pas curieuse, ne désirait-elle pas connaître ses secrets, et voir ce qui se trouve dans cette pièce ? À toutes ces questions, la jeune femme répond que non, et finalement ajoute qu’elle estime qu’il a parfaitement le droit d’avoir une pièce à lui. Et le texte conclut : « This so incensed him that he killed her on the spot. At the trial he pleaded provocation. » [37] Dans un chavirement de la morale de Perrault, la non-curiosité coûte ainsi sa vie à la femme. Cette version critique implicitement les textes qui donnent (encore) tort à la protagoniste, avançant qu’elle n’a pas respecté le besoin, bien naturel, d’espace intime que peut avoir un mari et qu’elle a donc trahi la confiance du sien (c’est notamment le point de vue d’Amélie Nothomb, dont le roman Barbe Bleue est paru en 2012 [38]). Cependant, cette interprétation est aujourd’hui assez exceptionnelle, et elle est même nettement renversée chez d’autres auteurs féminins qui prônent le droit des femmes à leur propre espace intime [39].

21 Cet argument nous amène à un autre mythème : la clé. Les textes qui blâment l’héroïne pour son indiscrétion semblent ne pas prendre suffisamment en compte les détails exacts de la situation. Barbe-Bleue donne en effet toutes ses clés à sa femme pour qu’elle puisse profiter de tout ce que le château contient — ce qui en soi constitue une réaffirmation que c’est bien lui qui commande, et qu’exceptionnellement, puisqu’il s’absente, il condescend à lui laisser la responsabilité du foyer. En effet, cette remise des clés s’accompagne d’une mise en garde : la femme ne devra, sous aucun prétexte et sous peine de châtiment sévère, utiliser la petite clé qui ouvre le « cabinet au bout de la grande galerie de l’appartement bas » [40] pour y pénétrer. Lui ayant donné une clé qu’elle ne demandait pas, qui ouvre une pièce à laquelle elle n’avait jamais songé, tout en lui en donnant la position précise, il lui lance en réalité un défi d’obéissance aveugle, un défi proféré comme une terrible menace (qu’il ne demande que d’exécuter), confirmant qu’il est bien l’unique maître [41].

22 Le conte de Luisa Valenzuela, « La llave » (« La clé », 1993) [42], comme celui de la plupart des autres femmes auteurs de versions de Barbe-Bleue, opte pour la narration à la première personne, s’appropriant le point de vue narratif, ce qui dans son cas se justifie d’autant plus que la femme de Barbe-Bleue s’y plaint justement de ce que Perrault et d’autres ont déformé son caractère et transformé la qualité salutaire de sa curiosité en un défaut abject. Son histoire se situe dans le contexte politiquement tragique de l’Argentine, et revendique le besoin et la nécessité de comprendre ce qu’il est advenu des disparus d’un régime totalitaire, même s’il doit vous en coûter. C’est l’appel à l’action qu’identifiait André Dabezies plus tôt. Ici, Valenzuela réunit conte et histoire contemporaine d’un point de vue postmoderne combinant des styles hétérogènes. Elle rompt, comme son héroïne, avec les limites qui s’imposent à elle, cette fois discursives, en refusant de différencier le récit historique du récit non-historique, démontrant ainsi le rôle de la littérature, et donc du mythe, dans la critique des sociétés.

23 La perspective politique a bien sa place ici et Sandra Gilbert voit, dans le dialogue intertextuel et interdisciplinaire, le besoin des femmes d’examiner leur condition sociale à travers le projet de « review, reimagine, rethink, rewrite, revise, and reinterpret » les événements et les textes qui les affectent personnellement et collectivement [43]. Chantal Zabus la rejoint sur ce point et suggère, en jouant sur l’homophonie de rewriting et re-righting, que l’écriture peut servir à aborder le sujet de l’injustice et de l’abus des personnes dans le but de les redresser [44].

24 Les auteurs modernes, toutes origines confondues, ont bien compris que la seconde morale de Perrault essaie en fait, sur un ton plaisantin, d’alléger la première, qui plaçait injustement la responsabilité de la situation sur le compte de l’héroïne, de ce défaut méprisable et typiquement féminin, semble-t-il ici, sa curiosité (autre mythème) :

25

La curiosité, malgré tous ses attraits,
Coûte souvent bien des regrets ;
On en voit, tous les jours, mille exemples paraître.
C’est, n’en déplaise au sexe, un plaisir bien léger ;
Dès qu’on le prend, il cesse d’être.
Et toujours il coûte trop cher.

26 À cette morale, qui n’a pas de sens, étant donné que le conte vient de démontrer que sa curiosité a permis à la jeune femme de se libérer du joug marital et économique qui l’avait placée dans cette situation hautement périlleuse, les auteurs apportent sans ambages leur interprétation. L’interdiction qu’impose Barbe-Bleue est tellement insensée qu’elle ne peut être qu’un moyen pour le mari d’établir une position de dominance, en réalité inacceptable. En effet, la toute première épouse à avoir désobéi avait forcément trouvé la pièce interdite vide. Comment représenter le premier crime, dans ces conditions, autrement qu’en excès d’autorité patriarcale, aussi violente qu’injustifiée ? La réécriture du conte devient le moyen de discuter de la politique des sexes et de questions égalitaires. Le mythe littéraire se fait ainsi l’écho de l’évolution des mentalités. C’est ce que l’on constaste chez Sofía Rhei, par exemple, qui, dans son poème « Bluebeard Possibilities » (2012), suggère avec humour que l’heure de la vengeance a sonné :

27

She didn’t accept the key.
He killed her anyway.
The other dead women told her that they had done the same.
But at last we are seven, they said. Now we can avenge ourselves.[45]

28 Rhei, comme d’autres de ses congénères, refuse de cette manière la victimisation de l’héroïne. Silvina Ocampo va plus loin dans la subversion, avec son conte « Jardín de infierno » (« Jardin d’enfer », 1999) [46]. Elle y transforme Barba Azul (Barbe-Bleue en espagnol) en une maîtresse femme, appelée Bárbara, qui domine son mari. L’histoire est similaire à celle de Perrault en tous points, hormis le fait que le mari n’en réchappe pas puisqu’il se suicide en laissant un mot qui indique qu’il préfère la compagnie des cadavres de ceux qui l’ont précédé à celle d’une femme autoritaire. L’ironie d’Ocampo n’est pas sans rappeler celle de Catherine Breillat qui clôt son film avec l’image de la tête de Barbe-Bleue sur un plateau, placé devant sa jeune femme, dans une posture qui évoque les nombreuses représentations de Judith et Salomé.

29 Le jardin d’enfer d’Ocampo a beau être en principe ouvert, contrairement à la pièce infernale de Barbe-Bleue, c’est un lieu de cauchemar qui explore les recoins sombres de l’esprit humain. Sa compatriote argentine, Luisa Valenzuela, elle aussi désirait renverser l’idée de fin heureuse et de consolation propre au conte de fées — idée que Perrault avait justement remise en question, sciemment ou pas, avec Barbe-Bleue. Elle sous-titra son recueil de contes, Simetrías (Symétries, 1993), « Cuentos de hades » (contes d’Hadès) jouant avec le terme espagnol pour les contes de fées, « cuentos de hadas » — ce qui nous ramène à nouveau à Angela Carter qui utilisait le personnage de la mère (et non pas ceux des frères) pour sauver son héroïne avant le moment fatal, comme dans le mythe de Déméter et Perséphone — autre histoire de vengeance féminine face à l’abus perpétré par une figure masculine toute-puissante (le dieu Hadès, justement).

30 Ce dernier exemple montre que le mythe littéraire est cyclique de façon intrinsèquement désordonnée, et qu’en offrir une présentation purement diachronique s’avèrerait complexe, car les référents vont et viennent, selon les (re) découvertes de textes, d’autres mythes, selon les cultures et les contextes historiques, politiques et sociologiques. En effet, tout auteur de reprise s’inscrit dans une quête esthétique qui lui est contemporaine, tout en démontrant une connaissance étendue des quêtes qui l’ont précédé. La nature dialogique de la réécriture fait partie inhérente du mythe littéraire, tour à tour déconstruit et reconstruit par les divers discours qui le composent — qu’ils constituent en partie ou totalement une imitation, une parodie ou une critique. Comme nous l’avons vu, le mythe fluctue et s’enrichit à chaque interprétation.

31 De cette manière, par son étude des manifestations transitoires de la construction des mythes littéraires, la mytho-critique accompagne et affirme l’évolution, l’expansion de la littérature comparée. Elle étudie les relations de complémentarité entre les formes, les styles, les genres, et le dialogue qui en résulte de manière à la fois interculturelle et intertextuelle. Elle nous a permis ici d’examiner un mythe moderne aux origines variées et anciennes, Barbe-Bleue, un mythe qui appartient clairement à la bibliothèque mondiale. Les mythes font partie des lieux de passage qu’identifiaient les premiers comparatistes dans l’espoir de former par leurs efforts une humanité cosmopolite. Barbe-Bleue est donc aussi le monstre que tout comparatiste se doit de combattre, celui qui tente d’empêcher la traversée des espaces de pensée, de la compréhension des êtres entre eux et donc le partage de la connaissance.

Notes

  • [1]
    Pierre Albouy, Mythes et mythologies dans la littérature française, Paris, Armand Colin, Coll. U 2, 1969, p. 9-12.
  • [2]
    Voir Pierre Brunel (dir.), Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Éd. du Rocher, 1988, p. 8-9.
  • [3]
    Philippe Sellier, « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? », Littérature, n° 55, 1984, p. 112- 126 (121).
  • [4]
    Définition inspirée par celle de Pierre Brunel dans Mythocritique, Paris : Presses Universitaires de France, 1992, p. 39.
  • [5]
    Cf. le conte « Amour et Psyché » dans L’Âne d’or d’Apulée.
  • [6]
    Par exemple, en Allemagne, Friedrich der Große, La Barbe Bleue (1779) ou Ludwig Tieck, Die sieben Weiber des Blaubart. Eine wahre Familiengeschichte (Les sept femmes de Barbe-Bleue. Une histoire de famille authentique, 1797) ; en France, les Barbe-Bleue de Valois d’Orville (1746) et Delautel (1766). Voir Martial Poirson (dir.), Perrault en scène, transpositions théâtrales de contes merveilleux, 1697-1800, Saint-Gély-du-Fesc, Éditions Espaces 34, coll. « Théâtre du XVIIIe siècle », 2009.
  • [7]
    Par exemple, Rose Terry Cooke, « Blue-Beard’s Closet » (Poems, 1861) ou Henri de Régnier : « Le Sixième mariage de Barbe-bleue » (La Canne de jaspe, 1892). Voir aussi l’article de Catherine Velay-Vallantin, « Barbe-bleue, le dit, l’écrit, le représenté », Romantisme, 1992, n° 78, p. 75-90.
  • [8]
    André Dabezies, « Des mythes primitifs aux mythes littéraires », dans Dictionnaire des mythes littéraires, op. cit., p. 1179.
  • [9]
    Cf. Bruno Bettelheim, The Uses of Enchantment. The Meaning and Importance of Fairy Tales, (Thames and Hudson, 1976) Penguin Books, 1991, p. 295-297.
  • [10]
    Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 232.
  • [11]
    Voir les Anticontes de fées de Grégoire Solotareff (illustrations de Nadja), Paris, L’école des loisirs, 2011.
  • [12]
    On notera, par exemple, les poétesses américaines : Edna St. Vincent Millay (« Bluebeard », 1917) et Sylvia Plath (« Bluebeard », date incertaine, mais composé avant 1956).
  • [13]
    Par exemple, « Les Sept femmes de la Barbe-Bleue d’Anatole France » (nouvelle éponyme, 1921), Pierrette Fleutiaux « Petit Pantalon Rouge, Barbe-Bleue et Notules » dans Métamorphoses de la reine (1984) ou « Bluebeard in Ireland » de John Updike (The Afterlife and Other Stories, 1994).
  • [14]
    Par exemple, Yoko Ogawa, Hotel Iris (1996), Ljubezni Sinjebradca (L’Amour de Barbe-Bleue) de Vinko Möderndorfer (2005) ou Barbe Bleue d’Amélie Nothomb (2012).
  • [15]
    Par exemple, Dea Loher, Barbe bleue ou l’espoir des femmes (2001), Carole Fréchette, La Petite pièce en haut de l’escalier (2008) ou Jean-Michel Rabeux, La Barbe bleue (France, 2011).
  • [16]
    Par exemple, les « Barbe Bleue » de Jacques Martin et Jean Pleyers (1984), de Jean-Pierre Kerloc’h et Sébastien Mourrain (2007), ou de Lotte Beatrix (2011).
  • [17]
    Par exemple, Raoul Barbe-Bleue, d’André Grétry (1789), Barbe-Bleue, de Jacques Offenbach (1866), Ritter Blaubart (Le Chevalier Barbe-Bleue) d’Emil Nikolaus von Reznicek (1917), L’Ottava moglie de Barbablù (La Huitième femme de Barbe-Bleue) de Vito Frazzi (1940).
  • [18]
    Par exemple, le groupe espagnol Patricio Rey y sus Redonditos de Ricota avec « Barbazul versus el Amor Letal » (« Barbe Bleue contre l’amour fatal »), Gulp !, 1985 ; le groupe écossais Cocteau Twins avec « Bluebeard », Four-Calendar Café, 1993 ; « Barbablù » de l’Italien Angelo Branduardi, Pane e Rose, 1996 ; ou « La Barbe Bleue » de Thomas Fersen, Je suis au paradis, 2011. Notons qu’au XIXe siècle, on notait déjà une « Légende de Barbe-Bleue », complainte contemporaine par le Sire de Blaguefort, chez Boucquin et Cie (1862).
  • [19]
    De Barbe-Bleue, de Marius Petipa (1896) à Blaubart, de Pina Bausch (1977).
  • [20]
    Par exemple, La Barbe Bleue (2009), théâtre d’ombres et conte musical créé par la Compagnie Comme Si sur le texte intégral de Charles Perrault et la musique d’Isabelle Aboulker.
  • [21]
    Pour une liste exhaustive des films très nombreux inspirés de « La Barbe Bleue » depuis Georges Méliès (1901) jusqu’à Catherine Breillat (2009), voir l’excellent livre de Jack Zipes, The Enchanted Screen : the Unknown History of Fairy-Tale Films (New York, Routledge, 2011). Pour les dessins animés, citons Aleksander Boubnov, La Dernière femme de Barbe Bleue (Ukraine, 1996) ou Ben Carroll, Bluebeard (Grande-Bretagne, 2007), par exemple.
  • [22]
  • [23]
    On pense ici aux variations sur le genre ainsi que sur le mythe, de Ludwig Tieck Der Blaubart, « conte théâtral » en cinq actes (1812), au pantomime de Paul Reakes, Bluebeard (2003) qui inclut des références à la série télévisée Buffy the Vampire Slayer et aux courts-métrages d’animation de Nick Park, Wallace and Gromit, en passant par Ariane et Barbe-Bleue, « conte musical » de Paul Dukas sur un livret de Maurice Maeterlinck (1899-1906).
  • [24]
    Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, op. cit., p. 12.
  • [25]
    « Interpretive communities » : voir Stanley Fish, « Interpreting the Variorum », Is There a Text in this Class ?, Cambridge, Harvard University Press, 1980, p. 147-174.
  • [26]
    Charles Perrault, « La Barbe Bleue », Les Contes de Perrault, Paris, Larousse, 1987, p. 57.
  • [27]
    Ibid.
  • [28]
    Margaret Atwood, Bluebeard’s Egg, (McClelland & Stewart, 1983) Londres, Vintage, 1996.
  • [29]
    Une perspective que l’on retrouve dans le Blaubart de Max Frisch (1982). Cette modulation est d’autant plus intéressante que, chez Frisch, Barbe-Bleue est le narrateur du récit, en proie à un vif sentiment de culpabilité.
  • [30]
    Perrault, op. cit., p. 65.
  • [31]
    Ibid., p. 57-58.
  • [32]
    Angela Carter, The Bloody Chamber and other stories, Londres, (Gollancz, 1979) Penguin, 1981, p. 11.
  • [33]
    Ibid., p. 14.
  • [34]
    Perrault, op. cit., p. 59.
  • [35]
    Angela Carter, Notes from the Frontline. On Gender and Writing, Londres, Pandora, 1983, p. 37.
  • [36]
    Voir Margaret Atwood, Curious Pursuits : Occasional Writing, Londres, Virago, 2005.
  • [37]
    Suniti Namjoshi, Feminist Fables, Londres, Sheba Feminist Publishers, 1981, p. 69.
  • [38]
    Nothomb a répété cette position plusieurs fois lors d’interventions dans des émissions littéraires.
  • [39]
    Voir le recueil de poèmes par différents auteurs, Bluebeard’s Wives, Julie Boden et Zoe Brigley (éd.), Londres, Heaventree Press (2007).
  • [40]
    Perrault, op. cit., p. 58.
  • [41]
    On comprend mieux pourquoi ce personnage est devenu synonyme de « serial killer ».
  • [42]
    Luisa Valenzuela, « La llave », Simetrías, Buenos Aires, Ed. Sudamericana, 1993.
  • [43]
    Sandra Gilbert, « What Do Feminist Critics want ? Or a Postcard from the Volcano », ADE Bulletin, n° 66, Winter 1980, p. 16-24.
  • [44]
    Chantal Zabus, « Subversive Scribes : Rewriting in the 20th century », Anglistica (5) 1-2, 2001, p. 191-207.
  • [45]
    Sofia Rhei, « Bluebeard Possibilities », dans The Moment of Change : an Anthology of Feminist Speculative Poetry, Rose Lemberg (éd.), Seattle, Aqueduct Press, 2012.
  • [46]
    Silvina Ocampo, Cuentos completos 2, Buenos Aires, Emecé, 1999.
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