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Article de revue

Une nouvelle Renaissance ? Les auteurs dramatiques postcoloniaux et l'héritage grec au tournant du XXIe siècle

Pages 475 à 486

Notes

  • [1]
    Sony Labou Tansi, « Donner du souffle au temps et polariser l’espace », Recherche Pédagogie et cultures, n° 61, janvier-mars 1983, p. 22-24.
  • [2]
    Voir Koffi Kwahulé, Pour une critique du théâtre ivoirien contemporain, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • [3]
    Pour exemples, la Griotique, de Niangoran Porquet, le Digida de Zadi Zaourou.
  • [4]
    Voir Kossi Efoui, Io (tragédie), Le Bruit des autres, 2006.
  • [5]
    Voir Jacques Scherer, Dramatugies d’Œdipe, Paris, PUF, 1987.
  • [6]
    Voir Koffi Kwahulé, Misterioso-119, Éditions théâtrales, 2005. Dans Une vie familiale, pièce inédite à ce jour, l’auteure martiniquaise Gaël Octavia, née en 1977, convoque le mythe de Médée pour représenter l’envers du « potomitan », mot créole qui désigne le rôle de pilier que la femme antillaise contemporaine est destinée à assumer au sein du foyer.
  • [7]
    Aristote, Poétique, traduction et notes de lecture de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, préface de Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1980, chapitre 4.
  • [8]
    Peter Szondi, Theorie des modernen Dramas [1956] ; trad. par Sibylle Muller : Théorie du drame moderne, Circé, « Penser le théâtre », 2006.
  • [9]
    Voir Martin Mégevand et Mireille Losco, art. « Chœur/Choralité », dans Lexique du drame moderne et contemporain, Paris, Circé poche, 2004, p. 42.
  • [10]
    Jean-Pierre Sarrazac, L’avenir du drame, « Dualité du Chœur », Circé, 1999, p. 90.
  • [11]
    Jean-Pierre Sarrazac, « Crise du drame », dans Lexique du drame moderne et contemporain, op. cit., p. 8-9.
  • [12]
    Pour une critique du théâtre ivoirien, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • [13]
    Ibid., p. 10.
  • [14]
    Cf. Koffi Kwahulé et Gilles Mouëllic, Frères de son. Kwahulé et le jazz : entretiens, Théâtrales, 2007.
  • [15]
    Dans Théâtres Sud, n° 2, L’Harmattan, 1990, p. 69-103.
  • [16]
    Jacques Chevrier était l’un d’entre eux. Cf. « L’avènement du carrefour », dans Le Théâtre de Kossi Efoui : une poétique du marronnage, Sylvie Chalaye (dir.), Paris, L’Harmattan, 2011, p. 67-71.
  • [17]
    Je fais référence à l’essai de Jacques Scherer, Dramaturgies d’Œdipe, cité dans l’introduction de cette étude.
  • [18]
    Au début de son ouvrage sur Le théâtre d’Afrique noire francophone (Presses Universitaires de France, 1992), Jacques Scherer, auteur du célèbre essai La dramaturgie classique en France, rappelle à la page 6 de son ouvrage qu’il a eu « le privilège d’être le condisciple de Senghor et de Césaire » et qu’il a pu ainsi « assister à la naissance du concept de négritude ».
  • [19]
    Dans Anne Bouvier Cavoret (éd.), Le Théâtre et le Sacré, Klincksieck, Actes et Colloques, Publications du laboratoire Théâtres, langages et Sociétés, n° 45, 1996, p. 189-207.
  • [20]
    Il s’agit de la traduction de Jean Marnold et de Jean Morland, parue en 1901 au Mercure de France, et intitulée L’origine de la tragédie.
  • [21]
    Victor Hugo, dans son Shakespeare, ne cesse de faire référence à Eschyle.
  • [22]
    Cité par Dominique Combe, art. cit., p. 201.
  • [23]
    À ce sujet, voir le livre de Rodney E. Harris, L’Humanisme dans le théâtre d’Aimé Césaire, Ottawa, Éd. Naaman, 1973 ; la thèse de Diakhaté Ousmane, Culture et influences européennes dans le théâtre négro-africain moderne, soutenue en 1984, à Montpellier III, sous la direction de D. Gontard ; Suzanne Houyoux, Quand Césaire écrit, Lumumba parle, Édition commentée de Une saison au Congo, Paris, L’Harmattan, 1993 et plus récemment, la réflexion de Joseph Jos, « Aimé Césaire, nègre gréco-latin », dans Aimé Césaire, Une pensée pour le XXIe siècle, Paris, Présence africaine, 2003, p. 100-101.
  • [24]
    Voir, à titre d’exemple, la « Lettre à trois poètes de l’hexagone », dans Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1990, p. 374-414.
  • [25]
    Léopold Sédar Senghor, « Quand les lamentins vont boire à la source », dans Œuvre poétique, Paris, Éditions du Seuil, « Points Poésie », 2006, p. 173.
  • [26]
    L.S. Senghor, Négritude et humanisme, dans Liberté 1, Paris, Seuil, 1964, p. 15.
  • [27]
    Muriel Steinmetz, « La question noire concerne aussi le Blanc », L’Humanité, 5 mai 2008.
  • [28]
    L.S. Senghor, Chants d’ombre, dans Œuvre poétique (op. cit.), p. 18.
  • [29]
    Id., p. 27.
  • [30]
    Jean-Paul Sartre, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2001, p. XLI (1re éd., 1948).
  • [31]
    L.S. Senghor, « Ce que l’homme noir apporte », dans Présences, Paris, Plon, 1939.
  • [32]
    Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal [1939], Éditions Présence africaine, 1983.
  • [33]
    Frères de son (op. cit.), p. 80.
  • [34]
    W.E.B. Du Bois, The Souls of Black Folk [1903] ; introduction, notes, postface, et traduction de Magali Bessone : Les Âmes du peuple noir, « Sur nos luttes spirituelles », Paris, Éditions de La Découverte, 2007, p. 11-12.
  • [35]
    Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
  • [36]
    Hannah Arendt, Between Past and Future : Six Exercices in Political Thought, New York, 1961, augmenté de deux essais en 1968 ; traduction française P. Lévy : La Crise de la culture, Paris, Gallimard, [1972], « Folio essais », 1989.
  • [37]
    Dieudonné Niangouna, Le Socle des vertiges, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2011.
  • [38]
    Nous développons ici une hypothèse que nous avions formulée à la fin d’un article intitulé « Tragédie et utopie », consacré au théâtre de Kossi Efoui, dans Le Théâtre de Kossi Efoui : une poétique du marronnage (op. cit.), p. 228-239.
  • [39]
    Denis Guénoun, Hypothèses sur l’Europe, Circé, 2000, p. 94 : « ce qui revient désormais au monde c’est le Sud comme revers ».
  • [40]
    Florence Dupont, « La tragédie grecque : une invention moderne », dans Patricia Vasseur-Legangneux (éd.), Les Tragédies grecques sur la scène moderne : une utopie théâtrale, Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 13. Voir aussi Florence Dupont, Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Paris, Flammarion, 2007.
  • [41]
    Du Bellay, Défense et illustration de la langue française, éd. J. Borel, Gallimard, « Poésie », 1975, I, III, p. 208.
  • [42]
    Kossi Efoui, Volatiles, Éditions Joca Seria, 2006, p. 49.
  • [43]
    Bernard Stiegler, Jean-Christophe Bailly, Denis Guénoun, Le Théâtre, le peuple, la passion, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2006.
  • [44]
    J’écris cette expression entre guillemets, car la notion de « musique noire » est sujet de polémique et peut être contestée. Cf. Peut-on parler de musique noire ?, Volume 8-1, mai 2011, coordonné par Emmanuel Parent.
  • [45]
    [Amiri Baraka, Blues People, 1963] ; la traduction en français par Jacqueline Bernard de son livre est signée de son nouveau nom après sa conversion à l’islam : LeRoi Jones, Le Peuple du blues, Paris, Folio Gallimard, 1996, p. 15.
  • [46]
    Le discours de Martin Luther King, prononcé le 28 août 1963, est une illustration célèbre de cet espoir d’un espace politique commun.
  • [47]
    Le Peuple du blues (op. cit.), p. 16.
  • [48]
    Cf. Derrick Darby et Tommie Shelby (dir.), Hip Hop And Philosophy : Rhyme 2 Reason, Open Court Publishing, 2005. L’ouvrage contient une préface de Cornel West. Bill E. Lawson rappelle que les racines du hip hop se trouvent dans les luttes politiques des Noirs américains. Sans doute les jeunes hip-hopers n’éprouvent-ils pas la même « frustration » — c’est le mot employé par l’auteur de cet article intitulé « Microphone Commandos : Rap Music and Political Philosophy » — à l’égard de l’Amérique que les précédentes générations d’Afro-américains. Pourtant, « le hip hop, en tout cas dans son versant politique, s’exprime pour le processus infini de la justice sociale, mais d’une voix d’après les droits civiques » (« Hip-hop culture, at least the political segment, speaks to unfinished business of social justice but in a post-civil rights voice », p. 172).
  • [49]
    Entretien avec Tirthankar Chanda, octobre 2011 (http://www.rfi.fr/afrique/).
  • [50]
    « Koffi Kwahulé : éloge de l’hérésie », dans Sylvie Chalayé, Afrique noire et dramaturgies contemporaines, Paris, Théâtrales, « Passages francophones », 2004, p. 40.
  • [51]
    Cité dans « Génération “alien” », dans S. Chalayé, Afrique noire et dramaturgies contemporaines (op. cit.), p. 85.
  • [52]
    Daryush Shayegan, La Conscience métisse, Albin Michel, « Bibliothèque idées », 2012, p. 23.
  • [53]
    Dieudonné Niangouna s’en inspire pour écrire Attitude clando (dans Les Inepties volantes, Besançon, Solitaires intempestifs, 2010).

1 « Je n’ai aucune envie de me frapper des ancêtres en Grèce ou en Perse, aucune envie de fouiller le culte de Dionysos, les senteurs de l’esthétique nègre. Les Indiens, les Incas, les Zimbabwe, les Kongo n’ignoraient rien de l’art dramatique : les danses guerrières ou initiatiques, malgré leur contenu rituel et leur manque de gratuité ont été d’abord et avant tout des morceaux de théâtre. » [1] En affirmant avec véhémence la théâtralité des rites américains et africains, le dramaturge congolais Sony Labou Tansi [1947-1995], au début des années quatre-vingt, disait son refus d’être l’héritier d’une forme en laquelle l’Occident voit l’origine de son théâtre et de se soumettre à l’hégémonie du modèle grec sur l’expression dramatique. Il adoptait alors une posture que les auteurs dramatiques postcoloniaux des générations suivantes revendiqueront avec la même radicalité, refusant l’inféodation aux modèles occidentaux qui avait jusqu’alors marqué la majeure partie des écritures dramatiques de l’Afrique subsaharienne. Car, au moment des Indépendances, entre 1966 et 1971 [2], si les auteurs de théâtre faisaient le procès du colonialisme, c’était sans remettre en cause la forme dramatique, legs encore incontesté de l’Occident. À partir de 1971, le désir d’émancipation s’exprime par la recherche d’expressions théâtrales « authentiquement » africaines [3], dans lesquelles rituels, masques et marionnettes sont à l’honneur. À l’encontre de cette perspective essentialiste, Sony Labou Tansi invite à une mise en crise du drame et à la recherche de formes dramatiques inédites, recherche poétique que poursuivent jusqu’à aujourd’hui les auteurs contemporains de la Postcolonie.

2 Pour saisir les liens qu’ils tissent avec l’héritage grec, incontournable, semble-t-il, lorsqu’il s’agit d’écrire du théâtre, nous n’articulerons pas notre réflexion autour des mythes. Est-il en effet besoin de rappeler combien les mythes, qu’Eschyle, Sophocle et Euripide ont mis en scène au Ve siècle av. J.-C., sont d’une richesse et d’une profondeur telles qu’ils sont universels et intemporels ? Il n’est donc guère étonnant de trouver, dans les textes des auteurs postcoloniaux contemporains, des références plus ou moins explicites à Antigone, Médée, Io, Ariane, Orphée, et de repérer des jeux d’intertextualité avec les textes antiques [4]. Jacques Scherer, en 1987, dans un ouvrage intitulé Dramaturgies d’Œdipe[5], avait déjà montré la vitalité du mythe d’Œdipe dans les dramaturgies d’Afrique noire. Il y a encore aujourd’hui des Médée postcoloniales [6] qui perpétuent sur scène l’acte monstrueux de la fille d’Aiétès. Nous nous intéresserons en revanche au chœur. Matrice du théâtre grec antique, le chœur, sous des formes renouvelées, est en effet omniprésent dans les dramaturgies postcoloniales contemporaines. L’attention portée à cet objet théâtral, dont l’histoire est longue de plus de deux mille ans, permettra de penser les liens entre les auteurs de la Postcolonie et l’héritage grec, et de mettre en lumière les rapports inédits qu’ils instaurent avec toute forme d’héritage, œuvrant ainsi à une nouvelle modernité.

Des écritures en crise

3 Aristote [7] situe l’origine de la tragédie grecque dans les chants choraux en l’honneur de Dionysos, les dithyrambes. Depuis la fin du Ve siècle av. J.C. cependant, le chœur, sauf quelques exceptions notables, s’est absenté des expressions dramatiques occidentales. Il y réapparaît à la fin du XIXe siècle, à l’époque de la « crise du drame », analysée par Peter Szondi dans sa Théorie du drame moderne[8]. Mais il revêt alors une forme nouvelle, variable selon les auteurs et les dramaturgies, qui n’a plus guère à voir avec le caractère monolithique du chœur grec, lequel parlait d’une seule et même voix. À l’encontre de la consonance du chœur antique, les voix, désormais, se répondent comme par hasard, se chevauchent, parlent simultanément pour créer toutes sortes d’effets de chœur que l’on désigne par le terme de choralité[9]. Cette « très large dissémination de la fonction chorale » dans le théâtre moderne et contemporain, Jean-Pierre Sarrazac l’avait mise en lumière en 1981, dans L’Avenir du drame[10]. Il y précise qu’elle se produit, avec le bouleversement des catégories traditionnelles du drame (personnage, fable, dialogue…), au moment même où l’homme occidental, dans le contexte politique et économique de cette fin de siècle, fait la découverte de sa séparation d’avec le corps social [11], d’avec Dieu aussi. Au tournant du XXe siècle, il prend conscience d’être, fondamentalement, un être clivé. L’harmonieuse organicité du drame tel que le concevait Aristote est par conséquent remise en cause. Le drame est devenu monstrueux, et les auteurs de théâtre occidentaux, d’Henrik Ibsen à Jean-Luc Lagarce, n’auront eu de cesse, depuis plus d’un siècle, de contribuer, chacun à leur manière, à sa désorganisation et à sa décomposition, inventant des chemins de parole inédits.

4 Les écritures dramatiques postcoloniales, elles, sont entrées de plain-pied dans la crise du drame au tournant du XXIe siècle. Prenons l’exemple d’un auteur contemporain de la diaspora ivoirienne : Koffi Kwahulé, né en 1957, treize ans avant l’Indépendance de son pays natal, à Abengourou, petite ville située à l’Ouest de la Côte d’Ivoire. Dans son mémoire de thèse publié sous le titre Pour une critique du théâtre ivoirien contemporain[12], ce dernier rappelle que le théâtre ivoirien d’expression française est très jeune : la première pièce, Les Villes, est écrite par Bernard Dadié en 1933. À l’autre bout de cette histoire, Koffi Kwahulé inaugure un nouveau moment du théâtre ivoirien. Esquissons ici cette fulgurante histoire. En 1977, Kwahulé écrit sa première pièce, Le Grand-Serpent. Charge contre les dérives dictatoriales du régime d’Houphouët-Boigny, elle est censurée. Il a alors vingt et un ans. Deux ans plus tard, l’étudiant ivoirien en art dramatique à l’Institut National des Arts d’Abidjan, sorti major de sa promotion, obtient une bourse pour continuer sa formation à Paris. Il y réussit le concours d’entrée au Centre de la Rue Blanche, et écrit sa deuxième pièce, 1+1=1, en 1982, tout en suivant les cours de l’Institut en Études théâtrales de Paris 3 où il est l’élève, entre autres, de Martine de Rougemont. Jugeant leur forme trop conventionnelle, il inscrira ces pièces de jeunesse dans sa critique du théâtre ivoirien contemporain, critique qui se veut à la fois un bilan, un témoignage et, surtout, « un état de cette quête, un acte de participation, un acte théâtral ». Car, écrit-il, « c’est maintenant que le plus difficile commence, maintenant qu’il ne s’agit plus d’inventer le théâtre mais de le créer. Théâtre jeune mais hélas à bout de souffle, le théâtre ivoirien a, en moins d’un siècle, fabriqué ses bornes kilométriques, ses panneaux de signalisation, ses détours, ses chemins fléchés, ses sens interdits, ses haltes, ses critères d’authenticité africaine, de pureté culturelle… Or la mémoire, la mémoire artistique tout au moins, est essentiellement faite d’oubli, d’espace vide. […] Il ne s’agit pas d’en finir avec les chefs-d’œuvre comme le préconisait Artaud ; grâce au Ciel, le théâtre ivoirien a jusqu’ici été préservé des chefs d’œuvre. Il s’agit, à l’image du théâtre même, d’effacer ses traces afin qu’elles ne deviennent pas une camisole de force. […] simplement tourner la page pour passer à autre chose, pour imaginer autre chose, tourner la page jusqu’à l’oubli qui enfante le théâtre afin de connaître à nouveau l’émerveillement inquiet de l’Ancêtre qui a découvert le feu » [13].

5 Une dizaine d’années après le Grand-Serpent et 1+1=1, Il nous faut l’Amérique ! [1990] et Cette vieille magie noire [1991] marquent une nouvelle étape de son théâtre. La recherche formelle, dont témoignaient quelque peu ses premières pièces, devient primordiale. Kwahulé n’écrit plus de théâtre didactique. L’engagement politique, désormais, est inséparable d’une poétique qui se construit avec le jazz, né de l’expérience tragique que fut la déportation de millions d’esclaves africains vers le continent américain. L’auteur d’origine ivoirienne le découvre à Paris, grâce à Lush Life, de Coltrane. Dans cette musique, l’une des plus hautes expressions artistiques de l’expérience de déracinement, il trouve le miroir de son questionnement sur la condition diasporique. Par une écoute obsessionnelle du jazz [14], Kwahulé, depuis le début des années quatre-vingt-dix, a inventé une dramaturgie qui, de pièce en pièce, cherche à se renouveler. En tentant d’effacer la frontière entre le drame et la musique, elle a pour utopique ambition, nourrie par le modèle de l’improvisation jazzique, de repousser toujours plus les limites de l’écriture dramatique. Misterioso-119 [2005] est ainsi conçue comme un véritable oratorio. Du drame tel que Szondi l’a analysé, il ne reste plus rien : plus de personnage, plus de dialogue, plus de fable, mais une architecture sonore sophistiquée et d’une grande intensité dramatique. Rappelons qu’au moment même où l’auteur ivoirien, avec le jazz, commence sa recherche d’une forme dramatique capable de dire la singularité de l’expérience diasporique, un jeune auteur originaire du Togo, né en 1962, Kossi Efoui, remporte, avec une pièce intitulée Le Carrefour[15], le Grand prix du 16e Concours théâtral interafricain en 1989. Étudiant en philosophie à l’Université du Bénin, Efoui participe à des manifestations estudiantines contre le régime du président Eyadema : prisonnier politique, il est contraint de s’exiler en France et se consacre alors au théâtre. Cette pièce, de laquelle tous les oripeaux de l’africanité ont disparu, surprend par sa modernité et convainc les membres du jury [16] de ce Grand Prix aujourd’hui disparu. Du continent africain venait de surgir un drame monstrueux, tout aussi monstrueux que ceux qu’inventaient les dramaturgies contemporaines occidentales. Et, pour la première fois, ce texte mettait en scène l’homme africain contemporain, voué, par la colonisation, à avoir une conscience déchirée et séparée. C’est pourtant dans cet entre-deux qu’Efoui inventera une nouvelle posture poétique : l’homme du « carrefour » est en définitive le Poète.

6 Aussi des auteurs comme Kwahulé ou Efoui ont-ils contribué à accélérer radicalement le cours de l’histoire théâtrale de leur terre natale. Si la Renaissance marque l’avènement du drame, il aura fallu près de trois siècles au théâtre occidental pour entrer dans une crise sans nul doute bénéfique et chercher, en défaisant les catégories dramatiques et les concepts élaborés par Aristote, de nouvelles circulations de la parole, étrangères à la logique et au rapport de force inhérents au dialogue conventionnel. Le théâtre ivoirien, grâce à Kwahulé, a ainsi accompli cette révolution en soixante dix ans. Sans Aristote, pourrait-on dire, et avec une liberté saisissante à l’égard de l’héritage grec. À l’orée du nouveau millénaire, les auteurs de théâtre postcoloniaux ont définitivement rompu avec les dramaturgies œdipiennes [17] de leurs aînés.

Condition diasporique et modernité

7 Comment comprendre que la modernité des écritures dramatiques postcoloniales se soit fabriquée en dehors, ou à côté du paradigme du théâtre occidental ? D’où vient la liberté de leurs auteurs à l’égard d’un héritage millénaire qu’il semble difficile d’ignorer lorsque l’on s’attache à écrire du théâtre ? Pour mettre en lumière la singularité de leur posture, il est nécessaire de rappeler celle des auteurs de la Négritude qui, comme eux, ont fait l’expérience d’un déracinement culturel et géographique. Césaire, Senghor ou Damas s’inscrivaient, de manière explicite, dans une dynamique de modèle. Senghor, premier agrégé de grammaire [18] originaire d’Afrique noire, avait reçu un enseignement approfondi des langues grecque et latine. Dominique Combe, dans un article intitulé « La renaissance de la tragédie : Aimé Césaire, Kateb Yacine, et Nietzsche [19] », rappelle que le poète martiniquais et l’auteur algérien entendaient quant à eux « revenir aux sources de la tragédie ». Césaire, étudiant, avait été très influencé par une traduction alors en vogue de La Naissance de la tragédie[20] ; il avait été frappé chez Nietzsche par la place fondamentale donnée au chœur dans le drame antique et par les liens entre ce dernier et les personnages, que le philosophe mettait en lumière. Eschyle, pendant longtemps mis en marge par la tradition jusqu’au XIXe siècle [21], devient alors le référent essentiel de Césaire, doublement influencé par Nietzsche et Artaud : il conçoit Et les chiens se taisaient comme un « oratorio lyrique » [22]. De nombreuses similitudes ont pu ainsi être mises en lumière entre cette pièce et le Prométhée enchaîné[23]. En conclusion de son article, Dominique Combe précise que le geste poétique de Césaire ne relève pas « d’un retour nostalgique à des formes anciennes », mais permet « un ressourcement des préoccupations les plus contemporaines dans le mythe primitif ». La tragédie grecque reste néanmoins un modèle incontesté pour les initiateurs du mouvement de la Négritude, qui s’en proclament à juste titre les légataires. Les références à la culture gréco-latine sont ainsi omniprésentes dans les textes théoriques [24] de Senghor, qui, en 1954, exprimait son intention, dans la postface du recueil Chants d’ombre, de rendre la poésie « à ses origines, au temps qu’elle était chantée — et dansée. Comme en Grèce, en Israël, surtout dans l’Égypte des Pharaons. Comme aujourd’hui en Afrique noire » [25]. Chez les auteurs contemporains postcoloniaux, on ne trouvera en revanche nul désir de retour aux « origines », nul désir d’une Afrique en laquelle revivrait la Grèce antique. La choralité, dans leurs textes, n’est pas l’expression d’une admiration à l’égard de la culture classique occidentale. Ils ne font que rarement référence à la tragédie grecque dans leurs entretiens, et ne citent guère les noms d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide : ils écrivent en un autre temps que les poètes de la Négritude.

8 Senghor est lui aussi, pourra-t-on objecter, un auteur afro-européen : par sa double culture, par les études qu’il a menées dans les plus illustres établissements parisiens (le Lycée Louis Le Grand et la Sorbonne), par la réflexion sur les relations entre l’Afrique et l’Europe qu’il n’a cessé de développer dans ses écrits théoriques, par l’usage inouï qu’il a fait de la langue française, mais surtout parce que son pays n’a pu rester étranger ni à la culture ni à la langue du pays colonisateur. « Notre milieu n’est plus ouest-africain, il est aussi français, il est international ; pour tout dire, il est afro-français », écrit-il dans Négritude et humanisme[26]. Mais les théâtres postcoloniaux contemporains invitent à donner une autre acception au qualificatif d’« afro-européen », et engagent du même coup d’autres problématiques que celles soulevées par le poète des Éthiopiques. Comme le qualificatif d’« afro-américain » avec toute l’Histoire du peuple noir américain qu’il convoque, il exprime chez les auteurs contemporains la conscience du non-retour dans laquelle Kwahulé voit la spécificité de la condition diasporique et l’idée même du jazz : « Le jazz, explique-t-il, naît [d’un] écartèlement, non pour le remplir, mais pour le célébrer [27] ». Les références au blues et au jazz ne sont d’ailleurs pas absentes de la poésie de Senghor, et elles surgissent lorsqu’il évoque ses seize années d’errance européennes [1928-1944] : le titre qu’il donne à l’un de ses recueils, Chants d’ombre, est un autre nom pour le blues. Dans le poème qui porte le nom de son village natal, « Joal », le poète traduit son sentiment de nostalgie en des vers célèbres : « Quelle marche lasse le long des jours d’Europe où parfois/ Apparaît un jazz orphelin qui sanglote sanglote [28] » ; « Joue-moi la seule « Solitude », Duke, que je pleure jusqu’au sommeil [29] », écrit-il encore dans « Ndessé » ou « Blues ». Mais Senghor reviendra dans son pays, et deviendra le Président de la première République sénégalaise de 1960 à 1980. Il n’y a en revanche pas de place pour la nostalgie dans les textes dramatiques des auteurs postcoloniaux contemporains. L’expérience de la séparation, commune à tous les peuples colonisés, et redoublée parfois par une situation d’exil plus ou moins forcé, y est mise en scène dans toute sa radicalité. La nostalgie, en effet, est encore liée à l’idée d’un retour possible, c’est-à-dire à une pensée de l’origine et de l’identité qui définit la Négritude. Lorsque Sartre, dans la préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache [1948] de Senghor, désigne le poète négritudinien comme un « Orphée noir », c’est précisément pour mettre en lumière son désir premier d’un retour vers l’Afrique, qu’il dépasse ensuite, selon un mouvement dialectique qui fait de la Négritude, pour le philosophe, le moment de la négativité nécessaire pour préparer « la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races » [30]. Le texte de Senghor intitulé « Ce que l’homme noir apporte » [31] [1939] ou Cahier d’un retour au pays natal[32] [1939], d’Aimé Césaire, sont tous deux emblématiques d’une pensée du retour dans un contexte social et politique où il est nécessaire d’affirmer et de revendiquer une identité noire bafouée. Kwahulé parle de la nostalgie du jazz. Mais il la définit comme une « nostalgie à l’état brut », nourrie par la conscience « d’une béance fondatrice, l’expérience décisive qui, à travers le Noir, a mis l’homme face au vertige de sa condition d’animal symbolique, c’est-à-dire d’animal perclus de manques » [33].

9 Aussi les auteurs contemporains postcoloniaux participent-ils à la mise en crise de la forme dramatique, mais à partir d’une autre expérience et d’une autre mémoire que celles des auteurs occidentaux. L’homme noir, expliquait W.E.B. Du Bois, est un être séparé, doté d’une « conscience dédoublée » [34]. Dans Peau noire, masques blancs[35], Frantz Fanon insiste, lui, sur le sentiment qu’a le Noir d’être toujours en représentation, toujours à la fois regardant et regardé, enfermé dans le regard des autres. Au carrefour des écritures dramatiques occidentales et postcoloniales contemporaines, il y a donc une expérience commune, celle de la séparation, dont nous avons rappelé plus haut qu’elle accompagne la naissance de la crise du drame à la fin du XIXe siècle. La condition de l’homme moderne, qu’Hannah Arendt, à la fin des années quatre-vingt, avait analysée dans La Crise de la culture[36] comme une rupture définitive avec la tradition, plaçant l’homme d’après Auschwitz dans la position instable de l’entre-deux, se confond avec la condition fondamentalement diasporique de l’homme colonisé ou postcolonial. L’homme moderne a une conscience diasporique. Et cette conscience clivée est ce qui définit notre contemporanéité. Nous reposons tous sur le même « socle des vertiges » [37], pour reprendre le titre de l’une des pièces de Niangouna. Les écritures postcoloniales entrent ainsi en dialogue avec les écritures occidentales, et l’histoire du théâtre européen ne se fera pas sans que soient pensées conjointement les poétiques de Kossi Efoui et de Sarah Kane, de Jean-Luc Lagarce et de Dieudonné Niangouna. Une nouvelle page de l’histoire du théâtre occidental est désormais tournée avec, sur le sol de l’Europe, la présence d’auteurs venus des pays qu’elle a jadis colonisés. Et nous assistons à une nouvelle Renaissance [38].

Une nouvelle Renaissance

10 Le rapport à l’héritage grec ne peut en effet rester indemme de ce « revers [39] », sur la terre d’Eschyle et d’Aristote, d’hommes issus de l’ex-empire colonial européen. La question de l’héritage se pose de toutes les manières avec une acuité particulière lorsque l’on parle de théâtre. Florence Dupont a en effet montré combien l’idée d’une origine grecque du théâtre en Occident relève d’une construction moderne, d’où son invitation à « décoloniser » la tragédie grecque en la rendant à sa Grèce originelle, et à cesser d’en faire l’instrument d’un néo-colonialisme culturel » [40]. La tragédie grecque, théorisée par Aristote dans sa Poétique, a été à ce point commentée, analysée, prise comme modèle dans le théâtre occidental depuis la Renaissance, qu’on oublie souvent qu’elle était un rituel religieux et politique. Son altérité tend à être gommée. L’origine grecque du théâtre occidental ne va pas de soi : c’est un héritage inventé et construit par l’ensemble des exégèses et des pièces qui, depuis la Renaissance, lui ont conféré une telle légitimité qu’il apparaît impossible d’écrire ou de penser le théâtre sans référence à Aristote et aux quelques pièces tragiques et comiques qui nous sont parvenues de l’Athènes de Périclès. Rappelons à cet égard que le dialogue engagé par les humanistes du XVIe siècle avec l’Antiquité s’incrit dans une perspective particulière qui est celle de la translatio imperii et studii, c’est-à-dire le transfert de la culture et du pouvoir en France. La Grèce avait jadis été le siège de cette alliance, puis ce fut Rome, jusqu’à la chute de l’Empire. Il s’agissait alors de rompre avec le Moyen-Âge en faisant de la France le nouveau centre de la culture et du pouvoir : « le temps viendra, écrivait Du Bellay, dans sa Défense et illustration de la langue française, […] que notre langue (si avec François n’est du tout ensevelie la langue française) qui commence encore à jeter ses racines, sortira de terre, et s’élèvera en telle hauteur et grosseur, qu’elle pourra égaler aux mêmes Grecs et Romains produisant comme eux des Homère, Démosthène, Virgile et Cicéron, aussi bien que la France a quelquefois produit des Périclès, Nicias, Alcibiade, Thémistocle, César et Scipion » [41]. La Renaissance est ainsi liée à une conception linéaire de l’Histoire, ainsi qu’à l’idée d’un enracinement géographique de la culture et du pouvoir. Si les auteurs postcoloniaux contemporains participent à l’émergence d’une nouvelle Renaissance, c’est qu’ils invitent à un nouveau dialogue avec l’Antiquité en déterritorialisant — au sens le plus fort de ce terme — et en séparant les notions de culture et pouvoir pour que les peuples sans voix jusqu’à aujourd’hui puissent désormais participer à l’Histoire mondiale : « seuls les oiseaux rappellent encore… avec le tracé migratoire de leur écriture labile… que les hommes sont habitants de l’espace… que les racines des hommes sont aériennes… de quelque côté que son sommeil ou ses pieds le reposent… qu’il ne reste rien de l’origine éclatée des continents… qu’il ne reste rien d’aucune origine… sinon la trace volatile des transmigrations… », écrit Kossi Efoui [42] dans Volatiles, en des lignes qui sont un appel à l’invention d’une culture hybride, affranchie de toute origine repérable.

11 L’omniprésence de la forme chorale dans les écritures postcoloniales contemporaines se comprend ainsi par la nécessité et l’urgence, en cette époque paradoxale où la mondialisation s’accompagne de crispations identitaires à la source de conflits fratricides, par l’urgence à penser un avenir commun. L’on pourra alors arguer qu’elles réaniment la fonction supposée du chœur dans la tragédie grecque. L’architecture du théâtre grec antique révèle en effet la place centrale de l’orchestra, dans lequel évoluait et chantait le chœur, composé de citoyens. Derrière l’orchestra, à peine surélevée, se trouvait une petite estrade destinée aux acteurs - le logeion — qui ne portait pas encore le nom de « scène ». Les regards des citoyens convergeaient alors vers le chœur, tout autant que vers la scène : au théâtre, la cité se regardait. La circulation des voix et des paroles se faisait selon des modalités qu’il nous est bien difficile d’appréhender aujourd’hui. L’espace du théâtre était par ailleurs le seul lieu où femmes et hommes grecs, vivant dans des lieux strictement séparés dans la vie quotidienne, se trouvaient rassemblés. Dans le théâtre de Dionysos, donc, il en allait aussi, en plus de la beauté du spectacle et des émotions qu’il procurait, du peuple et de son avenir [43]. Mais l’on pourra aussi justifier la choralité dans les écritures postcoloniales contemporaines par l’influence musicale, celle, en particulier, des « musiques noires » [44] (jazz, blues, rap, ragga) auxquelles elles ne cessent de se référer. Ces expressions musicales manifestent en effet le désir d’un peuple américain encore absent, incomplet, puisque une partie de ce peuple — en l’occurrence le peuple blanc — les maintient à l’écart. LeRoi Jones, dans Le Peuple du blues, considère en effet « le début du blues comme un des débuts du Noir américain. Ou, disons plutôt que la réaction du Noir à son expérience dans ce pays, et la relation qu’il en a faite dans son anglais, est un des débuts de l’apparition consciente du Noir sur la scène américaine » [45]. Ces lignes suggèrent que le blues, comme le jazz, est né du constat d’un impossible retour et s’est développé dans l’espérance en un avenir commun [46] : « aucun récit formel concernant l’existence des Noirs en Amérique n’a été transmis en une langue purement africaine, explique encore LeRoi Jones. […] Quand l’Amérique a pris pour l’Africain assez d’importance pour qu’il en transmette quelque chose à la jeunesse, dans un de ses modes formels, c’est une sorte de langue afro-américaine qu’il a employée. Et finalement, quand un homme a levé la tête dans quelque champ anonyme pour crier : « Oh, j’en ai maah d’ cette mé’asse. Oh oui, c’que j’en ai maah d’cette m é’asse », on peut être sûr qu’il était américain » [47]. L’expérience de séparation des auteurs postcoloniaux n’est pas celle des esclaves noirs, mais la condition diasporique qu’ils explorent dans leur théâtre renoue avec le sentiment que tout retour est illusoire, et avec le désir du politique et de pleine citoyenneté qui habitent depuis toujours la musique noire américaine jusque dans ses expressions les plus contemporaines — rap, hip hop [48]… Les chœurs des dramatugies postcoloniales contemporaines font ainsi écho à ceux des Perses ou d’Hécube pour dire la souffrance des femmes et des hommes qu’une violence aveugle a frappés, pour nous enjoindre à ne pas répéter l’histoire et à inventer l’avenir : « la scène, explique Niangouna, est le champ de bataille où se joue l’avenir de l’humanité. En somme, il s’agit d’un combat idéologique entre les humains par dieux interposés. Cette vision que j’ai héritée de ma culture où la parole artistique a partie liée avec les mythes fondateurs, n’est pas très éloignée de l’idée que les Grecs se faisaient du théâtre. Lorsque les protagonistes entrent en scène dans Le Socle des vertiges, la bataille est finie depuis belle lurette. Les gladiateurs ont crevé leurs javelots. Je raconte en rétrospectif ce qui s’est passé, la défaite de la pensée et les préparatifs pour de nouveaux combats qu’il va falloir mener. Car il faut continuer à nous battre pour rester vivants » [49]. Ces œuvres, qui résistent à toute tentative de modélisation, peuvent aussi bien être lues à la lumière de la tragédie grecque qu’à celles des musiques nées du blues.

12 Si la mise en crise du drame dans les écritures dramatiques occidentales passe par la lente et assidue déconstruction du modèle tragique grec, il en va autrement des écritures postcoloniales. L’omniprésence de la forme chorale, qui signe le refus du dialogisme conventionnel, n’y est pas le fruit d’une résistance illusoire à un héritage millénaire. Elle ne résulte pas non plus d’une stratégie d’évitement du modèle occidental, qu’avaient choisie, juste après les Indépendances, les défenseurs d’une prétendue authenticité africaine, stratégie au demeurant compréhensible dans le contexte dans lequel elle s’inscrivait. Kwahulé, par exemple, se dit « dépositaire » du théâtre grec antique » [50], au même titre que de toutes les autres formes théâtrales, avec lesquelles il s’agit d’adopter ce qu’il appelle une « attitude hérétique » : « Grotowski, le nô, les théâtres rituels d’Océanie et d’Amérique latine, le Kabuki, le Kathakali Indonésien, Bob Wilson… tous ces théâtres font désormais partie de notre patrimoine. Cet héritage, nous ne pouvons le rendre théâtralement viable que par un acte hérétique, par la mémoire, et la mémoire est d’abord faite d’oubli (qui n’est pas l’amnésie) — la mémoire artistique tout au moins » [51]. Kossi Efoui cite quant à lui des auteurs aussi divers que Gogol, Hamidou Kane, ou Salinger. Les auteurs postcoloniaux ne (dé) sacralisent pas l’héritage grec antique. Il est l’un des legs possibles qu’offre une civilisation mondialisée. Cette posture illustre la « conscience métisse » que le penseur iranien Daryush Shayegan décrit comme une « mémoire récapitulative » qui « revoit le monde en longueur et en largeur, c’est-à-dire successivement et simultanément, d’où une vision kaléidoscopique du monde. D’une certaine façon, l’homme d’aujourd’hui voit se déployer devant lui comme sur une immense scène panoramique toutes les étapes du devenir culturel de l’humanité, tous les jalons de son parcours dans l’histoire : du Néolithique à l’âge informatique en passant par les stades intermédiaires » [52]. Dans cette perspective, il est permis de trouver des résonances communes à la tragédie grecque et au jazz. Deux mille cinq cents ans les séparent. Ces deux formes musicales sont pourtant habitées par les même questions : celle du deuil, et celle de la possibilité d’un avenir commun ; celle de la mémoire à conserver et ranimer, et celle du vivre ensemble. La tragédie grecque, dans les dramaturgies contemporaines postcoloniales, peut coexister avec le jazz et le blues, le toast du rapper [53] avec les stasima du chœur antique.

13 Les écritures dramatiques postcoloniales, en ce début du XXIe siècle, ouvrent ainsi des chemins de pensée inédits. La nouvelle Renaissance qu’elles ont initiée invite à refuser les modèles imposés pour construire un véritable échange entre les cultures. Avec celle des humanistes du XVIe siècle, cette Renaissance contemporaine a en partage le souci de l’homme, le goût des autres et la soif de rompre avec une conception de la culture et de l’héritage qui a suffisamment montré ses limites. L’utopie qui la sous-tend — et qui justifie le nom de Renaissance que nous avons choisi pour désigner ce mouvement que forment les théâtres postcoloniaux d’aujourd’hui — est une utopie réaliste. Il ne s’agit pas de lutter en vain contre l’héritage légué par l’Occident depuis quatre siècles, parfois sous le joug de la plus extrême violence, mais de contribuer à l’émergence d’une nouvelle civilisation au panthéon de laquelle Eschyle est assis entre Thelonius Monk et Ahmadou Kourouma.

Notes

  • [1]
    Sony Labou Tansi, « Donner du souffle au temps et polariser l’espace », Recherche Pédagogie et cultures, n° 61, janvier-mars 1983, p. 22-24.
  • [2]
    Voir Koffi Kwahulé, Pour une critique du théâtre ivoirien contemporain, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • [3]
    Pour exemples, la Griotique, de Niangoran Porquet, le Digida de Zadi Zaourou.
  • [4]
    Voir Kossi Efoui, Io (tragédie), Le Bruit des autres, 2006.
  • [5]
    Voir Jacques Scherer, Dramatugies d’Œdipe, Paris, PUF, 1987.
  • [6]
    Voir Koffi Kwahulé, Misterioso-119, Éditions théâtrales, 2005. Dans Une vie familiale, pièce inédite à ce jour, l’auteure martiniquaise Gaël Octavia, née en 1977, convoque le mythe de Médée pour représenter l’envers du « potomitan », mot créole qui désigne le rôle de pilier que la femme antillaise contemporaine est destinée à assumer au sein du foyer.
  • [7]
    Aristote, Poétique, traduction et notes de lecture de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, préface de Tzvetan Todorov, Paris, Seuil, 1980, chapitre 4.
  • [8]
    Peter Szondi, Theorie des modernen Dramas [1956] ; trad. par Sibylle Muller : Théorie du drame moderne, Circé, « Penser le théâtre », 2006.
  • [9]
    Voir Martin Mégevand et Mireille Losco, art. « Chœur/Choralité », dans Lexique du drame moderne et contemporain, Paris, Circé poche, 2004, p. 42.
  • [10]
    Jean-Pierre Sarrazac, L’avenir du drame, « Dualité du Chœur », Circé, 1999, p. 90.
  • [11]
    Jean-Pierre Sarrazac, « Crise du drame », dans Lexique du drame moderne et contemporain, op. cit., p. 8-9.
  • [12]
    Pour une critique du théâtre ivoirien, Paris, L’Harmattan, 2000.
  • [13]
    Ibid., p. 10.
  • [14]
    Cf. Koffi Kwahulé et Gilles Mouëllic, Frères de son. Kwahulé et le jazz : entretiens, Théâtrales, 2007.
  • [15]
    Dans Théâtres Sud, n° 2, L’Harmattan, 1990, p. 69-103.
  • [16]
    Jacques Chevrier était l’un d’entre eux. Cf. « L’avènement du carrefour », dans Le Théâtre de Kossi Efoui : une poétique du marronnage, Sylvie Chalaye (dir.), Paris, L’Harmattan, 2011, p. 67-71.
  • [17]
    Je fais référence à l’essai de Jacques Scherer, Dramaturgies d’Œdipe, cité dans l’introduction de cette étude.
  • [18]
    Au début de son ouvrage sur Le théâtre d’Afrique noire francophone (Presses Universitaires de France, 1992), Jacques Scherer, auteur du célèbre essai La dramaturgie classique en France, rappelle à la page 6 de son ouvrage qu’il a eu « le privilège d’être le condisciple de Senghor et de Césaire » et qu’il a pu ainsi « assister à la naissance du concept de négritude ».
  • [19]
    Dans Anne Bouvier Cavoret (éd.), Le Théâtre et le Sacré, Klincksieck, Actes et Colloques, Publications du laboratoire Théâtres, langages et Sociétés, n° 45, 1996, p. 189-207.
  • [20]
    Il s’agit de la traduction de Jean Marnold et de Jean Morland, parue en 1901 au Mercure de France, et intitulée L’origine de la tragédie.
  • [21]
    Victor Hugo, dans son Shakespeare, ne cesse de faire référence à Eschyle.
  • [22]
    Cité par Dominique Combe, art. cit., p. 201.
  • [23]
    À ce sujet, voir le livre de Rodney E. Harris, L’Humanisme dans le théâtre d’Aimé Césaire, Ottawa, Éd. Naaman, 1973 ; la thèse de Diakhaté Ousmane, Culture et influences européennes dans le théâtre négro-africain moderne, soutenue en 1984, à Montpellier III, sous la direction de D. Gontard ; Suzanne Houyoux, Quand Césaire écrit, Lumumba parle, Édition commentée de Une saison au Congo, Paris, L’Harmattan, 1993 et plus récemment, la réflexion de Joseph Jos, « Aimé Césaire, nègre gréco-latin », dans Aimé Césaire, Une pensée pour le XXIe siècle, Paris, Présence africaine, 2003, p. 100-101.
  • [24]
    Voir, à titre d’exemple, la « Lettre à trois poètes de l’hexagone », dans Léopold Sédar Senghor, Œuvre poétique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1990, p. 374-414.
  • [25]
    Léopold Sédar Senghor, « Quand les lamentins vont boire à la source », dans Œuvre poétique, Paris, Éditions du Seuil, « Points Poésie », 2006, p. 173.
  • [26]
    L.S. Senghor, Négritude et humanisme, dans Liberté 1, Paris, Seuil, 1964, p. 15.
  • [27]
    Muriel Steinmetz, « La question noire concerne aussi le Blanc », L’Humanité, 5 mai 2008.
  • [28]
    L.S. Senghor, Chants d’ombre, dans Œuvre poétique (op. cit.), p. 18.
  • [29]
    Id., p. 27.
  • [30]
    Jean-Paul Sartre, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2001, p. XLI (1re éd., 1948).
  • [31]
    L.S. Senghor, « Ce que l’homme noir apporte », dans Présences, Paris, Plon, 1939.
  • [32]
    Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal [1939], Éditions Présence africaine, 1983.
  • [33]
    Frères de son (op. cit.), p. 80.
  • [34]
    W.E.B. Du Bois, The Souls of Black Folk [1903] ; introduction, notes, postface, et traduction de Magali Bessone : Les Âmes du peuple noir, « Sur nos luttes spirituelles », Paris, Éditions de La Découverte, 2007, p. 11-12.
  • [35]
    Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
  • [36]
    Hannah Arendt, Between Past and Future : Six Exercices in Political Thought, New York, 1961, augmenté de deux essais en 1968 ; traduction française P. Lévy : La Crise de la culture, Paris, Gallimard, [1972], « Folio essais », 1989.
  • [37]
    Dieudonné Niangouna, Le Socle des vertiges, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2011.
  • [38]
    Nous développons ici une hypothèse que nous avions formulée à la fin d’un article intitulé « Tragédie et utopie », consacré au théâtre de Kossi Efoui, dans Le Théâtre de Kossi Efoui : une poétique du marronnage (op. cit.), p. 228-239.
  • [39]
    Denis Guénoun, Hypothèses sur l’Europe, Circé, 2000, p. 94 : « ce qui revient désormais au monde c’est le Sud comme revers ».
  • [40]
    Florence Dupont, « La tragédie grecque : une invention moderne », dans Patricia Vasseur-Legangneux (éd.), Les Tragédies grecques sur la scène moderne : une utopie théâtrale, Presses Universitaires du Septentrion, 2004, p. 13. Voir aussi Florence Dupont, Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Paris, Flammarion, 2007.
  • [41]
    Du Bellay, Défense et illustration de la langue française, éd. J. Borel, Gallimard, « Poésie », 1975, I, III, p. 208.
  • [42]
    Kossi Efoui, Volatiles, Éditions Joca Seria, 2006, p. 49.
  • [43]
    Bernard Stiegler, Jean-Christophe Bailly, Denis Guénoun, Le Théâtre, le peuple, la passion, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2006.
  • [44]
    J’écris cette expression entre guillemets, car la notion de « musique noire » est sujet de polémique et peut être contestée. Cf. Peut-on parler de musique noire ?, Volume 8-1, mai 2011, coordonné par Emmanuel Parent.
  • [45]
    [Amiri Baraka, Blues People, 1963] ; la traduction en français par Jacqueline Bernard de son livre est signée de son nouveau nom après sa conversion à l’islam : LeRoi Jones, Le Peuple du blues, Paris, Folio Gallimard, 1996, p. 15.
  • [46]
    Le discours de Martin Luther King, prononcé le 28 août 1963, est une illustration célèbre de cet espoir d’un espace politique commun.
  • [47]
    Le Peuple du blues (op. cit.), p. 16.
  • [48]
    Cf. Derrick Darby et Tommie Shelby (dir.), Hip Hop And Philosophy : Rhyme 2 Reason, Open Court Publishing, 2005. L’ouvrage contient une préface de Cornel West. Bill E. Lawson rappelle que les racines du hip hop se trouvent dans les luttes politiques des Noirs américains. Sans doute les jeunes hip-hopers n’éprouvent-ils pas la même « frustration » — c’est le mot employé par l’auteur de cet article intitulé « Microphone Commandos : Rap Music and Political Philosophy » — à l’égard de l’Amérique que les précédentes générations d’Afro-américains. Pourtant, « le hip hop, en tout cas dans son versant politique, s’exprime pour le processus infini de la justice sociale, mais d’une voix d’après les droits civiques » (« Hip-hop culture, at least the political segment, speaks to unfinished business of social justice but in a post-civil rights voice », p. 172).
  • [49]
    Entretien avec Tirthankar Chanda, octobre 2011 (http://www.rfi.fr/afrique/).
  • [50]
    « Koffi Kwahulé : éloge de l’hérésie », dans Sylvie Chalayé, Afrique noire et dramaturgies contemporaines, Paris, Théâtrales, « Passages francophones », 2004, p. 40.
  • [51]
    Cité dans « Génération “alien” », dans S. Chalayé, Afrique noire et dramaturgies contemporaines (op. cit.), p. 85.
  • [52]
    Daryush Shayegan, La Conscience métisse, Albin Michel, « Bibliothèque idées », 2012, p. 23.
  • [53]
    Dieudonné Niangouna s’en inspire pour écrire Attitude clando (dans Les Inepties volantes, Besançon, Solitaires intempestifs, 2010).
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