Notes
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[1]
Charles Dédéyan parlait l’arménien occidental pratiqué dans l’Empire ottoman mais, parce que je revenais d’Arménie orientale (l’actuelle République d’Arménie), il a employé les formes de l’arménien oriental.
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[2]
Ichkhan : titre traduit communément par « prince » en français.
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[3]
Y.M.C.A. : Young Men’s Christian Association, organisme américain de bienfaisance.
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[4]
Emprunt au titre de l’ouvrage de Dora Sakayan : Smyrne 1922, entre le feu, le glaive et l’eau, les épreuves d’un médecin arménien, Paris, L’Harmattan, 2000.
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[5]
Charles Dédéyan, « La Smyrne de Gérard de Nerval », Revue de littérature comparée 2003/1, n° 305, p. 73-76, Paris, Klincksieck, 2003.
Léthé
1 C’est une communication très pauvre que je vais vous faire, autour d’une poignée de phrases, c’est une communication très pauvre parce que, dans la vie de mes parents, il y a un avant et un après. Et, entre l’avant et l’après, ils ont bu les eaux du Léthé.
2 Ma mère me dit J’arrive au quai et après c’est un trou noir, mon père ne m’a rien dit, jamais, jusqu’à mon premier retour d’Arménie.
Dialogue dans le couloir
3 J’arrivais à Paris, atterrie, dé-boussolée, ayant découvert que je faisais partie d’un peuple, d’une lignée, dont ni la langue, ni la culture ne m’avaient été transmises, ayant découvert la perte avant que ne revienne le trésor. Je rentrais comme une enfant adoptée qui aurait grandi avec un dossier vide.
4 Je suis allée voir mes parents le jour de ce retour — ils ne cessaient de m’appeler au téléphone —, mon père m’a ouvert la porte et, pour la première fois de ma vie, il m’a parlé en arménien :
6 Est-ce que tu parles arménien ? me demandait-il sur le pas de sa porte.
7 Et pourtant, quand j’étais partie, ils étaient furieux l’un et l’autre, très en colère, il ne fallait pas regarder en arrière, il fallait travailler ici, c’est tout, ne pas chercher plus loin. Mais moi, j’avais commencé à écrire et la page blanche ne ment pas, elle se dérobe quand on ne va pas où souffle le vent.
8 Je racontais une histoire et je disais :
9 – Ah… mais comment on dit « mouton » déjà…
10 – Attends, me disait-il et il cherchait.
11 Puis, un temps après :
12 – Votchkhar. Tu sais… ça revient de loin.
13 Et il me regardait avec ses grands yeux marrons.
14 Mon père m’a raccompagnée dans le couloir ce jour-là, tout le long de ce long couloir tapissé de livres de la rue de Varenne,
15 – N’est-ce pas que ce sont des gens bien ?
16 N’est-ce pas que ce sont des gens pieux ?, me demandait-il avec ce même regard de l’enfant. N’est-ce pas ?
17 Mon père me demandait à moi, son enfant, la plus petite, de lui accorder le droit d’appartenir aux siens, à « ces gens bien », « ces gens pieux ».
18 – Oui, Papa.
19 Quelques jours plus tard, il fonçait chez son frère jumeau, lui demandait des photos de sa mère, de ses parents jeunes mariés et, avec ce don inné pour le bricolage qu’on lui connaissait, se mettait à clouer sur les murs de sa salle à manger les photos de sa maison à Smyrne et de sa famille devant cette maison.
20 C’est à partir de là qu’il a commencé à me raconter, par bribes, phrases lâchées, son avant.
La Tempête
21 Et puis, un jour, c’était à la veille du nouveau millénaire, j’avais convaincu mes parents de partir fêter le passage à l’an 2000 en Bretagne, c’était donc le soir de Noël 99, le vent soufflait très fort déjà mais on avait fermé les volets et on l’entendait moins. Je passais dans le salon et soudain je vis mon père, immobile, les yeux clos, dans un fauteuil. Je hurlai, il ouvrit les yeux :
22 – Mais qu’est-ce qu’il y a ?
23 – J’ai cru que tu avais eu une attaque, que tu étais mort !
24 – Mais non, j’étais seulement en train de dire mes prières.
25 Je ne sais pas ce qui m’a pris, tout d’un coup je lui demandai :
26 – Et en quelle langue tu les dis, tes prières ?
27 – En arménien, je dis toujours mes prières en arménien.
28 Ainsi, pensai-je, il n’y a qu’à Dieu qu’il s’adresse dans sa langue. Dans le secret de lui-même.
29 – Et, enchaînai-je, tu sais compter en arménien ?
30 – Bien sûr ! Et il commença avec enthousiasme : Mek, yerkou, yerek, tchorz… C’était parti jusqu’à mille, on ne pouvait plus l’arrêter.
31 – Stop !, je hurlai Stop !
32 Ma mère nous avait rejoints, on s’est installés près de la cheminée, le vent soufflait toujours, à 200 km/heure a-t-on appris plus tard, mais ce n’était pas cela qu’on écoutait. Brusquement, je demandai :
33 – Mais, quand est-ce que tu as appris le français ?
34 – À neuf ans.
35 Ainsi, mon père qui parlait ce français magnifique, ce français qu’il m’a appris et que je me suis efforcée de déconstruire pour trouver ma langue, ainsi mon père ne me parlait pas sa première langue. Il y avait un autre père à l’intérieur de lui.
36 – Mais, alors, quelle langue parlais-tu ?
37 – L’arménien. Et puis, notre nourrice était grecque et notre gouvernante allemande.
38 L’arménien… Le gosier façonné par l’arménien, cette très ancienne langue indo-européenne, la seule restée vivante sur sa branche quand le thrace et le phrygien sont morts, restée vivante avec le parsi sur la branche du dessous. Cette très ancienne langue dont la richesse en phonèmes — ne fût-ce que les trois « r » — prédispose d’emblée l’appareil phonatoire à accueillir sans accent toutes les langues européennes.
Un grand-père et l’armée des savoirs
39 – Un jour, continua-t-il, mon grand-père m’a emmené devant le plus beau magasin de jouets de Smyrne - tu sais, on trouvait tous les jouets venus de l’Europe entière dans les magasins de la rue Franque — et il m’a dit :
40 – TOUS LES SOLDATS DE PLOMB DE LA VITRINE SONT À TOI DÈS QUE TU SAIS LIRE ET ÉCRIRE.
41 – Et alors, qu’est-ce que tu as fait ?
42 – Oh, j’ai mis les bouchées double !
43 Et ses yeux brillaient encore.
44 C’était son grand-père Ekisler, le père de sa mère. Homme de haute taille et grande allure, qui dépasse tout le monde d’une tête sur les photos. Il porte le nom d’Ekis-ler, « les jumeaux » en turc, parce que sa famille Hayrabediantz a fini par être désignée par cette caractéristique depuis les jumeaux éponymes Khatchadour et Garabed, deux siècles auparavant. Mon père est Garabed IV, Gara-bed, celui-qui-marche-en-avant, le Précurseur, ainsi qu’on nomme Jean le Baptiste, son jumeau est Khatchadour IV, Khatch-a-dour, le don-de-la-croix.
45 Il ne m’a pas dit « nous », il « nous a emmenés », il m’a dit « je », sans doute parce que c’est avec l’appropriation des armes du langage que commence le je.
46 La haute figure de son grand-père domine son enfance et sa jeunesse. De ce qu’il disait, il semblait que ce fût lui le vrai « père », le chef de famille, parce que son propre père, tuberculeux — poitrinaire, comme on disait à l’époque — était souvent malade, couché.
47 – Bien sûr, ce n’était pas drôle de voir mon père alité, souffrant, mais j’avais un merveilleux grand-père !
48 Les deux frères aînés, Stépan et Marcar, vont bientôt partir au collège en Angleterre, c’est à ces deux petits derniers que ce grand-père s’attache. Transmet son savoir. Encyclopédique. Cet ichkhan [2] du Siounik, la région des monastères et centres culturels dont le plus beau est certainement Tatev qui jette au ciel son cri de Ta-tev, « Donne-l’aile », ce grand monsieur courbe sa haute taille à la hauteur de cet enfant de quatre ans pour lui donner — déjà — cette idée de « grandir », plus haut que soi, plus loin que soi.
49 Il les rejoindra en France, en 1920, et tous les matins réveillera les jumeaux à cinq heures pour leur faire réciter leurs leçons. Il meurt en 1928 quand mon père a dix-huit ans et la mort de ce premier pédagogue avec un grand P, dont il a reçu l’amour avec le savoir, décidera de sa vocation de professeur, contre l’avis de son père qui y voyait alors une sorte de « déchéance sociale » :
50 – Et même si je deviens professeur des universités ?, demanda mon père,
51 – Peut-être, alors, murmura son père, déçu et sceptique.
52 C’est aussi un an après la mort de ce monument d’érudition qu’il commence à constituer sa bibliothèque, à dix-neuf ans, à courir les quais de la Seine et les bouquinistes, distrayant un peu de l’argent qu’il gagne, comme répétiteur, pour faire vivre sa famille en même temps qu’il fait ses études.
Sur les quais de Smyrne
53 Mais nous ne sommes pas encore en France, nous sommes toujours sur les quais de Smyrne.
54 – Et vous habitiez loin de la mer ?
55 – Oh non ! Elle était tout près, elle était au bout de la rue !
56 Il habite « rue Parallèle », en français dans le texte, la rue parallèle aux quais, la rue des consulats et du Y.M.C.A. [3], dans le nouveau quartier très européen gagné sur la mer lors de la reconstruction des quais par les frères Dussaud, quelque trente ans auparavant, les mêmes qui ont construit les jetées de Port-Saïd à l’embouchure du Canal de Suez. Et la rue Parallèle est trouée de voies perpendiculaires comme autant de hublots sur la mer, les quais.
57 Un enfant qui court vers la mer…
58 Il court, Garabed, il court celui-qui-marche-en-avant, il court suivi de Khatchadour, si mignons tous les deux à être parfaitement semblables qu’un jour, me dit-il, un gendarme turc les saisit dans ses bras et les couvrit de baisers avant de les redéposer à terre, tout étourdis.
59 Il court vers la mer, les quais, le port. Jouet géant pour un petit garçon. Jouet quotidien. Mieux qu’un garage avec toutes ses petites voitures, un port. Le premier port d’Asie jusqu’à la Grande Guerre, loin devant Constantinople par le volume de ses échanges. Le plus grand port naturel du littoral d’Asie Mineure, où la mer s’enfonce jusqu’à une cinquantaine de kilomètres à l’intérieur des terres, un port qui n’a qu’une fonction : l’échange. C’est le terminus des caravanes venues du plus lointain Orient, qui déchargent ici leurs marchandises et les bateaux qui vont et viennent les portent dans toutes les nations.
60 Smyrne a le visage tourné vers la mer, l’Europe, le monde. Elle ne regarde pas vers l’intérieur du pays mais vers la mer, l’au-delà de la mer. Smyrne, c’est l’ouverture.
61 Aussi, le premier désir de ce petit garçon est de devenir médecin de marine, de faire d’un bateau sa maison :
62 – Médecin ? Mais tu ne sais même pas poser un Tricostéril !
63 – Oui, mais à l’époque ce n’était pas la même chose. On donnait de l’aspirine, et puis cela permettait de voyager et d’avoir tout le temps pour écrire.
64 Un port, c’est les bateaux.
65 Il ne sait pas encore qu’un port c’est aussi le bateau, le voyage sans retour, l’exil.
66 Un port pour partir, mais parfois pour ne jamais revenir.
67 Et pourtant, la légende veut qu’Homère soit né à Smyrne et qu’il y ait trouvé l’inspiration de l’Odyssée. Ce sera le nom du premier poème du recueil du jeune Charles Ekisler (son nom de plume), dont nous allons vous lire tout à l’heure quelques extraits.
68 Les quais de Smyrne… Un mythe.
69 Longs de quatre kilomètres, ils descendent de La Pointe, La Punta, au nord, jusqu’au Konak, l’imposant bâtiment de l’administration ottomane au sud-ouest.
70 C’est sur ce quai que tout se passe.
71 C’est sur ce quai que tout se joue.
72 Les quais de Smyrne, si modernes, si européens avec leur théâtre, leurs palaces dont le nouvel hôtel Kraemer, leurs cinémas, leurs clubs, leurs cafés avec terrasses, les quais de Smyrne sont le théâtre du drame.
73 Drame, au sens d’action d’abord, puis drame, bientôt, dans le sens populaire de tragédie, de catastrophe.
Polyphonie
74 Sur les quais de Smyrne, on se promène en parlant français de préférence, en affichant une élégance irréprochable car c’est un théâtre social. Le français est la langue de prédilection des Smyrniotes, à cause du volume des affaires conduites en cette langue, à cause aussi de cette échelle de valeurs qui se gradue en fonction de la proximité avec l’Occident et, en premier lieu, avec la France. C’est en français que ma mère et son père dialoguent dans la même ville.
75 Et pourquoi sa famille est-elle arrivée à Smyrne ?
76 – Tu sais, il y avait le bouche-à-oreille à l’époque, on parlait des possibilités d’avenir, de fortune avec le commerce international, et puis il y avait l’attirance des Lumières, on se rapprochait de l’Europe.
77 Dans la rue, l’affichage des commerces se fait en français, en italien, en grec, en arménien, en turc osmanli. Partout où se posent ses yeux, les alphabets jonglent, se répondent d’une enseigne à l’autre et il intègre déjà, sans le savoir, les outils d’un polyglotte. Le plurilinguisme est d’ailleurs la chose la plus naturelle du monde pour un Smyrniote, elle fait partie du quotidien. Il est fréquent que l’on commence une phrase dans une langue et la poursuive dans une autre. Et souvent, à la maison, comme je suppose dans la sienne, les phrases étaient émaillées de citations, d’expressions, d’un mot d’une autre langue. Son père travaille en anglais à l’Oriental Carpet, le trust qui centralise toutes les fabriques de tapis du pays, et en français à la Société des Quais ou bien aux Douanes (je ne me souviens plus très bien), ce qui leur permettra de partir avec des documents de « protégés » français.
Protégés
78 On peut s’étonner, quand on regarde les dates — il est né le 4 avril 1910, il a quatre ou peut-être cinq ans devant la vitrine du magasin de jouets, c’est-à-dire qu’on est en 1914-1915 —, on peut s’étonner qu’il puisse vivre une enfance si protégée quand ses petits frères de sang sont en train de s’éteindre dans les déserts de la déportation. Les Arméniens de Smyrne ont été protégés, dira-t-il, par le Général Liman Von Sanders, général allemand commandant de la Ve Armée ottomane, qui, lorsqu’il apprend l’ordre d’extermination lancé sur la population arménienne de la ville, menace le vali, le gouverneur, en ces termes : Si l’on touche encore à un seul Arménien, je ferai abattre tous vos gendarmes par mes soldats. On dit aussi que le vali Rahmi Bey rançonnait les Arméniens de Smyrne et se constituait ainsi une fortune. Il y a des arrestations pour l’exemple, des exécutions, mais il n’y a pas à Smyrne encore l’exécution massive et systématique de tous les membres mâles. Dans l’Empire ottoman, à la fin de l’année 1916, ne survivent que les Arméniens de Smyrne et de Constantinople.
79 Qu’est-ce qu’un enfant comprend des conversations des adultes qui se tiennent sans lui, qu’est-ce qu’un enfant lit sur le visage de ses parents, de son père, de leurs amis ? Et comment l’enfant, devenu adulte, porte la menace d’extermination jamais effacée et sa jumelle : la culpabilité de survivre, d’avoir eu de la chance ? La mort habite plus tard les poèmes des deux jumeaux.
80 Et puis, il y a cette phrase sibylline :
81 – Ton grand-père était sur les listes, c’est un de ses amis turcs qui l’a prévenu.
82 Et c’est aussi déjà la contradiction qui ramène l’humain au premier plan.
83 Je dois dire qu’à chaque fois que j’ai reçu une phrase, une phrase du passé, une phrase de la vérité après tant d’années de silence, elle explosait comme une bombe à l’intérieur de moi, avec une résonance telle qu’elle m’empêchait de poser des questions plus précises. La phrase retentissait de ce qui avait fracturé le temps et l’espace et puis les particules retombaient.
Le départ
84 Ils sont donc partis tous les quatre, son père, sa mère, son jumeau et lui, précipitamment en juillet 1919. Ma grand-mère a tenté d’alerter son jeune cousin, le père de ma mère, de le convaincre de partir aussi. En vain, il est resté jusqu’au bout.
85 Ils ont vendu la maison à l’encan, toute la maison, tout son contenu, et avant de partir, dit-il :
86 – On nous a fait venir, Christian et moi, et on nous a permis de choisir quelques livres dans la bibliothèque. Quelques livres à emporter.
87 – Et qu’est-ce que vous avez choisi ?
88 – Oh, les plus jolies reliures, les reliures qui nous plaisaient.
89 – Est-ce que vous étiez tristes de partir ?
90 – Oh non !, on était ravis, on allait prendre le bateau, cela faisait du changement !
91 Ils débarquent à Gênes et j’ai toujours pensé que cet amour que mon père avait pour l’Italie venait de ce qu’elle avait été le premier débarcadère.
92 De Gênes, ils prennent le train pour Genève où ils vivent un an à l’hôtel en « attendant que les événements se tassent ». Il y a une dame russe dans l’hôtel qui attend aussi « que les événements se tassent ».
93 Être un enfant en 1919 dans le fracas des Empires qui s’effondrent, l’Empire ottoman, l’Empire russe, l’Empire austro-hongrois, être un enfant, avoir la vie devant soi, et pour l’atteindre, cette vie, il faut d’abord enjamber les décombres.
94 Les décombres des empires ne l’atteignent pas encore, lui, il vit la grande aventure de sa vie : pour la première fois, il va à l’école et il est fou de joie de découvrir autant de petits camarades d’un coup.
95 C’est à Genève que, plongé dans un bain français, ses deux parents le parlant parfaitement, il acquiert très vite la langue dans laquelle il enseignera dans ces murs.
En France
96 Les événements ne « se tassant » définitivement pas, ils repartent et prennent la décision de s’installer en France. Son père qui parle l’anglais aussi bien que le français et que le choc des événements semble avoir étonnamment guéri, trouve un emploi à la Banque de la Seine, et ils recueillent dans leur appartement de Neuilly tous les membres de la famille, lointaines tantes et cousines comprises. On envoie les jumeaux au collège tout proche, Sainte-Croix-de-Neuilly, poursuivre leurs études. En France, ils deviennent Charles et Christian.
97 – Mais pourquoi a-t-on traduit ton nom par Charles, s’il veut dire Jean-Baptiste ?
98 – Oh, c’était l’usage, l’administration cherchait les noms approchant phonétiquement.
99 Appeler son frère jumeau d’un autre nom que celui dans lequel on s’est éveillé au langage…
La cendre et le feu
100 C’est en France, qu’un jour de septembre 1922, ils apprennent l’incendie de leur ville, l’anéantissement de leur monde, ce monde cosmopolite condamné à mort par la montée des nationalismes. Qu’ils apprennent l’extermination des Arméniens de Smyrne et, parmi eux, du jeune cousin de ma grand-mère, le père de celle qui deviendra ma mère, et qui part, elle, à quatre ans, de ce quai en flammes, prise « entre le feu, le glaive et l’eau » [4].
101 Qu’aurait dit et écrit [Nerval] de la tragique histoire de Smyrne, devenue désormais Izmir ?, écrit mon père dans l’un de ses derniers articles. Mais n’entrons pas dans l’histoire qui serait récente. Si elle nous poursuit, c’est que ses cendres sont encore chaudes [5].
102 Nous sommes en 2003, l’année de sa mort.
103 Avec ces cendres, il a refait un feu et l’a porté partout dans le monde.
104 Il a gardé sa langue pour Dieu, mais il a communiqué avec les hommes dans toutes les langues européennes.
105 De sa perte, il a fait un geyser.
106 Et, en choisissant la littérature « comparée », il a poursuivi cette fraternité qui dit que nous pouvons être un nous à travers nos je.
La mort du grand arbre
107 Ce soir-là, après qu’il eut continué à raconter sa vie, nous sommes montés nous coucher, épuisés et heureux.
108 Et, dans la nuit, j’ai été réveillée par un fracas terrible, je suis montée au second étage, la tempête avait fait voler les tuiles faîtières et le vent s’engouffrait dans les combles, soulevant les trappes. Une fenêtre battait qui s’était ouverte sous la poussée du vent et, en voulant la refermer, je vis, dans les éclairs de l’orage, le grand arbre qui protégeait la maison, le noyer centenaire auquel j’accrochais ma balançoire d’enfant, le grand arbre avec tous ses feuillages, le grand arbre très lentement se coucher.
Notes
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[1]
Charles Dédéyan parlait l’arménien occidental pratiqué dans l’Empire ottoman mais, parce que je revenais d’Arménie orientale (l’actuelle République d’Arménie), il a employé les formes de l’arménien oriental.
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[2]
Ichkhan : titre traduit communément par « prince » en français.
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[3]
Y.M.C.A. : Young Men’s Christian Association, organisme américain de bienfaisance.
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[4]
Emprunt au titre de l’ouvrage de Dora Sakayan : Smyrne 1922, entre le feu, le glaive et l’eau, les épreuves d’un médecin arménien, Paris, L’Harmattan, 2000.
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[5]
Charles Dédéyan, « La Smyrne de Gérard de Nerval », Revue de littérature comparée 2003/1, n° 305, p. 73-76, Paris, Klincksieck, 2003.