Notes
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[1]
Cf. Anahide Ter Minassian, « Les Arméniens : la dynamique d’une petite communauté », dans Marie-Carmen Smyrnelis (dir.), Smyrne, la Ville oubliée ? 1830-1930, Autrement, Paris, p. 81. On consultera encore l’ouvrage du Père Hagop Kossian, Les Arméniens à Smyrne et dans les environs (en arménien), 2 vol., Vienne, 1899, t. 1. Le livre très documenté d’Hervé Georgelin, La fin de Smyrne, Paris, CNRS Éditions, qui insiste sur la « civilité » codifiée et sur la « cohabitation » entre les différents groupes ethniques et confessionnels, concerne plutôt la période postérieure à celle envisagée par notre contribution.
-
[2]
Hélène Ahrweiler, « L’histoire et la géographie de la région de Smyrne entre les deux occupations turques (1081-1317), particulièrement au XIIIe siècle », dans Travaux et Mémoires du Centre d’Histoire et Civilisation de Byzance, 1, Paris, 1965, p. 1-204, passim. On pourra approfondir l’enquête avec les nombreux travaux, publiés à Erevan, du byzantiniste Heratch Bart’ikyan.
-
[3]
A. Ter Minassian, « Les Arméniens », p. 80, Raymond H. Kevorkian et Paul B. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Les Éditions d’Art et d’Histoire, ARHIS, Paris, p. 161.
-
[4]
A. Ter Minassian, « Les Arméniens », p. 80. Il y aurait eu 30000 Arméniens à Smyrne à la veille de la catastrophe de 1922. Des statistiques très détaillées se trouvent dans l’Annuaire oriental, qui, pour l’année 1891, ne compte pas plus de 7000 Arméniens à Smyrne (à l’exclusion des faubourgs). On consultera aussi l’article de Vahé Ochagan, « L’École des Traducteurs Arméniens de Smyrne au XIXe siècle », dans Haygazian Armenological Review, vol. 4, p. 200, à compléter par l’ouvrage du même auteur, Le Roman Arménien Occidental du 1850 à 1930 et les influences étrangères, Thèse de Doctorat d’Université, Université de Paris, 1966, passim.
-
[5]
A. Ter Minassian, p. 86, R.H. Kevorkian et P.B. Paboudjian, p. 162. À cette communauté levantine appartenaient les Arméniens catholiques venus du Nakhitchévan au XVIIIe siècle, avec les Dominicains (par exemple les familles Balladur, Issaverdens).
-
[6]
Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 200.
-
[7]
Id., ibid., p. 202-203. Certains auteurs donnent 1851 comme date de la création de l’Imprimerie.
-
[8]
Archag Alboydjian, Histoire de la Césarée arménienne (en arménien), 2 vol., Le Caire, 1937, t. 1, p. 885, T’oros Madaghdjian, Mémorial de T’omarza (en arménien), Beyrouth, 1959, p. 189-190, Robert H. Hewsen, « X. Débris de l’indépendance nationale et diaspora », dans Gérard Dédéyan (dir.), Histoire du peuple arménien, Privat, Toulouse, 2008, p. 423-24.
-
[9]
Christian Dédéyan, Les Dédéyan, vol. 1, Venise, Saint-Lazare, 1971, p. 41-42.
-
[10]
Chr. Dédéyan, Les Dédéyan, t. 1, p. 25-29, Khatchik Karadélyan, « Les Dédéyan », dans Encyclopédie arménienne soviétique, t. 11, Erevan, 1985, p. 659.
-
[11]
Sur lui, voir S. Daronyan, « Mikaël Nalbandyan », dans Encyclopédie arménienne soviétique, t. 8, Erevan, 19, p. 150-152.
-
[12]
Kh. Karadélyan, « Les Dédéyan », EAS, t. 11, p. 659.
-
[13]
V. Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 201, A. Ter Minassian, « Les Arméniens », p. 88.
-
[14]
Sur son rôle, voir K.H. Dchingozyan, « Pages de l’histoire du mouvement littéraire des Arméniens de Smyrne dans les années 50-60 du XIXe siècle (à l’occasion du 150° anniversaire de la naissance de Harout’ioun Dédéyan) » (en arménien), dans Revue historico-philologique, Académie des Sciences d’Arménie, n° 2, Erevan, 1982, p. 61-71.
-
[15]
V. Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 211, Kh. Karadélyan, « Les Dédéyan », EAS, t. 11, p. 659.
-
[16]
Robert Haddeler, « L’Imprimerie Dédéyan de Smyrne », dans le journal de langue arménienne Marmara, Istanbul, n° du 6 mars 2008, p. 1.
-
[17]
A. Ter Minassian, « Les Arméniens », p. 89, à compléter par Kh. Karadélyan, « Les Dédéyan », EAS, t. 11, p. 659, Chr. Dédéyan, Les Dédéyan, passim, Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 203.
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[18]
Voir S. K’olandjyan, « Stép’an Osganian », dans Encyclopédie arménienne soviétique, t. 8, Erevan, 1982, p. 626-627.
-
[19]
Notons que le roman historique grec prend comme modèle non pas Alexandre Dumas comme le roman historique arménien, mais Walter Scott dont l’œuvre (particulièrement Ivanhoe, Kenilworth) est connue en Grèce à partir du milieu du XIXe siècle ; les descriptions des romans de Rangavis s’inspirent de celles de Scott (cf. Henri Tonnet, Histoire du roman grec des origines à 1960, Paris, 1996, p. 103-107).
-
[20]
Pour les traducteurs, nous renvoyons à Chr. Dédéyan, Les Dédéyan, p. 105-107, V. Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 203-204, Kh. Karadélyan, « Les Dédéyan », EAS, t. 11, p. 659, A. Ter Minassain, « Les Arméniens », passim.
-
[21]
A. Ter Minassian, « Les Arméniens », p. 88-89.
-
[22]
Id., ibid.
-
[23]
On sait que, pour l’arménien oriental, c’est le roman de Khatchatour Abovian, Les plaies de l’Arménie, terminé en 1841, mais publié en 1858, après la mort de l’auteur, qui donna ses lettres de noblesse à la langue vernaculaire.
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[24]
Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 202.
-
[25]
Karadélyan, EAS, t. 11, p. 659.
-
[26]
Le grec vernaculaire — ou démotique — devait aussi supplanter une langue puriste, la khatarévousa, mais ne devint langue littéraire que dans les années quatre-vingt du XIXe siècle.
-
[27]
Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 204 ; id., Le Roman arménien occidental, passim.
-
[28]
Sur les réformes, voir Stanford J. Shaw et Ezel Kural Shaw, History of the Ottoman Empire and Moderne Turkey, 2 vol., Princeton University Press, 1976-1977, réédition 1985, t. 2, ch. 10.
-
[29]
Chr. Dédéyan, Les Dédéyan, t. 1, p. 28.
-
[30]
Kh. Karadélyan, EAS, t. 11, p. 659.
-
[31]
Id., ibid.
-
[32]
Nous conservons un « inventaire des livres en magasin, édités par les Dédéyan, après la liquidation volontaire de leur maison », en date du 27 décembre 1907, signé par Dikran-Harout’ioun Dédéyan, fils de Stép’an Dédéyan, et neveu du fondateur.
1 Smyrne, réputée patrie d’Homère, est connue pour être celle de saint Polycarpe (disciple de l’apôtre Jean), de saint Irénée de Lyon, l’un des Pères de l’Église. Port sur la mer Égée, situé sur la rive asiatique dans l’ancienne Ionie, presque face à Athènes, Smyrne avait vocation à être un lieu irremplaçable d’échange et, avant tout, un carrefour du commerce international. La ville devint d’abord, au XVIIIe siècle, le premier port ottoman d’exportation. Les Arméniens, présents dès le XIIIe siècle, y détiennent, au siècle des Lumières, le monopole du commerce de la soie, dominant un immense réseau eurasiatique reliant l’Inde et la Perse, d’une part à la Méditerranée et son appendice adriatique (Constantinople, Trieste, Venise), d’autre part à l’Atlantique et ses prolongements nord-européens (Cadix, Londres, Amsterdam). La soie, acheminée depuis la Perse, était vendue ou échangée à Alep ou à Smyrne : les Arméniens furent, pour les marchands européens, les intermédiaires obligés de ce commerce et s’y enrichirent considérablement, du moins jusqu’aux mesures de libéralisation prises en 1838 (à la veille de l’ère des réformes, le Tanzimat), mesures qui laissèrent néanmoins subsister quelques grandes fortunes arméniennes, comme les Spartali, mécènes également [1], dont les subsides permirent de reconstruire ou de restaurer de prestigieux édifices communautaires (Collège Mesrobian, Hôpital Saint-Grégoire l’Illuminateur) [2].
2 Smyrne était, par ailleurs, un lieu d’immigration pour les Arméniens. Ceux-ci, cités dès 1261 dans un traité de commerce entre l’empereur byzantin Michel VIII Paléologue et la République de Gênes, étaient présents, en 1380, disposant d’une chapelle et d’un cimetière, en haut de l’amphithéâtre urbain, d’où ils descendirent, vers 1500, pour s’installer au centre de Smyrne, au débouché du Pont des Caravanes : c’est sur ce site, au rôle explicitement commercial, qu’ils fondèrent leur quartier, le Haynots (« lieu des Arméniens »), autour de la cathédrale Saint-Étienne et de l’archevêché arménien apostolique. Outre l’esprit d’aventure et le souci de profit, l’émigration des Arméniens à Smyrne peut s’expliquer, pour les XVIIe-XVIIIe siècles, par les bouleversements survenus en Anatolie orientale : les ravages des Djéllalis au tournant du XVIe siècle, les transferts forcés de population arménienne par le Shâh de Perse Abbas Ier, au début du XVIIe siècle, les guerres turco-persanes, sans compter, au XIXe siècle, les migrations à caractère économique des bantoukhd (paysans pauvres, « émigrés » pour un séjour provisoire), ou les migrations sécuritaires, consécutives aux massacres sporadiques (1862, 1895-1896, 1909) perpétrés contre les Arméniens de l’Empire ottoman [3].
3 Dans cette ville à majorité chrétienne (appelée pour cette raison, gâvur Izmir, « Smyrne l’infidèle », par les Turcs), les Arméniens, moins nombreux que les Grecs, et même que les Juifs, formaient le dixième de la population (qui comptait environ cent mille habitants [4], y compris le groupe des « Levantins », et la petite colonie européenne), peu après le milieu du XIXe siècle [5].
4 Dix fois moins nombreuse que la communauté arménienne de Constantinople (environ cent mille âmes), celle de Smyrne bénéficiait, vers le milieu du XIXe siècle, d’infrastructures socio-culturelles plus favorables : dès 1797, elle avait accueilli, grâce à la richesse des Arméniens, la première école moderne de l’Empire ottoman ; en avance sur son temps, elle s’était dotée d’un hôpital psychiatrique ; malgré le discrédit qui avait frappé pendant un temps la langue française, considérée comme la langue des régicides après l’exécution de Louis XVI, on trouvait à Smyrne une intelligentsia d’amiras (patriciat issu des milieux économiques) et de mécènes de culture française, exerçant d’ailleurs souvent la profession de secrétaire-interprète ; enfin, dès 1836, les Arméniens de Smyrne avaient créé un théâtre francophone, où les dames aimaient certainement se parer de toute l’élégance française, puisque, si l’on en croit Chateaubriand, les modes de Paris arrivaient en deux semaines [6].
5 Dans la première moitié du XIXe siècle, plusieurs facteurs donnèrent un coup de fouet à la culture arménienne à Smyrne : d’abord, la menace que pouvait faire peser sur l’identité ecclésiale arménienne l’activité des missionnaires nord-américains, marquée par la mise en œuvre de moyens financiers importants, la diffusion, en achkharhabar (la langue arménienne vernaculaire, au lieu du krapar (l’arménien classique compris des seuls érudits et ecclésiastiques) du Nouveau Testament, mais aussi de littérature de divertissement : plus discrets, les prêtres catholiques — ceux de la Congrégation arménienne mékhitariste de Venise et de Vienne, en particulier — avaient des préoccupations surtout pédagogiques ; un deuxième facteur fut, en 1845, l’incendie accidentel de Smyrne, qui occasionna la destruction presque totale du haynots, le quartier arménien, et suscita, de la part de mécènes, une fièvre de reconstruction ; enfin, un troisième facteur : la création, en 1853, de l’imprimerie des frères Dédéyan par Dikran-Harout’ioun [7], le troisième fils (sur cinq) de l’homme d’affaires Hovhannês Dédéyan.
6 Pour mener à bien son activité d’imprimerie, d’édition, de traduction, la famille Dédéyan disposait d’atouts culturels, économiques et « professionnels » : elle était originaire d’un centre d’autonomie politique, le bourg de T’omarza, en Cappadoce orientale (au sud-est de Kayseri-Césarée), avec les villages en dépendant, qui, depuis le XVIe siècle probablement, par privilège du sultan ottoman, s’autogouvernait, sous l’autorité, longtemps héréditaire, de quatre familles — parmi lesquelles celle des Dédéyan. Celles-ci avaient à cœur le développement culturel de cette petite principauté (qui fut le siège d’un évêché de 1570 à 1681). T’omarza s’enorgueillissait de sa cathédrale Saints-Pierre-et-Paul (mentionnée par les textes à partir du XVIe siècle) et de son monastère de la Sainte-Mère de Dieu, scriptorium réputé (restauré à la fin du XIXe siècle par la célèbre famille des Gulbenkian, originaire de la localité voisine de Talas) qui produisit un grand nombre de manuscrits enluminés, jusqu’au XVIIIe siècle. Bibliophiles, comme le montrent leur activité de scribes ou leur rôle de commanditaires et de donateurs, les Dédéyan avaient fait l’acquisition d’un exemplaire de la fameuse Bible arménienne d’Amsterdam, imprimée dans cette ville, en 1666, par les soins du vardapet (docteur en théologie) Oskan [8]. L’amira Margos, un membre de la future belle-famille (les Margossian) de Hovhannês susmentionné, était familier de l’imprimerie d’Amsterdam et, dès 1758, avait fondé une imprimerie arménienne à Smyrne [9]. Une branche des Dédéyan vint, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, s’établir à Smyrne, où Garabed — le père de Hovhannês — devint un important propriétaire foncier et fut l’un des premiers membres de la Société de Siounie qui œuvrait en vue de la création d’écoles nationales pour les Arméniens. Hovhannês lui-même (1795-1878), outre les revenus de ses propriétés, s’enrichit considérablement par l’exportation de produits agricoles de l’Anatolie vers l’Europe, activité qu’il contrôlait à partir de ses bureaux de Constantinople, mais aussi, de Paris, où il faisait de fréquents séjours, y remportant — pour la qualité des fruits et des essences de fleurs présentés — la Grande Médaille d’Or à l’Exposition universelle de 1867. Contemporain de la période faste (1853-1893) de l’Imprimerie des frères Dédéyan — ses cinq fils [10] —, il fut en mesure, sauf pour les quinze dernières années, de la soutenir de ses deniers. Il faut rappeler ici que, dans l’histoire arménienne, le développement du commerce et de l’imprimerie sont toujours synchrones et que, du point de vue linguistique, le choix et la fixation de l’arménien moderne dans les publications avaient aussi pour finalité de favoriser les échanges d’informations d’ordre économique. La création de l’Imprimerie Dédéyan bénéficia, en outre, de la contribution locale de souscripteurs et, peut-être d’une aide de la franc-maçonnerie, puisqu’il y avait à Smyrne une loge « Tigrane » (Dikran). Notons que le poète et publiciste révolutionnaire Mikayêl Nalbandian (1829-1866), né en Russie et qui fut emprisonné par la police tsariste [11], s’arrêta à Smyrne en 1861 (il revenait de Calcutta), visita l’Imprimerie des frères Dédéyan et se familiarisa avec l’activité et les dirigeants de la « Société des Fédérés » [12].
7 La création et le développement de l’Imprimerie Dédéyan bénéficièrent enfin de l’expérience professionnelle de la famille : adonnée au commerce international, outre la connaissance des langues parlées à Smyrne par les autochtones — à savoir l’arménien, le grec, le turc —, elle était assurément familiarisée avec le français, sans doute également avec l’anglais et l’italien. Les Dédéyan et leur parentèle avaient étudié à l’école Saint-Mesrob, où s’illustrait, depuis 1799, le théologien et poète épique de l’Arménie chrétienne, Hovhannês Mirza Vanantétsi, et, plus tard, dirigée par le remarquable pédagogue Andréas Papazian, florissante dans les années 1831-1845, et où l’on apprenait — de manière privilégiée en vue du commerce — outre les langues locales et l’italien, l’anglais et le français, un marchand arménien de Trieste ayant subventionné les chaires afférentes [13]. De plus, l’élite intellectuelle de Smyrne exerçait souvent des charges de drogmans dans les ambassades ottomanes (certains Dédéyan le furent en Angleterre et en France), parfois de fonctionnaires provinciaux, ce qui ouvrait l’horizon.
8 C’est Dikran-Harout’ioun (1832-1868), mort à trente-six ans, alors qu’au moins trois de ses frères moururent octogénaires, qui joua le rôle décisif dans la création de l’« École des traducteurs de Smyrne » [14] : en effet, il commença par installer à Smyrne dans la propriété familiale (il était alors fonctionnaire des douanes) un excellent matériel d’imprimerie, importé du couvent mekhitariste de Trieste (où il avait étudié) ou de celui de Venise, mais aussi de Paris ; il fonda une maison d’édition (romans, théâtre, poésie, manuels scolaires, ainsi que des revues et des périodiques) ; enfin, en plus de la création ou de l’édition d’œuvres originales, il constitua une école de traducteurs (rémunérés, ce qui était une première), tous intellectuels de haut vol, parmi lesquels on comptait les romanciers Matt’êos Mamourian, Mesrob Noubarian (qui composa, pour la traduction de Notre-Dame de Paris, un Dictionnaire français-arménien utilisé jusqu’à nos jours), Kévork Tchilinguirian (traducteur des Misérables) et bien sûr, Dikran-Harout’ioun qu’avait d’abord rejoint son aîné, Aram-Garabed (1824-1905) [15]. Dikran-Harout’ioun avait une telle passion pour le livre que, étant sur son lit d’agonie, il se leva pour apporter d’ultimes corrections typographiques à un manuscrit, mais s’effondra aussitôt, sous la violence de l’effort [16].
9 Les Dédéyan et leurs collaborateurs firent à la fois œuvre de journalistes et de traducteurs. Ils dirigèrent des organes de presse, comme Arp’i Araradian (Le soleil de l’Ararat), rédigé en krapar, mais comportant des traductions d’œuvres littéraires en achkharhapar ; ils en imprimèrent d’autres, Timag (Le masque), comme Arewélian Mamoul, de Mattêos Mamourian, Dzaghig (Fleur), de Kévork Tchilinguirian ; ils étaient en relations avec Luc Balthazar, le fondateur d’Archalouys Araradian (L’Aurore de l’Ararat), le premier périodique en achkharhapar (1840-1886), auquel ils contribuèrent [17]. Rappelons ici qu’un sommet du talent journalistique fut peut-être atteint par le Smyrniote Stép’an Osgan (1825-1901), précepteur des enfants de Cavour — l’artisan de l’unité italienne — et secrétaire de ce dernier : il publia à Paris (où il fut l’ami de Gambetta, le fondateur de la IIIe République, et du romancier Edmond About) deux journaux en arménien moderne et fonda ensuite à Smyrne, en 1867, le journal de langue française La Réforme, dont le titre indique l’esprit progressiste [18].
10 L’œuvre de traduction effectuée ou patronnée par les Dédéyan, pendant les quelque quarante ans d’activité de leur imprimerie, est considérable : environ cent cinquante volumes, essentiellement traduits du français : d’Alexandre Dumas père, Les Trois Mousquetaires et leur suite, Le comte de Monte-Cristo, Joseph Balsamo [19] ; de Victor Hugo, Les Misérables (dont la traduction fut achevée en 1868, tout juste six ans après leur publication en français), Notre-Dame de Paris ; d’Eugène Suë, Les Mystères de Paris ; des romans de Jules Verne.
11 Des presses de l’Imprimerie des frères Dédéyan sortirent aussi de nombreuses pièces de théâtre (le plus souvent jouées au théâtre Vasbouragan), soit tirées de Dumas, Hugo, Sue, par les traducteurs eux-mêmes, soit traduites de Molière, surtout par Dikran-Harout’ioun (L’Avare, Le Médecin malgré lui, L’Amour médecin). L’aîné des frères, Aram-Garabed (1824-1905) s’illustra comme traducteur de Shakespeare (La Comédie des erreurs, Le Marchand de Venise, Roméo et Juliette) ; de l’anglais, furent traduites aussi des œuvres de Walter Scott ; du russe, les Fables de Krylov ; du turc, Trente bonnes histoires de Nasreddine Hodja [20].
12 La critique littéraire n’était pas absente de l’esprit des traducteurs de Smyrne : ainsi les traductions de Molière, de Shakespeare furent assorties de commentaires (le foisonnement, dans l’œuvre du second, étant opposé au classicisme trop marqué des Pères mékhitaristes récusé par Aram-Garabed). Ainsi s’annonçaient les développements critiques de la revue La Littérature arménienne, publiée à Smyrne de 1911 à 1914 et qui préfigurait la critique arménienne moderne [21].
13 L’Imprimerie des frères Dédéyan fut le point de départ d’un courant humaniste et progressiste, de « Lumières », en quelque sorte. Les Dédéyan appartenaient à de nombreuses associations philanthropiques, comme la « Société de Siounie », pour la défense de l’école arménienne, la société des « Pacifiés », pour le développement de l’éducation, la « Société des amis des pauvres ». Les convictions libérales des Dédéyan, leur combat contre le conservatisme, furent peut-être stimulées par les activités de la Loge Tigrane (1864-1894), issue de la Grande Loge anglaise [22].
14 Outre leurs préoccupations littéraires, ils étaient animés d’une passion pédagogique et publiaient aussi des manuels scolaires, ayant en vue l’éducation du peuple. L’École des Traducteurs de Smyrne joua un rôle important dans la fixation de l’arménien occidental moderne [23]. Cette fixation de l’achkharhapar avait, certes, été amorcée par les journaux et les romans des Mékhitaristes de Vienne [24], mais à Smyrne, en particulier avec l’Abécédaire de Dikran-Harout’ioun Dédéyan, avec ses manuels de lecture et de krapar, tous rédigés en achkharhapar [25], avec toutes les publications qui sortirent de l’imprimerie familiale, l’évolution prit un cours décisif dès le milieu du XIXe siècle [26].
15 Mais l’École des traducteurs de Smyrne, par les innombrables traductions d’œuvres occidentales — principalement françaises —, qu’elle offrit au public arménien, fournit surtout une littérature d’évasion — les bestsellers —, sur laquelle se ruaient les lecteurs, comme en témoignait Aram Andonian en 1902, dans le numéro de la revue Massis (publiée à Paris, en arménien), à l’occasion du centième anniversaire de la naissance d’Alexandre Dumas. À Constantinople qui absorbait la presque totalité de la production smyrniote, chaque exemplaire d’un roman de Dumas passait par une centaine de mains. Ces traductions se diffusaient aussi dans les communautés arméniennes du Proche-Orient et des Indes. C’est grâce aux traducteurs de Smyrne que s’épanouit — surtout dans le milieu constantinopolitain — le roman arménien occidental arménien moderne, entre autres les œuvres de Dzérents et de Mamourian, inspirées de Dumas [27].
16 L’activité des traducteurs de Smyrne a sans doute bénéficié de circonstances favorables dans le cadre de l’Empire ottoman. La brève existence de Dikran-Harout’ioun, le créateur de l’Imprimerie des frères Dédéyan, est presque contemporaine du règne du sultan Abdülmedjd Ier (1839-1861) qui promulgue, dès son avènement, la charte dite de Gülhane (égalité civique de tous les sujets de l’Empire, réforme de la justice, des finances, de l’armée). Cette charte inaugure le Tanzimat, l’ère des réformes, qui se poursuit sous Abdülaziz (1861- 1876), mais plus difficilement, en raison de l’interventionnisme européen [28].
17 Mis à part le coup de sabre qui coûta la vie, en 1878 (l’année même du traité de San Stéfano et du Congrès de Berlin) à Hovhannês, père de la fratrie Dédéyan, qui avait bravé l’ordre exprès, pour les chrétiens de Smyrne, de ne pas sortir pendant que les troupes irrégulières ottomanes traversaient la ville [29], les Dédéyan paraissent avoir été plutôt à l’aise dans le contexte ottoman, tel qu’ils le percevaient de Smyrne. Ils publièrent en arménien des créations du folklore turc (Nasreddine Hodja), en turc Le livre des Lamentations, œuvre du moine mystique arménien saint Grégoire de Nareg (Xe siècle), ainsi qu’une Histoire ottomane [30]. Le dernier des cinq frères, Hayg-Hagop (+ 1909) composa et mit en musique la « Marche ottomane » [31].
18 Si l’Imprimerie des frères Dédéyan dut fermer en 1893 [32], la veine littéraire ne paraît pas s’être tarie postérieurement, ni même après l’émigration de la famille vers l’Europe occidentale, finalement en France, dès 1919, c’est-à-dire trois ans avant la conquête de Smyrne sur les Grecs par Mustafa Kemal et les massacres perpétrés par ses troupes. Malgré le choc du déracinement, le neveu et homonyme de Dikran-Harout’ioun, mort en 1958 à Paris, travailla toute sa vie à un Répertoire de la littérature française des origines à nos jours ; ses fils jumeaux furent, l’un Charles-Garabed (en arménien le « Précurseur »), l’universitaire et critique littéraire dont l’on commémore le 100e anniversaire de la naissance, l’autre, Christian-Khatchadour (« don de la Croix »), un romancier et poète honorablement connu, dont les œuvres furent publiées chez les meilleurs éditeurs français (Plon, Grasset, Casterman, Julliard, Gallimard).
19 Nous pouvons dire, au terme de notre enquête, qu’il y eut bien, à Smyrne, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, et même jusqu’à la catastrophe de 1922, une ambiance comparatiste : celle-ci, à terme, a favorisé la recherche universitaire de Charles Dédéyan, dont on remarque qu’il s’est intéressé à la plupart des auteurs traduits ou commentés par les traducteurs smyrniotes.
20 Concernant l’œuvre de ces derniers, nous empruntons la conclusion du regretté Vahé Ochagan (fils du célèbre Hagop Ochagan, romancier de la « Catastrophe »), poète en langue arménienne occidentale, essayiste et professeur de littérature arménienne aux États-Unis, dans son article « L’École des Traducteurs arméniens de Smyrne au XIXe siècle », paru dans Haigazian Armenological Review (p. 20-217), à Beyrouth en 1973 :
21 « Sur le plan arménien, l’École des Traducteurs (le noyau de cinq intellectuels — les deux Dédéyan, Noubarian, Mamourian et Tchilinguirian — avait plus de 100 volumes à son actif) avait été l’entreprise culturelle la plus grandiose et la plus effective depuis la fondation de la congrégation Mekhitariste de Venise. Elle avait largement contribué à forger la langue littéraire des Arméniens occidentaux, elle avait traduit plus de 160 volumes d’ouvrages romanesques et de 50 volumes d’autres livres, elle avait universalisé l’amour de la lecture et le goût littéraire. Enfin, elle avait déclenché le roman national et la Renaissance littéraire. »
Notes
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Cf. Anahide Ter Minassian, « Les Arméniens : la dynamique d’une petite communauté », dans Marie-Carmen Smyrnelis (dir.), Smyrne, la Ville oubliée ? 1830-1930, Autrement, Paris, p. 81. On consultera encore l’ouvrage du Père Hagop Kossian, Les Arméniens à Smyrne et dans les environs (en arménien), 2 vol., Vienne, 1899, t. 1. Le livre très documenté d’Hervé Georgelin, La fin de Smyrne, Paris, CNRS Éditions, qui insiste sur la « civilité » codifiée et sur la « cohabitation » entre les différents groupes ethniques et confessionnels, concerne plutôt la période postérieure à celle envisagée par notre contribution.
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[2]
Hélène Ahrweiler, « L’histoire et la géographie de la région de Smyrne entre les deux occupations turques (1081-1317), particulièrement au XIIIe siècle », dans Travaux et Mémoires du Centre d’Histoire et Civilisation de Byzance, 1, Paris, 1965, p. 1-204, passim. On pourra approfondir l’enquête avec les nombreux travaux, publiés à Erevan, du byzantiniste Heratch Bart’ikyan.
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[3]
A. Ter Minassian, « Les Arméniens », p. 80, Raymond H. Kevorkian et Paul B. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Les Éditions d’Art et d’Histoire, ARHIS, Paris, p. 161.
-
[4]
A. Ter Minassian, « Les Arméniens », p. 80. Il y aurait eu 30000 Arméniens à Smyrne à la veille de la catastrophe de 1922. Des statistiques très détaillées se trouvent dans l’Annuaire oriental, qui, pour l’année 1891, ne compte pas plus de 7000 Arméniens à Smyrne (à l’exclusion des faubourgs). On consultera aussi l’article de Vahé Ochagan, « L’École des Traducteurs Arméniens de Smyrne au XIXe siècle », dans Haygazian Armenological Review, vol. 4, p. 200, à compléter par l’ouvrage du même auteur, Le Roman Arménien Occidental du 1850 à 1930 et les influences étrangères, Thèse de Doctorat d’Université, Université de Paris, 1966, passim.
-
[5]
A. Ter Minassian, p. 86, R.H. Kevorkian et P.B. Paboudjian, p. 162. À cette communauté levantine appartenaient les Arméniens catholiques venus du Nakhitchévan au XVIIIe siècle, avec les Dominicains (par exemple les familles Balladur, Issaverdens).
-
[6]
Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 200.
-
[7]
Id., ibid., p. 202-203. Certains auteurs donnent 1851 comme date de la création de l’Imprimerie.
-
[8]
Archag Alboydjian, Histoire de la Césarée arménienne (en arménien), 2 vol., Le Caire, 1937, t. 1, p. 885, T’oros Madaghdjian, Mémorial de T’omarza (en arménien), Beyrouth, 1959, p. 189-190, Robert H. Hewsen, « X. Débris de l’indépendance nationale et diaspora », dans Gérard Dédéyan (dir.), Histoire du peuple arménien, Privat, Toulouse, 2008, p. 423-24.
-
[9]
Christian Dédéyan, Les Dédéyan, vol. 1, Venise, Saint-Lazare, 1971, p. 41-42.
-
[10]
Chr. Dédéyan, Les Dédéyan, t. 1, p. 25-29, Khatchik Karadélyan, « Les Dédéyan », dans Encyclopédie arménienne soviétique, t. 11, Erevan, 1985, p. 659.
-
[11]
Sur lui, voir S. Daronyan, « Mikaël Nalbandyan », dans Encyclopédie arménienne soviétique, t. 8, Erevan, 19, p. 150-152.
-
[12]
Kh. Karadélyan, « Les Dédéyan », EAS, t. 11, p. 659.
-
[13]
V. Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 201, A. Ter Minassian, « Les Arméniens », p. 88.
-
[14]
Sur son rôle, voir K.H. Dchingozyan, « Pages de l’histoire du mouvement littéraire des Arméniens de Smyrne dans les années 50-60 du XIXe siècle (à l’occasion du 150° anniversaire de la naissance de Harout’ioun Dédéyan) » (en arménien), dans Revue historico-philologique, Académie des Sciences d’Arménie, n° 2, Erevan, 1982, p. 61-71.
-
[15]
V. Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 211, Kh. Karadélyan, « Les Dédéyan », EAS, t. 11, p. 659.
-
[16]
Robert Haddeler, « L’Imprimerie Dédéyan de Smyrne », dans le journal de langue arménienne Marmara, Istanbul, n° du 6 mars 2008, p. 1.
-
[17]
A. Ter Minassian, « Les Arméniens », p. 89, à compléter par Kh. Karadélyan, « Les Dédéyan », EAS, t. 11, p. 659, Chr. Dédéyan, Les Dédéyan, passim, Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 203.
-
[18]
Voir S. K’olandjyan, « Stép’an Osganian », dans Encyclopédie arménienne soviétique, t. 8, Erevan, 1982, p. 626-627.
-
[19]
Notons que le roman historique grec prend comme modèle non pas Alexandre Dumas comme le roman historique arménien, mais Walter Scott dont l’œuvre (particulièrement Ivanhoe, Kenilworth) est connue en Grèce à partir du milieu du XIXe siècle ; les descriptions des romans de Rangavis s’inspirent de celles de Scott (cf. Henri Tonnet, Histoire du roman grec des origines à 1960, Paris, 1996, p. 103-107).
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[20]
Pour les traducteurs, nous renvoyons à Chr. Dédéyan, Les Dédéyan, p. 105-107, V. Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 203-204, Kh. Karadélyan, « Les Dédéyan », EAS, t. 11, p. 659, A. Ter Minassain, « Les Arméniens », passim.
-
[21]
A. Ter Minassian, « Les Arméniens », p. 88-89.
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[22]
Id., ibid.
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[23]
On sait que, pour l’arménien oriental, c’est le roman de Khatchatour Abovian, Les plaies de l’Arménie, terminé en 1841, mais publié en 1858, après la mort de l’auteur, qui donna ses lettres de noblesse à la langue vernaculaire.
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[24]
Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 202.
-
[25]
Karadélyan, EAS, t. 11, p. 659.
-
[26]
Le grec vernaculaire — ou démotique — devait aussi supplanter une langue puriste, la khatarévousa, mais ne devint langue littéraire que dans les années quatre-vingt du XIXe siècle.
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[27]
Ochagan, « Les Traducteurs de Smyrne », p. 204 ; id., Le Roman arménien occidental, passim.
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[28]
Sur les réformes, voir Stanford J. Shaw et Ezel Kural Shaw, History of the Ottoman Empire and Moderne Turkey, 2 vol., Princeton University Press, 1976-1977, réédition 1985, t. 2, ch. 10.
-
[29]
Chr. Dédéyan, Les Dédéyan, t. 1, p. 28.
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[30]
Kh. Karadélyan, EAS, t. 11, p. 659.
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[31]
Id., ibid.
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[32]
Nous conservons un « inventaire des livres en magasin, édités par les Dédéyan, après la liquidation volontaire de leur maison », en date du 27 décembre 1907, signé par Dikran-Harout’ioun Dédéyan, fils de Stép’an Dédéyan, et neveu du fondateur.