1 La nuit est épaisse. Elle vient caresser les terrasses dépareillées de demeures qui se fondent les unes dans les autres, et qui semblent avoir éclos au cœur des veillées. L’obscurité se mure dans son silence. La lune brille doucement sur la ville. C’est alors que je me réveille, occupé à de petits détails nocturnes, pliant bagages vers l’espace des voyages.

2 Abu Dhabi m’a confié un message à transmettre à une terre chargée d’histoire ; ma cité m’a transmis quelques mots à lire, rapidement, trop longtemps remis au lendemain… Des mots inspirés par les minarets de l’aube, faisant écho à des images d’un avenir ignoré, des mots éclairant l’ardeur d’un salut chargé de la légende des siècles.

3 Le silence laisse paraître l’aube. Je me souviens de choses dérisoires : la valise qui me frôle la main et se fond en moi, des histoires qui me mènent en voyage… Me voilà qui plane. Le ciel est devenu l’unique patrie des hommes, tandis que défile un carnaval de civilisations antiques. Les aiguilles du temps n’ont pas usé la passion de l’histoire : le Yémen révèle les talismaniques secrets des royaumes antiques, ses trésors font battre les cœurs dans une pluie de perles et de parfums, de mythes errants qui ne peuvent se résoudre à mourir… Traces, stèles, vestiges ourlent et brodent un sol frappé de mille épreuves, comme un rideau baissé sur des cités disparues, et ne demeurant dressées que dans nos rêves, à travers les âges, tel un secret suspendu…

4 Le matin, la ceinture d’air une fois attachée, après la montée et la descente, c’est l’heure de scruter ces visages dont les identités suivent les rivages du Golfe… Les ailes de l’avion se replient, un dernier frémissement, un ultime vrombissement, et la voix désincarnée du haut-parleur annonce le mirage qui nous a enlevés. Nos regards se font songeurs, le soleil se fait poète : voici Sanaa, cernée de vergers, dans son nuage de pluie. Début de notre périple, elle indique la fin de l’Histoire. Ses maisons aux frontispices dénudés comme un sein, serties de couleurs anciennes, arborent des tatouages tortueux qui résistent aux temps, comme pour demander à Dieu de leur révéler la langue dans laquelle Salomon exprima ses reproches à la Création.

5 Dans une bruine splendide, des princesses languides trop longtemps habituées au luxe vendent désormais des légumes le long des chemins… Les royaumes d’antan sont devenus icônes sur l’écorce des arbres. Les sinuosités alléchantes de corps sublimes se reflètent dans une jeune femme à l’esprit agile, cachée sous le masque des villes, translucide, aguicheuse, séductrice, trésor parmi les trésors des cavernes de Taez et des sommets du Hadramaout.

6 Le marché au sel  [1], berceau d’antan, m’amène vers d’infinies interrogations, suspendues entre le rêve et cette pâle hébétude qui se dessine sur le visage des gens d’ici. De longues secondes passent en formules de bienvenue, nous glissons comme des fantômes sur des tombes antiques où dorment les habitants de la ville — les vivants ont, quant à eux, perdu le sommeil : ils sont sans cesse revigorés par leur plante favorite, ces feuilles de kat qui se collent à la bouche et dans le jus duquel coule l’histoire.

7 Les visages demeurent dans une éternelle langueur, yeux sombres et rougis vous regardant sans jamais connaître le désespoir. Ils parlent sans doute la langue secrète de la huppe de Salomon  [2], ils sont descendants de Sayf Ibn Yazan  [3], ils chantent pour Belkis reine de Saba, et recherchent à l’horizon la digue de Marib  [4]…

8 Des éclats de souvenirs, insérés dans le tissu de mon imaginaire, défilent alors que je découvre sabres, vêtements chamarrés et aliments mystérieux dans ce souk inconnu, dans ces musées souterrains où l’on avance tête baissée pour comparaître devant les vestiges d’une colonie antique — le colonialisme britannique semblait se nourrir de la résistance même qu’on lui opposait, mais il est d’anciennes colonies qui ne cessent de laisser transpirer leur histoire, à Aden comme dans le royaume de l’Imam Yehia.

9 Les jours passent et s’éclaircissent, les distances infinies se rapprochent et embrassent le silence au fil sinueux des chemins poudreux… Des idées jaillissent de ces traces, de ces stèles qui captivent la vue et la vie, de ces bas-reliefs qui retracent les légendes de Saba, cisèlent le dessin des temples de Belkis et de Baraan, embrassent les couronnes royales et montrent de simples mortels d’antan, qui ont laissé leur souvenir gravé sur les murs des palais. Ici se dresse le temple d’Awam, où les Sabéens venaient en pèlerinage, là des dizaines de statues dont la splendide image de pierre du roi Ma’ad Karib. Les inscriptions renferment la langue, le souvenir, la gloire du Yémen antéislamique, ses liens avec la Mésopotamie, l’Égypte, l’Abyssinie, la Syrie…

10 Mais ces temps antiques sont recouverts de poussière grise, et le voyageur n’en peut saisir l’immensité : à la distance des ans s’ajoute celle de la terre. Mais le Coran ne dit-il pas : « Les habitants de Saba avaient en leur séjour un signe clair : deux jardins, à droite et à gauche ; mangez ce que Dieu vous a accordé et remerciez-le pour cette contrée bénie et le pardon de votre Seigneur » ? Et un autre verset ne mentionne-t-il pas leur puissante armée : « Nous possédons la force et une puissance formidable, mais la décision te revient, vois ce que tu nous ordonneras »  [5].

11 De toutes les allusions coraniques aux mondes anciens, les témoignages que produit le texte sacré sur la civilisation sabéenne sont les plus précieux : ils dévoilent la splendeur de cette civilisation aux confins de l’Arabie, et l’importance des langues dérivées de ces âges reculés : les tribus bédouines, depuis que le soleil brille sur l’univers, se donnent comme ancêtres et origines de leur culture les Yéménites Qahtan et Yaarib, lequel fut le premier à parler la langue arabe. Nombreux sont les rois qui se sont succédé sur cette terre, saisie par la fièvre des conquêtes, embellie de mille édifices, et connaissant depuis les temps les plus reculés un État organisé, garant de la prospérité. La nature même du Yémen permettait l’épanouissement d’une vie florissante : de la pluie en abondance, et des rivières dont on dit qu’elles étaient plus de soixante-dix… Le soleil baignait une contrée bénie méritant de s’appeler Arabie heureuse…

12 C’est à Marib qu’au huitième siècle avant le Christ fut construite une digue témoignant d’une maîtrise inouïe des règles de l’architecture civile. Tous les contemporains de ces époques mentionnent la prospérité d’une contrée ultimement ruinée par une conjugaison de désastres écologiques, d’inondations catastrophiques, et finalement par la rupture de cet édifice grandiose, qui amena sécheresse et désertification, mort des jardins et des vergers, une destruction continue des cultures, jusqu’aux derniers coups portés au pays par le roi éthiopien Abraha, en 552… Il ne reste plus désormais que quelques rares traces de l’antique barrage.

13 Le cheiykh Zayed, paix à son âme, fit d’ailleurs preuve de son usuelle générosité envers la digue de Marib, comme toujours quand il était question de préservation du patrimoine, d’intérêt pour l’eau douce, et de développement des aires cultivées. L’homme croyait en l’agriculture et il parvint à faire fleurir le désert, y multipliant vergers et cultures vivrières. Construire, dans la pensée du cheikh Zayed, était l’incarnation même de ce que signifie servir une terre : la peupler, en assurer le développement, faire ressurgir du passé une puissante civilisation, tout comme sa langue débordant d’histoire. Sa vision était toute d’initiatives audacieuses, dépassant les frontières nationales, pour englober la grande nation de la Péninsule, d’un bout à l’autre de notre océan. C’est pour cela que Zayed avait entrepris de faire reconstruire la digue de Marib, afin de redonner au Yémen frère un peu de son lustre passé.

14 L’éloignement, la distance recréent là une nation qui fut l’un des flambeaux de l’humanité. Du reste, le patrimoine des âges passés ne disparaît jamais entièrement : les agates rouges, les sabres émoussés par le temps, le parfum des raisins secs et des grains de moka, les yeux des jeunes filles yéménites qui laissent deviner leur vision singulière, ces visages burinés qui sortent de l’habitude, et cette vie éternelle qui jamais ne se préoccupe de poser des questions. Ces espaces ne sont pas un rêve, ils sont ensorcelants comme l’est la vie et ses rythmes immuables, comme ces enfants qui, déjà, mâchent savamment leurs feuilles de kat, tout en parlant français et italien, et qui racontent, à toi qui viens de loin, la litanie des rois et des gloires du passé yéménite.

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