1 Dans la grande étude qui reste à écrire sur les relations luso-françaises au XXe siècle, il me semble que quelques pages devront être consacrées à Luis Forjaz Trigueiros (1915-2000). Sans doute l’œuvre qu’il laisse est loin d’avoir l’ampleur d’autres intermédiaires. Mais Capital do espírito/Capitale de l’esprit, sorti au début de l’année 1939, mérite d’être sauvé de l’oubli, ou de l’indifférence, pour tout ce qu’il apportait, il y a tout juste soixante-dix ans, et pour l’accueil qu’il a connu, à un moment particulièrement dramatique pour la France. Aussi, pour le court chapitre qui sera dédié à cet ouvrage, je n’apporte ici que des matériaux, quelques repères pour éviter qu’une pensée, assurément originale, ne soit, avec le recul du temps, trop commodément simplifiée ; et, à l’intention de l’homme, quelques lignes de témoignage plus personnel que je crois devoir à sa mémoire.
2 Si Luis Forjaz Trigueiros a été très tôt reconnu comme nouvelliste, en recevant à vingt et un ans le prix Fialho de Almeida pour un recueil de « contes »/ contos, comme l’on dit dans les langues ibériques, Caminho sem luz/Chemin sans lumière, s’il a continué dans cette voie avec Ainda ha estrelas no ceu/Il y a encore des étoiles au ciel (1942) et bien plus tard avec O carro de feno/La Charrette de foin (1974), c’est dans le journalisme qu’il a fait ses classes et des débuts remarqués. Inutile de chercher des traductions en français : tout au plus une nouvelle, « Ces mains », a été publiée dans Le Figaro littéraire (23-IV-1960). De 1946 à 1953, il a été directeur du Diário popular et pendant vingt ans il collabora au Diário de Notícias (1954-1974). Qu’il s’agisse de fiction ou d’essai, le texte court a été le domaine de prédilection de celui qui reste avant tout un chroniqueur, en se souvenant de la terrible étymologie du mot qui inscrit le Dieu Chronos au cœur même de l’écriture, devenue une « activité contingente », comme l’a rappelé son ami David Mourão-Ferreira, dans la préface à Discurso direito/Discours direct (Guimarães, 1969).
3 Esprit vif, volontiers primesautier, causeur spirituel qui, au soir de sa vie, savait admirablement utiliser son don de parole pour éviter de parler de choses graves ou de secrètes blessures, Luis Forjaz Trigueiros a fait sa véritable entrée dans le monde littéraire avec un hommage à la France, à Paris, « capitale de l’esprit ». De fait, il s’agit d’une suite de dix-sept entretiens avec de grands noms des lettres françaises, des académiciens, Georges Duhamel, Paul Valéry (qui inaugure sa chaire de poétique au Collège de France), Jacques de Lacretelle, avec d’autres qu’il souhaite évoquer Jules Romains, Henri Massis, Philippe Soupault (on appréciera, d’entrée de jeu, le voisinage du maurassien et du surréaliste), Claude Silve, prix Fémina 1935, Luc Durtain, Francis Carco (qui vient d’être élu à l’Académie Goncourt), avec des intellectuels et des professeurs (Henri Bonnet, Albert Mousset, Henri Membré, du PEN Club, Georges Pagès, historien, et Georges Le Gentil, spécialiste de culture portugaise, tous deux à la Sorbonne, Gabriel Marcel, à la fois dramaturge et philosophe), Léon Pierre-Quint, biographe de Gide et de Proust, le journaliste Frédéric Lefèvre qui assure, après la mort de Maurice Martin du Gard, la direction des Nouvelles littéraires et qui s’est taillé une solide réputation avec sa formule « Une heure avec », celle qui sert quelque peu de modèle au jeune Portugais.
4 Il a connu d’autres figures célèbres en 1935 quand le très habile et très entreprenant António Ferro, directeur de la SPN (Secrétariat à la Propagande nationale) depuis 1933, a su faire venir un groupe d’écrivains espagnols et français, une véritable « ambassade intellectuelle » comme on a pu appeler cette délégation, qui a fait beaucoup de tourisme culturel : Unamuno, Ramiro de Maeztu, Wenceslao Fernández Flores, la poétesse chilienne Gabriela Mistral, côté hispanique, et, côté français, Georges Duhamel, François Mauriac, Jacques Maritain, Wladimir d’Ormesson, et le Belge Maurice Maeterlinck. Il a écouté avec avidité Mauriac lors d’une promenade dans la forêt de Bussaco, et il a servi de guide à Maritain à Porto.
5 António Ferro qui avait commencé par quelques écrits très favorables au nouveau régime italien, est secondé, dans son travail de « propagande » qu’il prend au pied de la lettre, par sa femme Fernanda de Castro. Tandis qu’elle traduit Salazar, le Portugal et son chef, il obtient de Paul Valéry une préface. Le volume est édité chez Grasset en 1934 et la « Note en guise de préambule sur l’idée de dictature » sera reprise dans Regards sur le monde actuel en 1945. Elle traduit aussi Une révolution dans la paix, édité chez Flammarion en 1937, préfacé par Maurice Maeterlinck. Ce n’est que le début d’une suite fournie de publications qui a pu justifier le mot de « salazarographie » employé par l’historien João Medina dans son Salazar em França (Lisbonne, Bertrand, 1977 : 36). On citera, entre autres, dès 1934 les Lettres portugaises de Maurice Martin du Gard (Flammarion), Les Dictateurs (Denoël, 1936) de Jacques Bainville ; la traduction par Pierre Klossowski de l’essai de Friedrich Sieburg, Le Nouveau Portugal. Portrait d’un vieux pays (Les éditions de France, 1938) ; Chefs (Plon, 1939) de Henri Massis, en visite au Portugal en 1938, mais aussi de Salazar face à face (La Palatine, 1961), l’année qui suit son élection à l’Académie française ; le Portugal et la crise européenne (Flammarion, 1946) traduit par Pierre Hourcade, éminent lusitaniste qu’on peut tenir pour l’introducteur de Pessoa en France ; ou l’article à « La Jeunesse portugaise-Mocidade portuguesa » du jeune Hubert Beuve-Méry, futur directeur du Monde, publié en 1941 dans le Bulletin des études portugaises.
6 À l’occasion de l’Exposition de 1937 à Paris, c’est à António Ferro d’être invité aux Journées de la pensée consacrées à un double thème : ce que l’étranger doit à la France et ce que la France doit à l’étranger. On a des échos de cette manifestation dans une chronique de la Revue de Littérature comparée (1938 : 361). Luis Forjaz Trigueiros, dans la longue préface à Capital do espírito, évoque l’intervention d’António Ferro dans laquelle la « grandeur » de la France se confond avec « le rayonnement de sa culture ».
7 Au-delà du personnage qui a en mains les destinées du Portugal, un mouvement d’intérêt se dessine en faveur du pays et de sa culture. Jean-Marie Carré, dans une conférence donnée à Coimbre en 1938, se félicite de ce nouvel état d’esprit qui inverse une tendance séculaire, ce qu’il appelle « une circulation à sens unique » : « Depuis quelque temps, ce sont nos écrivains qui prennent, à leur tour, le chemin de Lisbonne. » (Bulletin des études portugaises, 1938, 2 : 35). Au voyage de 1935 auquel il fait ainsi allusion, en signalant que Duhamel et Mauriac ont été « doublement enchantés » de découvrir le pays et de « se mieux connaître », il se plaît à ajouter d’autres initiatives : la création d’une chaire Camoens au Centre méditerranéen de Nice, l’enseignement du portugais étendu à six universités françaises et… le numéro spécial de la Revue de Littérature comparée (1/1938) consacré à la culture portugaise, à l’initiative de Paul Hazard.
8 Tel est donc le contexte dans lequel Luis Forjaz Trigueiros entreprend en 1937 son voyage à Paris. Il y trouve une femme cultivée, Virginia de Castro Almeida, qui lui servira parfois d’intermédiaire. Auteur d’une Vie de Camoens, traductrice, elle est très active et fait partie de la Commission de l’Institut de coopération internationale de la Société des Nations dont le directeur, Henri Bonnet, sera interviewé par Luis Forjaz Trigueiros. Il fait paraître certaines interviews dans des journaux portugais et brésiliens. En mai 1938, il met la dernière main à la préface, un texte long et dense qu’il fait circuler et qu’il soumet à la rédaction du Bulletin des Études Portugaises, revue dont il est collaborateur depuis peu, pour des comptes rendus d’ouvrages français (La Varende, Maurois, Carco, Luc Durtain, Genevoix, Plongées de Mauriac, Lautréamont dans l’édition d’Edmond Jaloux, chez Corti). Le directeur de la revue qui est aussi directeur de l’Institut français, Raymond Warnier, décide aussitôt de publier une version française d’un texte qui va bien au-delà d’un simple hommage rendu à la France, hommage d’ailleurs « que sans fausse modestie nous sommes tentés de croire un peu mérité » (BEP, 1938 : 70). Le texte, traduit par Forjaz Trigueiros, paraît avec un titre, « Examen de conscience », qui montre que le regard admiratif porté sur la France est aussi un regard introspectif. Dit autrement, en termes comparatistes puisqu’il s’agit d’une question de représentation ou d’imagologie : le discours sur l’étranger est toujours, plus ou moins, un discours sur soi-même. Cet « examen de conscience », doublement intéressant pour nous, fera l’objet d’une seconde édition en 1939 sous forme d’un tiré à part.
9 Dans l’édition portugaise de Capital do espírito, la préface, appelée simplement « Introduction », datée du « printemps 1938 », est suivie d’un post-scriptum qui fait allusion aux « événements de septembre » : entendons les accords de Munich (1939 : 30). Or, sur cet événement important et dramatique, Luis Forjaz Trigueiros entend prendre position, une position totalement aux côtés de la France qui vient de donner « le spectacle consolant de l’unanimité patriotique ». Ceci constitue à ses yeux la meilleure réponse qui peut être donnée « à ceux qui il y a quelques mois échangeaient les droits éternels de l’Esprit pour le fétichisme facile d’une force de paganisation ». La formule, bien frappée, révèle que, sous le mot « Esprit », même avec majuscule, le jeune lettré sait identifier des valeurs morales et des choix politiques propres à la démocratie qu’incarne et que défend la France, et que sa francophilie a clairement défini et jugé les forces qui s’opposent à cet « Esprit ». De plus, en prédisant que la France « retrouve aujourd’hui, sur ces chemins de l’Esprit, la voie supérieure des grandes victoires définitives », il déclare à son public, à ceux qui hésitent ou s’enferment dans une neutralité attentiste, qu’il a déjà choisi son camp.
10 Il y a deux sortes d’interviews : ceux qui commentent plus ou moins l’actualité, qui abordent des questions de société, de morale et ceux, moins nombreux, consacrés à la littérature. Georges Duhamel choisit de disserter sur la crise de la culture, « la décadence de l’esprit », les dangers de l’américanisation. Il défend le livre, l’imprimé et stigmatise l’image et surtout « les images en mouvement ». Son jeune interlocuteur est tenté de soutenir la thèse inverse. On retrouve les mêmes thèmes, sous un éclairage opposé, avec Luc Durtain. L’homme préfère l’action, les voyages, l’URSS qui lui inspire des jugements sévères, les États-Unis qui suscitent son admiration, mais aussi le Brésil. Sa vie illustre une phrase célèbre de Keyserling : « Le plus court chemin qui mène au moi passe autour du monde. » Henri Bonnet, déjà présenté, expose ses idées sur la coopération internationale et conforte les vues de son intervieweur : la France a un rôle déterminant à jouer. Et Bonnet est présenté non comme un « bureaucrate », mais comme l’artisan de cette « société des esprits dont parlait Valéry. » On saura peu de chose sur « l’unanimisme » de Jules Romains puisqu’on passe très vite de l’écrivain au Président du PEN Club (qui a succédé au célèbre H.G. Wells) et surtout à l’actuel secrétaire, Henri Membré, qui vient de publier un témoignage Un Occidental en URSS, présenté comme « impartial et objectif ».
11 Albert Mousset, bien connu de Raymond Warnier, accumule les titres de gloire : membre de l’Académie diplomatique internationale, directeur de la revue Affaires étrangères, responsable d’une tribune au Journal des débats. En outre, passionné d’archéologie, il fait partie de la commission du « Vieux Paris ». L’homme fascine le jeune journaliste : il n’a rien d’un intellectuel, c’est « une intelligence en action » ; éloquent, il est un « extraordinaire jongleur de mots » (en français dans le texte). On parle du Retour de l’URSS de Gide, dont le point de vue est trop « intellectuel ». D’une façon générale, ce n’est pas l’intellectuel qui peut comprendre les relations internationales, mais celui qui domine la « psycho-politique » : avoir « une connaissance psychologique du fait politique collectif ». Exemple : ne pas confondre, dans le cas de l’Espagne, « carlisme » (royalistes traditionalistes et « anti-centralisateurs ») et fascisme, « centralisateur ». Le psycho-politique a des idées bien arrêtées sur l’Espagne, pays « fanatique » qui règle toujours ses problèmes par « la guerre civile ». Il est très critique avec la République que Forjaz Trigueiros est enclin à défendre : « au début, bien intentionnée et fraternelle, elle a collaboré avec la France »…
12 Avec Georges Pagès, professeur d’histoire à la Sorbonne, auteur d’une somme, Les Origines diplomatiques de la guerre de 1870-71, en 29 volumes (il ne s’agit pas d’une coquille…), l’échange porte sur la mission de l’historien, sur sa nécessaire impartialité. Georges Le Gentil, hispaniste et lusitaniste à la Sorbonne également, déclare avoir été impressionné par la modernisation de Lisbonne (les « quartiers sociaux »), les fêtes de la Jeunesse portugaise (A mocidade portuguesa). Après quelques réticences, il lance l’idée qu’un « nouveau classicisme » peut s’imposer en littérature et envisage le rôle déterminant que pourront jouer « les peuples latins » ; il plaide pour la liberté de pensée, sans atteinte cependant à des « notions sacrées » (la patrie, la famille) et se déclare contre « la tour d’ivoire », et contre « l’intellectuel pur ». Autant d’idées qui intéressent son interlocuteur portugais, lequel avoue cependant être déconcerté par ce qu’il appelle le « choc » entre des points de vue « actuels » et « anciens ».
13 Il est plus admiratif devant Jacques de Lacretelle qui est, avec André Maurois, « le plus anglais des écrivains français », gentleman (en italique) parfait, élégant, et qui ne cache pas son enthousiasme pour le Portugal actuel, celui qu’on lui a fait découvrir. Plus admiratif encore en découvrant Gabriel Marcel, dramaturge tourné vers un « théâtre de l’exploration intérieure » qui sait à l’occasion trouver la réplique qui fait mouche (« Entre les bottes d’Hitler et celles de Staline où est la différence ? ») et qui ne cache pas son admiration pour Salazar : « Puisse la France trouver un jour un Homme comme Salazar »…
14 Francis Carco, peu connu au Portugal, a du pays une image tout à fait positive. La romancière Claude Silve évoque avec émotion la soirée passée chez Raymond Warnier. Elle se définit « assez près » de Giono et l’entretien se termine par des souvenirs de la campagne française : l’Ariège, les Landes. Frédéric Lefèvre, « journaliste cent pour cent », l’expression est, paraît-il, à la mode, et admirateur « fanatique » (mot répété, en italique) de Claudel, a sillonné le Portugal. Il a rencontré Fernanda de Castro, il admire sa capacité à écrire en français. Ils ont « la même devise » : « humanité, simplicité, poésie ». Le jeune journaliste l’écoute, ravi et fier de montrer à son confrère parisien qu’il domine assez bien la formule que celui-ci a mise au point : « Une heure avec… ».
15 Quatre entretiens méritent une attention particulière. Avec Léon Pierre-Quint, biographe de Gide et de Proust, le jeune journaliste découvre une critique qu’il définit comme « créatrice ». Il tient à rencontrer Philippe Soupault pour parler poésie et comprendre ce qu’est le « surréalisme »/super-realismo. Il lui est répondu qu’après les mouvements et les esthétiques qui se sont succédé, il s’agit « d’un véritable point de départ qui marquera une étape poétique ». À Valéry, « penseur officiel de la IIIeRépublique », il demande ce qu’est un classique : « un écrivain qui a en lui un critique et qu’il associe intimement à ses travaux » Mais l’homme dont la poésie est « constructive », qui croit à « un retour à l’ordre » a soin de préciser que le classique vient après le romantique, comme « l’ordre après le désordre ».
16 J’ai choisi de parler en dernier du long entretien avec Henri Massis dans la mesure où il apparaît, pour le jeune Portugais, comme son maître à penser. Il fournit d’ailleurs une des trois épigraphes de Capital do espírito, une citation sans référence, mais qu’on reconnaît aisément tirée de Défense de l’Occident (1927), ouvrage que Forjaz Trigueiros déclare avoir lu. Dans l’entretien, Massis est loin d’apparaître simplement comme le penseur proche de Maurras. Il est d’abord celui qui, avec Alfred de Tarde, a signé, sous le pseudonyme d’Agathon, deux ouvrages à succès, entre le pamphlet et le manifeste : L’Esprit de la nouvelle Sorbonne et Les Jeunes Gens d’aujourd’hui. Le premier, en fustigeant l’érudition, a provoqué l’ire d’Ernest Lavisse. Le second, en opposant vieille et jeune génération, a défini un public pour diffuser un esprit nouveau libre, mais singulièrement épris d’ordre et « d’intelligence », opposée à un savoir inutile. Massis est également l’écrivain couronné par le Grand Prix de Littérature de l’Académie française en 1929. Son dernier ouvrage, Défense de l’Occident chez Plon, est une attaque en règle du mal qui menace la civilisation chrétienne, occidentale : le péril asiatique. Avec habileté, il déclare ne pas attaquer « l’esprit oriental », mais bien plutôt ceux qui, en Occident, s’emploient à diffuser ce qu’il tient pour des fausses valeurs, des « contrefaçons spirituelles ». Les vraies valeurs de l’Occident sont : personnalité, unité, stabilité, autorité, continuité. L’ouvrage s’ouvre sur trois références essentielles : Valéry, celui de la Crise de l’esprit, Maurras et Maritain. Mais au « politique d’abord », formule célèbre de Maurras, il oppose « le spirituel d’abord ». Massis est encore un critique reconnu, auteur d’études sur Zola, Barrès, Ernest Psichari, Pascal. Il offre à son jeune visiteur son dernier ouvrage sur Proust. Et face aux réticences que pourrait soulever une œuvre dépourvue de « morale catholique ou chrétienne » (ce que, tactiquement, met en avant Forjaz Trigueiros), Massis lit un passage, entièrement reproduit en français (1939 : 70) dans lequel il soutient ce qui ne doit plus être tenu pour un paradoxe : « Si terrible que fût son expérience, Marcel Proust entendait qu’elle servît. » Il s’agit donc de « nous entraîner vers les régions maudites de Sodome et Gomorrhe », « nous acclimater à ce monstrueux séjour, en nous dépaysant » : tel est le « pouvoir » de l’art. Massis est enfin celui qui vient de visiter le Portugal et qui affirme que « la pensée de Salazar ne doit rien au fascisme » ; Salazar est « l’intellectuel total », doué d’un sens du réel (1939 : 64-65).
17 Ce n’est pas seulement l’entretien qui vient d’être rappelé : ce sont aussi les lignes maîtresses de ce texte intitulé « Examen de conscience ». C’est d’abord, introduit par la phrase répétée : « La face des choses est changée », un hymne à la jeune génération dont Forjaz Trigueiros fait partie : elle s’interroge, mais elle sait ce qu’elle ne veut pas ou plus : par exemple la règle « politique d’abord », même si Maurras reste « notre maître indiscutable ». Or, « l’exemple fasciste » et « la grande commotion hitlérienne » auraient dû amener cette génération à « sauvegarder ce qui était éternel, et étant éternel, portugais. » Ainsi se trouve introduit le principe du « spirituel d’abord ». La formule ne sera pas citée expressément, mais il faut « proclamer la primauté du spirituel » et l’idée était déjà toute entière exprimée dans l’épigraphe sous laquelle est placé l’ouvrage : une citation de Manuel Gonçalves Cerejeira (précisons : le cardinal-patriarche de Lisbonne, grand ami de Salazar) qui oppose Sparte et Athènes pour affirmer la suprématie des « créations de l’Esprit » sur « la culte de la force ». D’autres dettes à Massis se précisent : aux dangers déjà cités s’ajoutent « les barbaries, celles de marque slave ou asiatique — et les autres » ; le « retour à l’intelligence », une des grandes idées de Massis pour sauver la jeunesse, s’accompagne de deux cautions intellectuelles : le Valéry de la Crise de l’esprit et Maritain.
18 Pour déterminante qu’elle soit, l’influence de Massis n’explique cependant pas tout : Forjaz Trigueiros sait penser aussi par lui-même. Ou plutôt la caution de Massis (Salazar ne doit rien au fascisme), la référence à l’Esprit et à la Latinité (« la grande Mère latine ») lui permettent d’exposer quelques vues personnelles, par exemple une attaque des sympathies pro-hitlériennes (« Ne serait-ce pas une négation de l’intelligence, par exemple, que de voir des Portugais de sincère nationalisme se réjouir de cette splendide démonstration d’unité germanique que fut l’Anschluss ? ») Il y a plus. La défense de la France en tant que foyer de rayonnement spirituel est totale, sans exclusive : d’où la négation de l’idée de décadence, surtout lorsqu’elle est associée à la conjoncture politique. « L’ami simpliste » qu’il met en scène et qui voit en Massis un « primaire », un « dogmatique » est aussi celui qui dénigre la France : « La France… un gouvernement de Blum, c’est évident — elle est en décadence ! » Enfin, rien ne le forçait à déclarer son regret de n’avoir pu rencontrer une seconde fois Mauriac « si calomnié dans notre pays par la position qu’il a prise en face du complexe problème espagnol. » Ainsi, pour Forjaz Trigueiros, choisir son camp ne signifie pas simplifier les idées ni les trahir en leur préférant la politique du moment.
19 « Un des plus importants événements de la saison littéraire portugaise » : c’est ainsi que le Bulletin des Études portugaises présente Capital do espírito (1940, t. VI, 73-77). Sous le titre « Un Hommage à la France », la revue, à la manière d’un « press book » recueille et commente les principales réactions, toutes élogieuses, tant au Portugal qu’en France, sans donner malheureusement les références. L’essentiel de ces réactions est repris à la fin du volume de « contes », Ainda ha estrelas no ceu (1943), un feuillet de cinq pages en portugais et en français, une quinzaine de jugements.
20 Retenons d’abord A República qui donne une des premières réactions (11-III-1939). C’est un journal qu’on peut appeler d’opposition, avec les nuances qu’on doit bien sûr apporter au mot dans le contexte portugais. Artur Ines, le rédacteur en chef, donne de larges citations, celles qui sont des jugements élogieux adressés à la France qui a « un gouvernement de Front populaire », celles où l’Anschluss est condamné, en signalant à chaque fois qu’il partage l’opinion d’un jeune écrivain qui appartient à une génération « postérieure » à la sienne. Il juge l’attitude de l’auteur « plus politique que littéraire ». En associant à la France de « Jean-Jacques » et de la révolution française, une référence finale à Mirkine (le père du parlementarisme rationalisé, favorable à la stabilité de l’exécutif), il recentre, non sans arrière-pensées, le témoignage de Forjaz Trigueiros dans le contexte politique qui est le sien, une gauche démocratique et modérée. Encore faut-il noter, on excusera l’évidence, que l’ouvrage qui exalte l’Esprit autorise aussi cette lecture et cet infléchissement politique.
21 De même, on retiendra l’article, en première page, du O primeiro de Janeiro, de Porto, en date du 21 mars, dû à João de Barros, poète, républicain, ancien ministre de l’Instruction, académicien tant à Lisbonne qu’à Rio. Dans une rhétorique qu’il manie avec aisance, il « avoue avec plaisir » que le livre l’a « enchanté ». Il apprécie le large éventail d’auteurs interrogés, des pages « honnêtes, vibrantes et suggestives ». Il salue le « courage » d’un tel livre en un temps de « fétichisme germanique », tout en rappelant qu’entre ce jeune homme de lettres et son « humble personne » il n’y a pas « la moindre possibilité de contact, de fraternité idéologique. »
22 Novidades, le grand journal catholique, sous la plume du Père Moreira das Neves, donne un compte rendu détaillé et très favorable, en mettant l’accent sur quelques grands noms interviewés, Duhamel en particulier dont on souligne le caractère « torturé », mais il est précisé que ses enfants ne sont pas baptisés. Le commentateur souligne le caractère double de l’ouvrage : « hymne à la France et à l’Occidentalisme chrétien », mais aussi « protestation instinctive contre les aberrations idéologiques du XIXe siècle », en récupérant une seule formule de Forjaz Trigueiros (« le grand mensonge du XIXe siècle ») pour immédiatement la mettre en rapport avec la petite phrase trop célèbre de Léon Daudet (« le stupide XIXe siècle ») répétée ad nauseam et instruire à nouveau, du point de vue de l’orthodoxie catholique, le procès du siècle passé. Ce qui n’est en aucune façon le propos de l’auteur de « l’Examen de conscience ».
23 La recension que publie la fameuse Revista de Portugal, dirigée par l’universitaire, poète et critique Vitorino Nemésio, est tardive et plutôt décevante, même si elle est, bien évidemment, dans l’ensemble, favorable. Mieux vaut passer à la presse française, en signalant trois articles très positifs de Marseille matin, de l’Excelsior et de Le Jour-Écho de Paris. Pierre Hourcade donne, dans le Bulletin des Études portugaises, un compte rendu détaillé et enthousiaste, même si (rare réserve formelle) il déplore l’absence d’une conclusion. Il se plaît à souligner qu’il n’y a, dans « la francophilie chaleureuse et longuement étayée d’arguments » de l’auteur, « aucune trace de complaisance ou de servilité, aucun faux désir de plaire » et conclut sur « le courage, la perspicacité, et, osons le dire, le bon sens de son auteur. » Le même Pierre Hourcade donne dans les Cahiers du Sud (1939 : 630-634), un commentaire beaucoup plus étoffé en développant l’historique des relations entre les deux pays. Mais il insiste surtout sur le fait qu’il n’y a pas de « coïncidence nécessaire entre les doctrines politiques et les affinités intellectuelles ».
24 Dans le Mercure de France (1939 : 731-736), Philéas Lebesgue, grande autorité en matière de relations luso-françaises, découvre avec intérêt ce jeune « disciple de Maurras et d’Henri Massis », pour aussitôt préciser que « tous les penseurs et poètes de France œuvrent en fonction de l’universel. » Le Portugal « se sent une vocation analogue, encore qu’il s’efforce de l’atteindre souvent par d’autres voies, en vertu de son tempérament propre. » Le livre de Forjaz Trigueiros « joint la pénétration à l’opportunité » et « il nous fait réfléchir sur nous-mêmes. » Enfin, dans la Revue de Littérature comparée (1939 : 689-692), Le Gentil signale d’emblée l’enjeu du livre pour un lecteur français : « observer l’attitude expectante ou sympathisante d’un intellectuel de tradition catholique et partisan de ‘l’état nouveau’ en face d’un mouvement que certains de ses compatriotes — bien peu — représentent comme décadent, contradictoire ou subversif ». Il donne un compte rendu très circonstancié de la majeure partie des interviews et met l’accent sur le fait que ce jeune Portugais sait écouter des opinions parfois opposées : « Il en vient à situer la capitale de l’esprit dans le royaume de la libre controverse. » Et dans cet espace qui croit en « l’humain », le Portugal a toute sa place. Il insiste : « qu’on lui rende cette justice — (il) renonce à être inhumain. » C’est le meilleur hommage rendu aux efforts et au sens de la nuance de Luis Forjaz Trigueiros.
25 Le succès de Capital do espírito sera cependant bien éphémère. Il est vrai que l’auteur lui-même renonce à donner une suite à laquelle il avait songé et les années 40 ne favorisent guère les positions nuancées et les combats purement spirituels. Sa collaboration au Bulletin des Études portugaises va bientôt cesser : il donne un compte rendu très intelligent et ferme de l’ouvrage de Chefs de Massis (1940 : 154-155). À l’Institut français il donne en mars 40 une conférence sur « L’Adolescence dans l’œuvre de Mauriac » qu’il inclura opportunément dans un recueil d’essais (Sombras do tempo/Ombres du temps, Bertrand, 1950). En mai 40 il prononce à l’université de Coimbre une conférence consacrée aux « Tendances du roman catholique moderne ». En janvier 41 il anime une table ronde en l’honneur de Paul Hazard, de passage à Lisbonne.
26 Si les lettres françaises ont toujours occupé une place de choix dans sa culture, il faut reconnaître qu’elles vont être de moins en moins présentes dans ses essais et études, Perspectivas (1961) et Novas perspectivas (1969). Dans Monólogo em Efésio (1972), il donne quelques pages fines, émouvantes sur Les Yeux d’Elsa d’Aragon et rappelle que ce message d’amour tranchait avec « ce qui venait d’Europe, la haine et le sang. » D’autres responsabilités l’éloignent du monde des lettres, comme la présidence de la Compagnie aérienne TAP. Il se tourne de plus en plus vers le Brésil : Jorge Amado et Josué Montello deviennent ses meilleurs amis. Au Portugal ce sont le poète David Mourão-Ferreira, homme de gauche, très francophile, ou João Gaspar Simões, adversaire irréductible du Nouveau roman.
27 C’est au début des années 80 que j’ai l’occasion de le rencontrer : mon ami Alvaro Manuel Machado, son parent éloigné, et par alliance, m’emmène dans sa haute maison du quartier d’Estrela. Nous montons souvent le petit escalier pour le retrouver au milieu de la presse qu’il se met à commenter d’un ton où une pointe d’acidité alterne avec la franche jovialité, la drôlerie, un sens inné de la scène à raconter. Dans Imagens de Portugal na cultura francesa (Biblioteca breve, 1984), je n’oublie pas de faire une place à Capital do espírito. L’homme en est touché et il m’écrit (heureusement à la machine…) une longue lettre datée (non sans malice) du 14 juillet 1984. Il me confie quelques anecdotes qu’il tire de « la petite, la très petite histoire » (en français) : des relations privilégiées avec le Diário de Lisboa, dirigé alors par l’homme de lettres Artur Portela, tendance « centre-gauche » qui diffusa ses premières interviews, avec le Diário de Noticias également, des ruptures, après la sortie du livre, par exemple avec Alfredo Pimenta, très marqué politiquement, « germanophile » écrivait-il, des attaques pendant les années de guerre où il lui est reproché son « aliadophilie »/aliadofilismo et où il est traité de « gaulliste », ce qui, note-t-il, se voulait sans doute une insulte…
28 Dans un recueil de chroniques qu’il présente comme des « fragments de mémoires », Um jardim em Londres (Guimarães, 1987), il revient à deux reprises sur Capital do espírito : il rappelle comment il a servi de guide à Maritain à Porto et qu’il l’a emmené, au petit matin à la Chapelle des âmes, parce qu’il avait manifesté le souhait de communier avant de quitter le Portugal. Il revient sur la personnalité de Duhamel, sur le portrait de Rimbaud que le maître lui avait montré et les réflexions que le poète lui avait inspirées. Il avance l’hypothèse que l’homme, face au génie de l’enfant poète, était pleinement lucide sur lui-même, sur ses « limites qu’il a su accepter en pleine conscience. » Il est vrai qu’il y a aussi quelques pages enjouées sur Maurice Chevalier, sur Michel Déon qu’il connaît bien (on se reportera aux pages qui lui sont consacrées dans Mes Arches de Noé (La Table ronde, 1978 : 131-135). Mais le diagnostic porté avec gravité sur l’œuvre de Duhamel, sur ce qu’il en reste, fait écho à la citation en épigraphe de Jean d’Ormesson, lucide et douce-amère : « Écrire consiste d’abord à mettre un peu de soi-même dans le spectacle du monde. »
29 Assurément lui aussi, à vingt-deux ans, avait voulu « mettre un peu de soi-même dans le spectacle du monde ». Et avec Capital do espírito, il a montré, à sa manière, avec ses limites et ses choix, jusqu’où il pouvait aller dans l’affirmation libre et personnelle de ce qu’il appelait « l’Esprit ».