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Article de revue

Migration imagologique : le couple franco-roumain

Pages 197 à 206

Notes

  • [1]
    Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1999, p. 228.
  • [2]
    Daniel-Henri Pageaux, De l’imagerie culturelle à l’imaginaire, dans Précis de littérature comparée, Paris, PUF, 1989, p. 135.
  • [3]
    Ernest d’Hervilly, L’amour boréal, dans Luc Decaunes, La poésie parnassienne, Anthologie, Paris, 1977, p. 170.
  • [4]
    Nicolae Coban, Eschimosa, dans Sfârs¸itul Nord, Chis¸ina?u, 1944, p. 34 (notre trad. en français).
  • [5]
    Mihail Eminescu, Scrisoarea IV, dans Opere alese, vol. I, ed. « Minerva », Bucures¸ti, 1973, p. 155 (notre trad.).
  • [6]
    Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992, p. 45.
  • [7]
    Eugène Ionesco, La tragédie du langage, dans Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1966, p. 252, cité d’après Eugène Ionesco, Théâtre complet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1463.
English version

1Observer le déploiement de l’imagerie culturelle française à travers l’histoire littéraire roumaine, est pour le moins révélateur. Implicitement élaborées, avec l’évolution aussi bien de la langue roumaine que de sa littérature, les « images » françaises commencent à circuler dans l’espace carpatodanubien avant même la constitution de l’État souverain (en 1859). Quelques-uns des traits essentiels de cette manifestation aux métamorphoses successives, parfois surprenantes, sont d’ailleurs nettement décelables.

2La dimension pluridisciplinaire de l’imagologie permet d’évaluer l’image reçue par le pays « regardant » dans ses diverses perspectives. Fait pleinement avéré : un processus complexe de filiation, d’assimilation ou même de différenciation, par rapport à l’élément français, marque toute une histoire de la Roumanie en matière d’anthropologie culturelle.

3Grâce à l’Occident et au fil du temps la culture roumaine se fraie une voie vers la modernité. Elle n’a pratiquement pas connu l’époque de la Renaissance, étant dépassée à cause des événements historiques locaux. Une histoire tourmentée, jalonnée par de nombreuses guerres dévasta trices, de longs siècles de joug ottoman, de soumission pénible à des protectorats, soit phanariote, soit russe, ont de beaucoup retardé le développement de la vie culturelle des principautés carpato-danubiennes. L’exemple si suivi de l’imagerie française fut déterminant dans la synchronisation de l’espace roumainophone avec le monde occidental. Voire dans la postsynchronisation culturelle et littéraire.

4Dans cette migration imagologique et dans ce processus d’appropriation de l’élément étranger, une importance particulière est à accorder à la question du temps. Ainsi, au temps linéaire de l’évolution historique d’une société est opposé le temps cyclique de l’image, sinon du stéréotype. Cette rencontre, plutôt cette articulation de la société autour de l’image reçue, s’élabore sur un fond de tension, traduisible en terme de qualité de temps et de perspectives d’un monde idéal/exemplaire. Il s’agit là du temps majoritaire et du temps minoritaire, concepts chers aux sociologues et politologues qui coïncident à un moment de l’histoire pour mettre l’imaginaire du Même à l’heure de l’Autre.

5

[…] nombre de sociétés demeurent traversées par de profondes ruptures épistémiques. Leurs ressortissants vivent dans des espaces-temps disparates et la centralisation politique ou culturelle n’y est pas telle que les temps minoritaires en ont été éliminés. En France même, l’unification du temps a été très tardive malgré la force et la nature de l’État. […] En fait, dans toute société, même industrielle, nous vivons effectivement dans plusieurs temps, qualitatifs et quantitatifs, qui ne se laissent pas réduire à un seul et qui peuvent même entrer en conflit.  [1]

6Ainsi, si l’on admet que l’image étrangère, voire signe et/ou signal et/ou symbole existe par le biais du temps minoritaire, la culture regardante qui accueille cette image, vit dans un temps majoritaire. Cette dualité du temps peut durer indéfiniment. Quant à l’aspect quantitatif/qualitatif, il devient aléatoire, si l’on change d’optique. Ainsi, par exemple, à l’échelle européenne, le temps « occidental » est-il un temps majoritaire et le temps « national » — minoritaire.

7Au moment où l’image étrangère est assimilée par la culture nationale « regardante », les deux temps fusionnent. Le temps change non seulement de quantité, mais également de qualité. Ce bouleversement temporel est déterminant pour une culture. Il entraîne des modifications substantielles dans tous ses domaines. En commençant par celui de la linguistique, comme ce fut le cas de la langue roumaine. Les néologismes du français et de l’italien contribuèrent au renouvellement et à l’enrichissement du vocabulaire archaïque. Leur présence renforça le fond lexical latin existant et favorisa le développement d’une littérature laïque en langue roumaine, par opposition à l’écriture religieuse orthodoxe en slave, présente à l’époque. Miron Costin, Dimitrie Cantemir, Ion Neculce… — les fameux chroniqueurs des XVIIe - XVIIIe siècle — furent les premiers bénéficiaires et promoteurs actifs de cette modernisation lexicale, de cette image étrangère, venant de l’Occident.

8La notion d’image est étroitement liée à celle de l’imaginaire et plus précisément de l’imaginaire social :

9

L’imaginaire social […] est marqué […] par une profonde bipolarité : identité vs altérité, l’altérité étant envisagée comme terme opposé et complémentaire par rapport à l’identité.  [2]

10Parfois il est difficile de bipolariser un imaginaire social, de simplifier le processus de la réception de l’imagerie étrangère. Il s’agirait dans ce cas de plusieurs pôles d’images interactives — l’imaginaire socio-culturel est fasciné par la pluralité des images de l’Autre. Ainsi, le processus d’occidentalisation pour la culture roumaine n’est pas univoque : l’Autre est pluriel et l’Ailleurs est multiple (français, italien, allemand, etc.). L’image de l’Autre arrive souvent de façon hybride, comme, par exemple, les néologismes assimilés par la langue. Ou bien encore le romantisme en littérature, ayant différentes souches. C’est pourquoi il se manifeste en couches superposées, même dans l’œuvre poétique d’un seul auteur (le cas de Mihail Eminescu, dont la création géniale d’inspiration romantique allemande, garde néanmoins des traces hugoliennes et lamartiniennes). Idem pour le symbolisme roumain qui synthétisa les deux courants français — le Parnasse et le symbolisme. Les images parnassiennes et symbolistes fusionnent, s’assimilent, s’autochtonisent.

11Quant au Je autochtone, il est aussi polyvalent, exprimant la variété psycho-linguistique des régions roumaines — moldave, mounténien, ardélien, etc. Tout comme en France, de nos jours encore, on distingue des parlers régionaux, différenciés par l’accent, certains mots, le folklore… Originaires de diverses localités, les écrivains ont enrichi au cours des siècles, mais aussi synthétisé l’imagerie roumaine, le Je national polyvalent.

12Le cheminement/mouvement d’occidentalisation, voire de modernisation du pays, s’est effectué par étapes. D’abord par le biais des traductions du néo-grec. C’est ainsi que les grands auteurs, tels que Voltaire, Fénelon, Molière se font connaître. À cause de cette médiation, de cet écran interposé, les images étrangères, réceptionnées en vrac, sont diffuses. Ce phénomène est conditionné surtout par la réception de l’image dans un espace clos, insularisé, plongé dans un temps utopique, en tout cas achronique. Alors, le processus d’occidentalisation, ce raccord au temps historique, adhère au temps majoritaire. Un tel décalage temporel provoque une condensation de l’imagerie. En l’occurrence, elle est synthétisée. Ce fut le cas, par exemple, du Parnasse et du symbolisme français, catalyseurs de la modernisation poétique roumaine (voir supra). Par la suite, les deux courants ont été assimilés, autochtonisés sous la forme synthétique du « symbolisme roumain ».

13Dans son mimétisme de l’imagerie française parnassienne et/ou symboliste, on remarque un certain détournement de l’image en faveur de la couleur locale. Si, par exemple, les poètes parnassiens français Leconte de Lisle, Catulle Mendès ou Ernest d’Hervilly ont créé une image virtuelle du Nord polaire en tant qu’espace exotique, plongé dans une rêverie atemporelle, les poètes bessarabiens de l’entre-deux-guerres reprennent le même motif dans un autre contexte socio-culturel. En vertu de leur destin historique dramatique, pour les Bessarabiens, la représentation du Nord devient réelle, transformée dans une terre de triste gloire. L’expérience redoutable du goulag a généré une poésie unique, esthétiquement différente de celle des parnassiens français ou des symbolistes roumains du début du XXe siècle. Le Nord exotique se métamorphose tragiquement dans celui de l’Exil, en se concrétisant dans des dénominations symptomatiques et emblématiques — « des Sibéries », « des toundras », « des taïgas ». En défiant la grammaire, les auteurs Nicolae Coban, Anton Lut¸can et Iorgu Tudor concrétisent l’enfer nordique par une inhabituelle multiplication géographique. Une Sibérie couvrant tous les territoires occupés par la Russie soviétique, transformés dans un espace d’exil éternel, de calvaire démesuré.

14À force d’être vécu quotidiennement, paradoxalement, le calvaire est humanisé et banalisé tout à la fois. Déjà certains symbolistes roumains (Iuliu Cezar Sa?vescu, Traian Demetrescu, Gabriel Donna) ont apprivoisé la férocité du tableau nordique, en remplaçant la mort par « le sommeil », « la somnolence » ou « la léthargie ». Sous la plume de Nicolae Coban, la contrée gelée, au reste morte, est transformée, devenant juste « endormie », « envoûtée », comme dans un conte. De nombreux « sentiers fragiles et blancs », des « sentiers troublés par des luges et des chiens », des « chemins », des « pistes », des « patins » qui « se reposent au seuil », des « patineurs » trahissent la présence humaine sur ce sol polaire, apprivoisé par un « Ulysse nordique ». Même le ciel qui, chez Catulle Mendès, par exemple, est un immense « océan polaire », dans le texte poétique du Bessarabien apparaît sous la forme des « jardins » fleuris au pôle. Tout comme le soleil qui semble mort dans le poème du Français, s’apparente chez le poète roumain à une « médaille rouge » qui monte… dans « un collier ». Enfin, la femme Eskimo dans le poème « L’amour boréal » d’Ernest d’Hervilly qui reste un élément de décor polaire, intangible et incompréhensible, « […] sera la page/Toujours blanche […] »  [3]. Dans le poème homonyme de Nicolae Coban, elle devient un personnage connu et proche, à l’image de la villageoise de ses contrées natales : « La femme Eskimo […] bossait […] les mains dans les fourrures […] ». À côté d’elle c’est l’Eskimo, son compagnon, qui « rêvant à la lumière/ creusait dans la porte — comme dans une montagne, il creusait une issue »  [4]. On est témoin d’une humanisation intense du paysage polaire, ainsi que d’un rapprochement indéniable des valeurs sociales, de la sensibilité nationale. Dans le but de « familiariser » son lecteur avec un thème tellement inhabituel, le conglomérat de vocabulaire savant, parnassien — « chrysalide », « châteaux », « des palais mirifiques », « des constellations boréales » — est strié par un lexique régional. Aussi l’image du « Nord exotique », empruntée aux Parnassiens français, se métamorphose-t-elle en « Nord tragique » dans la poésie bessarabienne des années 1940-1944. C’était une première tentative artistique de résistance nationale dans cette région, préfigurant « l’autoexil » dans le « traditionalisme » durant la période soviétique.

15Le périple de l’imagerie française a passé par différentes hypostases — « manie », « philie », « phobie ». Souvent, ces tendances se présentent hybridées et on a du mal à les séparer dans leur pureté première. Tout comme la dichotomie amour/haine est très changeante, improbable. Ainsi, dans la plupart des cas, c’était, dirait-on, une philie-manie française qui avait guidé l’imaginaire roumain. Soit dans le processus d’occidentalisation, relatif à l’aspect linguistique et à la consolidation respective du substrat latin, soit dans le triomphe de la littérature laïque et sa post-synchronisation européenne. Ou encore lorsque les idéaux révolutionnaires français — « liberté », « égalité », « fraternité » — furent repris par les esprits révolutionnaires roumains et que les motifs de la « Marseillaise » retentirent dans l’hymne national roumain.

16Il s’agit bien de « philie », lorsque « Le lac » lamartinien continue sa pérégrination sur le sol roumain. D’abord, dans la tonalité mélancolique, doublée par le pittoresque du rythme folklorique, sous la plume magique d’Eminescu. Mais l’image du « lac » est plurielle, tributaire aussi de son modèle allemand du XVIIIe siècle (« Le lac de Zurich » de Klopstock ou bien « Sur le lac » de Goethe). Notons à cet effet que la formation idéologique et culturelle d’Eminescu s’était accomplie en Allemagne. On ne peut donc s’empêcher d’envisager une symbiose des différentes images du « lac » et, plus généralement, de l’« eau », qui y devient symptomatique dans la création du poète roumain.

17Fortement personnalisé, le poème lamartinien est une œuvre exemplaire d’un « je » romantique tout d’abord, révolté contre la puissance du Temps et soucieux de la pérennité des sentiments. Extérieurement, tout comme chez son prédécesseur, dans la poétique eminiscienne, les mêmes éléments participent à la reconstitution du paysage romantique : « noirs sapins », « forêt obscure », « rivage charmé », « flots harmonieux », « nuit éternelle », « l’écume des ondes », « le roseau qui soupire », etc. Mais, si le poète français se lamente sur sa finitude et met ainsi en conflit l’infini de la nature et le fini de l’homme, le poète roumain, à l’instar de Goethe, plaide plutôt pour l’harmonie entre le végétal et l’humain. Eminescu adoucit le côté « sauvage » du lac et/ou de la nature. Sa panthéisation rend dérisoire la révolte humaine contre le temps ; et, partant, contre l’éternité. En vertu d’une mentalité ancestrale dacique, le poète conçoit avec sérénité le passage de la vie à la mort :

18

La terre entière, le lac, le ciel… tous, tous sont nos amis… […] Partout règne le bonheur… que ce soit la vie, ou bien la mort.  [5]

19Plus tard, l’image du « lac » fut transfigurée en un décor diluvien provincial, soumise à l’obsession symboliste de George Bacovia. Lieu d’ouverture et de rêve romantique, « Le lac » se transforme en « Lacustre » (poème de Bacovia), en un espace indéfini, mais fermé, le rêve cédant au cauchemar.

20On peut parler d’une certaine philie-phobie lorsque « Les précieuses ridicules » de Molière servirent comme source d’inspiration pour la dramaturgie roumaine de XIXe siècle : « La comédie de l’époque » de C. Faca ou le célèbre cycle de pièces comiques sur la commère Chirit¸a de Vasile Alecsandri. Passées déjà dans la mentalité roumaine durant la révolution de 1848, les attitudes « bonjouriste » et « antibonjouriste » (pro-occidentale et anti~occidentale) attestent des premières « phobies » ou « manies » vis-à-vis des Français et d’autres Occidentaux. Des « bonjours », des « mercis », des « monsieurs » stéréotypés parsèment le langage de certaines couches fortunées, mais aussi des parvenus. Un jargon saugrenu franco-roumain façonne toute une série de personnages caricaturaux aux manières prétentieuses soucieuses du « paraître ». Aujourd’hui encore ce jargon bizarre suscite le rire du spectateur roumainophone. L’effet comique est davantage accentué par la prononciation défectueuse des mots étrangers.

21Un phénomène pareil se poursuit dans les pièces de Ion Drut¸a?, dramaturge contemporain bessarabien. Dans des visées satiriques, il utilise le jargon russo — roumain, florissant surtout à l’époque soviétique. Le succès de telles œuvres repose sur le jeu original du bilinguisme, ce qui présente un réel problème quant à leurs traductions. On est témoin de la même image des « précieuses ridicules », mais avec un effet inverse. Ce qui fut un processus d’acculturation concernant une certaine couche sociale roumaine au XIXe siècle, eut sous le régime totalitaire des répercussions linguis tiques désastreuses et devint un véritable fléau acculturel dans une société fermée — tel que l’espace roumainophone périphérique de l’est. Ironisant sur la misère linguistique de certains représentants du pouvoir local, sur leur ignorance culturelle et leur esprit servile devant les autorités russes, I. Drut¸a? attirait souvent la colère des dirigeants communistes de Chis¸ina?u. Curieusement, il fut mieux accueilli à Moscou, sauf que dans la traduction russe le langage des personnages se privait automatiquement de ces « realia » accidentels et perdait ainsi de son effet comique. Quant à l’image des « précieuses ridicules », dans de tels cas, elle s’efface — devenant transparente.

22Lancée initialement comme un sujet de bouffonnade et de mode insolite, la « préciosité » introduisit en même temps dans le circuit thématique littéraire l’épopée du langage, en particulier son grand dilemme — voire sa double pérégrination en tant que sens et non-sens. Évidemment, derrière cette dichotomie linguistique on retrouve des postulats phénoménolo giques ou des postures sociales : naturel/conventionnel, sensé/absurde, être/ paraître, liberté/contrainte, inédit/trivial, singulier/stéréotypé, etc.

23Malgré sa migration géo-temporelle, le syndrome des « précieuses ridicules » est détecté selon ces traits essentiels : l’effet de mode, le grotesque, l’absurde du phénomène, le décalage entre le texte et le contexte, entre la parole et le cadre stylistique utilisé. Ce qui provoque d’ailleurs le tragi comique de la situation. Qu’il s’agisse des personnages du théâtre de Molière, d’Alecsandri, de Caragiale, de Drut¸a?, d’Ionesco, tous sont affectés par un certain mode de parler, et de façon plus générale, par le langage. Ainsi, le discours métaphorique des « précieuses » est disproportionné par rapport Migration imagologique : le couple franco-roumain au contexte stylistique ou au cadre social. D’où le caricatural, le grotesque et l’absurde des situations.

24À l’instar de Molière, mettant en scène le « conflit entre galants et pédants »  [6], le théâtre de Vasile Alecsandri transpose, d’une manière plus atténuée, un conflit culturel local entre « bonjouristes » et « antibonjouristes ». Et ce sont surtout les personnages féminins — premières victimes de la mode, asservies par le perpétuel « paraître » — qui constituent la cible préférée du dramaturge. La bizarrerie francisante est en soi caricaturale, puisqu’elle fait sortir le discours de son contexte linguistique et temporel.

25Mais I. Drut¸a? assigne un tout autre but à ce genre de mise en scène. Il campe un protagoniste masculin, représentant du pouvoir en place, comme incarnation de cette pollution langagière. C’est là une traduction parfaite de la servitude à laquelle soumet l’occupant. Superficiel et banal, le discours de tels personnages est rempli de clichés langagiers soviétisants. Bizarre : les dialogues se déroulent dans les deux langues, tout à la fois. Tantôt graves et métaphoriques, les paroles prononcées en roumain par une figure allégorique (comme, par exemple, Doïna — le chant lyrique folklorique) contraste avec celles d’un personnage réel (un directeur), exprimées en russe et stéréotypées. Cette discordance des niveaux stylistiques génère un contexte tragi-comique. Même l’auteur précise qu’il s’agit d’une « comédie tragique » (la pièce « Cervus divinus »).

26Avec le recul, on pourrait situer un tel théâtre dans la proximité d’Ionesco, c’est-à-dire du « théâtre de l’absurde ». Quant au théâtre de Ion Luca Caragiale, la volubilité extravagante des « précieuses ridicules » se voit transfigurée dans un discours délirant, et même exotique, d’un certain balkanisme bucarestois, trouvant sa substance dans la bouffonnade administrative et l’univers des tribunaux. La caricature prend forme moyennant des propos absurdement déchaînés, stylistiquement disproportionnés par rapport au cadre on ne peut plus rigide, celui par exemple d’un télégramme ou d’un acte judiciaire. Caragiale peut être considéré comme un des précurseurs du théâtre de l’absurde. Eugène Ionesco figurera d’ailleurs parmi ses traducteurs en français.

27Aussi bien par ses origines que par sa formation littéraire Eugène Ionesco incarna la symbiose heureuse des deux cultures — française et roumaine. Marqué par le bilinguisme, il exerça son écriture en ces deux langues. Cette expérience de transition d’une langue à une autre fut décisive pour sa conception de « l’absurde ». Dans le commentaire de La Cantatrice chauve la distorsion du sens est mise en exergue par l’auteur lui-même. Ayant placé les dialogues-clichés d’un manuel d’anglais dans la bouche de ses personnages, il les avait ainsi retirés de leur cadre-type, celui d’un modèle d’apprentissage figé, inanimé, stéréotypé. Le déséquilibre obtenu entre l’usage systématique des banalités et le cadre soudainement animé, quasi réel de la scène théâtrale, provoque le rire face à la situation aberrante créée. Tout bascule vers un univers caricatural. Selon l’auteur,

28

[…] la parole, absurde, s’était vidée de son contenu […] Les mots étaient devenus des écorces sonores, dénués de sens ; les personnages aussi, bien entendu, s’étaient vidés de leur psychologie […].  [7]

29Grâce au théâtre ionescien on se rend à l’évidence de la fragilité de notre petit monde. La frontière tellement arbitraire situe le caricatural entre l’authenticité et l’artificialité, entre la vérité et le mensonge.

30En définitive, la migration des « précieuses ridicules » s’avère circulaire et d’un effet boomerang. Issue de la culture française, l’image retravaillée, enrichie, transfigurée, retourne au bercail. On se demande, si le flot de mots déchaînés du dadaïste Tristan Tzara ou du surréaliste Urmuz ne tiennent pas aussi leur origine de cette aventure cocasse et rocambolesque de la parole inconsciemment affectée. Tous deux natifs de Roumanie, ils sont fort appréciés par Ionesco (Urmuz fut traduit vers 1945 par Ionesco, qui le considérait comme précurseur du surréalisme français). En définitive, les dadaïstes et les surréalistes ont banni le contexte, le cadre, laissant les paroles porter en vrac au paroxysme leurs jeux de sens et de non-sens. Ce langage, pris au piège, déroge à sa fonction de communication.

31En revanche l’image, même transfigurée, méconnaissable au premier abord, est toujours parlante. Une image éternelle de la France persiste comme symbole utopique (même exotique !) à travers un temps historique. À la fois libertaire et symbole de liberté, et par ses monuments culturels et littéraires, Paris, pour le monde entier est un mirage atemporel, glamour convoité, centre culturellement attractif. Tant et si bien que l’image française est stéréotypée et vit dans d’autres cultures.

32Toute une série de poèmes d’auteurs roumains d’après-guerre sont consacrés aux monuments parisiens (la Tour Eiffel, le Louvre, etc.), aux œuvres sculpturales ou picturales mondialement connues (Mona Lisa, Vénus de Milo, Victoire de Samothrace, etc.). Bref, les œuvres d’art sont tellement vulgarisées et vantées qu’elles deviennent stéréotypées sous la plume des poètes.

33Certains noms d’auteurs français ont eu le même sort. Pour une littérature insulaire, assiégée par un régime politique totalitaire, les stéréotypes sont l’indice d’un enlisement culturel. Tout comme au XVIIIe siècle l’image française dans la littérature bessarabienne arrive par écran interposé — soit à travers les traductions roumaines, soit à travers les traductions russes. L’image de François Villon (7 poèmes lui ont été dédiés), son destin tragique et sa condition d’artiste confronté à une société hostile suscitèrent le plus d’intérêt. Traduite deux fois au cours de trois décennies par des poètes bessarabiens, de générations différentes (N. Costenco et P. Ca?rare), l’œuvre de Villon était certes populaire dans les années 1960-1980. Mais c’est surtout sa vie difficile de poète incompris rejeté par la société qui sert de stéréotype. C’est pourquoi certains auteurs bessarabiens se mettent dans la posture de Villon, affrontant la médisance et la censure communiste.

34Une des explications plausibles concernant le choix de Villon en tant que source d’inspiration poétique, vient de l’espace culturel russe. Ainsi la figure villonesque avait été aussi véhiculée par certaines célébrités de la poésie russe. D’ailleurs, à l’époque soviétique, si on voulait traduire un auteur étranger et/ou occidental dans une langue nationale, autre que le russe, dans des buts économiques et politiques, on était obligé de s’assurer qu’il existait déjà une traduction russe de l’auteur en question. Donc, les possibilités de traduction étaient bien limitées.

35Comme la Bessarabie d’après-guerre se retrouva dans un isolement politique et linguistique, les traductions faites en Roumanie étaient pratiquement inaccessibles. Les livres roumains, paradoxalement, pouvaient être acquis en dehors du territoire roumainophone bessarabien (soit en Ukraine, soit à Moscou). Pour éviter toute sédition, leur vente était interdite en Moldavie soviétique. Quant aux lecteurs de la Bibliothèque Nationale de Chis¸ina?u, où l’on pouvait trouver des livres français et roumains, ils figuraient tous sur « la liste noire » du KGB. Effectivement, toute information sur la littérature française courante passait, en principe, par l’intermédiaire de ces deux espaces culturels — roumain et russe. L’image française, arrivant ainsi par écran interposé, devenait souvent diffuse et stéréotypée.

36Traditionnellement, les Roumains se considèrent comme francophones, privilégiant depuis toujours l’apprentissage du français dans les écoles, en tant que « langue étrangère ». Cela explique également l’intérêt particulier des Bessarabiens pour la littérature et l’art français. C’est surtout dans ce patrimoine que les poètes puisent leur inspiration. Sous leur plume, les noms des célébrités françaises deviennent des stéréotypes : Villon, Verlaine, Saint-Exupéry, Gauguin, Van Gogh, Picasso… Le choix est aléatoire, mais découle souvent directement d’une option, faite par des auteurs russes confirmés. De cette façon, la publication des poèmes était assurée et l’on pouvait se mettre hors des tracas du KGB.

37D’autre part, le stéréotype est à la base même de la mentalité soviétique. Il est motivé par la pensée collective, réductrice, véhiculant des thèmes privilégiés par le pouvoir — Lénine, PC, komsomol, patrie, kolkhoze, etc. Et même stéréotypés, les noms des artistes français en tant que sujets poétiques, représentaient une échappatoire du carcan totalitaire. Restée intacte, l’image française continuait à nourrir l’imaginaire roumain, malgré l’œil vigilant et soviétisant. En Bessarabie, qui se retrouvait isolée de l’ensemble du territoire roumain et davantage du monde occidental, le stéréotype culturel français ranimait le mirage d’un univers lointain, inaccessible, et pourtant banni par la presse officielle soviétique.

38D’habitude, le stéréotype naît du renom culturel mondial, incontesté même du pouvoir totalitaire. L’art d’avant-garde, par son formalisme accentué et sa dissociation éthique/esthétique, est sévèrement critiqué par le régime communiste. Adopter une telle image française, donc occidentale, était inconcevable pour un écrivain soviétique (y compris bessarabien). Néanmoins, la figure controversée d’un Picasso, par exemple, reste symbolique, eu égard à son engagement politique. La « Colombe de la paix » ou « Guernica » constituent de puissants emblèmes dans l’imaginaire communiste.

39Par ailleurs, l’image d’une poésie moderne, notamment française, est due au vers libre. C’est le signe le plus éloquent de nouveauté que l’histoire poétique ait connu. Très vite repris et assimilé par la poésie roumaine, le verset libre est pourtant rejeté par la poésie russe soviétique (à quelques exemples près, dont certains poèmes de Maïakovski). En affrontant les interdits et les tabous soviétiques, les poètes bessarabiens des années 1970-1990, ont suivi l’exemple de leurs confrères roumains. Et, par là, ils se sont aussi appropriés l’image française et/ou occidentale. Sous l’aspect culturel ils se sont raccordés au temps majoritaire de la latinité.

40Nous ne prétendons pas ici, bien sûr, offrir une étude exhaustive de l’imagerie culturelle française en contexte roumainophone. Toutefois, nous avons mis en relief les moments essentiels d’une migration pluriséculaire. Directe ou par culture interposée, « l’image française » a été reçue par la culture « regardante » roumaine, au long de ses étapes historico-culturelles décisives, et son apport bénéfique est patent dans la culture autochtone. Bien plus : métamorphosée et assimilée, l’image française a contribué à la sauvegarde de la culture roumaine. Tel a été le devenir du couple francoroumain et, dans des conditions historico-culturelles particulières, d’une certaine « circularité » imagologique.

Notes

  • [1]
    Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1999, p. 228.
  • [2]
    Daniel-Henri Pageaux, De l’imagerie culturelle à l’imaginaire, dans Précis de littérature comparée, Paris, PUF, 1989, p. 135.
  • [3]
    Ernest d’Hervilly, L’amour boréal, dans Luc Decaunes, La poésie parnassienne, Anthologie, Paris, 1977, p. 170.
  • [4]
    Nicolae Coban, Eschimosa, dans Sfârs¸itul Nord, Chis¸ina?u, 1944, p. 34 (notre trad. en français).
  • [5]
    Mihail Eminescu, Scrisoarea IV, dans Opere alese, vol. I, ed. « Minerva », Bucures¸ti, 1973, p. 155 (notre trad.).
  • [6]
    Patrick Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992, p. 45.
  • [7]
    Eugène Ionesco, La tragédie du langage, dans Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1966, p. 252, cité d’après Eugène Ionesco, Théâtre complet, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 1463.
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