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Article de revue

Image de l'Occident dans l'œuvre romanesque d'Endô Shûsaku

Pages 461 à 474

Notes

  • [1]
    Endô Shûsaku bungakuzenshû (= ESB), Tokyo, Shinchôsha, 15 tomes, 1999-2000. Pour une liste des œuvres et essais d’Endô en langue occidentale, en l’occurrence en allemand, voir Imela Hijiya-Kirschnereit, Japanische Gegenwartsliteratur. Ein Handbuch, Munich, Text und Kritik, 2000. Quant à la bibliographie critique, voir Kasai Akifu, Endô Shûsaku ron, Tokyo, Shunjûsha, 1994, Kasai Akifu, Tamaki Kunio, (éd.), Sakuhinron Endô Shûsaku, Tokyo, Sôbunshashuppan, 2000, Mark B. Williams, A Literature of Reconciliation, London, Routledge, 1996, Gabriel Philip, Spirit Matters. The Transcendent in Modern Japanese Literature, Honolulu, Hawaï University Press, 2006. Signalons que les noms japonais sont cités en commençant par le nom de famille, comme c’est l’usage japonologique.
  • [2]
    « Awanai yôfuku ». Le titre signifie « un costume occidental qui ne me sied pas ». Voir ESB, t. 12,2000, p. 394-395.
  • [3]
    Takahashi Hideo, « Kirisutokyô juyô no ningenka. Kanzô, Hakuchô, Naoya », dans Shûkyô to seikatsu, Kindainihon bunkaron, t. 9, Tokyo, Iwanamishoten, 1999, p. 119-124.
  • [4]
    Watashi no seishomonogatari, Tokyo, Chûôkôronsha, 1973.
  • [5]
    Le récit est intégré dans le roman Ryûgaku (1965).
  • [6]
    Voir : Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Paris, Éd. du Seuil, 1982. Daniel-Henri Pageaux, « L’imagerie culturelle », dans Pierre Brunel et alii, Précis de littérature générale et comparée, Paris, PUF, 1989. Jean-Marc Moura, L'Image du tiers-monde dans le roman français contemporain, Paris, PUF, 1992.
  • [7]
    Jean-Marc Moura, L'Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, PUF, 1998, p. 49.
  • [8]
    Jean-Marc Moura, L'Image du tiers monde dans le roman français contemporain, op. cit., p. 285.
  • [9]
    Jean-Marc Moura, L'Europe littéraire et l’ailleurs, op. cit., p. 49.
  • [10]
    Doi Takeo, Shinkô to « amae », Tokyo, Shunjûsha, 1992, p. 119.
  • [11]
    Suzuki Norihisa, « Kirisutokyô no sonchôsan », dans Shûkyô to seikatsu, Kindainihon bunkaron, t. 9, Tokyo, Iwanamishoten, 1999, p. 79-94.
  • [12]
    Akutagawa Ryûnosuke, Une vague inquiétude, traduit par Silvain Chupin, préface de René de Ceccatty, Monaco, Éditions du Rocher, p. 35-69.
  • [13]
    Ruth Benedict, Le Chrysanthème et le Sabre, trad. de Lise Mécréant, Arles, Éditions Picquier, 1991, p. 176.
  • [14]
    Jean-Marc Moura, L'Europe littéraire et l’ailleurs, op. cit., p. 50.
  • [15]
    Paul Ricœur, André La Coque, Penser la Bible, Paris, Éd. du Seuil, 1998, p. 290.
  • [16]
    Watashi no aishita shôsetsu, voir ESB, t. 14,2000, p. 48. Le titre signifie « le roman que j’ai aimé ».
  • [17]
    Doi Takeo, op. cit., p. 131.
  • [18]
    Doi Takeo, Le jeu de l'indulgence. Étude de psychologie fondée sur le concept japonais d’amae, tr. d’E. Dale Sauders, l’Asiathèque, 1988.
  • [19]
    Doi Takeo, Shinkô to « amae », Tokyo, Shunjûsha, 1992, p. 163-164.
  • [20]
    Inoue Yôji, Nihon to Iesu no kao, Tokyo, Kôdansha, 1981, p. 88.
  • [21]
    « Jakusha no sukui - kakurekirishitan no muramura ». Voir ESB, t. 13,2000, p. 95.
  • [22]
    Watashi no aishita shôsetsu, voir ESB, t. 14,2000, p. 119-120.
  • [23]
    Épître de saint Paul aux Romains, chapitre VI, verset 20, dans La Bible, trad. de Lemaître de Sacy, Paris, Bouquins Robert Laffont, 1990, p. 1463.
  • [24]
    Jean-Marc Moura, L'Image du tiers monde dans le roman français contemporain, op. cit., p. 285.
  • [25]
    Voir Nishikawa Nagao, Le Roman japonais depuis 1945, Paris, PUF, « Écriture », 1988.
  • [26]
    Nakane Chie, anthropologue, a publié notamment Tate-shakai no ningenkankei : Tan. itsu-shakai no riron en 1967. Pour la traduction : Japanese Society, University of California Press, 1972.
  • [27]
    La traduction courante est « traité de japonité » (Maurice Pinguet) ou « thèse/discours sur les Japonais » dont les tenants cherchent à définir, sous l’influence avouée ou inavouée du Chrysanthème et le Sabre de Ruth Benedict, l’identité du peuple.

Endô et ses œuvres majeures

1Rares sont les romanciers japonais qui s’attachent à représenter des protagonistes et des pays étrangers. Mais c’est précisément le cas d’Endô Shûsaku (1923-1996) qui consacre ses grandes œuvres à la confrontation du Japon avec l’Occident chrétien  [1]. Jusqu’à la fin de sa carrière, il n’a cessé d’entretenir le contact avec l’étranger. Sa conversion à l’âge de douze ans n’est rien d’autre qu’une première initiation à une foi qui vient d’ailleurs. On dira que le christianisme a une longue histoire au Japon, qu’il y est admis comme culte depuis la Grande Ouverture de l’ère Meiji après trois cents ans de stigmatisation, et qu’il se trouve intégré sans heurt sinon parfaitement aux mœurs du Japon. C’est oublier fondamentalement qu’il est accommodé au contexte et aux besoins locaux. Il reste une foi d’importation, une foi étrangère. Et Endô, en 1975, dans un essai tardif  [2], relate sa cérémonie de baptême comme une expérience étrange à ses yeux : il y a été forcé par sa tante et sa mère, ne s’est pourtant pas senti obligé de répondre au prêtre qu’il croyait en Dieu, mais a eu l’impression d’être embarqué dans une conversation en langue étrangère. L’enfant qu’il était n’a pas du tout soupçonné l’importance énorme d’un acte qui ne cessera de le hanter, sous la forme d’un débat entre son soi catholique et son soi sous-jacent.

2Il s’agit pour Endô moins de tendre vers cet « ailleurs » que de rapprocher de son « ici » cette religion, étrangère au Japonais qu’il est. À cet égard, il se démarque d’autres écrivains japonais convertis. Masamune Hakuchô (1879-1962), insatisfait des pensées chinoises qu’il a étudiées, fut baptisé à dix-huit ans. Déjà à l’âge de dix ans, cet enfant curieux tenta de partir pour une grande ville lointaine et inconnue. Le christianisme se révéla une invitation au voyage pour lui  [3]. Shiina Rinzô (1911-1973) fut emprisonné à cause de son adhésion au Parti Communiste dans les années 1930 du Japon nationaliste. Par conséquent, il fut obligé de renier le marxisme. Le christianisme lui permit de retrouver la liberté qu’il avait perdue, d’où ses Essais sur la Bible (1927)  [4]. Ce livre, confession de foi très personnelle de l’auteur, ne traite pas des rapports du christianisme avec le Japon.

3Endô, lui, s’acharne à chercher un point de rencontre entre Jésus et son pays. Sa formation littéraire se concentra sur les œuvres de Mauriac, Bernanos et d’autres romanciers catholiques au département de littérature française à l’université Keiô. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, il séjourna à Lyon pendant deux ans. Il prit alors conscience du caractère inintelligible d’un Occident qui relança son interrogation sur le conflit entre morale et société au Japon.

4Il en ressort ses œuvres, consacrées à (sinon orientées vers) l’expérience de l’étranger via la mise en regard, voire le dévisagement réciproque de Japonais et d’Occidentaux. Seront convoqués dans cette étude une série de récits publiés entre 1955 et 1993. Aden made (Jusqu’à Aden) relate le malheureux séjour en France après guerre d’un Japonais, trop conscient d’être de couleur jaune. Kiiroi hito (L’homme jaune) oppose un prêtre défroqué français, tourmenté par le péché, à un Japonais dépourvu de la moindre conscience morale. Aoi chiisana budô (Une petite grappe de raisin vert) est centré sur les rapports entre un Japonais dans la société française des années 1950 et un Polonais, victime de la guerre qui lui montre la cruauté des hommes. La Mer et le Poison analyse l’attitude d’un médecin japonais qui peine à communiquer avec autrui, lors de la vivisection d’un captif américain en temps de guerre. Volcano oppose un autre prêtre défroqué français rigoriste aux Japonais qui observent aveuglément les règles sociales. Un Admirable Idiot narre les aventures d’un Français, prince Mychkine et figure christique à la fois, qui vient au Japon enseigner aux Japonais à avoir confiance en autrui. « Nanji mo, mata (Vous aussi) »  [5] représente un spécialiste japonais de Sade qui séjourne en France, peine à saisir ce pays ainsi que l’auteur qu’il étudie, et en pâtit jusque dans sa chair. Silence, brodant sur le mythe de Judas, montre comment certains missionnaires portugais, lors des persécutions chrétiennes du début de l’ère Edo, furent amenés à apostasier. Shikai no hotori (Au bord de la Mer Morte) représente deux Japonais qui cherchent la trace du Christ dans l’Israël contemporain, puis celle des Juifs et des Romains qui rencontrèrent Jésus. Situé au XVIIe siècle, Samouraï relate la mission prétendument commerciale qui tente d’établir des relations entre le Japon et le monde chrétien afin de convertir le Japon, alors même que ce pays entre en réalité dans la voie du rejet complet du christianisme. Ce voyage est relaté par un missionnaire espagnol, observé par les vassaux et les commerçants nippons qui l’accompagnent du Japon à la Nouvelle-Espagne. Cet étranger ambitieux et rêvant de martyre est opposé aux Japonais affairistes mais pas toujours fermés au spectacle de la misère humaine que soulagea Jésus. Le Fleuve sacré met en scène la quête diverse de Japonais en Inde et situe le christianisme en perspective critique à travers l’expérience de l’héroïne, viveuse en mal de morale.

Une approche imagologique de l’usage de l’étranger

5On voit que l’Occidental intervient en contraste avec le Japonais. Cette rencontre fait apparaître l’indifférence morale de ce dernier, éventuellement l’oriente vers un ailleurs idéal. Il arrive aussi que des missionnaires rejettent leurs convictions après leur contact avec l’archipel.

6L’imagologie littéraire, dont la théorie a été notamment forgée par Tzvetan Todorov, Daniel-Henri Pageaux et Jean-Marc Moura, offre des outils de travail permettant de distinguer les représentations idéologiques qui renforcent le lien social au sein du groupe en l’opposant ou en le différenciant positivement d’un groupe autre, et les représentations utopiques qui rompent avec l’ordre social établi auquel elles opposent tel lieu ou tel sujet idéal. L’imagologie littéraire distingue encore alter, qui n’est que l’inverse de l’objet regardé au regard du sujet regardant, et alius, qui est proprement l’autre de la représentation, la figure de l’altérité que la réduction aux ressemblances et aux différences ne saurait appréhender. La position de l’observateur face à l’observé, le scénario choisi, le mode d’approche (axiologique, praxéologique, épistémique ; de l’extériorité au dialogisme), l’attitude adoptée (de la -philie au pan-nationalisme) sont autant d’indices à même de caractériser la représentation en la rattachant à l’imaginaire social d’une époque comme à la mythologie personnelle de l’auteur  [6].

7Chez Endô, les images de l’étranger et de l’ailleurs indiquent un décalage radical entre le Japonais et l’Occidental, sinon leur affrontement. Dès lors que le premier prend sa position vis-à-vis du second, l’intrigue se noue. Mais ni les images de l’étranger ni celles de l’ailleurs ne constituent une fin en soi. Par effet de contraste, elles sont propices à Endô pour interroger la conscience morale du Japonais.

8Dès son premier récit, il décrit l’étranger vigoureux et l’ailleurs implacable pour mettre en relief le soi nippon en proie au malaise. Aden made (1955) souligne l’incompatibilité entre l’Occident et le Japonais, vu comme paria dans cet ailleurs qui l’accable. Cette nouvelle repose sur une interaction : l’étranger agit, le Japonais réagit ou refuse de faire quoi que ce soit. Elle fonde le scénario invariable de nos récits qui soulignent tous la tension entre ici et ailleurs. Mais outre cette opposition, la présente étude s’attachera à faire ressortir un autre antagonisme, interne aux protagonistes occidentaux : le missionnaire et le laïc.

9Endô représente ou bien des personnages japonais à l’étranger, ou bien, des étrangers au Japon. Nos récits s’ouvrent sur un manque : le Japonais se sent mal à l’aise en face du missionnaire désirant évangéliser l’archipel à tout prix. Désormais, l’intérêt narratif est centré sur la quête de soi et celle d’autrui. À l’étranger, le Japonais parvient à la connaissance de soi, éventuellement à la prise de conscience morale, ou bien à l’accès à l’autre. Bref, il déploie ses compétences. À ce propos, « Nanji, mo mata » (1964) est exemplaire. Endô élabore une image de la France qui rejette un spécialiste japonais de Sade. Mais cet itinéraire difficile lui permet aussi la découverte de soi. Dans d’autres récits qui se déroulent à l’étranger, le cheminement du Japonais marque toujours un passage du vide au plein : dans Le Fleuve sacré (1993), l’héroïne se libère de la sensation de la vacuité dans le Gange. L’étranger et l’ailleurs comblent donc le manque chez le Japonais à l’issue du récit. Cet itinéraire s’inverse quand le missionnaire débarque au Japon. Il se dépouille des dogmes qu’il s’est appropriés en Occident au terme de son séjour nippon. Puis, il demeure cloîtré dans l’archipel ou y meurt en martyr. Le missionnaire occidental va du plein au vide, d’où les romans comme Volcano (1960), Silence (1967), Samouraï (1980).

Le missionnaire occidental face au manque de conscience morale des Japonais

10Si la plupart de nos récits commencent par un dialogue de sourds, c’est que le missionnaire ne comprend pas le Japonais qui lui paraît foncièrement différent. Aucun partage n’est possible tant qu’ils n’ont pas comme valeur commune le christianisme. Dès lors, nos récits se situent entre leur décalage et leur confrontation. Par effet de contraste, l’étranger met en relief l’ambiguïté morale des Japonais. Endô fabrique « l’étranger à partir des conceptions du groupe »  [7] nippon à qui manque l’idée de Dieu. En ce sens, le missionnaire est une antithèse de cet autochtone non-chrétien. Endô offre ainsi une représentation idéologique de l’étranger sans justifier toutefois le comportement du Japonais.

11Kiiroi hito (1955) introduit au Japon le pécheur occidental pour déceler l’absence de conscience morale chez le sujet nippon. Volcano (1960) oppose le missionnaire français, sincère malgré son rigorisme, autant au prêtre nonchalant qu’au salarié opportuniste du Japon. Dans les deux cas, l’étranger intervient pour critiquer l’autochtone. Son trait national importe peu : seules comptent ses différences éthiques avec le Nippon. Autrement dit, Endô brosse le portrait moral du missionnaire comme le double inversé du Japonais, c’est-à-dire « alter, […] l’élément second ou le reflet »  [8] de la sensibilité nipponne inerte. Le missionnaire est un individu habité par son dévouement sincère, mêlé à sa volonté excessive d’évangélisation, d’où l’autre effet de contraste avec le Japonais qui célèbre en groupe le culte du jugement social. La Mer et le Poison (1958) est centré sur l’équipe médicale japonaise où le regard des confrères remplace l’instance divine dans ce microcosme à qui fait défaut l’idée de Dieu.

12Le missionnaire signale aussi l’absence de transcendance dans la société où le jugement humain est élevé au rang d’absolu. Le lecteur a le sentiment que le Japonais va même sacraliser le pouvoir du qu’en-dira-t-on faute d’avoir une instance divine unique surpassant toutes les communautés humaines. L’opposition du missionnaire et du Japonais se manifeste dans leur incompréhension, puis dans la stérilité de leur rencontre, enfin dans leur indifférence réciproque jusqu’à Volcano. À partir de Silence (1967), leur antagonisme tend à s’atténuer grâce à l’apparition du missionnaire qui, après avoir perdu sa rigidité, signe distinctif de l’Occident d’après Endô, se trouve intégré au sein des Japonais défaillants. Mais comme le montre Samouraï (1980), il faut que le premier se dépouille de son orgueil pour qu’il n’y ait plus de confrontation avec les seconds.

Les métaphores du mal

13Le manque de conscience morale dans l’archipel éclaire le sens des métaphores propres à Endô. Dans Aoi chiisana budô (1956), le protagoniste japonais développe l’image du marécage qui traduit l’absence de distinction morale chez lui tandis qu’il associe à la clarté l’Occidental ayant des critères nets du bien et du mal. L’étranger lui permet de découvrir ses rapports incertains et fragiles avec la question morale. Le visage de l’autre rend possible une connaissance meilleure de soi.

14Si le Japonais tuberculeux ne peut pas supporter l’ardeur du missionnaire vigoureux, c’est que sa maladie traduit l’absence de conscience morale. Il en ressort un antagonisme entre le tuberculeux immobilisé et le missionnaire enthousiaste qui entreprend son voyage jusqu’à l’archipel. À la chair exsangue du premier s’oppose le corps robuste du second. Le Nippon est malade, car il ne dépend pas de Dieu. La tuberculose renvoie à ce vide spirituel.

15Cette vacuité est difficilement compatible avec la foi de l’auteur. Il faudrait nuancer le sens de la représentation idéologique de l’étranger quand on l’applique à ses œuvres. Endô ne lui assigne pas la « fonction d’intégration qu’elle joue pour un groupe donné »  [9]. Certes, il inscrit les Japonais dans une structure sociale qui va du féodal de l’ère Edo au milieu médical de l’ère Shôwa. Mais ils sont toujours solitaires et défiants. Endô ne se sert pas de l’image du missionnaire occidental pour renforcer le lien des membres de la société nippone. Cet étranger, même s’il n’est pas dénué de travers, ne justifie ni ne légitime l’absence de conscience morale du Japonais. Nous avons l’impression qu’Endô récuse le comportement de ses personnages nippons. N’est-ce pas sa foi catholique qui l’empêche de valider les liens de groupe de ces Japonais qui prennent le jugement social pour seul commandement éthique ?

16Mais venons-en à la métaphore de la tuberculose. L’image de cette maladie est archétypale chez Endô. Ses premières œuvres montrent que si le Japonais est atteint par la tuberculose qui le consume de l’intérieur, c’est qu’il intériorise le mal. Il est évidé par cette maladie. Le marécage reflète l’image du néant, car l’absence de distinction morale équivaut à l’endroit où se mêlent de la boue et de l’eau. Mais il n’y a rien là de particulier à Endô. La métaphore du marécage est aussi récurrente chez Mauriac et chez Bernanos. L’originalité du romancier japonais consiste à articuler cette image avec le stéréotype de l’Occident censé représenter la clarté, indispensable à la distinction nette du bien et du mal. L’introduction de ce stéréotype met en contraste l’Occidental avec le Japonais léthargique à qui manquent des critères moraux tranchants. À la métaphore du marécage s’oppose celle du désert de Judée dans Shikai no hotori (1973). Cet antagonisme témoigne de la sensibilité nipponne qui est en rupture avec le Dieu de colère, juge absolu des pécheurs selon Endô.

17Passons à la métaphore de l’hôpital qui condense l’impasse existentielle dans laquelle se trouve le Japonais sans Dieu. C’est un endroit d’où ne sort aucun protagoniste et où les personnages japonais ont de moins en moins de volonté comme le montre La Mer et le Poison. À cet enfermement s’oppose le libre mouvement du missionnaire. L’hôpital est une variante métaphorique de la stagnation marécageuse qui règne sur l’archipel. Il est à remarquer que le prêtre français défroqué de Volcano, souffrant d’une maladie cardiaque, trépasse dans un hôpital. Ce contre-exemple illustre le mal qui affaiblit le cœur même du sujet occidental. Tout se passe comme si le Japon était à l’origine de son décès et de sa mort spirituelle.

18À cause de ses trop bonnes intentions, le missionnaire dérange à son insu l’archipel. En témoigne l’usage de l’odorat dans Samouraï (1980). Si le Japonais sent la mauvaise odeur qui se dégage de l’Espagnol Velasco, c’est qu’elle lui signale l’intrusion du corps étranger qui n’est pas assimilable au Japon : cet Occidental envahit le lieu intime et tranquille du Japonais. Ici, le roman rejoint la réalité. À cette anecdote correspond l’impression qu’a eue le prêtre allemand Heuvers lors de son arrivée au Japon dans les années 1920. Si la quiétude est le mot de prédilection des Japonais, se dit-il, la mission provoquera une tempête  [10]. Samouraï éclaire cette observation. L’introduction de l’idée de Dieu remet en cause la société pyramidale nipponne. Silence et Samouraï opposent les missionnaires au régime féodal de l’ère Edo. Envoyés de Dieu, ils sont incompatibles avec la cohésion sociale assurée par le système féodal entièrement humain. Ils vont jusqu’à ébranler l’assise de la valeur communautaire de l’archipel, et dérangent donc la paix de ce monde isolé et tranquille. La mauvaise odeur du missionnaire est un indice certain du trouble qu’il apporte au pays.

19Le missionnaire fougueux se mesure au Japonais indolent qui n’a pas de rapport avec Dieu, et est privé de conscience morale. Le premier est une antithèse du second. Signalons qu’Endô n’est pas le seul qui réduit le christianisme à sa dimension morale. Pendant l’ère Meiji, quelques chefs de village, croyants, enseignaient l’amour du prochain aux jeunes pour qu’ils s’entraident en vue de moderniser leurs communes  [11]. Leurs approches — axiologique chez Endô, praxéologique quant aux chefs de village — montrent deux cas différents de la contextualisation du christianisme au Japon. Plutôt que de se tourner vers la transcendance, ils en font usage pour critiquer, sinon améliorer la société. En ce sens, ils sont respectivement moralistes et pragmatiques. Mais il faudrait voir maintenant une autre image de l’étranger qui représente l’homme idéal pour Endô.

L’étranger laïc qui permet l’apparition de la conscience morale du Japonais

20L’étranger laïc apporte un changement aux Japonais, bloqués dans une société où les autres les observent pour les juger. Sous la plume d’Endô, ils respectent tous les règles sociales sans se demander si elles ont un fondement moral véritable.

21D’autres écrivains ont déjà esquissé quelques problèmes posés par l’interdépendance de l’éthique et du maintien de l’ordre au Japon. Akutagawa Ryûnosuke (1892-1927) critique le fait que le sens moral dépende trop du regard social dans « Le doute », nouvelle de 1920  [12]. Ruth Benedict, anthropologue américaine, constate dans Le Chrysanthème et le Sabre (1946)  [13] que si ce peuple est bien discipliné, c’est que les uns surveillent les autres. Endô, lui, décrit une société japonaise qui engendre une morale contextuelle à géométrie variable et qui entrave l’apparition d’un sens moral chez l’individu. Ce monde devient irrespirable dans La Mer et le Poison, roman imprégné de la mort. Mais bientôt arrive Un Admirable Idiot (1959) où l’étranger laïc joue le rôle du héros véritable. Gaston Bonaparte, prétendu rejeton de Napoléon, fait une intrusion brutale dans une société japonaise ordonnée mais asphyxiante, et libère le Japonais du joug du bon sens social.

22Dès son apparition, le précepte social nippon se révèle relatif. Est annulée l’importance démesurée, accordée au consensus qui porte le nom de l’éthique dans ce pays. « L’admirable idiot » montre un idéal en rupture avec ce microcosme où chacun jette un regard critique sur ses voisins pour que personne ne dérange l’harmonie d’ensemble. Si, avec Jean-Marc Moura, on qualifie une image de l’étranger d’« utopique lorsqu’elle se déporte […] vers l’altérité, représentant celle-ci comme une société alternative, riche des potentialités refoulées par le groupe »  [14], il est légitime d’attribuer ces rôles à l’étranger laïc en ce qu’il contribue à l’apparition d’une conscience morale chez le Japonais. Bref, le premier dirige le second vers un eu-topos. Tout ceci explique pourquoi l’écriture d’Endô se caractérise par l’hyperbole, « expression de l’extrême »  [15]. Une puissance extraordinaire ébranle le Japon qui paraissait serein au premier abord, mais se révèle léthargique. L’étranger laïc brise la torpeur morale de l’archipel : l’Américain disséqué réveille brutalement de son indolence un interne dans La Mer et le Poison ; l’humoriste français dissout la haine chez un vengeur dans Un Admirable Idiot. L’étranger laïc relativise le mal-être de ces Japonais pour les amener à la périphérie de ce pays inerte. Il leur apporte une amorce de changement salutaire.

L’étranger laïc, figure christique et maternelle

23Cette image du libérateur dérive du Christ. Endô inscrit la figure christique dans l’être le plus profane pour réduire les distances entre le christianisme et le lecteur japonais non-croyant, d’où le personnage de l’étranger laïc. Il affirme dans un essai sur Thérèse Desqueyroux (1985)  [16] que le sacré gît dans le profane, et que Dieu travaille dans l’expérience quotidienne des hommes à leur insu. De fait, Endô organise la rencontre du Japonais et de l’étranger laïc en des endroits bien profanes : l’appartement, l’hôpital, le port ; la figure christique apparaît dans ces espaces qui lui sont bien familiers. Or, le Père Heuvers remarque, quand il tente de traduire en japonais « der liebe Gott », qu’un croyant nippon fait sa prière comme s’il s’adressait à quelqu’un d’intime  [17]. Ce mot éclaire pourquoi Endô passe du Christ à l’étranger laïc qui accompagne le Japonais sans jamais l’abandonner. Notre romancier représente quelqu’un de compatissant à la place du Père tout puissant, distant de ses créatures.

24L’étranger laïc fait son retour sous des apparences et des noms divers. Toujours est-il qu’il s’apparente à une mère qui pardonne à son enfant ingrat. Ainsi, il tient éveillée la conscience morale du Japonais qui se sent coupable. Le Jeu de l’indulgence de Doi Takeo (1971)  [18] élucide les rapports entre l’étranger laïc et le personnage japonais. Doi, psychiatre, s’intéresse au nourrisson, dépendant de sa mère qui, à son tour, reste toujours tolérante envers lui. Doi applique leurs rapports affectifs et interdépendants à la psychologie des Japonais. Dans ce pays, il s’agit moins d’une société répressive que permissive qui pardonne à ses membres leurs fautes dès lors qu’ils présentent leurs excuses, d’où « le jeu de l’indulgence ». Endô, lui, rattache le personnage nippon à l’étranger laïc. Le second, même s’il est trahi par le premier, l’escorte. Cet étranger est non seulement christique mais incarne aussi une présence maternelle. En effet, il pardonne sans condition au Japonais les fautes qu’il recommence à commettre tel un enfant qui, néanmoins, souffre d’affliger sa mère.

25On n’est pas loin de la parabole du fils prodigue à laquelle Doi se réfère pour démontrer que l’amour du père dépasse largement le jeu de l’indulgence  [19]. Inoue Yôji, prêtre, contemporain d’Endô, rapproche cette parabole de l’amour inconditionnel de la mère pour son fils ingrat  [20]. Leurs observations nous rappellent le culte marial. En effet, lors de la Grande Ouverture de l’ère Meiji, une Japonaise, ancienne crypto-chrétienne de Kyûshû, se présenta à l’église d’Ôura. Son premier mot adressé au Père Petitjean fut « où est la statue de Marie ? » Et Endô, en 1967, intègre cet épisode dans son essai sur les villages des crypto-chrétiens  [21] pour affirmer que ces rejetons des renégats convertis espéraient que la Vierge intercède en leur faveur auprès de Dieu. Il en découle Shikai no hotori, publié six ans après. Dans ce roman, Endô enlève à son personnage de Jésus tous ses miracles pour en faire le compagnon éternel des créatures misérables.

Endô et Mauriac

26On voit que l’étranger laïc ne guérit pas miraculeuseusement le Japonais touché par le mal. Mais au moins, il lui indique une possibilité autre que de rester figé dans une paralysie morale. C’est au Japonais de réagir ou pas. Là, Endô se sert du contre-exemple de Mauriac. Dans son essai de 1985, consacré à Thérèse Desqueyroux, il constate que le romancier français n’arrivait pas à libérer ses protagonistes, tous solitaires, de la puissance dévoratrice du mal  [22]. Endô, lui, place à côté du Japonais l’étranger laïc. Le Gange dans Le Fleuve sacré (1993) en est une variante. L’héroïne japonaise, lectrice assidue de Thérèse Desqueyroux, se sent vide avant de se baigner dans le Gange, reflet du cours incessant de la vie. Ce fleuve éloigne la Japonaise du mal qui la condamnerait à la solitude.

27L’étranger laïc représente l’exemplarité qui sert de modèle à la mauvaise conscience du Japonais. Il apparaît comme un homme chétif contrairement aux missionnaires impétueux dans Un Admirable Idiot, et il demeure un homme faillible. Mais loin de s’abandonner à son défaut de caractère, il s’efforce d’assumer son destin peu glorieux et persévère dès lors dans le sens du dépassement de soi. Ainsi, il illustre la force de l’homme faible, et assume le rôle d’un parangon pour les Japonais qui observent les normes sociales comme s’ils se résignaient à une fatalité.

28Au cours de ses épreuves, le héros d’Un Admirable Idiot se transforme en homme de douleur, figure christique de prédilection pour Endô. Il choisit cette image en songeant aux crypto-chrétiens nippons, habités par le remords pour avoir abjuré leur foi à l’ère d’Edo. Pour réparer leur affliction, notre romancier convoque une figure christique à qui ils peuvent s’identifier, l’homme méprisé et rejeté comme eux, c’est-à-dire le messie misérable qui partage leur douleur et non pas le Christ glorieux. Vingt ans plus tard, Samouraï développe cette figure christique qui, par sa propre souffrance, comprend le chagrin des hommes. Elle attire le héros du roman, vassal japonais qui est exploité, puis trahi, enfin abandonné par l’autorité féodale.

29Le Nouveau Testament fournit à Endô un scénario archétypal. Un étranger laïc arrive devant un personnage japonais, lui indique une autre possibilité que celle d’observer les lois en vigueur, à savoir le précepte social, et quitte enfin ce monde après des épreuves. C’est alors qu’Endô revient au personnage nippon. Le récit s’ouvre et s’achève sur lui. Du coup, nous avons le sentiment que c’est à lui d’écrire son propre livre : il devient l’auteur de son destin et ce, grâce à son expérience avec l’étranger laïc. N’est-ce pas une façon pour Endô de donner, sous l’influence de Mauriac, la liberté d’action à ses personnages ? De plus, la construction cyclique témoigne que notre romancier se préoccupe toujours du personnage nippon. L’intérêt de nos œuvres ne porte pas sur la représentation de l’étranger elle-même. Mais notre romancier s’attache aux Japonais, ou plutôt à l’examen de leurs rapports avec la conscience morale.

La démarche d’Endô

30Examinons d’abord les rôles des protagonistes japonais dans les œuvres choisies l’une après l’autre pour suivre l’évolution d’Endô. Ils paraissent indolents jusqu’à Volcano. Mais notre romancier les oriente petit à petit vers l’éveil d’une conscience morale dans les romans contemporains comme La Mer et le Poison et Un Admirable Idiot. Ensuite vient « Nanji mo mata », marquant un tournant en ce qu’il représente le héros qui, après avoir reconnu un clivage entre lui-même et les Occidentaux, assume pleinement le malaise d’être Japonais. Ce changement débouche sur Silence : si un renégat converti décide de vivre avec sa propre faiblesse, le salut ne lui est pas refusé. Le portrait de ce Japonais pitoyable est conjoint à la figure christique qui pardonne aux pécheurs dans Shikai no hotori. Avec Samouraï, le héros s’achemine vers ce messie misérable. Enfin, Endô brosse le portrait d’une Japonaise qui se sent vide dans Le Fleuve sacré. Mais cette sensation, symptôme du mal, s’atténue au fur et à mesure qu’elle se remémore la déesse Chamundâ, mère indienne en souffrance. Elle est la dernière variante de l’image christique chez Endô.

31Voyons maintenant l’interaction entre le Japonais et l’étranger. C’est à travers leurs épreuves communes qu’ils entrent en communication. Au début de leur itinéraire, Endô place le crime expiatoire commis sur la personne de l’Occidental dans La Mer et le Poison. Il suggère que Dieu nous fait approcher du bien par le mal. D’où vient cette idée ? On peut se référer à un verset paulinien : « [O]ù il y a une abondance du péché, Dieu a répandu une surabondance de la grâce »  [23]. Le mal commis par l’homme est relativisé devant la grandeur incommensurable de l’œuvre divine. Le salut n’est pas refusé même à un grand pécheur. Ensuite, vient Mauriac qui déplace l’accent sur le mal. Le Nœud de vipères atteste que c’est précisément au mauvais tropisme de l’homme que travaille la Grâce. Endô radicalise cette idée, d’où diverses situations extrêmes. La vivisection d’un captif américain est une manifestation perverse du désir de renouveau intérieur dans La Mer et le Poison. Il cherche la voie de passage entre le crime d’homicide et la régénération morale chez un individu. Mais pourquoi introduit-il l’étranger laïc pour que s’opère ce revirement ? Le verset paulinien cité plus haut révèle que les pécheurs ont besoin d’un agent extérieur pour leur salut. On serait tenté de faire un parallèle. L’étranger laïc remet en cause le fonctionnement du microcosme nippon qui se contente de maintenir son ordre alors que personne ne se demande ce que signifient le bien et le mal pour un individu. L’étranger laïque se révèle « alius, l’étranger existant dans son inaliénable distance »  [24] qui serait porteur d’un sens moral, d’une conscience morale, même assumée douloureusement. Les protagonistes japonais s’interrogent en face de lui.

La japonisation des missionnaires occidentaux

32Il est temps d’étudier le portrait des missionnaires qui perdent leur rigidité dans l’archipel, puis y décèdent au cours de leur mission. Ils annihilent l’antagonisme entre l’Occidental infaillible et le Japonais faillible. S’opère la japonisation de Jésus. Silence représente deux jésuites portugais qui ne sont plus l’antithèse du renégat converti nippon. Après avoir apostasié, ces missionnaires découvrent que la faiblesse du Japonais ne procède pas de l’immoralité. Loin de là, ce défaut de caractère offre une clef pour comprendre la sensibilité religieuse du pays, indissociable du sentiment de culpabilité. L’apostasie des missionnaires marque un pas de plus des Occidentaux vers les Japonais.

33Dans Silence, l’autorité locale promet au prêtre portugais qu’elle libèrera les crypto-chrétiens nippons torturés s’il marche sur l’image du Christ. Finalement, il la piétine, et voit le visage du messie, épuisé comme lui et d’autres crypto-chrétiens stigmatisés. Dans Samouraï, un franciscain ne réussit pas à évangéliser le Japon. Il se remémore alors le visage d’un Nippon faillible, puis retrouve, grâce à lui, l’humilité d’un croyant. Bref, ces Occidentaux se dépouillent de leur rigidité pour répondre à l’appel d’un Japonais vulnérable qui, lui, prouve l’inefficacité de leur zèle, essence même du christianisme occidental selon Endô. L’archipel permet ce revirement du missionnaire. Si le Christ demande aux hommes de renaître pour entrer dans le royaume de Dieu, le Japon d’Endô, malgré ses problèmes, reflète cet enseignement.

34Tandis que le missionnaire infaillible n’accepte pas dans son for intérieur le Japonais passif et non-croyant, l’étranger laïc lui montre la force de l’homme faible. À ces deux images d’Occidental s’ajoute le missionnaire qui s’associe au Nippon faillible. Du contre-modèle à l’exemplarité, puis enfin à la neutralisation de la tension de départ, telles sont les images accordées successivement à l’étranger dans nos récits. Ne reflètent-elles pas l’évolution des rapports qu’Endô renouvelle avec l’Occident chrétien qui représente une distance, puis un parangon, enfin autrui qu’il rejoint ?

Endô et le Japon de son temps

35Il nous reste à situer l’image de l’étranger dans nos œuvres par rapport au contexte japonais pour montrer dans quel sens la littérature d’Endô peut apparaître comme engagée. Ses fictions romanesques s’inscrivent, comme celles de ses confrères de l’époque, dans l’histoire des représentations que le Japon s’est faites de l’Occident. Les quelques travaux à ce sujet ont montré que le Japonais passait par l’autre pour accéder à soi et qu’il s’agissait là d’un mode privilégié de processus identitaire  [25]. Endô ne fait pas exception à la règle qui veut que l’étranger soit érigé en modèle ou en repoussoir.

36Mais qu’il s’agisse du Japonais vu par l’Occidental ou du contraire, et ce d’après le mode de focalisation choisi, Endô projette une image dévalorisante du Japonais qui, lui, introjecte une image valorisée de l’Occidental. Le placement en vis-à-vis du regardant et du regardé est obtenu par la technique du point de vue ou du changement de point de vue. Le scénario est immuable : il met en scène le malaise face à autrui au Japon, lieu marécageux, ou à l’étranger, espace inaccessible à l’intelligence mais perceptible via la maladie. Dans tous les cas, la communication échoue et le lien éthique ne saurait être assuré que par l’intermédiaire du mal. Mais est-ce l’image négative qu’Endô se fait du Japonais qui engendre la vision péjorative qu’en ont ses personnages occidentaux ? Ou inversement, est-ce l’image négative qu’a l’Occidental du Japonais qui, intériorisée par Endô, produit ses personnages nippons vils ?

37Leurs portraits composent un triptyque : le Japonais qui souffre d’être un jaune, à plus forte raison après la guerre, le Japonais qui se sent mal à l’étranger, le Japonais qui commet le mal pour communiquer et éprouver la relation morale à autrui. Il faut situer ces portraits par rapport à la représentation consensuelle du corps social que Nakane Chie  [26] donne, et pour longtemps, avec un effet maximal de renforcement du groupe dans les années où écrit Endô. On s’aperçoit alors qu’il offre une représentation utopique de l’étranger et du christianisme, et par là, une représentation dystopique de la société nipponne. Il en a une approche axiologique : le Japonais est faible et malfaisant, praxéologique — il doit changer moralement —, mais peu épistémique : la structure sociale du pays engendre une morale contextuelle à géométrie variable. Quant au jugement immédiat de ce qui est le Mal, le Japon d’Endô se révèle donc aux antipodes de la morale universelle, caractérisée comme innée chez Mencius comme chez Rousseau. En raison de ces approches — axiologique, praxéologique et épistémique —, sa littérature peut bien apparaître comme engagée.

38Cependant, nous croyons qu’elle reste engagée dans la mesure où Endô fait éprouver au lecteur nippon le sentiment d’appartenance au Japon de ses fictions. Il s’agit pour notre romancier moins de s’ouvrir sur un dialogue véritable entre le Japonais et l’Occidental que de définir, puis de décrire l’identité japonaise, et enfin d’en débattre. Le lecteur nippon, de son côté, se demande s’il est possible d’enraciner réellement dans l’archipel l’éthique chrétienne, née et développée ailleurs. On n’est pas très loin des Nihonjinron[27], et le public peut se persuader que le christianisme est une religion étrangère inacclimatable en cet irréductible pays, à nul autre pareil, avec ces Japonais si conscients de leur faiblesse morale qui fait, à vrai dire, leur orgueil secret. Si le lecteur nippon reconnaît son appartenance à ce peuple n’ayant pas besoin de Dieu, c’est qu’Endô reconstruit le corps social dans son identité. Ainsi, nous avons la représentation utopique de l’étranger qui vient servir une vision dystopique du Japon, laquelle n’en contribue pas moins dans son contexte, de la façon la plus idéologique, à ratifier le sentiment communautaire du peuple qui reste indifférent à Dieu. Les fictions romanesques d’Endô rappellent cette sensibilité des habitants éternels du marécage nippon.

Notes

  • [1]
    Endô Shûsaku bungakuzenshû (= ESB), Tokyo, Shinchôsha, 15 tomes, 1999-2000. Pour une liste des œuvres et essais d’Endô en langue occidentale, en l’occurrence en allemand, voir Imela Hijiya-Kirschnereit, Japanische Gegenwartsliteratur. Ein Handbuch, Munich, Text und Kritik, 2000. Quant à la bibliographie critique, voir Kasai Akifu, Endô Shûsaku ron, Tokyo, Shunjûsha, 1994, Kasai Akifu, Tamaki Kunio, (éd.), Sakuhinron Endô Shûsaku, Tokyo, Sôbunshashuppan, 2000, Mark B. Williams, A Literature of Reconciliation, London, Routledge, 1996, Gabriel Philip, Spirit Matters. The Transcendent in Modern Japanese Literature, Honolulu, Hawaï University Press, 2006. Signalons que les noms japonais sont cités en commençant par le nom de famille, comme c’est l’usage japonologique.
  • [2]
    « Awanai yôfuku ». Le titre signifie « un costume occidental qui ne me sied pas ». Voir ESB, t. 12,2000, p. 394-395.
  • [3]
    Takahashi Hideo, « Kirisutokyô juyô no ningenka. Kanzô, Hakuchô, Naoya », dans Shûkyô to seikatsu, Kindainihon bunkaron, t. 9, Tokyo, Iwanamishoten, 1999, p. 119-124.
  • [4]
    Watashi no seishomonogatari, Tokyo, Chûôkôronsha, 1973.
  • [5]
    Le récit est intégré dans le roman Ryûgaku (1965).
  • [6]
    Voir : Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Paris, Éd. du Seuil, 1982. Daniel-Henri Pageaux, « L’imagerie culturelle », dans Pierre Brunel et alii, Précis de littérature générale et comparée, Paris, PUF, 1989. Jean-Marc Moura, L'Image du tiers-monde dans le roman français contemporain, Paris, PUF, 1992.
  • [7]
    Jean-Marc Moura, L'Europe littéraire et l’ailleurs, Paris, PUF, 1998, p. 49.
  • [8]
    Jean-Marc Moura, L'Image du tiers monde dans le roman français contemporain, op. cit., p. 285.
  • [9]
    Jean-Marc Moura, L'Europe littéraire et l’ailleurs, op. cit., p. 49.
  • [10]
    Doi Takeo, Shinkô to « amae », Tokyo, Shunjûsha, 1992, p. 119.
  • [11]
    Suzuki Norihisa, « Kirisutokyô no sonchôsan », dans Shûkyô to seikatsu, Kindainihon bunkaron, t. 9, Tokyo, Iwanamishoten, 1999, p. 79-94.
  • [12]
    Akutagawa Ryûnosuke, Une vague inquiétude, traduit par Silvain Chupin, préface de René de Ceccatty, Monaco, Éditions du Rocher, p. 35-69.
  • [13]
    Ruth Benedict, Le Chrysanthème et le Sabre, trad. de Lise Mécréant, Arles, Éditions Picquier, 1991, p. 176.
  • [14]
    Jean-Marc Moura, L'Europe littéraire et l’ailleurs, op. cit., p. 50.
  • [15]
    Paul Ricœur, André La Coque, Penser la Bible, Paris, Éd. du Seuil, 1998, p. 290.
  • [16]
    Watashi no aishita shôsetsu, voir ESB, t. 14,2000, p. 48. Le titre signifie « le roman que j’ai aimé ».
  • [17]
    Doi Takeo, op. cit., p. 131.
  • [18]
    Doi Takeo, Le jeu de l'indulgence. Étude de psychologie fondée sur le concept japonais d’amae, tr. d’E. Dale Sauders, l’Asiathèque, 1988.
  • [19]
    Doi Takeo, Shinkô to « amae », Tokyo, Shunjûsha, 1992, p. 163-164.
  • [20]
    Inoue Yôji, Nihon to Iesu no kao, Tokyo, Kôdansha, 1981, p. 88.
  • [21]
    « Jakusha no sukui - kakurekirishitan no muramura ». Voir ESB, t. 13,2000, p. 95.
  • [22]
    Watashi no aishita shôsetsu, voir ESB, t. 14,2000, p. 119-120.
  • [23]
    Épître de saint Paul aux Romains, chapitre VI, verset 20, dans La Bible, trad. de Lemaître de Sacy, Paris, Bouquins Robert Laffont, 1990, p. 1463.
  • [24]
    Jean-Marc Moura, L'Image du tiers monde dans le roman français contemporain, op. cit., p. 285.
  • [25]
    Voir Nishikawa Nagao, Le Roman japonais depuis 1945, Paris, PUF, « Écriture », 1988.
  • [26]
    Nakane Chie, anthropologue, a publié notamment Tate-shakai no ningenkankei : Tan. itsu-shakai no riron en 1967. Pour la traduction : Japanese Society, University of California Press, 1972.
  • [27]
    La traduction courante est « traité de japonité » (Maurice Pinguet) ou « thèse/discours sur les Japonais » dont les tenants cherchent à définir, sous l’influence avouée ou inavouée du Chrysanthème et le Sabre de Ruth Benedict, l’identité du peuple.
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