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Article de revue

L'Ode fluviale chez Friedrich Hölderlin et Maurice de Guérin

Pages 417 à 428

Notes

  • [1]
    Nous traduisons : « Auprès de l’Eurotas, ma tente se dresse, et lorsque après minuit je m’éveille, le vieux dieu fleuve murmure devant moi ses conseils, alors je cueille en souriant les fleurs de sa rive, les jette dans ses ondes scintillantes et lui dis : Accepte ce signe, ô Solitaire ! bientôt l’ancienne vie refleurira en toi ». Hölderlin, Hyperion oder der Eremit in Griechenland, Sämtliche Werke und Briefe, sous la direction de Jochen Schmidt, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1994, Bd. 2, p. 128.
  • [2]
    Martin Heidegger, « La Parole dans l’élément du poème », trad. Jean Beaufret et Wolfgang Brokmeier, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, (1re éd. allemande, 1959), p. 42.
  • [3]
    Nous citons tous les textes de Guérin d’après l’édition de sa Poésie établie par Marc Fumaroli, Paris, Poésie/Gallimard, 1984. L’article du 6 février 1833 montre un goût particulier pour les maîtres de Hölderlin (Klopstock, Herder, Wieland, Gellert, Gleim, Bürger), p. 77.
  • [4]
    Le Main, Le Neckar, et Le Fleuve enchaîné. Nous citons d’après l’édition de Jochen Schmidt, Gedichte, Sämtliche Werke und Briefe, Frankfurt am Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1994, Bd.1,1992. Les traductions sont tirées de notre anthologie bilingue des Poèmes fluviaux, Paris, Éditions Laurence Teper, 2004. On peut également se référer à l’édition de Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie de la poésie allemande, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993.
  • [5]
    Charles Du Bos, Du spirituel dans l’ordre littéraire, Paris, Corti, 1967, (1re éd. 1930), p. 99.
  • [6]
    Satires, I, 10, v. 44-45.
  • [7]
    Cf. Der Main, v. 32 ; Der gefesselte Strom, v. 14.
  • [8]
    Par exemple « es quillt […]/ Ihm auf », Der gefesselte Strom, v. 9-11.
  • [9]
    La Bacchante, p. 217.
  • [10]
    Théocrite, Idylle XXII, 36 ; Virgile, Georg., II, 469 ; IV, 365.
  • [11]
    Le Vivifiant, cf. Poèmes fluviaux, op. cit., p. 118-121.
  • [12]
    Virgile, Georg., IV, 363 sqq. (la demeure de Cyrénée est très proche de celle des fleuves de La Bacchante).
  • [13]
    Hésiode, Théogonie, 337 sqq. (catalogue des fleuves issus d’Océan).
  • [14]
    Der Neckar, v. 34,35. Cf. Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, IV, Le domaine de la métaphysique, Les Fondations, Paris, Aubier-Montaigne, 1981, p. 39-43.
  • [15]
    On sait combien les deux poèmes en prose sont redevables de la Galerie des Antiques du Louvre.
  • [16]
    Pierre Moreau, Maurice de Guérin ou les métamorphoses d’un Centaure, Paris, Archives des Lettres Modernes, 1965, p. 61.
  • [17]
    Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Paris, Corti, 1991, (1re éd. 1937), p. 473.
  • [18]
    Celle des canaux d’irrigation en Buc., III, 111.
  • [19]
    Der gefesselte Strom, v. 17,18.
  • [20]
    Cf. W.F. Otto, Dionysos, le mythe et le culte, trad. de l’allemand par Patrick Lévy, Paris, Mercure de France 1969, Gallimard, coll. Tel, p. 102-109 (« Le monde ensorcelé »).
  • [21]
    Dans sa préface aux Œuvres de Hölderlin, Pléiade, Gallimard, 1967 ainsi que dans « La seconde naissance de Hölderlin », Lettres d’Occident, Neuchâtel, 1957. Voir aussi Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, traduit de Erlauterungen zu Hölderlins Dichtung par Henry Corbin, Michel Deguy, François Fédier et Jean Launay, Paris, Gallimard, 1962, p. 91 ; et Walter F. Otto, Die Musen und der göttliche Ursprung des Singens und Sagens, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft E.V., 1956 (2. Auflage), p. 9-12.
  • [22]
    Lettre À sa mère, Maulbronn, milieu de juin 1788, Œuvres, op. cit., p. 44. Nous nous permettons de renvoyer aussi à notre postface aux Poèmes fluviaux, op. cit., p. 134-135.
  • [23]
    Texte daté du 26 janvier 1835, p. 161-163.
  • [24]
    Am Quell der Donau (1800-1801), Die Wanderung (1801, publié en 1802), Der Rhein (1801, publié en 1808), Germanien (1801), Der Ister (1803, probablement).
  • [25]
    Brot und Wein, v. 34.
  • [26]
    Cf. par exemple Virgile, Buc., V.
  • [27]
    W.F. Otto, « Le mythe », Essais sur le mythe, traduit par Pascal David, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1987, p. 48.
  • [28]
    Hésiode, Théogonie, 30-35.
  • [29]
    Nous songeons par exemple à l’hymne Germanien.
  • [30]
    E. Decahors, “Le Centaure” et “La Bacchante”, les poèmes en prose de Maurice de Guérin et leurs sources antiques, Paris, Bloud et Gay, 1932, p. LII.
  • [31]
    Hölderlin ouvre le poème Buonaparte par ce vers : « Heilige Gefäße sind die Dichter », « ce sont des vases sacrés que les poètes » que nous comprenons comme un écho de Saint Paul, II Cor., IV, 7.
  • [32]
    Comme dans l’Hymne III du Cathemerinon Liber de Prudence.
  • [33]
    Brian Juden, Traditions orphiques et tendances mystiques dans le romantisme français (1800-1855), Paris, Klincksieck, 1971, p. 467-494.
  • [34]
    Virgile, Buc., V, 56 sqq.
  • [35]
    Virgile, Georg., IV, 523-527 ; Ovide, Mét., XI, 50 sqq.
  • [36]
    Buc., III, 46 ; VIII, 57 ; Mét., X, 86-106 ; XI, 1.
  • [37]
    Mét., X, 146.
  • [38]
    Orphée est bien « le chantre qui célébrait les mystères de Dionysos », Ovide, Mét., XI, 8.
  • [39]
    Le Centaure, p. 211-212.
  • [40]
    W.F. Otto, Die Musen und der göttliche Ursprung des Singens und Sagens, op. cit.
Am Eurotas stehet mein Zelt, und wenn ich nach Mitternacht erwache, rauscht der alte Flußgott mahnend mir vorüber, und lächelnd nehm ich die Blumen des Ufers, und streue sie in seine glänzende Welle und sag ihm : Nimm es zum Zeichen, du Einsamer ! Bald umblüht das alte
Leben dir wieder.[1]

1« Le dialogue authentique avec le Dict d’un poète n’appartient qu’à la poésie ; il est le dialogue poétique entre poètes »  [2], et ce qui est tout à fait merveilleux, c’est que ce commerce dont parle Martin Heidegger existe entre des poètes qui ne se sont ni lus ni connus. Car ce sont les « dicts » (et non les personnes) qui dialoguent entre eux. Faisons donc l’expérience de cet échange, en écoutant le chant absolument unique de deux poètes qui se sont exprimés dans le vaste champ de l’ode. Le plus jeune, Maurice de Guérin, né quarante ans après Friedrich Hölderlin, n’eut — malgré la germanophilie qu’atteste son Cahier Vert[3] — aucune connaissance de l’œuvre du grand poète souabe. Sa vie très brève (1810-1839) traversa d’ailleurs sans la toucher la longue période de folie et d’isolement que vécut Hölderlin entre 1805 et 1843. Si bien que ces deux poètes connurent chacun une présence au monde d’une trentaine d’années. L’un et l’autre, malgré les différences qui séparent un Allemand kantien du XVIIIe siècle et un enfant du siècle romantique, s’étaient destinés à l’Église et reçurent une profonde formation religieuse en vue d’être un jour pasteur luthérien et prêtre catholique. L’artiste l’emportant finalement sur le clerc, ils se vouèrent tous deux à la poésie. Mais celle-ci leur était expression religieuse, vocation, véritable sacerdoce. Cette célébration de la divinité apparaît très nettement dans les deux chefs-d’œuvre guériniens, datant probablement des années 1835-1836 : le diptyque du Centaure et de La Bacchante. Ils résonnent dans la même tonalité que les trois odes de Hölderlin issues du cycle des fleuves : Der Main (écrit en 1798 et publié en 1800), son remaniement Der Neckar (achevé en 1800, paru en 1801) et l’aboutissement que constitue Der gefesselte Strom (1801)  [4]. Ces odes trouvent leur forme dans la nécessité de dire le sacré, en offrant des solutions comparables pour dépasser l’aporie à laquelle est condamné le chant de l’inexprimable. Voilà ce qui motive notre tentative de voir en quoi le fleuve n’est pas un thème, mais une réalité poétique et spirituelle.

2Hölderlin et Guérin partagent, à première vue, un univers antique tout à fait semblable, que l’on décèle dans un même héritage poétique formel. Le poète allemand, suivant en cela ses maîtres Klopstock et Schiller, moule ses trois odes fluviales dans la strophe alcaïque issue de la lyrique grecque. Cette forme héritée de Pindare, Sappho, Alcée et Horace (que Hölderlin lut assidûment pendant sa jeunesse) jaillit et rebondit du fait de sa base ïambique qui lui procure ce dynamisme propre à chanter le fleuve. Guérin, abandonnant l’adéquation classique entre l’hexamètre et l’alexandrin, n’utilise pas le vers sublime traditionnel mais les ressources alors nouvelles du poème en prose, que Chateaubriand et Aloysius Bertrand avaient mis à l’honneur. Cette prose n’en demeure pas moins toute virgilienne. Comme le remarque Charles Du Bos  [5], elle l’est par son « côté lisse, liquide », fluvial, en quelque sorte, puisque le fleuve informe la langue guérinienne au point de la rendre fluide. Dans la tradition du molle atque facetum d’Horace  [6], ce grand maître des odes, la prose de Guérin allie grâce, fermeté, et surtout souplesse. L’emploi d’octosyllabes, de décasyllabes, de rimes au sein des phrases trahit une nette tension vers le langage poétique qui fait de ces poèmes un exemple frappant d’odes en prose.

3En ce qui concerne la langue elle-même, nos deux poètes laissent volontiers transparaître hellénismes et latinismes. Les premiers sont surtout perceptibles dans l’emploi hölderlinien des participes déterminatifs et substantivés  [7], comme dans la tournure du datif impersonnel, équivalent allemand de la voix moyenne grecque  [8]. Il célèbre le dieu par des épiclèses à l’antique, en procédant par juxtaposition, tandis que Guérin préfère bâtir toute une période autour du nom divin qui en devient l’acmé (comme l’invocation à Bacchus dans La Bacchante, p. 218). Cet écrivain romantique construit effectivement ses phrases selon une logique de l’emboîtement et de l’enchâssement héritée de la syntaxe latine. Dans une magnifique période de La Bacchante (p. 221), célébrant l’influence de Saturne sur les fleuves, il fait jouer de manière très ferme coordination et subordination pour que la phrase progresse tout en se retournant sur elle-même. Cette langue si particulière est enfin émaillée de mots directement latins, comme ces destins (fata), cette fontaine (fons) ou cette étrange expression au passif « quelques-uns sont racontés », reprenant le dicuntur[9] des écrivains romains.

4D’autre part, le décor de ces odes est construit selon le topos du locus amœnus. Tous les éléments y sont : herbe, arbres et bien sûr, fleuves et rivières. Comme l’indiquent les noms de lieux que Guérin place dans La Bacchante — à la différence du Centaure qui n’en comporte pas — la scène est en Grèce. Mais cette « Thessalie » (p. 218), ces « montagnes de la Thrace » (p. 219) diffèrent de la Grèce de Hölderlin, bâtie autour de monuments et de sites comme l’« Olympeion », « Sunium », et Athènes (Der Main). Cependant, il s’agit aussi d’un paysage d’âge d’or. L’ode au Main en esquisse le tableau ensoleillé et fécond à traits de « Limonenwald » (forêts de citronniers), « Granatbaum » (grenadiers) et « purpurne Äpfel » (pommes pourpres), monde où l’on fête le vin et où l’on danse au son du tambourin et de la cithare (v. 23-24). Bien qu’il soit le support d’une rêverie sur la disparition de la grandeur ancienne (qui constitue la substance des odes Der Main et Der Neckar), ce paysage est pénétré de sacré. Ce ne sont plus des dieux qui l’habitent (comme ceux que rencontre le centaure, p. 209) mais les « Göttersöhne », les fils des dieux, endormis entre les ruines de leurs temples et les décombres des statues de leurs dieux.

5Pourtant, les deux poètes structurent ce tableau de la même manière. Ce monde de « vallées » guériniennes et de « Täler » allemands s’organise autour du fleuve et de ses rives pour ressembler profondément au type antique du Tempé  [10]. Ce paysage topique repose sur l’union indissoluble du fleuve, des rocs, des montagnes et des antres, pour composer cet univers dans lequel évoluent naturellement le centaure de Guérin et celui du fragment Das Belebende[11]. Le fleuve pénètre ce monde au point d’y être souterrain, comme le gefesselte Strom (v. 10,20), qui trouve aussi son « séjour dans les palais profonds de la terre » (La Bacchante, p. 221). Fidèles à la tradition antique  [12], Hölderlin et Guérin font de la grotte fluviale et souterraine un lieu divin.

6Leurs poèmes accueillent effectivement des dieux assez divers. Le premier de ceux-ci est « le vieil Océan, père de toutes choses » (La Bacchante, p. 212). Selon la cosmogonie antique  [13], ce grand fleuve qui ceint la terre est à l’origine de tous les cours d’eau. Comme l’indique l’épiclèse du geffeslte Strom, ce dieu est « Titanesfreund », « l’ami du Titan » (v.4), puisqu’il est fils de ?? et d’??'????"?. Le fleuve, quant à lui, est le fils d’Océan, et possède ici le statut de demi-dieu alors que Guérin en fait un dieu à part entière (La Bacchante, p. 221). Der Main et Der Neckar possèdent aussi des traces intéressantes d’adresse au fleuve ; introduites par « O », conduites à la deuxième personne, ce sont elles qui font de ces pièces des odes véritables, dans la mesure où l’on y trouve prière, célébration et rapport personnel au dieu sur le modèle homérique  [14]. Le fleuve guérinien possède une telle charge divine qu’il sert même de comparant à Bacchus lui-même, dont le « souffle » s’exhale « du sein de la terre » comme « l’haleine semblable aux nuages » des fleuves de Thessalie (La Bacchante, p. 218).

7Si le fleuve enchaîné de Hölderlin n’est qu’un demi-dieu, c’est certainement en vertu du syncrétisme propre à son auteur. Cette divinité dépend effectivement d’une divinité supérieure qui s’apparente au Dieu chrétien. C’est un Père aimant, dépêchant à son fils des « Liebesboten », des « messagers d’amour » (v. 5). C’est un Père tout-puissant, qui ne connaît pas le pouvoir des fata guériniens règnant au-dessus des dieux eux-mêmes. C’est enfin un Père qui forme avec le « Sohn » et les « Lüfte » la Trinité qui l’unit au Fils et au souffle de l’Esprit (v. 4,6). D’ailleurs, l’image finale du dieu ouvrant les bras à son fils relève d’une iconographie chrétienne, bien différente de la plastique antique que Guérin injecte dans ses fleuves couchés et musculeux  [15]. Ce dernier pratique aussi le style sublime, le style orné qui chatoie de tous les noms divins (indistinctement grecs et romains), tandis que Hölderlin — excepté l’Océan — n’en mentionne aucun. Guérin évoque surtout des dieux originels, des dieux pré-olympiens ou chaotiques comme Saturne, Uranus, Cybèle et Bacchus. Le « paganisme agressif »  [16] de Guérin, saturé de mythologie antique, diffère donc nettement de la religion nouvelle que le poète souabe commence à bâtir dans ces odes.

8Ces deux poètes modernes chantant les dieux, les louant et les célébrant, sont les dignes héritiers de la poésie sublime antique. C’est pourquoi ils investissent des formes d’écriture ancienne pour exprimer leur dévotion à ceux qui sont le principe de toute vie.

9Ces divinités, en effet, ont part à la fécondité originelle dans leur réalité vivifiante, créant le monde, la vie et les autres dieux. Leur passion pour la fécondité amena Guérin et Hölderlin à se tourner vers la source de cette vie. Dans une lettre datée du 11 avril 1838, le jeune romantique va jusqu’à écrire à son ami Barbey d’Aurevilly que « le mot de vie est le dieu de [son] imagination ». Comme le note Albert Béguin  [17], Guérin partage cette caractéristique de la pensée germanique qu’est le retour à l’origine. C’est la raison pour laquelle l’ode fluviale située au milieu de La Bacchante se greffe sur la « nouvelle fécondité » du mythe originel (p. 221). Arrêtons-nous un instant sur le mot « Ursprung » (Der gefesselte Strom, v. 3), terme central pour comprendre ces poèmes. Composé du préfixe Ur- et d’un radical formé sur le verbe springen, il ne peut se traduire en français que par la périphrase du « jaillissement originel ». Cet Ursprung auquel il faut retourner est un dieu source de vie : Ozean chez Hölderlin, Cybèle pour Le Centaure. Cette dernière déité, grâce à la comparaison des gouttes de pluie rejoignant les eaux (p. 210), devient une entité liquide. Guérin développe et illustre cette idée à l’échelle du poème entier par les deux comparaisons fondamentales qui l’encadrent : le centaure compare sa naissance dans les grottes à celle du fleuve dans les antres. Et lorsqu’il parle de sa mort, c’est en la comparant à celle de la « neige flottant sur les eaux » qui ira se « mêler aux fleuves qui coulent dans le vaste sein de la terre » (p. 205 et 214).

10Si l’on pense à présent à l’enfance de la bacchante Aëllo, on s’aperçoit du rôle nourricier du fleuve. Par le biais d’une image virgilienne  [18], celui-ci lui apporte en son flux la jeunesse et apparaît comme un principe d’irrigation. De même, le fleuve hölderlinien brisant ses chaînes est l’agent principal du mythe printanier. Il transmet la vie « im Busen der Erde » (v. 20), « au sein de la terre », qu’il féconde en bâtissant l’espace par des montagnes et des forêts (comme le Rhin dans l’hymne qui lui sera plus tard consacré). Le centaure, lui, décrit la vie qui « frémissait dans tout [son] sein » (p. 209). Il l’entend « courir en bouillonnant » comme un fluide, pour ressembler alors aux fleuves impétueux de Hölderlin. Mais cette présence du fleuve vital est totalement implicite ; on ne le perçoit (comme souvent chez Guérin) que par le jeu des connotations. Cela provoque donc une sorte de renversement. Puisque la vie est implicitement un fleuve, le centaure possède en lui un véritable fleuve « im Zorne » (v. 15), tout aussi furieux que celui de Hölderlin : « Mes flancs animés luttaient contre ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et goûtaient dans ces tempêtes la volupté qui n’est connue que des rivages de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie montée à son comble et irritée » (p. 209).

11Il y a là un certain contraste avec ces fleuves strictement et positivement dénotés, « paisibles la plupart et monotones » dont les eaux sont « portées d’un cours traînant » (p. 209). Nous pouvons en conclure que le fleuve véritable, celui qui est bien le cours de la vie, celui qui se déchaîne, est un fleuve métaphorique. Il n’existe que dans les images, uniquement dans le fait poétique lui-même (l’implicite, la connotation). Cette présence du fleuve dans et par la poésie se rencontre aussi dans l’autre poème (La Bacchante, p. 219) où le champ lexical renvoie à l’isotopie fluviale : le fleuve est là grâce au mouvement d’Aëllo qui propage le dieu et se répand dans la plaine. Au fond, l’ode fluviale guérinienne imite souterrainement le cours d’un fleuve. Le poète modèle les phrases dans un jeu d’emboîtements, de glissements et de méandres. Les paragraphes se développent et se construisent autour de charnières isotopiques et d’anadiploses métaphoriques, si l’on peut dire, comme dans ce passage de La Bacchante (p. 221) où l’adjectif « ténébreux » entraîne l’apparition de la « nuit », où le « sang » répond au « sang » et où les « eaux » d’un paragraphe découlent dans les « fleuves » du suivant. Hölderlin procède par des moyens textuels différents mais tout aussi fluviaux. Der geffeslte Strom est une ode construite selon une logique rigoureuse et linéaire. Grâce aux enjambements, l’apostrophe initiale suscite le réveil du fleuve, les glaces fondent, le fleuve se répand dans le monde qu’il transforme sur son passage, pour se diriger enfin vers son père Océan. Le poète allemand a pris soin dans la dernière strophe de prolonger à l’infini cette ligne fluviale dans un effet d’éloignement : nous quittons le fleuve qui poursuit seul son chemin.

12Ainsi, ces odes possèdent un caractère résolument fluvial par l’énergie et la vitalité qu’elles mettent en œuvre. Dans Der gefesselte Strom, le retour du mouvement marque le retour de la vie. D’où ce puissant éveil rythmique, à partir de la deuxième strophe, fait de répétitions, de disjonctions, d’accélérations. De même que les fleuves guériniens « agitent » et « émeuvent » (La Bacchante, p. 221-222), celui de Hölderlin, en ranimant la vie, communique l’agitation, de sorte que « les montagnes s’éveillent » et « s’émeuvent les forêts »  [19]. L’adéquation est scellée lorsque le centaure explique à Mélampe qu’il « viv[ait] de mouvement » (p. 208), ce qu’il développe un peu plus loin : « vivant avec l’abandon des fleuves […] je bondissais partout comme une vie aveugle et déchaînée » (p. 210). En réalité, cette comparaison avec le déchaînement de la vie semble s’appliquer au fleuve. Elle se déploie sur deux niveaux et s’appuie sur la métaphore précédente qui faisait de la vie un fleuve intérieur démonté. Le centaure, en se comparant à un fleuve puis à la vie, crée un système comparatif complexe. En introduisant son être fabuleux dans une tierce image, Guérin, paradoxalement, associe le fleuve et la vie avec beaucoup plus de force ; car au lieu de se rencontrer immédiatement, ces deux éléments se chargent pour se rejoindre de toute la fougue, de toute l’ardeur du centaure.

13La divinité instaure le mouvement et c’est la raison pour laquelle ces odes le célèbrent. La parole sacrée d’Aëllo révèle à la novice que l’univers entier est mû par Dionysos  [20], dans une réaction en chaîne connue aussi de Hölderlin : le dieu suprême confie le flux vital aux fleuves pour vivifier le fond des terres par leur propre puissance. Le poète qui chante le Neckar se voit aussi poussé par la force des sources, entraîné avec lui jusqu’au Rhin et jusqu’aux villes lointaines (Der Neckar, v. 9-12). C’est d’ailleurs sous l’influence de son « Schutzgott », de son dieu tutélaire, qu’il sera emporté jusqu’aux îles ioniennes (v. 34). En fin de compte, le dieu lui-même est mouvement : Bacchus « court », les divinités fluviales « s’agitent » (La Bacchante, p. 221-222) et Ozean est un Titan, une force élémentaire divinisée. Le fleuve, son fils, n’a donc pas d’autre destinée que le cheminement (Der gefesselte Strom, v. 22).

14Chez Guérin et Hölderlin, le dieu fluvial, cette entité purement dynamique, tient son agitation d’un dieu plus fort qui lui est supérieur. En la communiquant au monde, c’est bien le dieu lui-même qu’il transmet, car ce mouvement vital est divin. Le fleuve devient donc un médiateur. Au bout de la chaîne de l’influence divine, le fleuve nous apparaît comme une métaphore filée du poète sacré, intermédiaire entre les hommes et le dieu.

15Comme le remarque Philippe Jaccottet  [21], Hölderlin est né à la poésie en évoquant le Rhin dans une lettre adressée à sa mère  [22]. Cette impulsion poétique déclenchée par le fleuve se poursuivra jusqu’aux derniers fragments (12 et 27) et aux derniers hymnes (comme Der Ister, resté inachevé). D’ailleurs, dès les Pages sans titre, Guérin compare son âme bouillonnante à un « courant des prairies » (p. 188).

16Les deux écrivains ont pris soin d’intégrer dans leurs œuvres les expériences principales de la création. Qu’il s’agisse de « l’haleine » de Bacchus (La Bacchante, p. 221) ou des « Lüfte » du Vater (Der gefesselte Strom, v. 6), ces souffles, conformément à l’étymologie, sont intrinsèquement spirituels. Les fleuves guériniens et hölderliniens, touchés par ces vents divins, respirent le dieu et deviennent ainsi des images vivantes de l’inspiration. Cette présence divine provoque d’ailleurs l’horror, le frisson sacré, puisque la « Brust », la poitrine qui inhale le dieu, se met à frissonner (« schaudernd », Der gefesselte Strom, v. 9,19). Instruits par les dieux, les fleuves peuvent donc suivre « leur destinée avec plus de calme que les centaures, et une sagesse plus bienfaisante que celle des hommes » (Le Centaure, p. 209). Plongé dans cette exquise sagesse, l’être double se sent transformé, pénétré des dons de ces fleuves qui l’accompagnent et le quittent lentement à la manière des parfums (p. 209).

17Le centaure bondissant en tous sens, le fleuve brisant violemment ses chaînes sont bien des traces du furor ; cette folie, cette frénésie, ce mouvement sauvage qui est aussi délire prophétique, inspiration poétique, enthousiasme créateur. Or cette possession se traduit dans nos textes par le motif de l’errance. Dans le Cahier Vert, Maurice de Guérin avait compris que le poète « n’aura jamais de demeure assurée »  [23]. Voilà peut-être pourquoi le « centaure errant » se glorifie du roulement de ses pas comme du déroulement d’un poème inspiré (p. 210). Le Neckar est aussi un errant, un « Wanderer » (v. 4) comme le « chantre sans foyer », le « heimatloser Sänger » astreint à errer d’un pays à un autre (Der Main, v. 26-27). Le poète possédé erre dans sa fureur vers l’union définitive avec le dieu (qu’il soit Bacchus, Cybèle, ou Ozean). Tel est son devoir : « il n’a droit de demeurer » qu’au lieu où sourd la source divine (Der gefesselte Strom, v. 23).

18Celle-ci, comme nous l’avons expliqué plus haut, est un jaillissement originel. En effet, les fleuves sont naturellement des divinités du jaillissement car « ils président à la naissance des sources » (La Bacchante, p. 221). L’Ursprung est précisément ce à quoi le fleuve enchaîné doit être impérativement attentif (achten). L’apostrophe (1re strophe) et l’interrogation oratoire (2e strophe) sont donc là pour lui rappeler sa mission et son origine divine. Ainsi devient-il source lui-même. Car il jaillit (v. 9), il « quillt », laissant entendre dans ce verbe le substantif der Quell (la source). Le fleuve est donc créateur et c’est une idée majeure chez Hölderlin, qui lui donnera une ampleur différente dans les hymnes fluviaux  [24]. Nous voyons alors le fleuve libéré de ses chaînes dompter le chaos par sa voix (v. 18) et ordonner les montagnes (l’adverbe « rings », placé en fin du vers 17, souligne ce travail d’harmonisation circulaire). Chez Guérin, les fleuves de La Bacchante contrôlent et dirigent la « naissance des flots » et les « destinées des ondes » (p. 221-222). Dernier maillon de la chaîne, ils perpétuent via Bacchus et Cybèle la création du temps de Kronos.

19Les fleuves agités sont donc dépositaires du dire divin, et finissent même par l’incarner lorsque le discours d’Aëllo, émergeant dans la nuit, est comparé à la source cachée d’un fleuve (La Bacchante, p. 221). Le centaure, lui, recherche la parole de la grande déesse endormie mais n’entend que « des mots inarticulés comme le bouillonnement des fleuves » (p. 212). C’est pourquoi Hölderlin parle ailleurs de « strömendes Wort »  [25] : le participe, issu de Strom (le fleuve) renvoie à une « parole jaillissante », intarissable, torrentielle et limpide. C’est bien cette clarté, cette pureté dénotée dans le « helles Wort », la parole-lumière du dieu qui veille (Der gefesselte Strom, v. 7). Celle-ci nous permet d’envisager cette ode de deux points de vue différents, selon deux lectures superposées. En effet, le sens positif de la fonte des glaces et de la renaissance printanière sous l’effet de la lumière, supporte un sens métaphorique : la parole du dieu inspire et pénètre la poitrine, elle parle par la voix du poète qui la transmet, faisant ainsi renaître la joie sur la terre. Le poème demande presque ici une lecture parabolique, car cette ode, au fond, est un discours sacré. Hölderlin y dépeint par une allégorie la mission spirituelle du poète dont il façonne ici l’image.

20Aëllo apprend également à sa novice, mais de façon encore plus cryptée, que les poètes sont chantres de Dionysos. Elle déploie en effet un discours binaire faisant intervenir en chiasme l’ouïe et la vue : les fleuves séjournent dans des « demeures étendues [vue] et retentissantes [ouïe] », avec « l’oreille toujours nourrie de l’abondance des bouillonnements [ouïe], et l’œil attaché à la destinée de leurs ondes [vue] » (La Bacchante, p. 221-222). La poésie, naturellement, mobilise l’œil et l’oreille puisqu’elle est images et musique. Ainsi ces grottes, conformément à la tradition antique  [26], semblent renvoyer à l’atelier du poète.

21Comme nous le rappelle Walter Friedrich Otto, la poésie s’exprime de manière mythique  [27]. Il est donc naturel que Guérin et Hölderlin mobilisent les images antiques que nous avons rencontrées pour y modeler (fingere) la figure du poète (figura) et créer un nouveau mythe. Celui-ci s’appuie sur le topos du fleuve conçu comme le cours de la vie, lieu commun que ces deux auteurs réinvestissent pour montrer que l’existence du poète consiste bien à fluer vers le dieu en répandant sa parole. Guérin réactualise cette image lorsqu’il donne toute sa mesure à son centaure par le seul biais du fleuve. Ce dernier cristallise la différence qui existe entre le favorisé et le disgracié « renversé par les dieux » (p. 208), l’homme que l’être double rencontre pour la première fois sur la rive opposée. Guérin utilise cette scène comme une sorte de piédestal au paragraphe suivant, où il célèbre superbement cette ambivalence entre l’homme et la bête mythologique : la partie humaine émerge du fleuve, « tranquille », tandis que la partie animale immergée s’y agite (p. 208).

22Le fleuve se trouve donc associé à la faveur divine ; les rives du Main sont fortunées, « vielbeglückt » (v. 32) et lui-même, ce « Glücklicher », ce bienheureux, partage le calme et le repos des astres (v. 37) exactement comme les favorisés guériniens (La Bacchante, p. 222). Le Centaure présente à ce propos une singularité, car « les mortels qui touchèrent les dieux par leur vertu ont reçu de leurs mains des lyres pour charmer les peuples […] mais rien de leur bouche inexorable » (p. 212). Partout ailleurs, le poète (ou plutôt sa figure) transmet la parole divine. Renouant avec la plus ancienne tradition  [28], le fleuve est un « Herold » un héraut (Der gefesselte Strom, v. 19). Hölderlin extrait ce mot du vocabulaire épique, donnant ainsi à son ode le caractère sublime qui distingue la mission poétique. Le fleuve devient donc à son tour un messager d’amour. C’est là, semble-t-il, une nouvelle trace de syncrétisme. Car, fidèle en cela à son éducation protestante, le poète souabe demeure avant tout attentif à la Parole et à sa diffusion. Les poètes, présents dans les fleuves souterrains de La Bacchante, comme nous l’avons vu, deviennent également des veines, des voies diffusant la divinité dionysiaque pour féconder la grande Cybèle tellurique (p. 221-222).

23Même si les secrets du Centaure sont jalousement gardés par les dieux, le texte retrace le cours d’une initiation : Macarée enseigne à Mélampe ce que Chiron lui a appris. De même, son discours enchâssé au style direct fait d’Aëllo une initiatrice, tenant un propos théogonique et cosmogonique, révélant à la jeune bacchante le secret du monde. Ce rôle initiatique est souvent assumé par les fleuves, et le plus bel exemple s’en trouve dans Le Centaure : « Je m’oubliais ainsi au milieu des ondes, cédant aux entraînements de leur cours qui m’emmenait au loin et conduisait leur hôte sauvage à tous les charmes des rivages. Combien de fois, surpris par la nuit, j’ai suivi les courants sous les ombres qui se répandaient, déposant jusque dans le fond des vallées l’influence nocturne des dieux ! » (p. 208). Le centaure initié dispense donc à son tour la divinité. Chez Hölderlin, en revanche, le fleuve initiatique diffuse immédiatement la parole solaire du dieu vigilant, le « wachender Gott » du gefesselter Strom (v. 7-8). Le Main, quant à lui, accueillit l’étranger et lui apprit à vivre en poète en lui enseignant secrètement les chants fluides et la vie silencieuse (v. 35-36). Der Neckar (poème issu pourtant de l’ode au Main) délaisse l’aspect initiatique au profit de la découverte du pays natal, qui prendra tant de place par la suite dans l’art de Hölderlin  [29]. Le poète, selon Guérin, est chantre de Bacchus. Il est en cela strictement païen, avec une touche de mysticisme dans l’évocation de la possession par un dieu qui demeure caché (???????') ; c’est bien le « paganisme mystique » dont parle l’abbé Decahors  [30]. Pour Hölderlin, plus syncrétiste, le poète est un ?°??????, un messager évangélique, en quelque sorte.

24La Bacchante nous apprend que l’empire du dieu s’étend jusqu’aux fleuves eux-mêmes ; son pouvoir les frappe et « le limon antique s’émeut dans le sein de leurs urnes troublées » (p. 222). Manifestement, le dieu ravive le vieux fond fertile des mythes antiques qui sommeillent dans le poète, ce vase, cette urne  [31]. L’inspiration divine fertilise la mythologie (comme chez les premiers poètes chrétiens  [32] ) dans un dépassement du panthéisme strictement païen vers une religion plus universelle, comme celle de Hölderlin.

25Ainsi, pour donner corps à l’idée qu’ils se font du poète sublime, Guérin et Hölderlin ont fructueusement implanté dans leurs odes le mythe orphique. Brian Juden en a suivi les traces dans les œuvres guériniennes  [33], certes moins nettes que l’empreinte laissé par le chantre mythique dans la poésie de Hölderlin. En effet, Der gefesselte Strom rappelle l’apothéose de Daphnis  [34], cet Orphée bucolique, puisque le fleuve, en rejoignant le dieu suprême, réveille la joie sur terre et fait danser monts et forêts, aussitôt doués de parole (v. 15-20). Grâce au pouvoir de sa voix, il donne vie à l’inanimé (aux « Berge » et aux « Wälder ») et défie l’abîme (la « Kluft » des Enfers). Comme le chantre thrace, le fleuve est fils des dieux, « Göttersohn » (v. 17), et sa parole divine est vivifiante. Aëllo marche sur ses pas (La Bacchante, p. 219) et, par association métaphorique, dessine peu à peu les traits troubles de l’Orphée fluvial  [35], que Guérin préfère à l’Orphée sylvestre  [36] présent chez Hölderlin. De même que les eaux de l’Hèbre se mettent à chanter en recevant le sang du vates divinus[37], les fleuves guériniens sont inspirés par « le sang vieilli d’Uranus » que Bacchus diffuse « dans l’écume immortelle des eaux » (La Bacchante, p. 221).

26Nous percevons en réalité deux strates métaphoriques : la conception du poète selon Hölderlin trouve son expression dans l’image d’Orphée, qui lui-même, en tant que chantre topique, investit l’image du fleuve. Pour Guérin, le fleuve est un exemplum, un modèle pour la jeune bacchante (celui du poète sacré inspiré qui diffuse le dieu) exemple sur lequel Aëllo conclut son discours initiatique. Elle se trouve elle-même au bout de la chaîne et, à l’instar du fleuve, transmet le dieu originel. Ce sont bien deux comportements distincts. Guérin introduit dans l’image du fleuve la figure de la bacchante, prêtresse des mystères dionysiaques ; Hölderlin, quant à lui, superpose l’image orphique à celle du fleuve. Dans la mesure où ils célèbrent tous deux les mystères de Dionysos  [38], le chantre rejoint la prêtresse. Ces deux figures, de plus, n’existent dans le poème qu’à travers le même support métaphorique : le fleuve.

27Le legs antique a permis à Guérin et Hölderlin d’exprimer leur sentiment vitaliste du sacré et surtout de construire la silhouette du poète inspiré, à la fois chantre et prêtre du dieu, descendant direct du vates latin. Tous deux surmontent de la même manière le paradoxe d’une parole destinée à dire l’indicible, en dépeignant non pas le sacré lui-même, mais le chemin vers le sacré. Or tel est précisément le fleuve, pure coulée vers le dieu originel. Hölderlin ne chante pas les embrassements du Père et du fleuve. Guérin, par la bouche de Chiron  [39], préserve les secrets des dieux et prend soin d’ouvrir La Bacchante sur la fin des mystères et de l’achever sur leur venue, sans placer le lecteur en présence du dieu, sans l’introduire dans la communion avec Dionysos. Il s’agit ici de cette pudeur religieuse que les Grecs nommaient ?W?±', cette retenue d’une telle sainteté qu’elle était elle-même une divinité  [40]. Ainsi, les fleuves qui font religieusement signe vers le sacré sont également divinisés, au point d’être célébrés dans des odes, dans des poèmes que Guérin et Hölderlin ont façonnés à l’image du fleuve, de ce pur rapport à l’indicible. L’ode n’est donc pas une forme donnée à un contenu, mais le matériau lui-même qui s’informe comme une imago, une empreinte intrinsèquement poétique que le sacré laisse dans la langue.


Date de mise en ligne : 11/06/2009

https://doi.org/10.3917/rlc.328.0417

Notes

  • [1]
    Nous traduisons : « Auprès de l’Eurotas, ma tente se dresse, et lorsque après minuit je m’éveille, le vieux dieu fleuve murmure devant moi ses conseils, alors je cueille en souriant les fleurs de sa rive, les jette dans ses ondes scintillantes et lui dis : Accepte ce signe, ô Solitaire ! bientôt l’ancienne vie refleurira en toi ». Hölderlin, Hyperion oder der Eremit in Griechenland, Sämtliche Werke und Briefe, sous la direction de Jochen Schmidt, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1994, Bd. 2, p. 128.
  • [2]
    Martin Heidegger, « La Parole dans l’élément du poème », trad. Jean Beaufret et Wolfgang Brokmeier, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, (1re éd. allemande, 1959), p. 42.
  • [3]
    Nous citons tous les textes de Guérin d’après l’édition de sa Poésie établie par Marc Fumaroli, Paris, Poésie/Gallimard, 1984. L’article du 6 février 1833 montre un goût particulier pour les maîtres de Hölderlin (Klopstock, Herder, Wieland, Gellert, Gleim, Bürger), p. 77.
  • [4]
    Le Main, Le Neckar, et Le Fleuve enchaîné. Nous citons d’après l’édition de Jochen Schmidt, Gedichte, Sämtliche Werke und Briefe, Frankfurt am Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1994, Bd.1,1992. Les traductions sont tirées de notre anthologie bilingue des Poèmes fluviaux, Paris, Éditions Laurence Teper, 2004. On peut également se référer à l’édition de Jean-Pierre Lefebvre, Anthologie de la poésie allemande, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993.
  • [5]
    Charles Du Bos, Du spirituel dans l’ordre littéraire, Paris, Corti, 1967, (1re éd. 1930), p. 99.
  • [6]
    Satires, I, 10, v. 44-45.
  • [7]
    Cf. Der Main, v. 32 ; Der gefesselte Strom, v. 14.
  • [8]
    Par exemple « es quillt […]/ Ihm auf », Der gefesselte Strom, v. 9-11.
  • [9]
    La Bacchante, p. 217.
  • [10]
    Théocrite, Idylle XXII, 36 ; Virgile, Georg., II, 469 ; IV, 365.
  • [11]
    Le Vivifiant, cf. Poèmes fluviaux, op. cit., p. 118-121.
  • [12]
    Virgile, Georg., IV, 363 sqq. (la demeure de Cyrénée est très proche de celle des fleuves de La Bacchante).
  • [13]
    Hésiode, Théogonie, 337 sqq. (catalogue des fleuves issus d’Océan).
  • [14]
    Der Neckar, v. 34,35. Cf. Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, IV, Le domaine de la métaphysique, Les Fondations, Paris, Aubier-Montaigne, 1981, p. 39-43.
  • [15]
    On sait combien les deux poèmes en prose sont redevables de la Galerie des Antiques du Louvre.
  • [16]
    Pierre Moreau, Maurice de Guérin ou les métamorphoses d’un Centaure, Paris, Archives des Lettres Modernes, 1965, p. 61.
  • [17]
    Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Paris, Corti, 1991, (1re éd. 1937), p. 473.
  • [18]
    Celle des canaux d’irrigation en Buc., III, 111.
  • [19]
    Der gefesselte Strom, v. 17,18.
  • [20]
    Cf. W.F. Otto, Dionysos, le mythe et le culte, trad. de l’allemand par Patrick Lévy, Paris, Mercure de France 1969, Gallimard, coll. Tel, p. 102-109 (« Le monde ensorcelé »).
  • [21]
    Dans sa préface aux Œuvres de Hölderlin, Pléiade, Gallimard, 1967 ainsi que dans « La seconde naissance de Hölderlin », Lettres d’Occident, Neuchâtel, 1957. Voir aussi Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, traduit de Erlauterungen zu Hölderlins Dichtung par Henry Corbin, Michel Deguy, François Fédier et Jean Launay, Paris, Gallimard, 1962, p. 91 ; et Walter F. Otto, Die Musen und der göttliche Ursprung des Singens und Sagens, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft E.V., 1956 (2. Auflage), p. 9-12.
  • [22]
    Lettre À sa mère, Maulbronn, milieu de juin 1788, Œuvres, op. cit., p. 44. Nous nous permettons de renvoyer aussi à notre postface aux Poèmes fluviaux, op. cit., p. 134-135.
  • [23]
    Texte daté du 26 janvier 1835, p. 161-163.
  • [24]
    Am Quell der Donau (1800-1801), Die Wanderung (1801, publié en 1802), Der Rhein (1801, publié en 1808), Germanien (1801), Der Ister (1803, probablement).
  • [25]
    Brot und Wein, v. 34.
  • [26]
    Cf. par exemple Virgile, Buc., V.
  • [27]
    W.F. Otto, « Le mythe », Essais sur le mythe, traduit par Pascal David, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1987, p. 48.
  • [28]
    Hésiode, Théogonie, 30-35.
  • [29]
    Nous songeons par exemple à l’hymne Germanien.
  • [30]
    E. Decahors, “Le Centaure” et “La Bacchante”, les poèmes en prose de Maurice de Guérin et leurs sources antiques, Paris, Bloud et Gay, 1932, p. LII.
  • [31]
    Hölderlin ouvre le poème Buonaparte par ce vers : « Heilige Gefäße sind die Dichter », « ce sont des vases sacrés que les poètes » que nous comprenons comme un écho de Saint Paul, II Cor., IV, 7.
  • [32]
    Comme dans l’Hymne III du Cathemerinon Liber de Prudence.
  • [33]
    Brian Juden, Traditions orphiques et tendances mystiques dans le romantisme français (1800-1855), Paris, Klincksieck, 1971, p. 467-494.
  • [34]
    Virgile, Buc., V, 56 sqq.
  • [35]
    Virgile, Georg., IV, 523-527 ; Ovide, Mét., XI, 50 sqq.
  • [36]
    Buc., III, 46 ; VIII, 57 ; Mét., X, 86-106 ; XI, 1.
  • [37]
    Mét., X, 146.
  • [38]
    Orphée est bien « le chantre qui célébrait les mystères de Dionysos », Ovide, Mét., XI, 8.
  • [39]
    Le Centaure, p. 211-212.
  • [40]
    W.F. Otto, Die Musen und der göttliche Ursprung des Singens und Sagens, op. cit.

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