Couverture de RLC_326

Article de revue

Iberica V

Pages 215 à 236

1Nos vagabondages bibliographiques dans les terres ibériques doivent cette fois encore emprunter la route de Don Quichotte — la ruta de Don Quijote que suivait Azorín en 1905 lors du IIIème centenaire — pour signaler quelques hommages rendus à l’ingénieux hidalgo à l’occasion du IVe centenaire de la publication de la Première partie de ses aventures qui avait été largement évoqué dans le dernier Ibérica (cf. RLC 4/2005). D’autres figures mythiques viendront l’escorter. Puis le plan choisi pour cette livraison suivra les grandes rubriques du programme comparatiste ou, pour filer la métaphore spatiale, passera en revue quelques-unes des provinces qui composent le « territoire » du comparatisme.

En marge du IVe centenaire du Don Quichotte

2Partons de Guanajuato (Mexique), ancienne cité minière, qui voue un culte particulier à l’œuvre de Cervantès, comme le rappelle Wolfgang Vogt en présentant les travaux du XIIIème colloque international de 2002 (Univ. de Guanajuato, 2003) qui ont coïncidé avec le XVe anniversaire du Musée iconographique du Quichotte, double prélude aux festivités de 2005. Retenons la conférence d’Ignacio Solares sur le Quichotte comme construction d’un archétype qui rappelle la passion particulière de Freud pour le héros cervantin ; celle de María Stoopen Galán sur la construction de l’image du corps et les trois interventions dans lesquelles Javier Blasco (Univ. de Valladolid) aborde les questions du livre et de la « lecture de la réalité ». Le volume XIV (Univ. de Guanajuato, 2004) s’ouvre plus nettement aux perspectives comparatistes avec les contributions de José María Pérez Gay (Thomas Mann lecteur du Quichotte) et de Hans-Jörg Neuschäffer sur Cervantès et Boccace, à propos des nouvelles intercalées, thème sur lequel il a déjà donné une remarquable étude (Gredos, 1999), avec d’utiles mises au point sur la « présence » du Don Quichotte en Argentine par Pedro Luis Barcia (il y a par exemple un Don Quijano de la pampa dû à Carlos Mauricio Pacheco en 1922 !) et au Chili (voir la bibliographie dressée par Felipe Vicente Eyzaguirre), et surtout avec les deux études de Mme Hisayo Furuie consacrées aux traductions japonaises du Quichotte. Précisons que les premières traductions remontent à 1885 et 1887 et ont été faites à partir du français ; la première mention de Cervantès date de 1867, de source hollandaise. La première traduction faite à partir de l’espagnol est de 1947 et elle est due à Nagata Hirosada. Le volume XV (Univ. de Guanajuato, 2004) offre un rappel synthétique de la présence du Don Quichotte en Allemagne par Wolfgang Vogt, un parallèle entre Don Quichotte et les Frères Karamazov (on attendait plutôt l’Idiot…), présenté par l’écrivain vénézuélien Alejandro Lasser et un autre, plus provocant mais convaincant, de Gerardo Piña Rosales (Académie nord-américaine de la Langue espagnole) sur… Don Quichotte et Charlot. On lira avec curiosité et impatience la suite de cette collection.

3Klaus-Dieter Ertler (Univ. Graz) et Sonja Maria Steckbauer (Univ. libre de Berlin) sont les coordonnateurs d’une large douzaine d’articles consacrés à la « réception » du Quichotte en Europe et en Amérique. Le domaine germanique n’est nullement privilégié : deux études seulement portant sur Peter Handke (Georg Pichler) et le curieux roman de Wilhelm Muster, Der Tod kommt ohne Trommel (1980) étudié par Ulrike Steinhäusl. On appréciera l’esprit d’ouverture et l’éclectisme stimulant qui ont présidé à ce recueil : la musique (un panorama parfois très technique dû à Eva-Maria von Adam-Schmidmeier et le travail de Christoph Müller sur Man of la Mancha de Dale Wasserman) ; le modèle quichottesque bien mis en relief par Klaus-Dieter Ertler dans Don Quichotte de la démanche du Québecois Victor-Lévy Beaulieu ; les échos du Quichotte à l’époque du Néo-baroque (Jörg Türschmann) ; la dimension anthropologique du texte cervantin (Reinhard Krüger) ; les traces intertextuelles dans les lettres russes (Wolfgang Eismann), chez Flaubert (Wolfram Krömer), Unamuno (Jan-Hendrik Witthaus) ; enfin dans les lettres hispano-américaines et espagnoles (Erna Pfeiffer, Burkhard Pohl, Werner Helmich et Sonja M. Steckbauer). Celle-ci conclut par un bel essai sur « la fin d’une illusion », en retenant en particulier Roa Bastos, Carpentier et García Márquez.

4Le volume collectif édité par Dario Fernández-Morera et Michael Hanke est entièrement consacré aux lettres anglaises, anglo-américaines, et sudafricaines. Autant parler d’emblée de ces dernières avec l’étude originale que les deux coordonnateurs consacrent à Roy Campbell, à sa vie plus qu’à son œuvre. Il y a d’autres surprises : l’analyse détaillée de l’œuvre de Ben Jonson est faite par Yumiko Yamada à qui l’on doit une remarquable étude sur Ben Jonson et Cervantès (en japonais en 1995, puis traduite en anglais en 2000) qui montre que Ben Jonson a lu attentivement le Don Quichotte, spécialement les passages où sont discutés les romans de chevalerie et les théories du chanoine. Et encore la contribution de Scott Gordon sur le « quichottisme féminin ou… féministe » chez Charlotte Lennox (pour sa très célèbre The female Quixote) et, plus inattendu, Tabitha Tenney. Ou celle de Werner von Koppenfels sur Hudibras (1663,1664,1678), poème satirique et engagé de Samuel Butler. On retrouve des noms connus et attendus quand Raimund Bormeier aborde Henry Fielding, « our english Cervantes », quand Felicitas Kleber analyse de façon très fine et solide le modèle quichottesque à l’œuvre dans le Tristram Shandy de Laurence Sterne et quand Pedro Javier Pardo García, auteur d’une thèse sur « la tradition cervantine dans le roman anglais du XVIIIe siècle », aborde Humphry Clinker et Roderick Random de Tobias Smolett. Christoph Ehland revient sur un autre roman de Smolett, Sir Launcelot Greaves pour en dégager la dimension « picaresque » : une lecture qui pour certains méritera d’être revue et nuancée. En revanche, l’attente n’est pas déçue avec l’étude de Paul Goetsch sur le « cervantisme » de Dickens dans les Pickwick Papers, celle de Elmar Schenkel sur G. K. Chesterton et celle de Henry Wonham sur Mark Twain. L’ensemble rend compte de la validité des notions de « cervantisme » et de « quichottisme » considérés comme modèles esthétiques et conforte le lecteur dans l’idée que l’Angleterre a été la grande terre d’accueil du Quichotte.

5On saluera enfin l’initiative prise par le Département de Philologie espagnole de l’Université de Ljubljana, et particulièrement Branca Kalenic Ramsak et Maja Sabec, en organisant un colloque international regroupant une dizaine de pays et vingt-quatre communications. Une dizaine concerne des problèmes de lecture et d’interprétation critique du texte cervantin et sa modernité. On retrouve la perspective comparatiste avec deux bilans sur le mythe quichottesque créé par le IVème centenaire (Matias Escalera Cordero et D.-H. Pageaux) et les questions de réception : l’étude d’un opéra, Don Chisciotte in Sierra Morena, donné à Vienne pour le carnaval de 1719, avec un livret d’Apostolo Zeno (Hans Felten) ; l’influence de Cervantès en Hollande, sur l’écrivain néerlandais Eduard Douwes Dekker alias Multatuli (1820-1887) (Santiago Martín) ; ou encore les trois chansons de Maurice Ravel regroupées sous le titre Don Quichotte à Dulcinée avec textes de Paul Morand (Florence Gacoin-Marks). Quatre communications sont consacrées à la Slovénie, aux traductions et à quelques effets possibles d’intertextualité (Jasmina Markic, Barbara Pregelj, Tone Smolej). On retiendra comme une révélation les illustrations de Nikolaj Pirnat (1903-1948) étudiées par Maja Sabec.

6Le grand cervantiste Anthony Close dénombrait, dans un des articles préliminaires de l’édition du IVe centenaire, dirigée par Francisco Rico (Galaxia Gutenberg/Círculo de lectores, 2005 : clxxx), douze « tendances dominantes » dans la critique cervantine depuis 1947. Il semble que d’autres soient en train de s’affirmer, en particulier celles qui se réclament de la littérature comparée, même si elles ne sont pas le fait de comparatistes : les études de traductions, de réception, les relations texte/image, la dimension mythique (ou stéréotypée !) du chevalier de la Manche…

Figures mythiques, types littéraires

7À juste titre, Pierre Brunel remarque que Don Juan, comme Don Quichotte, est « inséparable » de l’Espagne. Leur fortune internationale en effet n’efface en rien leur hispanité. Je me réfère ici à la préface qu’il a donnée à la thèse d’Olivier Piveteau dont il a été le directeur, consacrée à la figure de Don Miguel Mañara. La thèse soutenue en Sorbonne en 2003 (3 vol., 1206 p.) revient transformée en 2 volumes édités à Séville grâce à l’aide éclairée de Cajasol, habillés à l’espagnole et somptueusement illustrés. Ce travail monumental se présente en trois temps, parfaitement équilibrés où sont successivement envisagés le Mañara historique, le Mañara légendaire et le Mañara littéraire. La démarche est simple, rigoureuse, parfaitement maîtrisée. Olivier Piveteau a mené d’innombrables enquêtes où se révèlent sa curiosité, son goût de l’érudition, indispensable dans le cas présent, son sens de l’initiative. Il a eu de nombreux informateurs, il a beaucoup lu (les manuscrits comme les ouvrages critiques, quelques ouvrages pionniers, comme ceux du Père Granero). Il sait mesurer l’importance de ses sources et critiquer, sans aucun esprit polémique, les fausses pistes ou les outrances.

8La recherche est multiforme, pluridisciplinaire, selon la nature des problèmes abordés : généalogie, histoire culturelle (le Mañara commanditaire d’œuvres d’art), l’histoire des mentalités et des sensibilités (ascétisme du personnage) ; enfin (et c’est tout l’intérêt de la IIIème partie), l’enquête comparatiste qui rassemble et évalue les diverses versions de la vie légendaire de l’illustre Sévillan qui a presque concurrencé la gloire du Burlador. Mais, comme l’affirme avec force O. Piveteau, « la légende de Mañara ne paraît pas soluble dans le mythe de Don Juan » et Mañara n’est pas un « sosie » du Tenorio. La « tradition Mañara » se constitue de façon originale, en dépit de la confusion opérée par Prosper Mérimée dans Les âmes du Purgatoire. D’une masse non négligeable d’écrits de tous ordres (cf. l’impressionnant tableau, II, 255-275) où se mêlent fictions (Le rival de Don Juan de Louis Bertrand, entre autres, pour son titre significatif) ou de témoignages d’écrivains voyageurs (Barrès, les Frères Tharaud…) se dégage de façon évidente le Mystère en six tableaux de Milosz, Miguel Mañara (1912-1913).

9Olivier Piveteau démontre, avec force et minutie, les origines corses de la famille Mañara, fixée à Séville. Il sait faire jouer les faits historiques, les données biographiques et la légende, accorder l’importance qui lui est due à la topographie sévillane (en particulier le couvent de la Santa Caridad) ; détailler enfin les éléments ou séquences d’une légende à dimension mythique, les invariants issus de l’histoire, de la tradition historique, les thèmes de la séduction, de l’excès, le mythe de la conversion et l’itinéraire vers la sainteté. Souhaitons reconnaissance et fortune à ce travail exemplaire, mené en solitaire.

10Passons à une autre thèse qui, elle aussi, se signale par son sérieux et sa rigueur : celle que Catherine Marchal-Weyl consacre aux « transformations des personnages de la comedia sur la scène française de 1630 à 1660 ». Le dramaturge français, à l’image de Boisrobert, se fait « fripier » en souhaitant ne pas trop démériter du « tailleur » espagnol : on comprend ainsi le titre donné à la thèse. La recherche se fonde sur un large corpus tant espagnol que français : Calderón, Castillo Solórzano, Coello y Ochoa, Mira de Amescua, Rojas Zorrilla, Tirso de Molina, Lope de Vega et Villegas, d’une part, et, de l’autre, Boisrobert, Rotrou, Scarron, c’est-à-dire, essentiellement La jalouse d’elle-même, L’amant ridicule, La bague de l’oubli et Laure persécutée ; enfin, Jodelet ou le maître valet et Dom Japhet d’Arménie. Elle se développe en cinq temps : l’intérêt des Français pour le théâtre espagnol (voir le chap. III, sur la notion d’imitation et les transformations apportées aux modèles), la définition du genre de la comedia (cf. le chap. II sur « les sous-genres »), le statut sociodramatique des personnages, les personnages et les camouflages (avec un excellent chap. III consacré aux « déguisements d’identité et à l’esthétique burlesque) ; enfin, les rapports entre personnages et structure dramatique. On saura gré à l’auteur d’avoir donné en appendice, sous forme de tableaux, les parallèles entre modèles espagnols et pièces françaises (pp. 329-334) et les résumés des pièces du répertoire tant espagnol que français (pp. 325-369). Peut-être sera-t-on surpris par l’ampleur de la conclusion (pp. 283-326), avec tableaux et nombreux rappels. Mais on doit reconnaître que le paradoxe de départ est brillamment illustré et démonté : les pièces espagnoles ont été « le terreau fourni par ce théâtre délibérément non aristotélicien » sur lequel va se constituer « l’esthétique classique » (p. 9) et que la perspective finale est non seulement juste, mais riche en nouvelles recherches : « l’influence de la comedia est beaucoup plus difficile à percevoir chez les dramaturges de la génération suivante » (p. 326).

11Je me plais à inclure dans cette courte galerie « la Bohémienne », « figure poétique de l’errance aux XVIIIe et XIXe siècles » qui a fait l’objet d’un colloque à l’Université de Clermont-Ferrand (Centre de recherches Révolutionnaires et Romantiques) en 2003 et dont les actes ont paru en 2005 sous la responsabilité de Pascale Auraix-Jonchière et Gérard Loubinoux. Loin de moi l’idée de verser la riche matière de vingt-huit communications dans la seule besace de l’hispanisme. Mais il faut tout de même signaler, en littérature du moins, la priorité qu’on doit accorder à Preciosa, la petite gitane, la Gitanilla de Cervantès, même si Tallemant des Réaux (qui connaît la nouvelle exemplaire, bien sûr) fait de sa Liance « la Preciosa de France », une demoiselle venue du Haut-Poitou (p. 23). Et considérer sa postérité avec l’Esmeralda de Victor Hugo, la Carmen de Mérimée, la Consuelo de Georges Sand, la « Femme et le Pantin » de Pierre Louÿs. Il y a, au long de l’ouvrage, une hispanité hybride et brouillée, intermittente, allusive, mais qu’ont bien perçu Angels Santa, lisant Paul Féval, Elise Radix reprenant Ponson du Terrail, Mohammed Ridha Bouguerra jouant habilement avec la longue durée. D’autres communications ont mis en lumière les composantes essentielles de ce type qui peut devenir figure mythique (l’altérité, la féminité, l’errance, la vaticination), les variantes possibles (la femme « allumeuse », l’animal, la danseuse érotique, la voleuse d’enfant ou l’enfant trouvé) et qui ne sont pas évidemment des attributs réservés à la femme fatale de Tra los Montes, pour parler comme Gautier, créateur de la Chiquita qui accompagne les errances théâtrales et amoureuses du Baron de Sigognac (le Capitaine Fracasse), évoquée avec sûreté par Martine Lavaud. On saluera l’enquête menée par Marie Treps qui a pu dénombrer 76 textes (dont 22 pour le XXe siècle), autant de figures qui se dessinent dans un « miroir tendu à nos fantasmes ».

12Terminons par la figure légendaire du Cid, en mettant à profit une brève et dense étude menée par Luis Galván et Enrique Banus sur la fortune du Poema de mio Cid, redécouvert en Espagne à la fin du siècle des Lumières. C’est d’ailleurs le sujet de la thèse de Luis Galván qui poursuit l’étude de la réception du thème et du guerrier modèle en Espagne jusqu’en 1936 (éd. Pamplona, EUNSA, 2001). La présente publication regroupe diverses enquêtes faites en Allemagne et en Autriche, en France, en Angleterre et aux États-Unis. C’est l’occasion de découvrir (ou redécouvrir) l’action de Friedrich Schlegel et des romanistes germaniques (Friedrich Diez, Ferdinand J. Wolf), le changement significatif de statut du poème épique (de celui de Volkspoesie à celui de Kunstpoesie), les études de Sismondi en France, celles du Hollandais Reinhart Dozy qui seront combattues par Menéndez Pidal, enfin les travaux d’un des premiers hispanistes, au sens moderne du mot, l’Américain George Ticknor.

Du voyage à la poétique du déplacement

13Commençons par le colloque décidé par le regretté Nicolas Dornheim dans son université de Cuyo/Mendoza (Argentine) pour l’automne 2004 et qu’il n’a pu présider (cf. RLC 1/2005 : 123-4). Ses collègues ont tenu à publier les actes en son hommage. Le Boletín de Literatura comparada (año XXVIII-XXX) est donc sorti en avril 2006 avec quelques mots d’introduction de Lila Bujaldón de Esteves et l’introduction qu’en organisateur méticuleux Nicolas Dorheim avait rédigée : un plaidoyer pour les « études d’itérologie »/estudios iterológicos et sa communication portant sur le voyageur allemand Hermann Burmeister au Río de la Plata en 1861. Deux autres intervenants ont repris le même texte dans des perspectives historiques et géographiques. La volonté de faire de cette rencontre un moment de réflexion méthodologique apparaît encore avec l’étude du regard anthropologique (Pablo Boetsch), les principes d’une lecture « itérologique » centrés sur ce que l’on appellerait l’équation personnelle du voyageur (Diego Niemetz), l’hypothèse d’une écriture féminine du voyage (Mariana Garello et Hebe Molina). De leur côté, Lila Bujaldón de Esteves, comparatiste et germaniste elle aussi, a choisi Hermann Eberhard Löhnis, qui a visité l’Argentine au temps du dictateur Rosas, et Oscar Caeiro (Univ. de Córdoba), autre germaniste associé aux travaux du centre de Mendoza, a évoqué le voyage en Russie de Joseph Roth, tandis que Elena Duplancic de Elgueta et Gloria Galli de Ortega, toutes deux collaboratrices de N. Dornheim depuis la fondation du centre, ont présenté des éléments pour une typologie du voyageur postmoderne et la figure du salésien Alberto Maria de Agostini, débarquant en 1910 en Terre de Feu et qui publiera à Milan en 1924 I miei viaggi nella Terra di Fuoco. Si l’essentiel des interventions porte sur le XIXe et le XXe siècle, on notera cependant trois contributions sur l’époque coloniale, en particulier le célèbre Lazarillo de ciegos caminantes (Maria Luara Gauna Orpianesi, Maria Antonia Zandanel et Marta Elena Castellino).

14Un même souci, louable, de clarification méthodologique se manifeste chez Abdelmouneim Bounou, hispaniste dynamique à l’Université de Fez (cf. Ibérica II, RLC 2/2000 : 222) qui, pour le premier numéro de sa revue Magriberia, a choisi les récits de voyage entre le Maroc et les pays ibériques et ibéro-américains. Il propose lui aussi une typologie des voyages en fonction de son corpus : voyages religieux ou pèlerinages, voyages commerciaux, voyages « d’expansion » (politique, religieuse, scientifique), ambassades, érudition, voyages imaginaires (et littéraires). On retiendra aussi les vues synthétiques de Juri Talvet (Univ. de Tartu) concernant les deux orientations fondamentales de la littérature comparée (le discursif ou episteme et l’écriture de l’espace, du sol ou edafos). D’autres contributions n’hésitent pas à revenir sur des questions d’autant plus épineuses qu’elles concernent deux textes majeurs : Ismaïl El-Outmani qui aborde à nouveau la question de l’identité de Cid Hamet ben Engeli, premier copiste du Quichotte, comme l’on sait… José Salgado réexamine l’identité de ce Monçaide qui surgit dans Les Lusiades (Chant VII, 23-29). Fouad Brigui esquisse un parallèle entre Ibn Battuta et la Peregrinação de Fernão Mendes Pinto. Quant à Abdelmouneim Bounou, il préfère un sujet plus traditionnel mais passionnant : la représentation du monde arabe chez ce voyageur et infatigable polygraphe que fut le Guatémaltèque Enrique Gómez Carrillo (1873-1927).

15Des côtes marocaines passons aux Canaries et à la dernière livraison de la revue Nerter (fondée en 1999 à l’université de la Laguna). Le numéro 11 (automne 2007) est consacré aux voyageurs français aux Canaries sous le titre Las islas canarias (d)escritas en letras francesas. La présentation respecte l’ordre chronologique et l’ensemble a une évidente variété mais garde sa cohérence, en particulier grâce aux voyages scientifiques. Notons qu’une étude anthologique due à Berta Pico et Dolores Corbella a été publiée par l’université canarienne en 2000. Berta Pico revient sur les premiers récits de voyage (XVe -XVIIe siècles) et privilégie les figures de Jean de Bettencourt et d’André Thévet. Cristina de Uriarte à qui l’on doit une étude sur les voyageurs français à Tenerife au XVIIIe siècle (Madrid, CSIC, 2006), essentiellement des marins et savants, offre un panorama des voyages scientifiques du XVIIIe au XXe siècle ainsi qu’une petite monographie sur un infatigable globe-trotter, G. Verschuur, collaborateur au Tour du Monde. José M. Oliver Frade, maître d’œuvre de ce numéro, fait montre d’un remarquable éclectisme en présentant trois contributions sur un roman posthume de Jules Verne (L’Agence Thompson et Cie), l’évocation d’une corrida à Tenerife en 1905, parmi les souvenirs de Louis Proust et Joseph Pitard édités sous le titre Les îles Canaries : description de l’Archipel (Klincksieck, 1908), enfin un roman de Jacques Sadoul, Le sang du dragonnier (1995) dont l’action se situe à Tenerife.

16À partir d’un double bicentenaire (naissance de Victor Hugo et d’Alexandre Dumas), Angels Santa (Univ. de Lleida/Lérida) et Francisco Lafarga (Univ. de Barcelone) ont organisé un colloque aux dimensions des « deux colosses » (p. 11) qu’ils entendaient honorer : une quarantaine de communications distribuées avec un parfait équilibre en quatre sections : « Voyages des textes », « Textes du voyage », « Le thème du voyage » et « Au-delà du voyage : vision et création ». La première section est plutôt centrée sur des questions de réception, de traduction, d’adaptation : présence de Victor Hugo dans la littérature catalane (Manuel Llanas et Ramón Pinyol), réception de Dumas en Catalogne (Enric Gallén et Miquel Gibert), réception de Shakespeare à travers les écrits de Hugo devenu médiateur (Luis Pegenaute), traducteurs et préfaciers de Hugo (Francisco Lafarga à qui l’on doit une remarquable bibliographie des traductions espagnoles de Hugo, Barcelone, PPU, 2002), adaptation de Hernani par les frères Machado et Francisco Villaespesa (Heinz-Peter Endress), Victor Hugo dans la presse de Lérida (Marta Giné), réception du théâtre de Dumas à Madrid (Roberto Dengler), Dumas vu par Larra (Gabriela del Monaco), et une belle étude de James Durnerin sur le Don Juan de Marana d’Alexandre Dumas donné à la Porte Saint Martin en 1836.

17Avec la IIème section on retrouve les récits de voyage en Espagne des deux écrivains. Pour Victor Hugo on retiendra les interventions de Merce Boixareu, Isabelle Mornat, Ignacio Iñarrea et pour Dumas la belle prestation de Jean-René Aymes sur le Voyage de Paris à Cadix étudié également par Elena Baynat et Lola Giménez mais d’un point de vue particulier : la gastronomie. Dans la IIIème section (Le thème du voyage) retenons « Voyage et voyageurs dans le théâtre de Hugo » de Georges Zaragoza, le bandit dumasien (Vittorio Frigerio) et une lecture par Elena Real de Un Gil Blas en Californie (1852), œuvre de Dumas quelque peu oubliée. Angels Santa, dans la IVème section, fait redécouvrir Joseph Balsamo, comte de Cagliostro, dans Mémoires d’un médecin, un voyage dans l’histoire. Elise Radix suit la veine fantastique des récits de Dumas. Claude Foucart, Javier del Prado, Alain Verjat reviennent en Espagne avec un Hugo plus poète que voyageur.

18Autre colloque important, ambitieux dans le meilleur sens du terme, et plus encore riche en ouvertures méthodologiques : celui organisé à Porto en novembre 2005 par le petit groupe de l’Institut Margarida Losa (Ana Paula Coutinho, Fatima Outerinho, Angela Sarmento et Gonçalo Vilas-Boas) sur le thème du « déplacement » et qui s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche sur la notion d’« interidentité ». Hypothèse et impératif de départ : rendre compte de la mobilité devenue un paradigme de notre temps, de nos cultures. Les voyages se transforment en phénomènes migratoires, l’écriture d’une expérience étrangère se change en question identitaire, l’identité est questionnée tant au plan individuel que collectif, et la notion même de création. Telles seraient tout à la fois la toile de fond et les grandes lignes d’une réflexion multiple qui a rassemblé une large quarantaine de communications regroupées en cinq sections : voyages, migrations, traductions, identités en devenir, littérature et arts.

19Évoquons d’abord les trois interventions en séance plénière : Armando Gnisci (La Sapienza, Rome) qui se livre à quelques réflexions critiques tout à fait bienvenues sur un postcolonialisme tributaire de points de vue eurocentristes, une Weltliteratur trop dépendante de l’aire européenne. Les références à la préface de Sartre aux Damnés de la terre de Fanon, au Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, « petit livre nécessaire » (en français dans le texte italien) et au « classique » de Ngugi wa Thiong’o, The decolonization of the mind sont autant de sommations pour reprendre sur de nouvelles bases une réflexion authentiquement « postcoloniale ». Michael Cronin (Dublin) plaide pour une intégration de l’étude des traductions dans de nouveaux programmes d’études universitaires. Alfred Opitz (Univ. Nova Lisbonne) choisit l’étude du voyage dans les marges et les ténèbres (Céline, Ferreira de Castro, W. G. Sebald).

20L’écriture du voyage est envisagée dans ses expressions les plus diverses, depuis la production de stéréotypes (la vision du Maroc par les voyageurs portugais étudiée par Abdelilah Suisse) jusqu’au texte poétique, par exemple avec Mario de Andrade (Celia Pedrosa), à partir de la notion de « continent » empruntée à Robert Duncan (Graça Capinha), dans la réécriture de la Chine par Claudel (Raymond Delambre) et plus encore chez Nicolas Bouvier (une lecture riche et fine de L’Usage du monde par Maria Herminia Amado Laurel), dans l’exploitation d’une veine orientaliste (Gonçalo Vilas-Boas et Fatima Outerinho qui restitue un courant orientaliste portugais au XIXe siècle), dans la fiction proprement dite avec le parallèle entre Saramago et Arnos Schmidt proposé par Hans Hartje. Le chapitre « Migrations » offre une alternance entre des communications plutôt thématiques et d’autres qui visent, audelà du corpus retenu, une certaine problématisation. Dans le premier cas, on trouve par exemple, l’image de l’immigré portugais dans le roman français (Isabelle Vieira), l’image du Détroit de Gibraltar comme lieu de passage dramatique (Maria Luisa Leal), un parallèle entre Nabokov et Némirovski (Sarah Juliette Sasson), une lecture d’Alice Munro (Pascal Gin), une contribution originale sur plusieurs francophonies (Lucie Lequin) ; pour illustrer le second cas, on retiendra l’analyse effective de la notion de déplacement chez Naipaul et Maalouf (Ana Paula Coutinho), chez Albert Memmi (Azucena Macho et Ana Soler), ainsi que celle, attendue, de « transculturation » (Shirley de Souza Gomes Carreira), à partir de laquelle il est possible de recomposer une nouvelle réflexion comparatiste. Quant aux questions sur la traduction, en nombre plutôt restreint, elles offrent, elles aussi, divers niveaux de problématisation : déplacement effectif de troupes françaises à Lisbonne, renouvelant la dramaturgie portugaise au XIXe siècle (Ana Clara Santos), irruption du mélodrame au Brésil (Claudia Braga), du théâtre irlandais (Paulo Eduardo Coutinho), les problèmes linguistiques de la diaspora africaine (Sathya Rao, Serigne Kandji, Daouda Ndiaye), enfin l’intéressante contribution de Suna Timur-Agildere et Mdelek Alpar sur la naissance d’un théâtre en Turquie à partir d’adaptations de Molière. Les rapports entre littérature et arts (théâtre et cinéma) — la dernière section — sont également peu nombreux : une réflexion sur la dramaturgie brésilienne « à venir » (Alexandre Moreira da Silva), la rencontre stimulante provoquée par Angela Sarmento entre le grand poète Carlos Drummond de Andrade et Charlot. On retrouve la réalité de la migration avec deux films : D’Est de Chantal Ackerman (Marion Schmid) et Le destin de Chahine (Serge Abramovici).

21C’est la section consacrée aux « Identités en devenir » qui a suscité, comme il était prévisible, le plus d’interventions. Tantôt la réflexion porte sur un thème très général : l’insularité (Camille Piétri-Machado), l’écrivain africain postcolonial (Ludovic Obiang), l’écriture de l’hybridité (Jeroen Dewulf), l’image de l’araignée comme nouvelle thématique poétique (Ana Luisa Amaral et Rosa Maria Martelo). Tantôt le parallèle a été considéré comme une approche commode (comparatisme oblige !) : V. Woolf et Clarice Lispector (Alda Correia), V. Woolf et Gabriela Llansol (Ligia Silva), Nabokov et Hélène Cixous (Isabelle Poulin), Emily Dickinson et Luiza Neto Jorge (Marinela Freitas). Tantôt enfin, un seul auteur est interrogé, dans la mesure où son œuvre constitue en soi un ensemble problématique : la déconstruction d’identité chez Helena Marques (Ana Isabel Moniz), Claude Simon face à Barcelone (Aurélie Renaud), déterritorialisation chez Umberto Eco (Ilias Yocaris), Gérard Aké Loba (Leonor Martins Coelho). Cette dernière possibilité n’est pas exagérément exploitée — on le voit. Il est pourtant significatif que les organisateurs aient tenu à signaler ce cas de figure (vol. I, p. 16-17), comme une sorte de voie nouvelle ou d’originalité. C’est bien en effet ainsi qu’il conviendrait d’évaluer ce choix. Il constitue, à mes yeux, une évolution obligée du comparatisme, à partir du moment où la frontière entre deux cultures, entre le Je et l’autre ne sont plus extérieures à l’œuvre (ce qui reste quand même le cas avec Simon devant Barcelone), mais intérieure aux textes retenus. C’est là un autre… déplacement qui avait été annoncé il y a un demi-siècle avec la notion de comparatisme « intérieur » (Congrès de la SFLC Bordeaux 1956) et plus encore par Claude Lévi-Strauss constatant dans son cours de 1959-1960 (notes publiées dans Paroles données, Plon, 1984 : 21-22) que les « écarts différentiels » (notion capitale) sont à présent « dans le sein » de nos sociétés et de nos cultures. Cette transformation interne de nos sociétés et nos cultures (pas seulement occidentales), nous la percevons dans des textes et nous nommons (à présent) ses manifestations : hybridité, hétérogène, dialogisme, polyphonie…

22Ce n’est pas le moindre mérite de ce colloque que de faire toucher du doigt une évolution annoncée de la discipline. Au reste, comme j’ai eu l’occasion de le souligner, d’autres textes tracent la voie de ce changement, ou plutôt d’autres notions vont recomposer nos lectures : le « dépaysement » de Todorov (L’homme dépaysé, Le Seuil, 1996), l’extraterritorialité de George Steiner, le « nomadisme » de nombreux écrivains ou celui mis en pratique (poétique) par Kennett White, et pourquoi pas ? les formes d’auto-créolisation, ou d’auto-exotisation, autant d’éléments qui changent les bases de l’interrogation comparatiste par excellence sur le « fait différentiel », la dimension étrangère d’un texte, la production de l’étrangeté. Un « déplacement » que je définirais comme celui de l’extranéité (constitutive de nos interrogations) à une réflexion sur une « autreté »/otredad (pour reprendre le néologisme du poète Antonio Machado qui n’avait pas échappé à Octavio Paz dans son Labyrinthe de la solitude ni à Claudio Guillén dans ses écrits comparatistes). Il n’en est pas moins vrai que les questions portant sur les échanges et sur une interculturalité polymorphe sont toujours à l’ordre du jour.

Médiations et interculturalité

23Le remplacement de l’ancienne notion d’« intermédiaire » par celle de « médiation » est loin d’être anodin. On pourrait même le tenir pour une forme de… déplacement : de la recherche érudite, biographique à l’étude d’une écriture, deux pôles entre lesquels s’inscrit une possible poétique de la médiation. L’interaction entre l’expérience vécue et sa réécriture est en effet constitutive de certains genres ou sous-genres littéraires, comme dans la littérature de voyage (récit ou journal) et le genre épistolaire. Qu’il s’agisse de « vraie » ou de « fausse » correspondance, la lettre est une des formes prises par l’écriture de l’échange, du contact, de la médiation.

24L’énorme travail d’érudition de Livia Brunori (Univ. de Bologne) permet à présent de mieux cerner deux personnalités du Siècle des Lumières, dont l’action est d’ailleurs de portée très différente. Pour le père jésuite José Garcia de la Huerta (1730-1793), c’est une seconde naissance, tant il avait été occulté par ses deux frères, Pedro, jésuite lui aussi, mais dûment répertorié, et Vicente, le dramaturge à succès. Or, José est l’auteur d’une douzaine de lettres sur l’Italie (Cartas críticas sobre la Italia) où la volonté informative cède parfois le pas à une présentation critique, lorsqu’il s’agit d’exposer le « mauvais goût » qui règne sur les lettres italiennes. C’est à une tout autre personnalité que Livia Brunori s’est attaquée avec le Père (jésuite) Juan Andrés (Andrés y Morell). Les trois gros volumes de sa correspondance, bien réelle, restituent un réseau de relations qui, pour s’en tenir essentiellement à l’Espagne et l’Italie (où il trouva refuge, comme tant d’autres, après la suppression de la Compagnie de Jésus), n’en est pas moins impressionnant. On le suit, de la Corse à Ferrare, Mantoue, puis à Naples, enfin à Rome où il meurt au début de l’année 1817. Si les treize cents lettres font découvrir souvent le quotidien, voire l’homme privé, elles reconstituent cependant le contexte intellectuel dans lequel a été conçue la première étude de littérature (vraiment) générale (parodions une fois encore Etiemble, en dépit d’un apparentement terrible) : Dell’origine, progressi e stato attuale d’ogni letteratura (Parme, 1782-99,7 vol.). N’oublions pas cependant l’aide apportée par son frère, jésuite lui aussi, Carlos.

25C’est encore essentiellement dans la correspondance de Victoria Ocampo et de Drieu la Rochelle que Julien Hervier puise pour brosser un portrait de Drieu, mais aussi pour rappeler avec une érudition de bon goût, leur étonnante et fulgurante liaison. Celle entre Victoria Ocampo et Roger Caillois, plus longue, plus pacifique, en dépit de quelques orages, nous est bien connue et elle est fort utile, même si elle jette des ombres peu glorieuses sur un Roger Caillois fort préoccupé par sa carrière. Le petit livre de Julien Hervier accorde à Drieu la place prééminente qu’il a occupée dans le coeur et la pensée de l’étonnante médiatrice que fut Victoria Ocampo, fondatrice de la revue Sur. On se reportera en particulier à la lettre du 22 octobre 1937, adressée à un « cher Gille », pour se poursuivre avec un « Tu perds la tête, Pierrot ». Et nous ne sommes qu’en 1937…

26L’historien de la culture João Medina (Univ. classique de Lisbonne) revient sur l’exil d’Ortega y Gasset au Portugal (deux séjours et treize ans en tout, à Lisbonne, Cascais et Estoril). Dans une formule caractéristique de son style, volontiers percutant, J. Medina rappelle que l’homme du fameux « moi et ma circonstance »/yo y mi circunstancia, a vécu au Portugal dans « un pur éther » (p. 116). Le philosophe méprise au fond le Portugal, même s’il lui arrive d’adresser quelques louanges au maître du pays, Salazar. Aussi la brève étude de João Medina est l’occasion pour lui de revenir sur les relations luso-espagnoles, en particulier en évoquant Unamuno qui s’est intéressé de près et souvent aux lettres portugaises, exception confirmant une règle trop connue.

27Nous restons encore au Portugal pour croiser d’autres figures, des Français qui ont fait de Lisbonne le premier « atelier du lusitanisme français ». C’est le titre des actes d’un colloque qui s’est tenu à Paris III en janvier 2004, publiés par Jacqueline Penjon et Pierre Rivas. Le chapitre assez long de l’histoire de la « lusophilie » française commence avec Ferdinand Denis, à l’aube du romantisme, pour finir, dans l’ouvrage, avec Paul Teyssier, spécialiste de Gil Vicente et admirable traducteur des Maias, le chef-d’œuvre d’Eça de Queirós. Pourtant, la brillante ouverture confiée à António Coimbra Martins qui fut quelques années lecteur de portugais à la Sorbonne met d’emblée l’accent sur « Lisbonne en 1940 », au moment où ce chapitre ici se referme. Pierre Rivas revient sur des lusophiles « en des temps incertains », recoupant à plusieurs reprises les informations données par João Medina dans son très solide Salazar em França (Bertrand, 1977). Le grand vainqueur de ce pèlerinage est Armand Guibert, génie polymorphe, traducteur de Pessoa, comme le rappellent trois interventions (Judith Balso, Anne-Marie Quint et Robert Bréchon). Il faut se féliciter que Marie-Hélène Piwnik ait accepté de parler de Pierre Hourcade et surtout qu’Albert-Alain Bourdon ait rendu l’hommage qu’il mérite à son père, Léon Bourdon. Agrégé d’histoire et de géographie, il enseigne à Coimbre (un autre atelier du lusitanisme !) puis devient directeur de l’Institut français de Lisbonne en 1928 où il restera huit ans, fondateur du Bulletin des Études Portugaises qui durera jusqu’en 1970. Raymond Warnier, agrégé d’allemand, lui succédera, puis ce sera Pierre Hourcade en 1942. Le Portugal a poussé Léon Bourdon à changer de sujet de thèse. Il vaut la peine de poursuivre le propos d’Albert-Alain et se reporter à ce monument qu’est La compagnie de Jésus et le Japon (1540-1570), publié seulement en 1993 par la Fondation Gulbenkian de Paris. On y découvrira, datés de 1951, les remerciements qu’il adresse à « l’inlassable pionnier des études portugaises en France », Georges Le Gentil, « pour son paternel soutien ». Ceux qui connurent Léon Bourdon savent à quel point l’homme ne se payait pas de mots.

28Cet « inlassable pionnier », grand absent de ce bilan, au demeurant passionnant, est cité par Jacqueline Penjon, « brasilianiste » (p. 115). Rappelons donc que Le Gentil, hispaniste de formation avec une thèse sur Bretón de los Herreros (1909), a donné, de 1920-1923, une série d’articles dans le Bulletin hispanique sur le « mouvement intellectuel au Portugal ». Il est l’auteur d’études sur Camoens et sur Almeida Garrett (Renaissance du Livre, 1924 et 1926), de la première histoire de la littérature portugaise, au sens moderne du terme (A. Colin, 1934) et il a donné, tant à la RLC qu’au Bulletin hispanique, des articles d’inspiration comparatiste sur des sujets « luso-français ». Quant à l’homme, on se reportera à ce qu’en dit Marcel Bataillon (lecteur à Lisbonne de 1923 à 1926, soit dit en passant…) dans ses lettres à son ami Jean Baruzi (cf. RLC 4/2005 : 513), lorsqu’il est très inquiet sur la composition de son jury de thèse, et qu’il compte sur la lecture en sympathie que fera Le Gentil (nomen est omen !).

29Restons encore au Portugal avec les deux volumes que publie Otilia Pires Martins (Univ. d’Aveiro) dans le cadre d’un thème de recherche qu’elle anime portant sur les rapports entre le Portugal et les littératures étrangères et l’étranger dans les lettres portugaises. Le numéro de 2004 de Portugal e o Outro (voir son étude sur « l’hégémonie de la culture française ») est centré sur des problèmes d’images et de représentations. On retiendra des articles sur Claudel et le monde ibérique (Michel Lioure), Valery Larbaud et le monde luso-brésilien (Françoise Lioure), l’épisode feuilletonesque de la traduction de A Reliquía de Eça de Queirós en France (P. Rivas), Michel Déon et le Portugal (Ana Fernandes), David Mourão-Ferreira et la France (Lucia Da Silva). Dans le numéro de 2005, outre l’article programmatique d’Otilia Pires Martins sur le « dialogue des cultures entre France et Portugal », relevons une étude de Susana Carveilheiro Cabete sur les récits de voyage portugais au XIXe siècle, une autre sur les images de l’Allemagne dans l’œuvre d’Urbano Tavares Rodrigues, grand ami de la France (Ana Maria Pinhão Ramalheira), à nouveau (mais il faut s’en féliciter) sur Mourão-Ferreira et la France (Teresa Martins Marques).

30On saluera la création d’une revue « hispano-française », Hispanogalia, à l’initiative des services culturels de l’Ambassade d’Espagne en France, et plus particulièrement de Javier Pérez Bazo. Trois centres d’intérêt (pensée, littérature et arts) permettent de couvrir l’essentiel des dialogues passés et présents entre les deux pays. Au sommaire (éclectique) du premier numéro, une synthèse de Jean Canavaggio sur « les aventures de Don Quichotte en France au XXe siècle », une étude sur les relations musicales entre France et Espagne au Moyen Âge (époque de grands échanges pour la péninsule !), une méditation bien menée sur le voyage improbable devant les toiles du Lorrain au Prado (Vicente Carreres) et quelques pages sur un projet de première importance pour l’étude de l’humanisme européen par Pedro Aullón de Haro (pp. 197-210). Dans le numéro 2 (2005-2006), trois articles sur la notion de globalisation, la première partie d’une étude sur le « voyage en Italie » à partir d’un corpus franco-espagnol (Idoia Arbillaga), le rôle de Valery Larbaud dans la réception de Gabriel Miró en France (Angeles Sirvent Ramos).

31Il me plaît de terminer ce chapitre consacré aux contacts, aux échanges, aux dialogues entre cultures par la revue intitulée Intercâmbio (2007, n° 12). C’est un hommage à son fondateur, António Ferreira de Brito, coordonné par Ana Paula Coutinho et Fátima Outerinho, déjà croisées. Elles ont repris les communications données en 2004 en hommage à un grand ami de la France, auteur de nombreuses études sur la francophonie et directeur pendant de longues années de l’Institut des Études françaises de l’Université de Porto. Cette livraison vient en complément à un volume de Mélanges sorti en 2004. Alvaro Manuel Machado (Univ. Nova de Lisbonne) réfléchit sur la complémentarité des études « lusitanistes » et francophones. Maria Herminia Amado Laurel donne un bilan fouillé et nuancé des études littéraires françaises au Portugal (que viennent compléter plusieurs articles sur l’enseignement de la langue et littérature françaises au Portugal et à l’Université de Porto). Illustrant les deux versants du dialogue interculturel, D.-H. Pageaux traite d’un cas « exemplaire de médiation culturelle ». David Mourão-Ferreira et Ofélia Paiva Monteiro donnent des pages très subtiles sur la réception (difficile) de Stendhal au Portugal.

Réception, Images et représentations culturelles

32Ana Clara Santos (Univ. d’Algarve), déjà citée, mène depuis plusieurs années des recherches sur la scène portugaise à l’époque romantique. Elle publie, avec sa collègue Ana Isabel Vasconcelos, le répertoire des théâtres de Lisbonne (essentiellement le théâtre de la rue dos Condes et celui du Salitre, le São Carlos étant réservé aux spectacles lyriques). L’enquête porte sur une décennie (1835-1846), une période riche et parfaitement définie, depuis l’installation de la troupe française dirigée par Émile Doux jusqu’à l’inauguration du Théâtre Dona Maria II. La présence française est assez marquée dans le choix des pièces (traductions, adaptations), mais de la suite fournie des noms, émergent ceux de Scribe et de Pixérécourt qui peuvent prétendre aujourd’hui à une notoriété toute relative. Deux listes sont proposées (par titres et par chronologie), mais l’absence d’un index des noms rend la consultation de l’ouvrage difficile.

33De la section de Philologie catalane de Barcelone nous parvient un gros volume, coordonné par Rosa Cabré et Josep M. Domingo, sur la réception et la diffusion du positivisme en Catalogne. Les contributions sont d’ampleur variable. Trois articles, relativement brefs, sont des monographies sur des figures intellectuelles : Pere Estasen et le régénérationisme politique (Xavier Ferré i Trill), Josep Miquel Guardia qui a partagé ses activités entre la médecine et les théories de l’éducation (Montserrat Jufresa), Joan Giné i Partagas et son positivisme darwinien (F. Xavier Vall i Solaz). Carola Duran Tort offre un intéressant bilan sur la présence des idées positivistes dans la fameuse revue au titre emblématique La Renaixensa (1871-1880). Les deux maîtres d’œuvre proposent deux contributions importantes : Rosa Cabré cerne dans un article long et dense la figure de Josep Yxart (1852-1895), critique dramatique qui mérite pleinement le nom d’intellectuel ; de son côté, Josep M. Domingo analyse la Historia del Renacimiento literario contemporáneo de Francisco Maria Tubino (1833-1888), autre figure de premier plan, personnage à l’activité débordante, passant de la politique à la préhistoire et à l’anthropologie, de l’Andalousie à la Catalogne, du régionalisme à la franc-maçonnerie. Son Histoire de la Renaissance (en castillan) embrasse la Catalogne, les Baléares et Valence et se présente comme « la première tentative faite sur un terrain vierge ». Autre contribution ample et ambitieuse : celle de Roser Campi, consacrée à Renan dans trois composantes qui vont trouver des échos favorables dans la péninsule : positivisme, anticléricalisme et nationalisme. En appendice, Carola Duran dresse une bibliographie utile sur les courants de pensée à la fin du XIXe siècle et les principes méthodologiques d’une recherche qui entend bien poursuivre ses efforts et ses publications. On ne peut que souscrire à ce projet utile au domaine de l’histoire des idées.

34Walter Bruno Berg (Univ. Fribourg/Brisgau) et Lisa Block de Behar (Univ. Montevideo) publient en 2007 les actes d’un colloque qui s’est tenu à Fribourg en mai 2004 avec un changement de titre ou plutôt d’optique significatif et dont ils veulent s’expliquer. Au départ, le thème retenu trahissait un curieux francocentrisme en proposant l’étude de la place de la France dans la formation de la culture latino-américaine (thèmes, figures, événements). Le titre qui a finalement été retenu (« France-Amérique latine : croisement de lettres et de voies ») insiste sur l’échange (et oublie l’influence unilatérale !), sur la dimension interculturelle, sur la réversibilité des interrogations. Osons nous féliciter de ce changement de perspective.

35Une certaine présence française est pourtant l’objet de nombre de communications : Baudelaire dans la modernité hispano-américaine (Vittoria Borso), dans le modernisme brésilien (Tania Franco Carvalhal), Jarry, Artaud, Koltès dans le théâtre marginal argentin, le Grupo Periférico de Objeto (Alfonso de Toro), dans la pensée linguistique latino-américaine (Johannes Kabatek), chez Bioy Casares (Lisa Block de Behar), dans le choix du français par le poète péruvien César Moro (Daniel Lefort). Mais il est vrai qu’aucune de ces communications n’a l’intention de dresser le bilan d’une influence. Et ce qui compte, ce sont les réactions esthétiques, idéologiques aux modèles culturels français : autant de manifestations de transculturation, et non pas de simple acculturation. Il en va de même avec les divers phénomènes inverses : l’Amérique du Sud d’Henri Michaux (Raymond Bellour), le parallèle esquissé entre avant-garde française et modernisme brésilien (K. Alfonso Knauth), l’étude des métamorphoses du modèle cortazarien chez Antonio Benitez Rojo, Bryce Echenique, Rodrigo Fresán (Julio Ortega), le jeu entre écriture de la réalité brésilienne et la médiation photographique (Charles Grivel) ; le cas du Français devenu écrivain argentin : Paul Groussac, à propos duquel Walter Bruno Berg peut écrire (p. 138) : « Pour être un bon Argentin, il faut tuer le Français que je porte au fond de moi-même ; celui-là, un cadavre dé-territorialisé sur le sol argentin va porter de multiples fruits. » Enfin, la réaction de Borgès face à la littérature française que Jacques Rancière évalue en fonction de sa notion de « mésentente » : 1) « Pour que l’invitation produise quelque effet de pensée, elle doit atteindre son point de mésentente. » 2) « La mésentente n’est pas le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit noir. Elle est le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit blanc mais qui n’entend pas la même chose sous le nom de blancheur. » (p. 15). On ne saurait trouver meilleure définition de « l’écart différentiel », passé de l’anthropologie à la littérature comparée.

36Sous un titre dont on saluera l’originalité et l’inventivité, « La faucille et le condor », Mauricio Segura (Mc Gill Univ.) publie ce qu’il présente comme un « essai » sur « le discours français sur l’Amérique latine (1950-1985) ». Son étude se réclame d’abord de l’imagologie sur laquelle j’oserais dire (non sans humour) qu’il a une approche irréprochable ; elle s’inspire aussi des premiers travaux de Jean-Marc Moura sur l’idée de Tiers-monde avec lesquels il prend parfois quelque distance ; également de l’essai stimulant, presque oublié, de Carlos Rangel (Du bon sauvage au bon révolutionnaire, Laffont, 1976). Son corpus est constitué d’une douzaine de romans, parfaitement analysés. Il opère entre eux d’utiles comparaisons. La démarche est chronologique : d’abord « l’émergence » (1950-1961) ou le passage du Nouveau monde au Tiers-monde ; puis ce qu’il appelle l’apogée (1962-1974) dominée par la figure du « Che » ; enfin la phase de « décomposition » qui est de fait une recomposition, avec la « débâcle du Tiers-mondisme » et l’émergence de la notion de Sud. Mauricio Segura fait alterner avec beaucoup d’habileté et d’efficacité les développements qui ressortissent à l’histoire des idées ou des idéologies (cf. les « transferts d’idéaux », les « emprunts au christianisme ») et les lectures imagologiques des principaux romans de son corpus : entre autres, Les guérilleros (1967) de Jean Lartéguy, les romans de Régis Debray, en particulier La neige brûle (1977), La rencontre de Santa Cruz (1976), de Max-Pol Fouchet. On relèvera des pages réussies sur « le féminisme à l’épreuve », ou le face-à-face entre le guérillero et la Femme, le dilemme entre la guérilla ou l’amour, enfin les romans où l’on peut déceler un changement dans la thématique parfois proche de l’exotisme et dans des choix idéologiques qui ont été souvent assez simplistes et qui évoluent, en particulier chez Marek Halter et Conrad Detrez. On peut dire que Mauricio Segura a su très efficacement passer de l’analyse de l’idéologie à la reconstitution d’imaginaires, sans jamais confondre les deux niveaux.

Poétique générale et comparée

37Il faut commencer par l’impressionnant volume collectif sur le baroque (1275 pp.) coordonné par Pedro Aullón de Haro (Univ. d’Alicante). Ce « Barroco » (le titre sobre qui a été retenu) fait penser plus d’une fois au fameux « Lo Barroco » d’Eugenio d’Ors. La suite sinueuse de chapitres (une large quarantaine) sait conjuguer, non sans habileté, la perspective géographique et la continuité historique, les études et articles universitaires et les interventions d’écrivains et de critiques dont l’ensemble constitue une sorte d’anthologie éclatée (Eugenio d’Ors, Severo Sarduy, Lezama Lima, Carpentier, Haroldo de Campos). Donnons un exemple de cette technique souple d’enlacement : après un texte d’Eugenio d’Ors qui joue comme une sorte de prélude musical où les leitmotiv sont exposés, viennent des contributions sur la Chine (« Sobre lo barroco en China » d’Alicia Relinque), sur le Japon (« El Barroco visto desde la historia intelectual japonesa » d’Alfonso Falero) qui sont en fait présentés comme des introductions à l’esthétique baroque gréco-latine (Patricia Cañizares), au « maniérisme » de la poésie arabe médiévale (Luis F. Bernabé), et à une vue d’ensemble due à Juan Victorio : « Lo barroco en las letras medievales ». Nous citons en espagnol, non seulement parce que c’est la langue du volume (d’où quelques traductions), mais surtout pour mettre en relief l’intéressante oscillation entre « lo barroco » orsien et « el barroco » universitaire. À quoi il conviendra d’ajouter le vocable commode, neutre en espagnol « barroquismo » qui sert d’ailleurs à Simonetta Scandellari à introduire la distinction entre « barroquismo » (aspects, effets baroques) et la notion de « barroco histórico ».

38Avec le « baroque historique » on retrouve des cadres connus : culturels (Europe occidentale et les prolongements coloniaux) et des perspectives interdisciplinaires attendues (architecture, sciences, rhétorique, politique, morale et philosophique, théâtre, musique…). Une large quinzaine d’études (p. 203-1076) lui est consacrée dans lesquelles l’on assiste là encore à un habile balancement entre zones géographiques et expressions culturelles (littéraires, scientifiques, artistiques). Soit, d’une part, le baroque allemand (« el barroco ») avec Manfred Tietz, italien (« Barroco literario italiano ») par Nicolas Valdés, portugais (Christophe Gonzalez), français, mais avec un point d’interrogation significatif (Andrée Mansau), anglais (Inglaterra y el Barroco) dû à Antonio Ballesteros et Ricardo Miguel Alfonso, le baroque brésilien (Haroldo de Campos, Joao Adolfo Hansen et Alcir Pécora), latinoamericano avec un solide développement de Vittoria Borso qui fait passer du « baroque colonial » au « néobaroque » cher à Severo Sarduy (en réponse au baroque de Carpentier). D’autre part, de nombreuses contributions où l’Espagne se taille la part du lion (sans qu’on doive s’en plaindre) : l’image baroque (Javier Portus), la rhétorique et la métrique (Maria Dolores Abascal, Genara Pulido, Javier Arias Navarro), la dramaturgie (Jesús G. Maestro, Juan Manuel Villanueva, Loreto Busquets), la musique (Vicente Carreres, Jaime Caralt qui choisit Bach vu par Dilthey et Adorno). On notera un développement bienvenu sur le conceptisme (Javier Garcia Gibert), mais rien sur le Rococo ; et encore, des contributions originales : sur le manuscrit comme moyen de transmission de la culture dans l’Espagne baroque (Antonio Carreira), Gracián « dans le paysage philosophique allemand » (José Luis Villacañas), la sensibilité baroque et l’école des larmes (Raffaele Mellace), les attitudes anti-baroques qui affleurent dans les débats où prirent part les jésuites espagnols, entre Espagne et Italie au XVIIIe siècle (Santiago Navarro).

39Le voyage s’achève avec le baroque en Espagne dans la seconde moitié du XXe siècle (Oscar Cornago), le baroque cinématographique avec l’intervention érudite et suggestive d’Antonio Dominguez Leiva ; enfin une réflexion sur le baroque et le « métabaroque » due à Miguel Romero Esteo. Mais on saluera, en un vigoureux retour en arrière, les performances intellectuelles du maître d’œuvre, Pedro Aullón de Haro et son approche humaniste et philosophique ainsi que l’essai réussi d’élucidation terminologique de Javier Pérez Bazo.

40Il est entendu que la France n’est pas baroque. Elle n’aime pas le baroque, dit-on. Parlons alors des travaux des Suisses, des Genevois, Marcel Raymond, traducteur de Wölfflin, et surtout de Jean Rousset, à peine mentionné. L’énorme travail de compréhension d’un certain rejet du baroque par la France classique mené par l’historien Victor-Lucien Tapié (Baroque et Classicisme, Plon, 1956) aurait dû aussi trouver sa place dans le débat. Tout comme Dominique Fernandez. Et puisque Gracián a été étudié dans sa réception par les philosophes allemands, on citera Vladimir Jankélévitch grand admirateur du jésuite espagnol, et les travaux de Benito Pelegrin. Je ne résiste pas à mentionner, comme une adresse qu’on se communique entre amateurs, la plus belle page de description baroque que je connaisse : l’évocation d’un retable dans l’église Saint Jacques de Prague, par le courriériste et romancier Émile Henriot, dans son roman La rose de Bratislava.

41Il semble bien que les études du fantastique en Espagne aient trouvé leur maître en la personne de David Roas (Univ. autónoma de Barcelone). Il a déjà à son actif nombre d’articles, anthologies, ouvrages dont une importante contribution sur Hoffmann en Espagne (cf. Ibérica III, RLC 1/2004 : 103-104). Il revient sur ce véritable courant qu’il a isolé, inventé, comme on dit d’un découvreur, avec une étude qui, « de la merveille à l’horreur », couvre un siècle (1750-1850) et surtout recouvre de nombreux genres et sous-genres littéraires bien discernés. Il ouvre son parcours avec les « comédies de magie »/comedias de magia, le conte merveilleux, la littérature et les spectacles « populaires »/literatura de cordel ; il poursuit avec le roman gothique, la « naissance du fantastique », lorsque la peur se change en plaisir, la poésie « nocturne » et l’influence d’Osssian (deux phénomènes où le rôle des traductions et de la France médiatrice sont bien mis en valeur, de même que les coups d’arrêt de la censure sous Ferdinand VII) ; il s’arrête sur le « cas » Goya et surtout sur l’œuvre « la plus célèbre » de ce premier romantisme, la Galeria fúnebre de espectros y sombras ensangrentadas/Galerie funèbre de spectres et d’ombres ensanglantées (1831) due à Agustín Pérez Zaragoza. On appréciera les distinctions opérées entre terreur et horreur (p. 110-114), l’essai de définition du « conte fantastique » dont les frontières génériques sont délicates à tracer. Il montre l’importance, dans la pénétration de Hoffmann en Espagne, de l’article critique de Walter Scott qui remonte à 1827 (« On the supernatural in Fictious Composition and particulary on the Works of E.T.A. Hoffmann »). À cette époque, Hoffmann est concurrencé par Bürger et sa ballade Lenore. Il fera sa véritable « entrée » en 1831 avec un récit qui ne renvoie à aucun conte précis.

42La chronologie cède la place à une perspective de poétique avec un essai de typologie des récits fantastiques (légendaire, gothique, hoffmannien). De fait, les deux premières catégories s’échangent des modèles et des thèmes. Mais les quatre traits distinctifs d’un fantastique hoffmannien sont à retenir : intériorisation du fantastique, affirmation d’un certain réalisme, et plus nettement exploitation du quotidien et refus bien sûr de la thématique gothique. Quelques pages consacrées à la réception critique de Hoffmann complètent l’analyse poétique qui offre de nombreuses pistes pour des relectures de textes parfois difficiles à localiser. D’un point de vue très pratique, la remarquable bibliographie qui reprend les classifications génériques (p. 215-258) aurait été d’utilisation plus simple si elle avait respecté la simple chronologie.

43C’est vers un autre roman « noir » que nous emmène Fabienne Viala. Après une très efficace lecture de Vásquez Montalbán et Didier Daeninckx (« Le polar en su tinta »…), elle récidive avec une étude consacrée au Cubain Leonardo Padura et à son détective Mario Conde dont les « doubles » ou les « pères », comme le rappelle Françoise Moulin Civil, dans sa préface, sont le Barcelonais Pepe Carvalho et l’Américain Philippe Marlowe. Dans une ville où « tout est possible », La Havane, « nouvelle Atlantide engloutie », Fabienne Viala a d’excellentes pages sur la descente aux enfers et la remontée orphique, sans omettre des ouvertures comparatistes (Salinger, Hemingway).

44Elle offre ainsi une contribution à l’étude du « néo-polar contemporain ».

45Elle sait aussi revenir aux classiques contemporains. Alejo Carpentier, qu’elle a déjà beaucoup étudié, est l’objet d’un petit essai, fort bien rédigé en espagnol, dans lequel l’analyse des références iconographiques éclaire une meilleure compréhension de l’écriture romanesque de l’histoire. On retiendra la « satire goyesque » (la reprise des eaux- fortes dans le Siècle des Lumières) et plus encore le « Carnaval macabre » où elle utilise avec beaucoup de finesse et de sûreté le modèle bakhtinien.

46Ce sont d’autres images qu’interroge Anabela Dinis Branco de Oliveira (Univ. de Vila Real, Portugal) : les images cinématographiques. Mais c’est encore pour les mettre au service d’une analyse largement narratologique du roman portugais contemporain (entre autres Almeida Faria, Lídia Jorge, Lobo Antunes, João de Melo, pour ne prendre que les romanciers traduits en français). Avec beaucoup de rigueur elle aborde en un premier temps l’analyse des voix et offre un premier classement qui dépasse le cadre strictement cinématographique (par exemple les voix épistolaires) pour dégager quelques catégories importantes (la voix puzzle, les voix simultanées et discontinues, les voix métaphores). Elle poursuit avec les images qui permettent de dégager des nouvelles voix au « regard ». On appréciera la culture cinématographique de cette jeune universitaire et l’utilisation très convaincante de certaines notions (travelling, en particulier). Ces deux approches vont servir à mettre en évidence une thématique du roman nouveau portugais et à rendre compte de l’idée de « crise », entendue comme mise en examen des nouveaux fondements démocratiques.

47Avec les trois dernières études l’approche comparatiste s’ouvre sur une perspective de la littérature générale (étude d’un genre para-littéraire, rapports entre littérature et arts). Les deux faces de notre discipline se retrouvent dans les travaux menés par des deux figures exemplaires auxquelles nous souhaitons en conclusion rendre hommage.

Deux figures exemplaires du comparatisme : Maria Teresa Maiorana, Claudio Guillén

48Maria Teresa Maiorana (1913-1983) a créé en 1965 le Centre d’études de littérature comparée à l’Université catholique de Buenos Aires. Docteur ès lettres de l’Université de Toulouse avec une thèse sur « Ruben Darío et le mythe du centaure », enseignante, elle n’a jamais cessé ses activités de journaliste (à La Nación et à La Prensa en particulier), de critique littéraire et de nouvelliste. C’est à l’occasion du quarantième anniversaire de la fondation du centre qu’a été conçu le gros volume qui rassemble l’essentiel des écrits de M. T. Maiorana, sous la responsabilité de Martha Vanbiesem de Burbridge. Celle-ci, aidée par une collègue, Hebe Hernando, avait déjà réalisé la bibliographie critique des travaux de M. T. Maiorana sur une période qui va de 1940 à 1983. Il est dommage que cette plaquette d’une vingtaine de pages n’ait pas été reproduite dans le présent volume et que la préface consacrée à la personnalité de l’illustre universitaire soit par trop discrète sur sa formation et sa trajectoire intellectuelle.

49La littérature comparée ne constitue qu’une rubrique sur les six retenues (littérature, philosophie, comptes rendus, arts et voyages). Il est vrai que les rubriques se chevauchent et il n’est pas faux de dire que la comparatiste se retrouve aussi bien dans les « voyages » (Sud de la France, Espagne, Grèce, Terre sainte…) que dans les articles consacrés aux domaines artistiques (visites aux musées Bourdelle à Paris, Goya à Castres, Ingres à Montauban ; commentaires sur les illustrations de la Divine Comédie de Dali, sur « La lutte de Jacob avec l’ange » de Delacroix). Les comptes rendus, les articles portant sur la philosophie ou la littérature sont largement tournés vers la culture et les lettres françaises : Maurice de Guérin sur lequel elle a beaucoup travaillé, Bergson, le philosophe hispaniste Alain Guy, Georges Bastide, Marguerite Yourcenar…

50Retenons dans la large vingtaine d’articles sur la littérature comparée des études d’influences (Baudelaire chez Lugones, Anatole France et Rubén Darío, Darío et Hugo, l’ombre d’Hamlet dans « Le cimetière marin »), de réception (Anatole France en Amérique latine) dont certains ont été publiés dans la RLC. L’évolution de la discipline l’intéresse : voir en particulier « Une discipline de couronnement » en date de juin 1968 et « La littérature comparée entre deux congrès » de juillet 1973, à propos des congrès de l’AILC à Bordeaux (1970) et au Canada. Elle est lectrice enthousiaste du manuel de « Pichois-Rousseau », de l’Espagnol Azorín chez qui elle sait voir l’inspiration comparatiste ; elle réfléchit sur la notion d’influence et prend position pour l’étude de « liens »/nexos entre littérature, arts et philosophie : une conception, on le voit, très ouverte de la discipline.

51Le hasard a voulu que le dernier ouvrage laissé par Claudio Guillén soit entièrement consacré aux lettres espagnoles. Il rectifie : ibériques, voire ibéro-américaines, puisque figurent des articles sur le Catalan Josep Pla, sur Borges et sur l’universitaire et critique portugais Helder Macedo. Guillén propose des lectures, on voudrait dire des « approximations ». Le livre s’ouvre sur un superbe triptyque, avec trois grands noms du XIXe siècle : Galdós, Clarín, Emilia Pardo Bazán. Viennent ensuite les poètes : Machado, Salinas, Lorca, Alberti et un bel article sur la romancière Rosa Chacel ; sur Maria Teresa León et son livre non de mémoires, mais de « mémoire », sur le poète et traducteur trop tôt disparu, Angel Crespo. La traversée du XXe siècle s’achève avec des noms que l’actualité a déjà retenus : le critique César Antonio Molina, le dramaturge Francisco Nieva, des romanciers (Luis Goytisolo, Antonio Muñoz Molina, Mateo Díez, Javier Marías).

52Il y a aussi une suite étonnante de portraits, autant d’hommages rendus aux maîtres de la critique et de la pensée espagnole. La plupart furent des exilés : Guillén préfère le néologisme « diasporiques »/diaspóricos (p. 301). Ils ont été prophètes hors de leurs pays, mais ils ne sont connus en général que de ceux qui s’adonnent aux études « hispaniques ». Pourtant un José F. Montesinos a devancé d’une bonne quinzaine d’années les vues programmatiques de H.-R. Jauss (p. 331). Dámaso Alonso est comparable à Sartre, même si le parallèle peut surprendre (p. 141). Joaquín Casalduero mérite les mots par lesquels Octavio Paz définissait un « homme civilisé » : « ironique, mais amoureux de la beauté et du savoir, sceptique mais capable de vénération et d’enthousiasme » (p. 304). Ces mots qui cernent autant une pensée qu’une sensibilité recoupent l’idéal du philosophe Ferrater Mora, plaidant pour « un monde d’enthousiasmes tempérés par l’ironie » (p. 9).

53L’évocation s’enrichit de souvenirs d’étudiant avec Amado Alonso (comment on devient comparatiste…), avec d’autres camarades d’études (Renato Poggiolo, Harry Levin). Sur toutes ces années de formation plane le grand nom de René Wellek. Il y a aussi Stephen Gilman qui deviendra beau-frère de Guillén. L’homme a écrit des pages essentielles sur Cervantès et Galdós où le spécialiste sait aussi être comparatiste (Galdós and the art of european novel) : « Un hispanisme provincial n’était pas concevable, pas plus qu’une critique littéraire enfermée dans sa propre maison » (p. 309). Il faut citer encore Américo Castro « qui exigeait beaucoup et donnait à pleines mains » (p. 293), José Manuel Blecua, précisons Blecua Teijeiro, historien de la littérature espagnole, rencontré dès 1950 à Middlebury, l’historien des exilés libéraux espagnols à Londres, Vicente Llorens Castillo et le « trilingue » Emilio Lorenzo.

54On aura compris qu’il y a dans ce livre des exercices d’admiration. Une attitude d’esprit qui grandit celui qui la pratique. Admiration et enthousiasme, on l’a vu. Tout au plus peut-on relever quelques accents de nostalgie (ou de lucidité critique…) devant l’évolution des études littéraires, victimes de ce que Guillén nomme le morcellement du savoir (p. 285, 306). Un livre dont les « leçons » servent aussi bien à penser qu’à vivre (p. 311,391). Les comparatistes d’aujourd’hui pourront les méditer et, pourquoi pas ?, les reprendre.

Ouvrages recensés

  • AULLÓN DE HARO, Pedro (dir.), Barroco, Madrid, Verbum, 2004.
  • BERG, Walter Bruno et Lisa BLOCK DE BEHAR (dir.), France Amérique latine. Croisement de lettres et de voies, Paris, l’Harmattan, 2007.
  • Bohémienne (La) figure poétique de l’errance aux 18e et 19e siècles, Univ. Blaise Pascal, 2005.
  • Boletín de Literatura comparada. Homenaje à Nicolas Dornheim, Año XXVIII-XXX, 2003-2005, Univ. de Cuyo/Mendoza, 2006.
  • BRUNORI, Livia (dir.), Juan Andrés, Epistolario, Biblioteca Valenciana, Generalitat Valenciana, 2006,3 vol.
  • — et José Garcia DE LA HUERTA, Cartas críticas sobre la Italia, Rimini, Panozzo ed., 2006.
  • CABRÉ, Rosa et Josep M. DOMINGO (dir.), Estudis sobre el positivisme a Catalunya, Barcelone, Eumo, 2007.
  • Cadernos de Literatura comparada. Textos e mundos em deslocação, Univ. Porto, 14/15,2006,2 vol.
  • ERTLER, Klaus-Dieter et Sonja Maria STECKBAUER (dir.), 400 Jahre Don Quijote. Zur Rezeption des Spanischen Klassikers in Europa und den Amerikas, Francfort, P. Lang, 2007.
  • FERNÁNDEZ-MORERA, Dario et Michael HANKE (dir.), Cervantes in the English-Speaking World. New Essays, Barcelone - Cassel, Reichenberger, 2005.
  • GALVÁN, Luis et Enrique BANÚS, El Poema del Cid en Europa : la primera mitad del siglo XIX, Londres, Queen Mary Univ. of London, Department of Hispanic Studies, 2004.
  • Guanajuato en la geografía del Quijote, Guanajuato, vol. XIII, XIV, XV, 2002, 2003,2004.
  • GUILLÉN, Claudio, De leyendas y lecciones (siglos XIX, XX y XXI), Barcelone, Crítica, 2007.
  • HERVIER, Julien, Victoria Ocampo Drieu suivi de lettres inédites de P. Drieu la Rochelle à V. Ocampo (trad. André Gabastou), Paris, Bartillat, 2007.
  • Hispanogalia Revista hispanofrancesa de pensamiento, literatura y arte, Embajada de España en Francia, vol. I (2004-5), vol. II (2005-2006).
  • Intercâmbio. Instituto de estudos franceses da Univ. do Porto (Homenagem a António Ferreira de Brito), n° 12,2007.
  • KALENIC RAMSAK, Branka et Sabec MAJA (dir.), Interpretaciones del Quijote, Ljubljana, 2006.
  • Magriberia Revista de investigaciones ibéricas e iberoamericanas, Univ. Sidi Mohammed ben Abdellah, (Viajes y viajeros entre Marruecos y los mundos ibérico e iberoamericano) n° 1,2007.
  • MAIORANA, Maria Teresa, Estudios, reflexiones, miradas de una comparatista, Buenos Aires, Biblos, 2005.
  • MARCHAL-WEYL, Catherine, Le tailleur et le fripier. Transformations des personnages de la comedia sur la scène française (1630-1660), Genève, Droz, 2007.
  • MEDINA, João, Ortega y Gasset no exílio português, Cadernos Clio, Univ. de Lisboa, 2004.
  • Nerter. Univ. de La Laguna, n° 11, otono 2007.
  • OLIVEIRA, Anabela Dinis Branco de, Entre vozes e imagens. A presença das imagens cinematográficas nas múltiplas vozes do romance português (anos 70-90), Pena perfeita ed., 2007.
  • PENJON, Jacqueline et Pierre RIVAS (dir.), Lisbonne. Atelier du lusitanisme français, PSN, Presses universitaires de la Sorbonne Nouvelle, 2005.
  • PIVETEAU, Olivier, Don Miguel Mañara frente al mito de Don Juan, Séville, Cajasol, 2007,2 vol.
  • Portugal e o Outro. Imagens e viagens (2004), Textos de hermenêutica intercultural (2005).
  • ROAS, David, De la maravilla al horror. Los inicios de lo fantástico en la cultura española (1750-1860), Pontevedra, Mirabel ed., 2006.
  • SANTA, Angels et Francisco LAFARGA (dir.), Alexandre Dumas y Victor Hugo. Viaje de los textos y textos de viaje, Univ. Lleida, El Fil de Ariadna, 2006.
  • SANTOS, Ana Clara et Isabel VASCONCELOS, Repertório teatral na Lisboa oitocentista (1835-1846), Lisbonne, Imprensa nacional, 2007.
  • SEGURA, Mauricio, La faucille et le condor. Le discours français sur l’Amérique latine (1950-1985), Presses univ. de Montréal, 2005.
  • VIALA, Fabienne, Leonardo Padura le roman noir au paradis perdu, Paris, L’Harmattan, coll. « Sang maudit », 2007.
  • —, Alejo Carpentier pintando la historia : narrativa histórica, narrativa iconográfica, Barcelone, Tizona ed., 2007.

Date de mise en ligne : 01/02/2009

https://doi.org/10.3917/rlc.326.0215

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