Notes
-
[1]
Voir en particulier Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, Paris, La Découverte – L’espace de l’histoire, 2004.
-
[2]
Voir le livre de Frédéric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France 1885-1935, Paris, Éditions du CNRS, 1998.
-
[3]
Pour la France, voir notre livre, Le Théâtre catholique en France au XXe siècle, Paris, Éditions Honoré Champion, 2007.
-
[4]
Les Divertissements permis et les divertissements défendus, Paris, P. Lethielleux, 1925, p. 159.
-
[5]
Jean-Yves Le Naour traite de la situation en France dans son article, « La Première Guerre Mondiale et la régénération du théâtre », Revue d’histoire du théâtre, n° 211, 2001.
-
[6]
Cette correspondance se trouve dans le Fonds Henri Brochet de la Bibliothèque municipale d’Auxerre que nous sommes en train de classer.
-
[7]
Voir les extraits d’un article de Lucien Beekeman sur les organisations contemporaines de théâtre flamand reproduit du Lion de Flandre dans JTP, 5 1931, p. 169. Le Lion de Flandre est une publication de la Flandre française.
-
[8]
Judith Beniston, Welttheater : Hofmannstahl, Richard von Kralik, and the Revival of Catholic Drama in Austria, Leeds, William Maney and Son, 1998, p. 89-116.
-
[9]
Ibid., p. 166-171.
-
[10]
Ibid., p. 168.
-
[11]
Gisela Notz, « Klara Maria Fassbinder (1890-1974) and Women’s Peace Activities in the 1950s and 1960s », Journal of Women’s History, 133,2001.
-
[12]
JTP, 17,1932, p. 29-30.
-
[13]
JTP, 115,1947, p. 107-108.
-
[14]
JTP, 118,1947, p. 242-243.
-
[15]
Le Règlement intérieur est reproduit dans la Revue des Jeunes, 25 novembre 1924, p. 411-413.
-
[16]
Cité dans JTP, 108,1946, pp. 56-57.
-
[17]
Lettre d’Henri Ghéon à Brochet à l’occasion du dixième anniversaire des Compagnons, JTP, 47,1935, p. 58.
-
[18]
« Ce qu’est le groupe des Compagnons de Notre-Dame », brochure (Fonds Henri Brochet).
-
[19]
Le Règlement intérieur et les statuts de la troupe belge sont reproduits dans Les Compagnons de Saint Lambert : Hommages à Henri Ghéon, documents réunis et présentés par le Père Paul Fasbender, Liège, La Pensée catholique, Éditions Soledi, s.d., p. 74-76 et p. 70-73 respectivement. Voir aussi J.-É. Fasbender, Les Compagnons de Saint-Lam-bert : Une expérience de théâtre amateur : Renaissance d’un théâtre chrétien en Belgique, Louvain, Université catholique de Louvain, 1977.
-
[20]
Les Compagnons de Saint Lambert, p. 59. Victor Martin-Schmets trace les relations plus générales de Ghéon avec le théâtre catholique en Belgique dans Henri Ghéon en Belgique, Bruxelles, Tropisme, 1994.
-
[21]
Roland Beyen, « Ghelderode et la troupe du Vlaamsche Volkstooneel », Revue de littérature comparée, n° 299,2001, p. 412.
-
[22]
Lettre du 3 janvier 1938. Voir Jacques Cotnam, « Henri Brochet et le Père Émile Legault, c.s.c : rencontre et correspondance », Tangence, n° 78, été 2005.
-
[23]
JTP, 107,1946, p. 10.
-
[24]
JTP, 114,1947, p. 56-58.
-
[25]
Lettre du 5 décembre 1950.
-
[26]
Lettre du 4 août 1947.
-
[27]
Lettre du 27 août 1938. Voir aussi les notes de Poirier sur cette histoire dans JTP, 84, 1938, p. 247-249.
-
[28]
Lettre à Brochet du 7 juillet 1939.
-
[29]
Nous renvoyons le lecteur au site Internet qui le dirigera au Répertoire numérique du fonds Gustave-Lamarche à la Bibliothèque nationale du Québec (www. banq. qc. ca).
-
[30]
JTP, 108,1946, p. 82.
-
[31]
JTP, 9,1931, p. 304.
-
[32]
Lettre du 14 octobre 1931. Pour la Belgique, voir Cécile Vanderpelen-Diagre, Écrire en Belgique sous le signe de Dieu : la littérature catholique belge de l’entre-deux-guerres, Bruxelles, Éditions Complexe, 2004.
-
[33]
Lettre du 12 mai 1941.
-
[34]
Beniston, Welttheater, p. 172.
-
[35]
JTP, 27,1933, p. 83.
-
[36]
Voir Beniston, Welttheater, p. 124-125 : sur les activités de Reinhardt, voir p. 137-146.
-
[37]
Les Archives de l’Archevêché de Paris possèdent une lettre d’un représentant de Max Reinhardt, sollicitant un rendez-vous pour exposer le projet d’un Jeu de Mystère, monté avec succès en collaboration avec les autorités ecclésiastiques à Salzbourg. Reinhardt doit quitter l’Allemagne en 1933 après avoir été exproprié de ses théâtres par les Nazis. Reinhardt émigre en 1934 aux États-Unis et la lettre à l’Archevêché est datée du 26 mars de cette même année.
-
[38]
Lettre à Brochet reçue le 28 juillet 1934.
-
[39]
Lettre du 12 décembre 1934.
-
[40]
JTP, 88 1939, p. 136-140.
-
[41]
JTP, 141,1951, p. 164.
-
[42]
Beekeman, « Le théâtre du peuple flamand », p. 170.
-
[43]
Beniston, Welttheater, p. 170.
-
[44]
Lettre à l’abbé van Hueck du 1er mai 1930.
-
[45]
Lettre à l’abbé Anton van Clee du 18 mars 1930.
-
[46]
JTP, 107,1946, p. 1.
-
[47]
JTP, 115,1947, p. 107-110.
-
[48]
Lettre du 26 novembre 1930.
-
[49]
JTP, 36,1934, p. 46-47.
-
[50]
JTP, 40,1934, p. 130.
-
[51]
Lettre du 2 mai 1936.
-
[52]
Lettres du 22 novembre 1931 et du 19 octobre 1933.
-
[53]
JTP, 26,1933, p. 71.
-
[54]
Lettre du 2 juin 1930.
-
[55]
Lettre de Brochet à Babler du 18 janvier 1931.
-
[56]
Kuret écrit à Brochet sur la revue dans sa lettre du 28 juillet 1934. Il contribue par des notes sur son mouvement dans JTP, 88,1939, p. 136-40. Une biographie de cet ethnographe de renom se trouve sur le site Internet http ://isn.2rc-sazu.si.
-
[57]
Lettre du 18 février 1935.
-
[58]
Le Jeu retrouvé, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1943.
-
[59]
Nos Spectacles, 72,1939, p. 14.
-
[60]
Propos reproduits dans JTP, 27,1933, p. 83.
-
[61]
Lettre du 6 septembre 1934.
-
[62]
Lettre du 17 septembre 1935.
-
[63]
Cette histoire est racontée dans le livre de Jacques Ducrot et André Fonnet, Quand les amateurs entrent en scène : une histoire du théâtre amateur 1907-1997, Fédération Nationale des Compagnies de Théâtre et d’Animation, s.d.
-
[64]
Lettre du 12 décembre 1934.
-
[65]
JTP, 38,1934, p. 84-85. Brochet publie un sommaire des textes qui ont paru dans Ljudski Oder (JTP, 88,1939, p. 138-140).
-
[66]
Lettre du 20 mars 1935.
-
[67]
Les traducteurs sont cette fois Jerónimo del Rey et Jorge Mejía.
-
[68]
Lettres à Brochet de Pompeu Casanovas des 13 janvier et 6 février 1935.
-
[69]
Colmar, Impr. Alsatia, 1958.
-
[70]
JTP, 145,1952, p. 96-104.
-
[71]
Lettre du 5 mai 1939.
-
[72]
Lettre de Manegat à Brochet du 12 mai 1941 et du 9 juin 1941, et lettre à Manegat de Brochet du 23 juillet 1941.
-
[73]
JTP, 80,1938, p. 162-164.
-
[74]
JTP, 83,1938, p. 238.
-
[75]
Voir les lettres du Père Leclerc (20 janvier 1939) et du Père Hilaire (24 mars 1940).
-
[76]
Lettre du 25 juillet 1949.
-
[77]
Lettre du 18 novembre 1951.
-
[78]
JTP, 85,1939, p. 12.
-
[79]
Lettres du 12 mai et du 23 juillet 1941.
-
[80]
Lettre du 30 juin 1938.
-
[81]
Lettre du 24 mars 1940.
-
[82]
Lettre du 3 décembre 1951.
-
[83]
JTP, 1947, p. 203-204.
-
[84]
Lettre du 22 octobre 1934.
-
[85]
Lettre du frère Georges-Marie Bergerem du 24 juin 1933.
-
[86]
JTP, 21,1932, p. 132.
-
[87]
JTP, 115,1947, p. 107.
-
[88]
Expression relevée par Brochet dans JTP, 135,1950, p. 183.
-
[89]
JTP, 54 1935, p. 39-40.
-
[90]
Les propos qui suivent se trouvent dans JTP, 83,1938, p. 235-240.
-
[91]
L’Église et le Théâtre au Québec, p. 305.
-
[92]
Ibid., p. 294.
Le contexte
1Vers la fin du XIXe siècle en Europe, l’Église catholique apportait à la rigueur et à la sévérité dans le domaine de la morale personnelle et sociale un assouplissement qui reflétait mieux les conditions modernes, tout en adoptant une plus grande ouverture envers l’action dans le monde. Ce nouveau départ se concrétise par la première période d’Action catholique promue en 1891 dans l’encyclique du Pape Léon XIII, intitulée Rerum novarum, qui portait sur la condition des ouvriers.
2À la même époque, un mouvement général voit le jour dans le milieu de la littérature et de l’art qui entend renouveler la contribution de l’Église à la culture. Le recrutement d’artistes et d’intellectuels, nécessaire pour faire avancer cette intervention, se situe dans une perspective où l’Église perçoit un niveau élevé de déchristianisation sous l’impulsion des forces de la gauche montante et face à l’indifférence croissante des couches populaires envers la religion [1].
3Après des siècles, pendant lesquels le clergé considérait avec suspicion et hostilité la scène, surtout sous sa forme publique, certains catholiques commencent à identifier dans le théâtre un moyen d’atteindre les foules, soit dans un esprit de conserver les fidèles dans la foi, soit dans un but d’évangéliser ceux qui l’avaient abandonnée. En France surtout, cette renaissance s’accompagne d’une vague de conversions parmi les artistes et les intellectuels, dont la plus spectaculaire dans le domaine du théâtre s’avère celle de Paul Claudel en 1886 [2]. Henri Ghéon, qui retourne à la religion en 1915, consacre une partie considérable de sa vie artistique à la rénovation du théâtre catholique à tous les niveaux [3].
4En effet, les ambitions des partisans de cette rénovation visaient à rien de moins qu’à une réforme totale du théâtre à partir d’un théâtre catholique exemplaire, réforme qui reposait sur une sévère critique du théâtre « régulier » ou du théâtre « tout court », en particulier de son répertoire qui s’adresse aux plus bas instincts des spectateurs dans le portrait de l’amour charnel, de l’adultère et, plus généralement, de tous les sentiments qui ridiculisent ou qui bafouent les valeurs chrétiennes. En France, Jacques Copeau, converti en 1925, confortait les thèses des commentateurs catholiques en s’élevant contre la commercialisation ou le « mercantilisme » du « théâtre de boulevard », terme générique adopté pour désigner tout ce qui tendait à faire du théâtre un foyer de corruption.
5Une description typique des principales caractéristiques de ce théâtre se trouve dans les paroles du dominicain Ferdinand-Antonin Vuillermet :
La passion prime la conscience, le vice y insulte la vertu, le corps y triomphe de l’âme, la sensation y remplace le devoir, l’amour du bien y est tenu pour une sottise et une naïveté […]. Et tout cela dépasse en licence, en audace, en lascivité ce qu’on jouait il y a trente ou quarante ans. [4]
7Les commentateurs catholiques, surtout en France et en Autriche, avaient espéré que l’ambiance patriotique promue pendant la Première Guerre mondiale engendrerait un renouveau moral qui verrait disparaître le mauvais répertoire de la scène publique [5]. La fin du conflit ne conforte nullement ces aspirations. La lutte continue.
8Pour que le théâtre remplisse le rôle idéologique qu’on lui confère, les réformateurs catholiques devaient résoudre un nombre de problèmes universellement présents dans tous les milieux nationaux qui s’y intéressaient.
9En premier lieu, il fallait transformer le goût des fidèles qui, trop souvent, manifestaient au niveau du théâtre de patronage le désir de voir copier le régime de la grande scène. À cet égard, et c’est le deuxième problème, on manquait d’un répertoire convenable aux catholiques. Un troisième problème réside au niveau matériel de la production artistique, dont les animateurs du théâtre de patronage se souciaient peu. Plus crucialement, les initiatives de la fin du XIXe et du début du XXe siècles sont en général le fait d’individus ou de sociétés auxquels manque l’infrastructure nécessaire à un véritable rayonnement national et, partant, international.
10La question de la création d’un théâtre catholique possède des dimensions européenne et mondiale, car les années 1920 et 1930 surtout voient la coïncidence d’efforts entre autres en France, en Italie, en Espagne, en Yougoslavie, au Canada et en Argentine. À plusieurs égards, l’influence exercée par l’exemple français sera probante. Par conséquent, nous nous appuyons le plus souvent sur l’information concernant les initiatives en Europe et au Canada contenue dans la correspondance d’Henri Brochet. figure importante qui paraîtra régulièrement dans ces pages, avec l’étranger [6]. Accessoirement, sa revue, Jeux, tréteaux et personnages (JTP), fournit de nombreux détails sur les activités du théâtre catholique dans le contexte le plus large.
11Avant tout, il s’agit dans cet article de décrire et d’analyser le milieu du théâtre catholique qui, à travers certaines initiatives, se reflète et se rassemble malgré sa dispersion géographique. Tous les éléments de ce milieu se conjuguent pour que les diverses nations retrouvent ou renforcent les valeurs religieuses.
Les sociétés
12Il est apparu assez rapidement que, si le théâtre catholique devait promouvoir la cause de l’Église selon ses moyens, il avait besoin d’organisations capables de motiver ses troupes. Dès avant la Première Guerre, des sociétés se constituent où prédomine l’activité en faveur de ce renouveau théâtral.
13En 1910, Émile Girardot crée l’Association théâtrale des Œuvres et Patronages catholiques, pour promouvoir l’apostolat par le théâtre dans les œuvres et patronages catholiques de France et des pays de langue française. La Première Guerre apporte la fin de cette initiative, et le même Girardot fonde en 1929 l’Association théâtrale des Œuvres catholiques d’éducation populaire (ATOCEP) qui représente les nombreuses scènes dans les paroisses et dans les diocèses. L’ATOCEP demeure la seule société d’amateurs catholique et ne disparaît que lorsque la Fédération catholique du Théâtre d’amateurs français (FéCTAF), qui lui succède en 1950, fusionne en 1975 avec une société laïque. Au cours des années 1930, l’ATOCEP participe à la Fédération internationale des sociétés théâtrales d’amateurs (FISTA), groupement laïc qui compte Gabriel Enault, éditeur de pièces de théâtre religieuses, parmi les membres de son conseil d’administration.
14D’une façon similaire, la Belgique commence à s’organiser dès avant la Première Guerre Mondiale. Selon Lucien Beekeman, les groupements catholiques en Flandre émergent de la « cellule initiale » que constitue l’Algemeene Tooneelboekerij, qu’accompagnent l’Algemeene Katholieck Vlaamsch Tooneelboekbond et la Katholieck Vlaamsche Tooneelcentrale. Après 1918, la fédération du Katholiek Tooneelverbond entre en lice face à deux autres fédérations, le National Tooneelverbond de tendance libérale et le Socialistisch Tooneelverbond [7]. À cause de la question linguistique, la situation se trouve particulièrement crispée en Flandre, de sorte que la cause catholique va souvent de pair avec la cause dite « flamingante »
15Les sociétés catholiques interviennent assez tôt dans les pays d’expression allemande. En Autriche, le Leo-Gesellschaft, fondé en 1891, souhaitait combattre la décadence de la culture libérale et toutes les formes de commercialisation. La vie de cette société est pourtant de courte durée, cessant ses activités en 1898 [8]. Le mouvement Laienspiel, inspiré par l’expérience de la Première Guerre, entendait promouvoir un théâtre populaire qui répandrait le patriotisme et les idées catholiques, et qui renforcerait la solidarité par la peinture des images héroïques du passé. Ce mouvement, actif depuis 1900 jusqu’en 1938, devait recruter de nombreux jeunes pour sa cause, et concevait le théâtre comme un moyen d’évangélisation dans un contexte hautement politique. Le mouvement bénéficiait du soutien du Kunststelle für christliche Volksbildung, organisé par le Katholischer Volksbund.
16À Vienne, Rudolf Sobotka et Adolf Innerkofler créent en 1913 le Christlichdeutsche Volksbühne, organisation qui surveillait l’orthodoxie doctrinale et la qualité artistique du Laienspiel, auquel il donnait une direction claire. Cette organisation restait toujours très active pendant les années 1930. Toutes ces sociétés reposaient sur la formation dans les paroisses de « Jugend- et Jünglingsvereine », les équivalents des patronages en France et des patronats en Belgique [9].
17En 1919, le Deutscher Bühnenvolksbund, basé à Berlin, fournissait un autre modèle d’organisation, publiant des textes convenables aux catholiques et une brochure technique destinée aux comédiens [10]. Cette société d’acteurs cherchait à rendre disponibles et accessibles au peuple une culture et un théâtre qui affermissaient les valeurs chrétiennes et nationalistes [11].
18En 1932, il existait en Italie une Société des Auteurs catholiques et une Société des Amis du Théâtre chrétien [12]. Pour la période d’après 1945, le journaliste Guido Guarda donne aux lecteurs de Jeux, tréteaux et person nages des nouvelles d’un Centre catholique théâtral et d’un Institut du Drame sacré. Le Centre devait « encourager un très vaste mouvement de reconstruction et d’avant-garde pour que le théâtre populaire italien retrouve son ancienne tradition », surtout par des représentations liturgiques [13].
19En 1947, Brochet a établi un contact avec deux associations anglaises, la « Religious Drama Society » et « Drama Christi » [14].
Les troupes
20En général, ce sont les troupes d’amateurs qui, dans le théâtre catholique, doivent maintenir la cause de l’Église dans un monde de plus en plus indifférent sinon hostile à la religion. Deux problèmes se présentent. Premièrement, le théâtre de patronage, si discrédité même et surtout par les catholiques soucieux de voir représenter intelligemment leurs valeurs, et qui constitue la forme la plus fréquente et la plus répandue du théâtre chrétien, manifeste un piètre niveau artistique. Deuxièmement, ce théâtre, dans l’ensemble passe-temps des enfants ou des adolescents, a très peu d’impact en dehors du lieu où il se joue.
21Il devient donc évident qu’une autre sorte de troupe catholique doit s’imposer. Dans le monde francophone des amateurs, deux groupements devaient exercer une influence profonde. En 1924-1925, Henri Ghéon lance ses Compagnons de Notre-Dame qui serviraient de modèle sur les plans de l’organisation et de l’engagement artistique. Ghéon rédige à l’usage de ses comédiens et de ses comédiennes un « Règlement intérieur » qui précisait les exigences de travail et l’esprit religieux de la troupe [15]. Tous les participants y souscrivent inconditionnellement.
22Reliant les origines des Compagnons avec le programme idéologique du théâtre catholique, Ghéon explique que sa troupe est née
[d]u désir de faire connaître au grand public l’effort obscur qui se poursuit depuis quatre ans sur les scènes modestes de nos paroisses de France et qui tend à ressusciter, à régénérer en esprit de foi, l’art dramatique national, détaché depuis plusieurs siècles du tronc médiéval, chrétien et populaire sur lequel il est enté. [16]
24Ainsi, leurs efforts représenteront mieux l’image de la France profondément chrétienne, perdue de vue depuis la Séparation.
25L’intention apologétique ne doit nullement faire obstacle à l’aspect artistique. Certes, il faut réveiller les âmes au christianisme par le théâtre, mais justement en créant un théâtre, c’est-à-dire « un instrument, une technique, un métier, c’est-à-dire un art » [17]. Ghéon confirme cette direction en mettant « la foi première dans l’intention, mais l’art premier dans l’exécution » [18].
26Après la dissolution définitive des Compagnons de Notre-Dame en 1931, Brochet fonde en 1932 les Compagnons de Jeux qui accentuent encore davantage la notion d’exemplarité. Fidèle à Ghéon, Brochet adopte le même Règlement intérieur que celui des Compagnons de Notre-Dame.
27Si le théâtre catholique voulait sortir de son obscurité et faire concurrence au théâtre régulier qui excluait carrément le répertoire chrétien, il devait s’installer à Paris dans un lieu fixe. Les Compagnons de Notre-Dame démarrent au Théâtre du Vieux-Colombier, prêté par Copeau, et Brochet commence par installer sa troupe dans des locaux au 9 rue Falguière dans le 15e arrondissement. Ces aspirations parisiennes seront cruellement déçues, les deux troupes étant obligées de trouver d’autres théâtres peu après leurs débuts.
28Dans la Belgique wallonne, Les Compagnons de Saint-Lambert s’inspirent de l’exemple des Compagnons de Notre-Dame en se réunissant en 1925 après la participation de Ghéon, l’année précédente, aux célébrations à Liège du VIe centenaire de la canonisation de saint Thomas d’Aquin, pour lesquelles Ghéon avait composé Le Triomphe de Saint Thomas. Ils n’hésitent pas à adopter un Règlement intérieur qui traduit plus ou moins exactement l’esprit de celui de Ghéon [19]. Ils se rendent aussi solidaires du programme de rénovation du théâtre catholique, en bannissant le répertoire le plus fréquemment joué sur les théâtres professionnels, proposant une « œuvre de culture » et un théâtre de qualité pour le peuple [20].
29L’initiative la plus importante en Belgique demeure la création du Vlaamsche Volkstooneel (VVT), c’est-à-dire le théâtre flamand populaire, en 1920. Ce théâtre catholique se distingue de la plupart des groupements considérés dans cet article pour un nombre de raisons particulières. En premier lieu, il se compose de professionnels de la scène. En deuxième lieu, il s’attelle à la cause « flamingante », surtout en ce qui concerne la question linguistique. Son premier directeur, Jan Oscar De Gruyter, ambitionnait de « relever le niveau culturel des masses flamandes en les dotant d’un néerlandais souple et naturel » [21]. Le VVT s’accordait donc une mission identitaire qui dépassait le simple catholicisme.
30Au Canada, Les Compagnons de Saint-Laurent, fondés par le Père Émile Legault, reprennent le modèle des Compagnons de Notre-Dame et des Compagnons de Jeux. Leurs activités, dont la durée s’étend de 1937 à 1952, progressent à l’aide de facilités qui feraient envie à maintes troupes françaises : selon le jésuite canadien, Eugène Poirier, ils disposaient d’une salle spacieuse, moderne, accueillante, et d’un budget, semble-t-il, assuré [22]. Le Père Legault fustige le « mercantilisme » du théâtre professionnel, expliquant que le travail de ses Compagnons vise à « un théâtre poétique, populaire, spiritualiste, présenté dans une rigueur esthétique, au milieu d’un climat chrétien » [23].
31Au cours des années, les Compagnons de Saint-Laurent ne se limitent pas à un répertoire exclusivement religieux. Par exemple, les Compagnons collaborent avec le chanteur et militant politique Félix Leclerc [24]. Le Père Hilaire, correspondant régulier de Brochet après 1945, considère que la troupe qui, en 1948, ne jouait plus que des pièces profanes, se trouvait en 1950, toujours sous la direction du Père Legault, « pratiquement laïcisé[e] d’esprit ». Ils ont même provoqué l’indignation chez les fidèles en ne songeant pas à monter une pièce sur Marguerite Bourgeois, fondatrice française de la Congrégation de Notre-Dame de Montréal au moment de sa canonisation [25]. Cette évolution a pourtant permis aux Compagnons de Saint-Laurent de jouer un rôle important dans la formation des comédiens pour la scène canadienne en dehors de tout contexte religieux.
32Il ne faut pourtant pas confondre les Compagnons de Saint-Laurent avec tout le théâtre catholique au Canada. Selon le Père Hilaire, le Père Legault restait même indifférent à tout ce qui ne le concernait pas directement [26]. En particulier, de l’avis du Père Poirier, il ne valorisait pas à leur juste mesure les efforts théâtraux des Jésuites qui ont lancé dès 1922 le développement du théâtre chrétien en jouant les pièces de Ghéon dans les collèges [27].
33Aucune histoire du théâtre au Canada, aussi sommaire qu’elle soit, ne saurait ignorer l’œuvre du Père Gustave Lamarche qui avait projeté de former une troupe sous le nom des « Paraboliers du Roi » [28]. Dramaturge, il travaille au théâtre à partir de son collège à Joliette. Gustave Lamarche n’a pas accompagné en France son frère, Antonin, également engagé dans le théâtre, qui a reçu avec le Père Houle une bourse pour étudier le théâtre des amateurs catholiques en association avec les Compagnons de Jeux [29].
34Une dernière mention d’initiative au Canada : la troupe des « Comédiens de la Nef », animée par le futur comédien Pierre Boucher est fondée en 1945. Installant son théâtre dans une église anglicane désaffectée, ce groupement s’inspire manifestement de l’expérience des Compagnons de Jeux, y compris de leur Règlement intérieur [30].
35La création de troupes d’amateurs catholiques inspirés ou non par les deux groupements de Compagnons français, se reproduit en plusieurs pays européens. L’Espagne prend sa place grâce aux efforts de Lluís Masriera, connu principalement pour son œuvre d’orfèvre. Scénographe et dramaturge, il a peut-être découvert Ghéon et Brochet au cours de leur tournée à Barcelone en 1927. Sa troupe, fondée en 1930, porte le titre « Companya Belluguet », qui, soutenue par une société de 400 abonnés, jouera un répertoire de qualité artistique et de morale chrétienne. Masriera appelle les amateurs à se fédérer pour lutter plus efficacement contre le cinéma et la commercialisation [31].
36Il est probable que, comme pour beaucoup d’autres initiatives de ce genre, les conditions politiques ont joué un rôle : Masriera ne témoigne d’aucune tendresse pour la nouvelle république espagnole, surtout dans les domaines de l’enseignement national et de la politique de la famille, éléments tout à fait familiers aux catholiques en France [32].
37Par contre, la motivation politique de la création en 1941 du « Théâtre des Cadets », appartenant aux Jeunesses de la Phalange (Frente de Juventudes) est on ne peut plus claire. Leur directeur, Luís G. Manegat, aussi sous-directeur du journal Noticiero Universal de Barcelone, avait déjà établi des contacts avec Brochet en 1930. Ce Théâtre des Cadets de la Phalange, doté d’un caractère officiel, est chargé de poursuivre une campagne patriotique et chrétienne [33].
38Une troupe viennoise, sous la direction de Rudolf Sobotka, poursuit une carrière particulièrement active, se vantant d’avoir donné 2 700 représentations entre 1925 et 1933 [34]. Die Spilleute Gottes (« Les Acteurs de Dieu »), qui comptent dans leurs rangs des comédiens professionnels en situation de chômage, portent leur message sur la place publique. S’habillant dans la sacristie ou dans le chœur d’une église, ils jouent leur spectacle en plein air après la messe ou l’office. Un ou deux hérauts costumés signalent le début de la représentation au son de leurs instruments, attirant ainsi l’attention des fidèles ou des passants. Le spectacle, dont les recettes viennent de quêtes faites auprès du public, se termine par un chœur religieux [35].
39Prédominait chez les amateurs allemands et autrichiens un caractère non seulement chrétien mais aussi « völkisch », qui tendait à promouvoir un nationalisme fondé sur la notion de Blut und Boden [36]. Ce nationalisme s’allie à un conservatisme, voire à une réaction politique qui s’oppose au cosmopolitisme associé à la présence des juifs dans la culture nationale. L’exemple de Max Reinhardt, qui refusait toute direction idéologique à son propre théâtre, prouve que l’on recevait mal l’intervention d’un juif dans le domaine de l’héritage chrétien. Sa mise en scène à Berlin en 1914 de la légende chrétienne du Moyen Âge, Das Mirakel, provoque la colère de maints catholiques qui protestent contre l’exploitation commerciale des choses religieuses et contre la représentation de certains aspects de la foi et de la pratique catholiques [37].
40En Yougoslavie, l’évolution du théâtre catholique se heurte aux actions de régimes peu amènes envers le catholicisme. Niko Kuret, qui, selon son propre aveu, a introduit le théâtre chrétien en Slovénie [38], perd son poste de professeur de français à cause de son orientation religieuse en 1934 [39]. L’initiative de Kuret entend retrouver les origines du théâtre populaire slovène dans les mystères de la Passion et dans le théâtre paysan carinthique créé par le poète paysan André Suster-Drabosnjak (1768-1825). Depuis 1890, toutes les paroisses de la Slovénie, selon Kuret un pays profondément catholique, voient fleurir des organisations de culture populaire. Il est intéressant que, en même temps que l’inspiration qu’il tire du théâtre chrétien de la France à partir des Compagnons de Notre-Dame et des Compagnons de Jeux, le réveil du mouvement slovène soit tombé sous l’influence du mouvement de jeunesse allemande et du Bühnenvolksbund [40].
41Le potentiel réunificateur du théâtre catholique se montre parfois de façon insolite. En 1951, Adolfo Sauze dirige une troupe, le Tablado de nuestra Señora de Buenos-Aires, qui a adopté le Règlement intérieur. Pendant l’une de ses tournées, la troupe a joué dans la ville de Mendoza devant la veuve de Stanislavski, qui y avait créé une école dramatique [41].
Les revues
42Si l’Église devait bénéficier pleinement de la contribution à sa cause venant du théâtre catholique, on ne saurait négliger les troupes qui servent les patronages au niveau local de la paroisse. Partout en Europe, les partisans du théâtre chrétien croient essentiel de développer l’esprit de qualité chez les amateurs pour tout ce qui concerne la réalisation d’un spectacle, jusque dans ses moindres détails. Cette information pratique sera diffusée aux amateurs catholiques par des revues qui s’adressent spécifiquement à eux. Les mêmes problèmes qu’affrontent les mouvements de théâtre catholique conduisent universellement aux mêmes solutions.
43En 1910, La Belgique montre la voie avec la publication de Tooneelgids sous la direction de l’abbé Bernaerts, revue qui se consacre précisément aux aspects techniques de la scène. Grâce à son intervention, la qualité des troupes des paroisses, des cercles de jeunes filles et des « dramatiques » des collèges libres s’était significativement améliorée [42]. Le premier numéro de La Scène catholique, l’équivalent d’expression française de Tooneelgids, paraît en janvier 1928, se décrivant comme une revue « d’esthétique et de documentation théâtrales ». Après la Deuxième Guerre, le Père Jozef Boon, grand animateur du théâtre catholique belge, publie De Graal, revue qui représente Opbouwen (« Rebâtir »), le nom qu’il donne à son mouvement de renouveau théâtral après la victoire des Alliés.
44Les périodiques autrichiens du même genre incluent Der Kunstgarten, organe catholique du Kunststelle qui instituait en 1923 une section intitulée « Vereinskunst », et l’Archiv für Praesides, publication cléricale du Katholischer Volksbund, qui donnait des résumés de pièces, des détails d’exigences techniques, et une cotation des pièces non seulement selon leurs valeurs religieuses, morales ou patriotiques mais aussi selon leurs qualités littéraires [43].
45En France, Nos Spectacles devient en 1932 l’organe officiel de l’ATO-CEP. L’équipe éditoriale et les contributeurs mettent beaucoup l’accent sur le besoin absolu d’améliorer le théâtre de patronage en donnant des conseils sur tous les aspects pratiques du théâtre dans le cadre de sa mission apostolique. Comme dans l’Archiv für Praesides en Autriche, les pièces sont cotées selon leur difficulté technique et leur valeur spirituelle. La revue veille également à ce que les paroisses s’intègrent au système général en suivant les règles concernant les droits d’auteurs et les autorisations. L’ATO-CEP négocie des réductions et des exemptions pour les troupes qui adhèrent à l’association.
46Indépendant de toute association, Henri Brochet crée en octobre 1930 sa revue, Jeux, tréteaux et personnages. Le premier numéro contient une lettre de soutien de Jacques Copeau qui félicite Brochet de son « initiative si opportune, si nécessaire ». La revue entend donner une esthétique et une culture à tous les amateurs, catholiques ou non, bien que l’orientation de Jeux prenne un caractère plus nettement confessionnel à partir de janvier 1932. Pourtant, Brochet se tient délibérément à l’écart du théâtre de patronage.
47Brochet proposait que Jeux constitue un point de ralliement à l’échelle internationale, ainsi qu’il l’explique à ses confrères belges. La revue servira « tout ce qui se fait dans les théâtres réguliers de France et de l’étranger » [44], et maintiendra des relations avec « tous les groupes étrangers qui poursuivent hors de France le même but que nous » [45]. En 1946, Brochet renforce le caractère international de Jeux en en faisant « l’organe de toutes les compagnies qui, directement ou indirectement, se réclament de l’exemple ou du patronage d’Henri Ghéon », et cela de tous les pays, y compris la Yougoslavie [46]. Jeux portera désormais le sous-titre « Revue internationale de théâtre ». Brochet se vante également d’avoir « une rédaction » en Italie aux soins de Guido Guarda [47].
48Alors que Brochet entre certes en collaboration avec des individus qui lui écrivent de leur propre initiative, son programme dépend jusqu’à un certain point de ses collègues belges, dont les revues précèdent la sienne. Il n’hésite pas à demander les adresses de collaborateurs européens potentiels à Gaston Pulings, membre de l’équipe éditoriale de La Scène catholique.
49Le contact avec les Belges restera en fait le plus établi et le plus régulier. Entre autres, Anton Van de Velde, dernier directeur du Vlaamsche Volkstooneel, et le Père Boon envoient à Jeux des descriptions ou des photos de leurs mises en scène. L’abbé Alois de Maeyer fait le recensement des revues théâtrales d’expression néerlandaise en Flandre et en Hollande que Brochet publie dans presque chaque numéro de Jeux.
50En effet, c’est par la correspondance avec l’étranger et par Jeux que nous apprenons l’existence d’autres entreprises dans le domaine des revues. Par exemple, l’ecclésiastique italien, Dom Mario Busti, annonce à Brochet en 1930 son intention de lancer I Quaderni dal Teatro Cristiano [48]. Jeux note en 1934 l’existence d’une autre revue italienne, Scene e Controscene, revue mensuelle du théâtre catholique publiée à Turin [49]. Également en 1934, Brochet apprend à ses lecteurs que le journaliste Carlo Trabucco avait fondé Proscenio, rivista del teatro, dont le premier numéro était paru en janvier 1933. Cette revue était avant tout soucieuse de « son rôle d’informatrice et de formatrice » [50]. En 1936, Trabucco écrit de Padoue sous l’en-tête, Controcorriente, rivista teatrale di rinnovamento [51].
51De la part de Brochet, l’abbé Alois de Maeyer demande en 1931 un service d’échange avec le Tooneelgids hollandais « qui vient d’embrasser la voie nouvelle ». De Maeyer parle aussi à propos d’une fusion de Tooneelgids (Hollande) avec Katholiek Tooneel (Haarlem) [52]. Le directeur de Tooneelgids, Kees Speerings, devait jouer un rôle important dans la traduction en néerlandais des pièces de Brochet et de Ghéon.
52Brochet signale dans Jeux l’existence du périodique El Matí, dirigé par J. R. Rafols, un autre de ses correspondants [53]. Le pasteur Joseph Hurt fait connaître à Brochet la revue Jonghémecht au Luxembourg [54], qui se décrit comme « Zeitschrift für Heimatliches Theater » et qui a paru entre 1926 et 1940. Ainsi, Brochet ratisse large. Il cherche un service d’échange avec la revue tchèque Nezavista Scena, dirigée par Otto Babler, traducteur d’une certaine réputation, qui s’était intéressé à une de ses pièces [55].
53L’effort de renouvellement du théâtre catholique mené par Niko Kuret est étayé par la production d’une revue qui s’intitule Lyudski Oder (« La Scène populaire »), également le titre de son mouvement théâtral. La revue paraît entre 1934 et 1940 pour coordonner la lutte contre la médiocrité du théâtre de patronage et de son répertoire [56]. Notons que le Père Boon a fourni un article à Lyudski Oder mais félicite Brochet d’avoir fait connaître l’effort yougoslave : « j’ai montré dans cette revue comment c’est votre action et votre revue qui fait que le théâtre catholique va son chemin à travers toute l’Europe » [57].
54Outre-Atlantique, la création des Compagnons de Saint-Laurent en 1937 est suivie en 1938 de la parution de Mes Fiches, cahiers dirigés par Le Père Legault. En 1945, le rédacteur en chef est Louis-Marcel Raymond, auteur d’un livre qui fait état de la contribution du théâtre catholique au théâtre en général [58].
55Sur le plan financier, les revues de théâtre catholique mènent une existence précaire. Commentant le manque d’abonnés, Henri Brochet confie à Nos Spectacles que « Jeux, tréteaux et personnages vit difficilement en France » [59]. Jeux a rarement atteint les cinq cents. Mario Busti, connaissant les difficultés de Jeux en 1932, déclare dans I Quaderni que la France « n’a pas le temps de s’occuper des problèmes de spiritualité et de goût qui touchent l’art dramatique de nos scènes d’amateurs… Nos amis de France sont en pleine crise ». Il voit là un avertissement : « pour nous, en Italie, il ne doit pas en être ainsi […] : nos scènes seront un lieu d’action chrétienne par le théâtre ou elles mourront dans le balbutiement et la stérilité ». La situation se présente comme d’autant plus dangereuse que les ennemis de la religion se servent du théâtre comme d’un puissant moyen de propagande : « Pendant ce temps nous éparpillons nos forces en pure perte » [60]. On ne trouve plus I Quaderni après 1932, et l’année 1933 voit la disparition de la revue Proscenio de Carlo Trabucco.
56Ailleurs, la vie des revues se révèle tout aussi instable. Niko Kuret éprouve les mêmes problèmes d’argent et d’abonnés, ainsi que son ami Rabadan en Croatie [61]. L’abbé de Maeyer informe Brochet que, en Hollande, Katholiek Tooneel va cesser de paraître à cause de l’absence d’abonnements et de la défection de ses contributeurs. Les lecteurs semblent avoir cherché l’enseignement de quelques « trucs » ou de quelques facilités plutôt que des directives spirituelles et artistiques [62]. Ce périodique meurt en 1937.
57La revue qui réussit à survivre le plus longtemps, de 1932 à 1975, avec la seule interruption de la guerre, est Nos Spectacles. Certainement, l’étroite alliance de la revue avec l’ATOCEP et avec l’association qui lui succède en 1950, la Fédération catholique du Théâtre d’amateurs français (FéCTAF) ainsi que l’adhésion des nombreuses scènes de patronage partout en France qui dépendaient de ses services lui ont-elles assuré sa vie. L’équipe éditoriale a donné une orientation et une fonction très claires à un organe qui s’adressait d’une façon très précise à une communauté d’amateurs qu’elle connaît intimement. Les pressions d’une autre époque obligent Nos Spectacles à fusionner avec une revue d’amateurs laïque [63].
Le répertoire à la page et sur la scène
58Dans le milieu du théâtre catholique, le sujet le plus débattu est celui du répertoire. Les exigences se révèlent multiples. Notamment, il fallait produire des pièces convenables à un public catholique qui proposaient un message sans embrasser la forme rebutante de pièces à thèse. En même temps, les troupes de paroisse et de patronage, qui ne disposaient pas de très riches moyens matériels ou humains, devaient pouvoir monter et jouer ce répertoire.
59C’est dans le domaine du répertoire que les apports français au théâtre catholique se révèlent les plus probants, créant ainsi un point de mire dans un milieu autrement dispersé. Au cours des années 1920-1930, Henri Ghéon émerge comme l’auteur le plus joué du répertoire chrétien en français ou en traduction. Il ambitionnait de voir consacrer une pièce à tous les saints patrons des paroisses de France. Henri Brochet le suit de près comme un auteur qui exerce une influence importante sur le répertoire en Europe et au Canada. Certes, d’autres auteurs ont contribué au répertoire chrétien en France. Mais Jacques Debout, animateur du groupement Art et Foi et dramaturge catholique important, ne figure pas une seule fois dans les catalogues des bibliothèques nationales de Hollande ou de Belgique.
60L’instauration de collections constituait un moyen de faire connaître le répertoire chrétien. En France, Debout publie une « Collection de théâtre chrétien », associé à sa revue Les Cahiers catholiques, qu’il ne faut pas confondre avec la « Collection du théâtre chrétien » que lance Ghéon chez l’éditeur André Blot. L’une des fonctions de Jeux, tréteaux et personnages était de publier des textes, pour la plupart ceux de Ghéon et de Brochet lui-même, surtout après juin 1936 lorsque Blot n’accepte plus de nouvelles pièces dans les circonstances économiques de l’époque. Aux débuts de Jeux, Brochet publie des extraits ou des textes intégraux des auteurs belges, Félix Timmermans et Michel de Ghelderode.
61La pratique des collections de théâtre chrétien gagne les autres pays d’Europe. Kuret suit Brochet en publiant des textes dans Lyudski Oder, entreprise tout à fait personnelle et non subventionnée [64]. Toujours en Yougoslavie, Brochet rapporte qu’à Zagreb « un mouvement se dessine en faveur du théâtre chrétien », sous l’impulsion du professeur Vojmil Rabadan. Sa « collection de Saint Genès le comédien » se composera de traductions du répertoire français, de mystères croates du moyen âge et d’œuvres modernes « locales ou étrangères » [65]. Une lettre de Pologne au nom de la « Ksiegarnia i Drukarnia Katolicka S.A. » demande à Brochet s’il accepterait que des traductions de ses œuvres figurent dans une « bibliothèque de pièces de théâtre » sous les auspices de la Curie épiscopale [66].
62De la même façon, l’Église catholique en Hollande, par le truchement d’une commission interdiocésaine, autorise les pièces que les troupes peuvent jouer. La collection, Tooneelfonds Ons Leekenspel, est dirigée par Anton Sweers. Le Père Boon est responsable d’une série importante de textes de théâtre, groupant les meilleures œuvres flamandes ou étrangères, qui, en 1945, avait atteint 50 volumes.
63Grâce à la disponibilité des catalogues en ligne des bibliothèques nationales, nous pouvons constater avec précision le nombre de traductions de textes français dans les diverses langues européennes. On note en Belgique plusieurs éditions des pièces de Ghéon en néerlandais à partir des années 1920, dont Le Noël sur la place, Le Mystère de l’Invention de la Croix et Les Trois Sagesses du Vieux Wang. Toujours en Belgique, un nombre de pièces de Brochet reçoivent aussi des traductions néerlandaises, dont les premières datent de 1926-1927.
64Une des premières pièces de Ghéon pour le théâtre catholique, Le Mort à cheval, bénéficie d’une traduction hollandaise en 1923. Une traduction catalane de la même œuvre paraît en 1933, tandis qu’une édition en espagnol du Triomphe de Saint Thomas d’Aquin a été publiée à Buenos Aires en 1943 [67].
65En Allemagne, les œuvres de Ghéon sont connues dès 1925 par la traduction de Saint Maurice ou l’obéissance de Karl Fry. En 1933, paraît l’une des pièces les plus populaires de Ghéon, Le Noël sur la place, en une version de Ignaz Gentges. Ces traductions sont accueillies par la maison d’édition du Bühnenvolksbund. Quelques pièces de Ghéon reparaissent dans le texte allemand en 1955 et 1965. Brochet, également dans des versions de Ignaz Gentges, n’est pas moins suivi au Bühnenvolksbundverlag. Le Jardinier qui eut peur de la mort y paraît en 1932.
66En fait, Brochet est activement sollicité pour des traductions de son théâtre. La maison d’édition intitulée Cultura Cristiana, appartenant à l’Academia Católica de Sabadell (Catalogne), s’intéresse aux Chiens qui ont des puces et à la pièce intitulée On a deux pieds pour marcher [68]. Pour sa collection Ons Leekenspel, L’Église catholique de Hollande fait contacter Brochet en vue de publier cinq ou six pièces qui commencent à paraître en 1935 et sont rééditées en 2002.
67Qu’en est-il de textes étrangers en langue française ? Le bilan s’avère moins positif. Par exemple, le Père Boon doit attendre 1958 avant qu’on ne traduise une seule de ses pièces, Le Message des trois épis [69]. On ne s’intéresse absolument pas au théâtre catholique yougoslave, et la Bibliothèque nationale de France ne contient aucune pièce en français du dramaturge autrichien, Richard von Kralik. Par contre, Brochet fait paraître dans Jeux des traductions de textes flamands et sa propre version de Sur le chemin de Bethléem, jeu de Noël d’Hubert Hasslinger, né à Vienne et, à partir de 1945, rédacteur en chef du journal, Der Spiegel [70].
68Les spectacles sur le terrain prouvent encore que l’expérience française contribue à la création d’un milieu exemplaire pour le théâtre catholique. Dès le début de la carrière de Ghéon, la réputation de ses pièces retentit en Europe. En Belgique, les groupements flamands et francophones le montent fréquemment, souvent devant des foules immenses, comme à Tancrémont en 1932.
69Ailleurs, on compte parmi les mises en scène de Brochet celle de Saint Félix et ses pommes de terre en 1930 à Milan. Un cercle dramatique animé par le Hollandais Frits Bouwmeester joue du Ghéon et du Brochet [71]. En pays non catholique, une troupe anglaise, les Worthing Players, monte trois pièces de Brochet en 1930, dont deux n’avaient pas encore été jouées en France.
70Le Théâtre des Cadets de la Phalange se donne pour mission la promotion de l’œuvre de Ghéon et de Brochet. Manegat monte une adaptation des Trois pains de Dieu de Brochet, qui remporte un succès qu’il considère important pour sa campagne patriotique et chrétienne. Brochet offre subséquemment d’écrire une pièce spécifiquement pour la troupe [72].
71Après la Belgique, la terre d’élection du répertoire chrétien de Ghéon et de Brochet demeure pourtant le Canada. En 1938, la visite de Ghéon au Québec, organisée par le Père Legault et ses Compagnons de Saint-Laurent, constitue un événement capital dans la vie théâtrale de la province. Ghéon verra ses pièces représentées dans des circonstances successivement humbles et grandioses. Les étudiants du Scolasticat de l’Immaculée-Conception (Montréal) monteront Le Triomphe de Saint Thomas d’Aquin dont la réussite invite à une reprise sous la présidence du cardinal Villeneuve, archevêque de Québec [73]. Les Compagnons de Saint-Laurent prennent les rôles principaux du Mystère de la Messe devant 125 000 spectateurs à Québec [74].
72Dans les années 1930, on sépare rarement les noms de Ghéon et de Brochet, ce dernier jouissant pour sa propre part d’une certaine réputation au Canada, grâce à son œuvre théâtrale et à sa revue. En effet, Brochet semble avoir lui-même envisagé de visiter le Québec, extraordinairement jusqu’en 1940, lorsque Les Compagnons de Saint-Laurent lui auraient, paraît-il, réservé le rôle du Christ dans Le Mystère de la Messe [75].
73Brochet conserve son importance au Canada après la mort de Ghéon en 1944, car il constitue le seul lien entre le théâtre catholique des deux pays. Les revues le sollicitent souvent pour des articles et les ordres religieux pour des pièces. Le Père Hilaire l’assura que sa pièce au sujet de Saint Gérard serait prise au Canada où les Rédemptoristes étaient nombreux [76]. En 1951, le frère Bernadin, de la Maison provinciale des Frères de l’Instruction chrétienne, invite Brochet à écrire quelque chose sur le fondateur de son ordre, Jean-Marie de la Mennais [77].
74Dans une province où les traditions théâtrales, surtout dans les campagnes, souffraient d’un certain manque d’expertise, Jeux, tréteaux et personnages jouait un rôle important en incluant des indications de mises en scène avec la publication de textes, souvent agrémentés de photos et de dessins, que le Père Hilaire et d’autres semblent copier presque exactement. Brochet reçoit des louanges en particulier pour avoir mis l’accent sur l’aspect proprement dramatique du répertoire du théâtre chrétien [78].
75Un aspect de la production matérielle de textes religieux fait beaucoup travailler l’esprit des praticiens, l’existence de rôles masculins et féminins dans la même pièce. La mixité constitue une pierre d’achoppement dans des circonstances où le théâtre catholique se réalise dans des lieux étroitement surveillés par les autorités ecclésiastiques, comme dans les patronages ou les collèges. Certes les troupes indépendantes permettent un assouplissement des interdictions diocésaines, mais la mixité ne se généralisera pas dans un climat de moeurs religieuses conservatrices. Nos Spectacles lutte constamment contre ce que les éclairés jugent comme une absurdité artistique qui pose plus de problèmes qu’elle n’en résout, mais la revue se trouve sous l’obligation de composer avec la réalité. La situation ne s’améliore que dans les années 1950.
76Pour son Théâtre des Cadets de la Phalange, Lluís Manegat demande à Brochet des titres de Ghéon pour hommes seuls. Brochet précise que les pièces de son ami ont toutes des rôles de femmes et ne conviennent donc pas à la troupe des Cadets [79].
77Les Canadiens insistent aussi sur la restriction des rôles au sexe masculin. Le Père Poirier constate les difficultés posées par la non-mixité en ce qui concerne les pièces de théâtre missionnaire [80]. Pour faire jouer la Béatrice, miracle de Notre-Dame de Brochet par un groupe de jeunes filles, le Père Hilaire demande à Brochet de suggérer des modifications, car les deux rôles d’hommes l’« embêtent ». Il avance que le travestissement d’homme en femme s’avère plus facile que l’inverse. Serait-il donc possible de remplacer les rôles du Père Visitateur et du Père de Béatrice par des rôles féminins [81] ? Toujours au Québec, le frère Bernadin stipule que les personnages de la pièce au sujet du fondateur de son ordre doivent être exclusivement masculins [82].
78Brochet trouve inacceptable de modifier significativement un texte existant au nom de la non-mixité et ne décolère pas devant l’élimination des personnages féminins dans la mise en scène italienne du Comédien et la grâce en 1947. Guido Guarda a adapté le texte justement pour complaire aux autorités ecclésiastiques, ce que Brochet estime comme une « mutilation » [83].
79Carlo Trabucco impute même la disparition de sa revue Proscenio à la question de la non-mixité. Les revues pour les rôles masculins vivent bien, mais on considère que le théâtre mettant en scène des hommes et des femmes constitue une hérésie. Devant cette absurdité, le théâtre chrétien en Italie ne survivra pas [84].
Le bilan
80En Europe, l’évolution du catholicisme engendre un peu partout un renouvellement d’intérêt pour les choses littéraires en général et pour le théâtre en particulier. L’Église en vient à soutenir activement le théâtre catholique engagé. Un prêtre belge écrit à Brochet que son activité en France proposait l’antidote aux efforts des communistes et des ennemis de la religion catholique [85]. Puisque, dans l’ensemble, le théâtre régulier exclut les pièces chrétiennes — le théâtre de Claudel impressionne pour d’autres raisons — il incombe aux amateurs de maintenir et de propager les valeurs religieuses.
81Alors que dans beaucoup de pays une tradition indigène commence à apparaître et à s’ancrer dans la culture nationale, il n’en reste pas moins que la France fournit des exemples importants de troupes et d’auteurs. Brochet est fier de reproduire l’opinion de la revue I Quaderni dal teatro cristiano, selon laquelle le choix des textes de Ghéon et de Brochet que font les troupes aux concours internationaux « propose en exemple la qualité et l’ordre du théâtre catholique français » [86]. Guido Guarda regrette que le théâtre catholique en Italie n’ait pas conservé sa propre tradition du théâtre populaire, « tradition qui, au contraire, l’impose en France à l’attention et souvent à l’admiration du public profane ». Le « peuple fidèle » n’existe pas, sans doute « parce qu’il n’a jamais été suscité par un théâtre catholique ayant toutes les qualités nécessaires au succès souhaité (comme les Compagnons de Notre-Dame) » [87].
82Ces perceptions positives de la situation du théâtre catholique en France cachent néanmoins un paradoxe entre l’importance accordée à l’exemple français dans le milieu du théâtre catholique plus largement conçu et les réalisations de cet exemple sur le terrain. C’est à travers les rapports du théâtre catholique en France avec le Canada et avec la Belgique que ce paradoxe se révèle le plus percutant.
83Ghéon décrivait comme une « contradiction de silence » la réception en France du théâtre chrétien en dehors des paroisses et des patronages [88]. Brochet et Ghéon protestaient régulièrement contre le manque de soutien de leurs initiatives, surtout de la part de leurs coreligionnaires. Les Compagnons de Jeux jouaient généralement devant de maigres assistances, et la France ne pouvait rivaliser avec les spectacles en plein air montés par le Père Boon en Belgique ou par Anton Van de Velde en Hollande. En 1934 Brochet intitulait un article de Jeux « Belgique : Terre de notre joie et de notre consolation ». Informant ses lecteurs sur une mise en scène de Van de Velde en 1935 qui avait réuni 13 000 spectateurs à Eindhoven, Brochet ne peut que s’incliner : « Il faut que, nous qui menons en France le même dur combat, nous soyons fiers, fraternellement, de la réussite de Van de Velde » [89].
84Dans ces circonstances, si les praticiens du théâtre catholique dans les pays européens et au Canada tirent profit de l’exemple français, l’exemple des autres pays, qui empruntaient souvent à leur pratique et à leur répertoire avec un très grand succès, réconfortait Brochet et Ghéon. Nul n’est prophète en son pays.
85Cette situation explique le titre de la lettre-article que Ghéon envoie à Brochet, rédigée après son retour du Canada, « Nous avons semé au-delà des mers » [90]. Quant à la France, nos efforts obstinés sont méconnus à tel point que même dans le milieu chrétien on n’en parle absolument pas. Les Français restent trop attachés à un régime théâtral tout à fait à l’opposé des valeurs chrétiennes. Au Canada, c’est le contraire, car « le préjugé si fort chez nous, en faveur du théâtre bourgeois-réaliste qui sévit depuis un siècle, n’existe pas chez les Canadiens Français ». Ceux-ci refusent d’accepter le « répertoire courant de l’adultère, de la pièce dite de boulevard, des articles dits de Paris ». Les tournées n’attirent plus le public et aucune troupe canadienne ne réussit à faire passer des pièces « dont la peinture des mauvaises mœurs est l’objet principal ». Comme nous allons le voir, cette perception de l’état du théâtre canadien a sa part de vérité et sa part d’illusion.
86Jusqu’à la fin des années 1920, les autorités ecclésiastiques ne cessent d’avertir leurs ouailles contre l’effet néfaste de spectacles immoraux, ce qui semble plutôt suggérer l’affluence des catholiques dans les théâtres, surtout pour les tournées de troupes françaises dont le répertoire moralement « léger » déplaît sérieusement aux évêques. Pourtant, la crise économique des années 1930 modifie la situation, en ralentissant sensiblement l’activité théâtrale. Selon Laflamme et Tourangeau : « Le théâtre étranger surtout est en baisse chez le public qui s’éloigne des théâtres. Les troupes professionnelles de tournée, obligées de vivoter avec de maigres recettes, se font plus rares » [91]. On est loin de spectateurs catholiques qui, collectivement, n’ont soif que du spirituel selon le théâtre catholique. Il est clair que Ghéon décrit le public du Québec comme il aurait souhaité décrire le public en France : « Il faut en prendre son parti : le peuple canadien est un “peuple fidèle”. En France, nous cherchons à le rassembler, nous y parvenons petit à petit. Il est tout rassemblé au Canada ».
87Il est tout aussi clair que ses perceptions reposent sur des positions hautement politiques. À ses propres yeux, Ghéon apporte au Canada les valeurs que les catholiques québécois cherchent avidement à reconnaître en une France maintenant disparue. Le théâtre français tel qu’on le voit à Québec et à Montréal donne le mauvais exemple, selon Mgr Gauthier, évêque de Montréal, parce qu’on prend certains spectacles pour « le vrai visage de la France » [92]. Ghéon suggère qu’il a « fait figure d’ambassadeur » et qu’on l’a traité comme s’il incarnait « une tradition que les erreurs de notre politique ont pu momentanément obscurcir aux yeux de nos frères lointains ».
88Ghéon, représentant d’un courant catholique et nationaliste — il adhéra à l’Action Française pendant toute sa carrière littéraire — rêve d’une nation qui se réunisse autour de la France de Clovis et celle d’un Moyen Âge mythique, unanime dans son expression quotidienne de la religion. La communion proposée pour le théâtre entre un répertoire et un public chrétiens se trouve toute faite au Canada : « Il a lutté, plusieurs siècles durant, pour sa langue et sa religion ; il ne consent pas à les séparer ; parlez-lui français et chrétien, il vous écoute ».
89Par conséquent, Ghéon ne croit pas exagérer en affirmant que l’espoir du théâtre chrétien et du théâtre « tout court », « c’est nous et rien que nous : ce qui nous crée des devoirs redoutables ». Au lieu du silence qui l’attend en France, le Canada lui parle. L’effort qui est le sien
a creusé peu à peu dans une terre vierge des sillons et des galeries dont la longueur, la profondeur, la multiplicité m’ont confondu. N’aurions-nous obtenu un pareil résultat qu’au Canada français, ce qui n’est point, que nous n’aurions pas perdu notre peine.
91Au sein du mouvement en faveur du théâtre catholique en France dans ses rapports avec l’étranger, le paradoxe est donc frappant. Ghéon et Brochet en particulier aident à créer un milieu en Europe et au Canada où les divers éléments nationaux trouvent les mêmes problèmes et découvrent les mêmes solutions. Ghéon et Brochet fournissent beaucoup d’éléments à ces solutions. En même temps, ces deux amis et collaborateurs doivent avouer que, en France, la réussite n’a pas été au rendez-vous comme elle l’a été ailleurs, surtout en Belgique et au Québec. Les termes de l’affirmation de Ghéon que « [e]n travaillant pour la France, songeons donc que nous travaillons aussi pour la Nouvelle France » peuvent être invertis : « en travaillant pour la Nouvelle France, songeons donc que nous travaillons aussi pour la France ».
Notes
-
[1]
Voir en particulier Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, Paris, La Découverte – L’espace de l’histoire, 2004.
-
[2]
Voir le livre de Frédéric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholicisme en France 1885-1935, Paris, Éditions du CNRS, 1998.
-
[3]
Pour la France, voir notre livre, Le Théâtre catholique en France au XXe siècle, Paris, Éditions Honoré Champion, 2007.
-
[4]
Les Divertissements permis et les divertissements défendus, Paris, P. Lethielleux, 1925, p. 159.
-
[5]
Jean-Yves Le Naour traite de la situation en France dans son article, « La Première Guerre Mondiale et la régénération du théâtre », Revue d’histoire du théâtre, n° 211, 2001.
-
[6]
Cette correspondance se trouve dans le Fonds Henri Brochet de la Bibliothèque municipale d’Auxerre que nous sommes en train de classer.
-
[7]
Voir les extraits d’un article de Lucien Beekeman sur les organisations contemporaines de théâtre flamand reproduit du Lion de Flandre dans JTP, 5 1931, p. 169. Le Lion de Flandre est une publication de la Flandre française.
-
[8]
Judith Beniston, Welttheater : Hofmannstahl, Richard von Kralik, and the Revival of Catholic Drama in Austria, Leeds, William Maney and Son, 1998, p. 89-116.
-
[9]
Ibid., p. 166-171.
-
[10]
Ibid., p. 168.
-
[11]
Gisela Notz, « Klara Maria Fassbinder (1890-1974) and Women’s Peace Activities in the 1950s and 1960s », Journal of Women’s History, 133,2001.
-
[12]
JTP, 17,1932, p. 29-30.
-
[13]
JTP, 115,1947, p. 107-108.
-
[14]
JTP, 118,1947, p. 242-243.
-
[15]
Le Règlement intérieur est reproduit dans la Revue des Jeunes, 25 novembre 1924, p. 411-413.
-
[16]
Cité dans JTP, 108,1946, pp. 56-57.
-
[17]
Lettre d’Henri Ghéon à Brochet à l’occasion du dixième anniversaire des Compagnons, JTP, 47,1935, p. 58.
-
[18]
« Ce qu’est le groupe des Compagnons de Notre-Dame », brochure (Fonds Henri Brochet).
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[19]
Le Règlement intérieur et les statuts de la troupe belge sont reproduits dans Les Compagnons de Saint Lambert : Hommages à Henri Ghéon, documents réunis et présentés par le Père Paul Fasbender, Liège, La Pensée catholique, Éditions Soledi, s.d., p. 74-76 et p. 70-73 respectivement. Voir aussi J.-É. Fasbender, Les Compagnons de Saint-Lam-bert : Une expérience de théâtre amateur : Renaissance d’un théâtre chrétien en Belgique, Louvain, Université catholique de Louvain, 1977.
-
[20]
Les Compagnons de Saint Lambert, p. 59. Victor Martin-Schmets trace les relations plus générales de Ghéon avec le théâtre catholique en Belgique dans Henri Ghéon en Belgique, Bruxelles, Tropisme, 1994.
-
[21]
Roland Beyen, « Ghelderode et la troupe du Vlaamsche Volkstooneel », Revue de littérature comparée, n° 299,2001, p. 412.
-
[22]
Lettre du 3 janvier 1938. Voir Jacques Cotnam, « Henri Brochet et le Père Émile Legault, c.s.c : rencontre et correspondance », Tangence, n° 78, été 2005.
-
[23]
JTP, 107,1946, p. 10.
-
[24]
JTP, 114,1947, p. 56-58.
-
[25]
Lettre du 5 décembre 1950.
-
[26]
Lettre du 4 août 1947.
-
[27]
Lettre du 27 août 1938. Voir aussi les notes de Poirier sur cette histoire dans JTP, 84, 1938, p. 247-249.
-
[28]
Lettre à Brochet du 7 juillet 1939.
-
[29]
Nous renvoyons le lecteur au site Internet qui le dirigera au Répertoire numérique du fonds Gustave-Lamarche à la Bibliothèque nationale du Québec (www. banq. qc. ca).
-
[30]
JTP, 108,1946, p. 82.
-
[31]
JTP, 9,1931, p. 304.
-
[32]
Lettre du 14 octobre 1931. Pour la Belgique, voir Cécile Vanderpelen-Diagre, Écrire en Belgique sous le signe de Dieu : la littérature catholique belge de l’entre-deux-guerres, Bruxelles, Éditions Complexe, 2004.
-
[33]
Lettre du 12 mai 1941.
-
[34]
Beniston, Welttheater, p. 172.
-
[35]
JTP, 27,1933, p. 83.
-
[36]
Voir Beniston, Welttheater, p. 124-125 : sur les activités de Reinhardt, voir p. 137-146.
-
[37]
Les Archives de l’Archevêché de Paris possèdent une lettre d’un représentant de Max Reinhardt, sollicitant un rendez-vous pour exposer le projet d’un Jeu de Mystère, monté avec succès en collaboration avec les autorités ecclésiastiques à Salzbourg. Reinhardt doit quitter l’Allemagne en 1933 après avoir été exproprié de ses théâtres par les Nazis. Reinhardt émigre en 1934 aux États-Unis et la lettre à l’Archevêché est datée du 26 mars de cette même année.
-
[38]
Lettre à Brochet reçue le 28 juillet 1934.
-
[39]
Lettre du 12 décembre 1934.
-
[40]
JTP, 88 1939, p. 136-140.
-
[41]
JTP, 141,1951, p. 164.
-
[42]
Beekeman, « Le théâtre du peuple flamand », p. 170.
-
[43]
Beniston, Welttheater, p. 170.
-
[44]
Lettre à l’abbé van Hueck du 1er mai 1930.
-
[45]
Lettre à l’abbé Anton van Clee du 18 mars 1930.
-
[46]
JTP, 107,1946, p. 1.
-
[47]
JTP, 115,1947, p. 107-110.
-
[48]
Lettre du 26 novembre 1930.
-
[49]
JTP, 36,1934, p. 46-47.
-
[50]
JTP, 40,1934, p. 130.
-
[51]
Lettre du 2 mai 1936.
-
[52]
Lettres du 22 novembre 1931 et du 19 octobre 1933.
-
[53]
JTP, 26,1933, p. 71.
-
[54]
Lettre du 2 juin 1930.
-
[55]
Lettre de Brochet à Babler du 18 janvier 1931.
-
[56]
Kuret écrit à Brochet sur la revue dans sa lettre du 28 juillet 1934. Il contribue par des notes sur son mouvement dans JTP, 88,1939, p. 136-40. Une biographie de cet ethnographe de renom se trouve sur le site Internet http ://isn.2rc-sazu.si.
-
[57]
Lettre du 18 février 1935.
-
[58]
Le Jeu retrouvé, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1943.
-
[59]
Nos Spectacles, 72,1939, p. 14.
-
[60]
Propos reproduits dans JTP, 27,1933, p. 83.
-
[61]
Lettre du 6 septembre 1934.
-
[62]
Lettre du 17 septembre 1935.
-
[63]
Cette histoire est racontée dans le livre de Jacques Ducrot et André Fonnet, Quand les amateurs entrent en scène : une histoire du théâtre amateur 1907-1997, Fédération Nationale des Compagnies de Théâtre et d’Animation, s.d.
-
[64]
Lettre du 12 décembre 1934.
-
[65]
JTP, 38,1934, p. 84-85. Brochet publie un sommaire des textes qui ont paru dans Ljudski Oder (JTP, 88,1939, p. 138-140).
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[66]
Lettre du 20 mars 1935.
-
[67]
Les traducteurs sont cette fois Jerónimo del Rey et Jorge Mejía.
-
[68]
Lettres à Brochet de Pompeu Casanovas des 13 janvier et 6 février 1935.
-
[69]
Colmar, Impr. Alsatia, 1958.
-
[70]
JTP, 145,1952, p. 96-104.
-
[71]
Lettre du 5 mai 1939.
-
[72]
Lettre de Manegat à Brochet du 12 mai 1941 et du 9 juin 1941, et lettre à Manegat de Brochet du 23 juillet 1941.
-
[73]
JTP, 80,1938, p. 162-164.
-
[74]
JTP, 83,1938, p. 238.
-
[75]
Voir les lettres du Père Leclerc (20 janvier 1939) et du Père Hilaire (24 mars 1940).
-
[76]
Lettre du 25 juillet 1949.
-
[77]
Lettre du 18 novembre 1951.
-
[78]
JTP, 85,1939, p. 12.
-
[79]
Lettres du 12 mai et du 23 juillet 1941.
-
[80]
Lettre du 30 juin 1938.
-
[81]
Lettre du 24 mars 1940.
-
[82]
Lettre du 3 décembre 1951.
-
[83]
JTP, 1947, p. 203-204.
-
[84]
Lettre du 22 octobre 1934.
-
[85]
Lettre du frère Georges-Marie Bergerem du 24 juin 1933.
-
[86]
JTP, 21,1932, p. 132.
-
[87]
JTP, 115,1947, p. 107.
-
[88]
Expression relevée par Brochet dans JTP, 135,1950, p. 183.
-
[89]
JTP, 54 1935, p. 39-40.
-
[90]
Les propos qui suivent se trouvent dans JTP, 83,1938, p. 235-240.
-
[91]
L’Église et le Théâtre au Québec, p. 305.
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[92]
Ibid., p. 294.