Notes
-
[1]
Roland Barthes, « La Mécanique du charme », entretien à France-Culture, 1978, repris en présentation dans Le Chevalier inexistant d’I. Calvino, Paris, Le Seuil, 1984.
-
[2]
I. Calvino, Leçons américaines, Paris, Le Seuil, 1989, p. 146.
-
[3]
I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Le Seuil, 1982, p. 189.
-
[4]
M. Schneider, Voleurs de mots, essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Paris, Gallimard, 1985, p. 81.
-
[5]
C. Delacampagne, « Entretien avec I. Calvino », Le Monde, 16 décembre 1979, p. 30.
-
[6]
I. Calvino, Leçons américaines, Paris, Gallimard, 1989, p. 189.
-
[7]
I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Le Seuil, 1982, p. 231.
-
[8]
J.-L. Borgès, « L’Art et la magie », Discussion, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, t. 1, p. 468.
-
[9]
L. Lea, « El Realismo mágico en la literatura hispanoamericana », Cuadernos americanos, México, année XXVI, Julio-Agosto, 1967, p. 232-233.
-
[10]
J. Weisgerber, « La Locution et le concept », Le Réalisme magique : Roman, peinture, cinéma, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1987, p. 27.
-
[11]
Ibid., p. 54.
-
[12]
Ibid., p. 67.
-
[13]
Ibid., p. 55-56.
-
[14]
I. Calvino, op. cit., p. 240.
-
[15]
Id.
-
[16]
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 46-62.
-
[17]
I. Calvino, op. cit., p. 240.
-
[18]
Y. Reuter, L’Analyse du récit, Paris, Nathan, 2001, p. 51.
-
[19]
I. Calvino, op. cit., p. 242.
-
[20]
Ibid., p. 245.
-
[21]
Ibid., p. 249.
-
[22]
Id.
-
[23]
Ibid., p. 242.
-
[24]
Ibid., p. 246.
-
[25]
C. Plisnier, Papiers d’un romancier, Paris, Grasset, 1954, p. 136-137.
-
[26]
I. Calvino, op. cit., p 248.
-
[27]
Ibid., p. 249-250.
-
[28]
I. Calvino, « En Mémoire de Cortázar », Défis aux labyrinthes, Paris, Le Seuil, 2003, t. 2, p. 415.
-
[29]
I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Le Seuil, 1982, p. 249.
-
[30]
Ibid., p. 247.
-
[31]
Ibid., p. 246.
-
[32]
Ibid., p. 244.
-
[33]
Ibid., p. 247.
-
[34]
Ibid., p. 242.
-
[35]
J. Weisgerber, « Bilan provisoire », Le Réalisme magique : Roman, peinture, cinéma, op. cit., p. 216.
-
[36]
L. Jenny, « La Stratégie de la forme », Poétique, 1976, n° 8, p. 262.
-
[37]
S. Rabau, L’Intertextualité, Paris, Garnier-Flammarion, 2002, p. 24.
-
[38]
M. Riffaterre, La Production du texte, Paris, Le Seuil, 1979.
-
[39]
S. Rabau, L’Intertextualité, op. cit., p. 166-167.
1Le roman à contraintes d’I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, apparaît comme un hyper-roman oulipien contenant de multiples variantes du genre. En cela, le récit-cadre, c’est-à-dire le roman du lecteur (chapitres numérotés) s’apparente à une matrice polycentrique et synchronique qui repose sur un véritable processus d’hybridation génératif. À vrai dire, le cadre disperse de manière concentrique des foyers narratifs qui tendent à dilater la temporalité fictionnelle, tout en multipliant les lieux grâce à une mécanique de la contrainte et à des rouages textuels qui ont laissé R. Barthes admiratif :
Le second charme que je trouve chez Calvino, c’est qu’en réalité, il est un penseur ou un praticien du récit — ce qui, finalement, n’est pas tellement fréquent aujourd’hui. Et il apporte là une sorte de subtilité extraordinaire […]. Il y a chez lui une espèce de développement et d’éblouissement de la stratégie, une sorte de combinatoire illimitée des possibilités, des opérations, des manipulations, qui fait que je verrais assez volontiers dans son œuvre en tant qu’œuvre narrative, la force d’un certain machiavélisme.
Ce n’est pas un récit ordonné, mais — pour jouer sur les mots — coordonné : un récit qui substitue cette notion de coordination à celle d’ordre.
Il construit des réseaux à entrées multiples. [1]
3Ce concept de réseau souligné par R. Barthes et commenté par I. Calvino lui-même dans ses écrits théoriques, révèle de manière intrinsèque la conception calvinienne et même oulipienne de l’œuvre littéraire supposant :
un déplacement dans la conception même de l’interprétation littéraire :
là où l’on interprétait le texte en fonction de causes extérieures, selon un axe logico-temporel — le monde qui l’imite, l’auteur qui le produit, l’œuvre qui l’influence —, il va falloir l’interpréter en fonction d’un réseau où il se trouve pris. Là où on remontait un fleuve, il va falloir parcourir en tous sens une bibliothèque. [2]
5Dans le roman, sous le masque de l’écrivain S. Flannery, l’auteur divulgue un des procédés de son hyperconstruction narrative :
La fascination romanesque, telle qu’elle se donne à l’état pur aux premières phrases du premier chapitre de tant de romans, ne tarde pas à se perdre avec la suite de la narration : promesse d’un temps de lecture qui s’ouvre devant nous et qui reste apte à recueillir toutes les possibilités de développements. Je voudrais pouvoir écrire un livre qui ne serait qu’un incipit, qui garderait pendant toute sa durée les potentialités du début, une attente encore sans objet. [3]
7Cette contrainte structurelle lui permet de mettre en scène une véritable encyclopédie des styles, une multiplicité générique polyphonique qui renforce la potentialité romanesque, car « chaque livre est l’écho de ceux qui l’anticipèrent ou le présage de ceux qui le répéteront » [4]. De plus, l’auteur a lui-même affirmé dans un entretien accordé au quotidien Le Monde :
Mon livre contient dix romans différents ou, plus exactement, dix débuts de roman : chacun d’eux correspond à un type de roman que j’aurais pu écrire et que je n’ai pas écrit. Cette liste de romans possibles est un catalogue de voies que j’ai écartées, mais ces voies n’expriment pas seulement des types de littératures, ce sont aussi des attitudes humaines, des formes de rapport avec le monde : mon livre aboutit donc à passer en revue toutes les routes fermées qui nous entourent, il est une allégorie de notre difficulté à dire le monde. [5]
9On peut en déduire que la contrainte structurelle qui opère l’agencement des dix incipit induit également un système de contraintes stylistiques (« des types de littératures ») et sémantiques (« des formes de rapport avec le monde »). De ce postulat découle toute une réflexion qui donc s’interroge, pour l’analyse du roman à contraintes, sur la problématique de la réécriture à partir de certains outils conceptuels (co-présence, hypertextualité, topos…). En effet, on peut se demander s’il est approprié de définir la démarche calvinienne comme « un pastiche de style » ou « un pastiche de genre ». Il convient également de mettre en lumière le jeu de variations engendré par le texte et sur les effets de stéréotypie qui en découlent. Mais il ne faut pas omettre que ce roman repose aussi sur une contrainte sémantique, car I. Calvino a révélé que son « intention était d’offrir l’essence du romanesque concentrée en dix amorces de roman qui développent de manière très différente un thème commun et agissent sur un cadre qu’elles déterminent autant qu’elles le déterminent lui-même » [6]. L’architecture romanesque découlerait donc d’une variation sur un thème unique (le labyrinthe borgésien ?, la relation amoureuse ?) qui, à la manière d’un kaléidoscope, démultiplie les potentialités narratives.
10Alors faudrait-il considérer l’écriture calvinienne comme une écriture imitative qui propose une « transsubstantiation » du modèle de chaque incipit sélectionné et laisse, par là même, affleurer des prototypes textuels grâce à la dispersion d’indices métatextuels ? Et, plus précisément par rapport à notre objet d’analyse, comment l’auteur italien et oulipien se joue-t-il, à partir de la sélection de quelques modèles, des contraintes génériques du roman latino-américain dans l’incipit intitulé « Autour d’une fosse vide » ?
11Privilégiant une approche de narratologie comparée, cet article s’attachera, dans un premier temps, à l’étude de la construction du récit calvinien et des contraintes formelles utilisées qui relèvent de phénomènes de circulation et d’adoption par rapport au genre sélectionné. Puis, il conviendra de se pencher plus attentivement sur les contraintes thématiques de la fiction hispano-américaine qui semblent être convoquées par l’auteur dans cet incipit et qui induisent une réflexion sur la stratégie scripturale élaborée.
Analyse de la construction du récit et des contraintes formelles utilisées
Intérêt ethnologique pour le réalisme magique ?
12À la croisée du merveilleux, du mythe, du fantastique, la stratégie calvinienne de l’emprunt mise en place dans les dix incipit contenus dans le roman a sélectionné cette fois un type de roman issu du boom du roman latino-américain des années 1960 (A. Carpentier, M.-A. Asturias, J. Rulfo, G. Garcia Marquez…) qui remet en cause la problématique du réel afin de s’affranchir de la mimèsis. L’exercice calvinien consiste pour cet incipit à renouveler des formes populaires et littéraires anciennes, à partir d’une catégorisation générique elle-même ambiguë : le réalisme magique, le réel merveilleux qui met en scène de nouveau le désir de la lectrice qui « aime les romans à travers lesquels on sent une force élémentaire primordiale : tellurique » [7]. L’incipit « Autour d’une fosse vide » va donc se construire autour de ce jeu avec la notion centrale d’ambiguïté sous toutes ses formes (diégétique, structurelle, thématique…) propres au réalisme magique hispanoaméricain. Pour A. Carpentier, l’inventeur du « real maravilloso », celui-ci est avant tout un courant qui mélange réalisme et fantaisie au profit d’un merveilleux qui tend à s’intégrer sans difficultés dans la réalité en rattachant l’univers romanesque au folklore, aux superstitions et aux mentalités primitives des Indiens et paysans du Nouveau Monde. Dès 1932, J.-L. Borgès préconisait l’utilisation d’un processus magique pour le roman [8] dans un article consacré à « l’art et la magie ». Pour L. Leal, il s’agit d’une poétique de l’étrange, comme il le montre ici de manière paradoxale :
Le réalisme magique n’est pas une littérature magique. Son but n’est
pas, comme celui de la magie, de susciter des émotions, mais de les
exprimer. Le réalisme magique est, avant tout, une attitude devant la
réalité qui peut s’exprimer dans des formes populaires ou savantes, des
styles sophistiqués ou vulgaires, des structures fermées ou ouvertes.
L’existence du réel merveilleux (« real maravilloso ») est ce qui a donné
naissance à la littérature du magique, où certains critiques veulent voir la
véritable littérature américaine. [9]
14Le réel merveilleux et le réalisme magique sont deux conceptions qui ont été opposées par la critique mais qui reposent sur la même exploration de la réalité par le biais du filtre magique selon J. Weisgerber :
De ce noyau découlent deux tendances divergentes : l’une, européenne surtout et majoritaire, visant à élucider, voire à reconstruire artistiquement, intellectuellement, un monde considéré comme hypothétique ;
l’autre — le « real maravilloso » — s’attachant à peindre scrupuleusement un contexte vécu dans la certitude qu’apporte la foi et qui embrasse la gamme entière des expériences humaines. [10]
16La réappropriation calvinienne de ce courant va permettre à notre auteur oulipien de travailler le mythe et le conte par le biais de la contrainte antinomique : merveilleux-réalisme.
17Il convient de rappeler que les théories des sciences humaines et notamment du folklore et de l’anthropologie ont constitué pour I. Calvino de vrais stimulants créatifs, peut-être parce que selon lui, « habitué comme je suis à voir dans la littérature la recherche d’une connaissance, je ne saurais avancer sur le terrain existentiel sans considérer qu’il inclut l’anthropologie, l’ethnologie, la mythologie » [11]. Dès les années 1950, l’auteur entame une réflexion sur la notion de mythe et sur la structure du conte en se fondant sur les travaux du folkloriste V. Propp et sur le modèle anthropologique structural de C. Lévi-Strauss. D’emblée, I. Calvino se passionne pour les potentialités du récit mythique, pour cette « structure feuilletée » qui s’ap-parente à un discours combinatoire contraignant :
Si j’ai éprouvé de l’attirance au cours d’une certaine période de mon activité littéraire pour les folktales et les farytales, ce n’est pas par fidélité à une tradition ethnique (car mes racines se trouvent dans une Italie tout à fait moderne et cosmopolite), ni par nostalgie de mes lectures enfantines (dans ma famille, un enfant ne devait lire que des livres instructifs et de quelque pertinence scientifique), mais par intérêt pour le style et la structure, pour l’économie de ces récits, comme pour leur rythme et leur logique essentielle [12].
19La littérature populaire, et notamment le conte, fournit à l’écrivain une sorte de cheminement programmé des fonctions actantielles qui entretiennent un rapport privilégié avec l’imaginaire littéraire :
La littérature orale, au premier chef. Dans les contes, l’envol vers un autre monde est une situation qui se répète très fréquemment. Propp l’inclut parmi les « fonctions des personnages » dans sa Morphologie du conte, en décrivant comme suit ce mode de « transfert » du héros : « L’objet de la recherche se trouve habituellement dans un « autre » royaume, dans un royaume « étranger », qui peut être situé très loin dans le sens horizontal, ou bien à une grande altitude ou une grande profondeur dans le sens vertical. » Propp fournit ensuite une liste d’exemples, illustrant le cas où « le héros vole dans les airs » : « sur un cheval, sur un oiseau, en prenant la forme d’un oiseau, sur un vaisseau volant, sur un tapis volant, sur les épaules d’un géant ou d’un esprit, dans la calèche du diable, etc. »
Cette fonction chamanique et magique, qu’attestent l’ethnologie et le folklore, il ne me paraît pas abusif de la mettre en rapport avec l’imaginaire littéraire ; au contraire, c’est dans les nécessités anthropologiques auxquelles elle répond qu’il faut chercher, me semble-t-il, la rationalité plus profonde que toute opération littéraire implique [13]. Comme on peut le constater les folktales de la tradition populaire sont intéressants pour lui du point de vue formel parce qu’ils génèrent une véritable efficacité narrative grâce à leurs structures, leur rythme, leur économie.
21Il n’est donc guère étonnant que l’auteur renoue avec ce modèle anthropologique pour la création de Si par une nuit d’hiver un voyageur qui intègre, dans sa matrice-cadre, la forme du conte oriental à travers le texte-source des Mille et Une Nuits et qui dissimule, dans les incipit, ce recours aux formes populaires, comme dans « Autour d’une fosse vide » avec la référence au réalisme magique.
Traitement narratif et chronotope en écho
22On peut déceler tout d’abord dans le traitement narratif, structurel de cet extrait, ce sentiment d’ambiguïté qui permet à I. Calvino de s’approprier de façon plus ou moins cryptée, certains éléments intertextuels empruntés à quelques auteurs du courant et qui activent ainsi la reconnaissance du modèle générique par le lecteur. En fait, si l’on observe la construction du chronotope de l’incipit, on remarque que celui-ci est soumis à des contraintes génériques strictes qui visent à respecter la spécificité du modèle hispanoaméricain. Par exemple, concernant la catégorie spatiale, on peut noter que l’univers narratif met en place un monde banal a priori, mais qui s’élabore sur la dualité. L’espace apparaît comme un espace double, typiquement hispanoaméricain, on passe ainsi dans le texte de la sélection de lieux ouverts, naturels et réalistes (« les routes désertes », « le torrent à sec », « la gorge escarpée », « le village »…) à celle de lieux clos comme le palais des Alvarado, « l’unique palais au milieu de ce tas de boue séchée qu’est le village d’Oquedal : sa façade baroque semble tombée là par hasard, comme un fragment de décor abandonné. Des siècles plus tôt, quelqu’un devait s’être imaginé que c’était là le pays de l’or ; et quand il s’était aperçu de son erreur, pour le palais à peine achevé avait commencé le lent destin des ruines » [14]. L’auteur reprend ici le contexte sauvage et naturel du réel merveilleux qui privilégie l’aridité du milieu tel qu’on le retrouve chez J. Rulfo ou G. Garcia Marquez, ainsi que le fleuve asséché qui, comme la forêt ou le village, apparaît être un lieu de démarcation, de frontière entre deux mondes, entre Ici et Là-bas, le présent et le passé, la vie et la mort : « l’ultime village aux confins du monde habité, aux confins du temps de ma vie. » [15] Le lecteur est amené, au-delà de la normalité du décor mis en place, à découvrir ce qui est caché et qui serait le véritable sens du monde représenté. Pour en revenir à l’image du fleuve, on note que c’est à partir de ce lieu que s’enclenche un phénomène de déréalisation avec l’apparition du cavalier fantôme qui en tant que rencontre mionirique, mi-empirique, contrecarre la stratégie de banalisation du récit réaliste. Ce « surnaturel accepté », caractéristique du merveilleux selon T. Todorov [16], ne vise pas à choquer, mais au contraire, à montrer l’imbrication fusionnelle des deux entités à l’intérieur des deux incipit. Cette dualité conventionnelle se manifeste également dans le traitement de la temporalité. En effet, l’auteur propose d’abord un chronotope classique fondé sur le principe de causalité, après un moment transitionnel que symbolise l’aube (« quand les vautours s’envolent, m’avait dit mon père, c’est le signe que la nuit va finir »), le narrateur, à la mort de son père, part à la recherche de sa mère vers le village d’Oquedal. Mais très rapidement, on assiste à une sorte d’arrêt de la temporalité qui coïncide avec l’entrée de Nacho dans le village déserté qui semble être resté figé « des siècles plus tôt » dans une intemporalité étrange. Dès son arrivée dans le palais des Alvarado, le temps se décline selon des effets de miroir qui visent à multiplier les ressemblances entre le parcours du narrateur et celui de son père. Des similitudes diverses laissent place à un temps cyclique telle cette image du lasso : « Le récit lui-même règle son pas sur la marche lente des sabots ferrés le long des sentes en montée, vers un lieu qui contient le secret du passé, du futur, et le temps lové sur lui-même comme un lasso accroché au pommeau d’une selle. » [17] À partir de là, le lecteur va assister au télescopage du temps qui induit le télescopage répétitif des destinées.
Ambiguïté de l’optique focale et construction des personnages
23Outre la dualité structurelle, l’ambiguïté se manifeste aussi à travers l’optique focale qui ne cesse de croiser les perspectives. On peut dire que la superposition des points de vue à l’intérieur du récit participe même à cette technique de déréalisation. En effet, on assiste à une véritable démultiplication de l’instance narrative, sorte de combinaison « polyscopique » [18] qui induit le doute entre la catégorie de la réalité et la catégorie de l’imaginaire. Le lecteur n’arrive pas à élucider l’histoire des origines de Nacho à cause de la multiplication des points de vue qui crée quelque incertitude en faisant coexister des réalités différentes. Ces réalités antinomiques qui s’entremêlent sont rapportées par deux vieilles femmes qui apparaissent comme la mémoire du village. Tout comme dans le roman Pedro Páramo de J. Rulfo où Doña Fausta et Doña Angeles assument la fonction de renseigner le lecteur sur le passé à Comala, on peut dire qu’Anacleta Higueras et Doña Jazmina assument cette même fonction en relatant l’histoire du père de Nacho. La première, cuisinière, est une femme âgée, avec « un beau visage indien que l’âge a légèrement épaissi sans le marquer d’une seule ride » [19]. Elle va fournir à Nacho quelques éléments énigmatiques sur le passé de son père. De la même manière, Doña Jazmina, « c’est une Indienne, elle aussi, sous ses cheveux teints couleur cuivre et frisés au petit fer. Ses bracelets pesants scintillent à chaque cuillerée » [20], la maîtresse qui habite le palais des Alvarado l’informe sur le portrait de l’homme dans la cour des Indiens, Faustino Higueras, moitié indien, moitié blanc, le frère d’Anacleta, assassiné par Zamora, le père de Nacho. Le héros soupçonne une des deux femmes d’être sa mère, mais l’ambiguïté de leurs propos le laisse dans l’incertitude. Le brouillage des points de vue met en exergue l’opposition des personnages qui appartiennent à des mondes différents. L’auteur répartit l’univers romanesque à partir de deux pôles : d’un côté les « pauvres Indios », « les gueux », « les serviteurs » et de l’autre, les propriétaires des « estancias », « les blancs », Anacleta et Doña Jazmina, Faustino Higueras, le défenseur assassiné des Indiens et Don Anastasio Zamora, le père de Nacho, « né dans une famille de propriétaires », le meurtrier. Cette organisation des personnages, typique des romans du réalisme magique fondés sur la duplicité, est sous-tendue par la problématique des doubles qui induisent un télescopage temporel, un phénomène de répétition. Dès le début de l’incipit, Nacho, qui chevauche dans l’obscurité vers Oquedal, est suivi sur l’autre rive de la gorge, par un jeune « cavalier avec un chapeau de paille effrangé » sur son « cheval noir » qui s’avère être au fil du récit, un revenant, le fantôme de Faustino, dont le cadavre a disparu de la fosse : « De ce jour sont nées bien des légendes : certains disent qu’ils ont vu la nuit courir par les montagnes sur son cheval noir et qu’il veille sur le sommeil des Indios. » [21] Cet effet de duplication intervient encore dans l’incipit étant donné qu’I. Calvino trouble volontairement les identités des personnages : le narrateur apprend qu’à l’époque du duel qui l’opposa à Faustino, son père se prénommait Nacho comme lui et quelques instants plus tard, « un jeune homme au long cou, la tête couverte d’un chapeau de paille effrangé » [22] se nommant Faustino Higueras vient provoquer Nacho en duel (le narrateur), parce que celui-ci a posé la main sur sa sœur Amaranta Higueras. Autre double frappant, les deux femmes de l’incipit ont donné naissance à deux filles, Amaranta et Jacinta, qui entretiennent un air de famille avec Nacho : « La fille d’Anacleta Higueras s’appelle Amaranta. Elle a des yeux fendus longuement en oblique, un nez effilé aux narines minces, des lèvres fines au dessin sinueux. J’ai des yeux pareils aux siens, un nez semblable, des lèvres identiques. » [23] Les filles se ressemblent étrangement trait pour trait : « Jacinta se met à rire, en couvrant sa bouche de sa main. Je m’aperçois à cet instant qu’elle est comme une copie d’Amaranta, même si elle est habillée et coiffée d’une tout autre façon. » [24] Amaranta est également le prénom d’un personnage-clé du roman de G. Garcia Marquez, Cent Ans de solitude, celle qui va entraîner la perte de la lignée familiale, la malédiction, en rompant le tabou de la relation illicite entre cousins et en donnant naissance à un enfant avec une queue de porc. Faut-il donc voir dans cette convention onomastique spécifique un cryptage intertextuel ? En tout cas, il semble évident que structurellement, le texte calvinien entretient un lien particulier avec l’univers de J. Rulfo et celui de G. Garcia Marquez. Surtout, une fois de plus, il met en scène un monde pluriel, c’est-à-dire un monde réaliste où pointent les antinomies et un monde magique, déréalisé qui met en évidence l’imaginaire et l’ambiguïté, peut-être parce que, comme le fait remarquer C. Plisnier : « la démarche du réalisme magique part de la réalité visible mais, à mesure, la déforme, la décolore, la trouble et lui donne cette apparence de réalité seconde qu’ont certains rêves très profonds. » [25] Ce jeu intertextuel avec certains romans hispano-américains se manifeste enfin au niveau de la sélection des thèmes utilisés.
Les contraintes thématiques de la fiction latino-américaine : emprunts ou détournements ?
Le rapport au mythe et la dimension ontologique
24L’incipit apparaît comme un véritable réservoir mythique régi par des contraintes thématiques empruntées au réalisme magique. En fait, le real maravilloso a toujours entretenu un rapport privilégié au mythe, à l’inconscient collectif, aux superstitions paysannes et notre auteur oulipien va exploiter cette dominante en s’efforçant d’appréhender par une écriture riche en modèles potentiels, la dimension ontologique de toute littérature. Pour cela, il recourt au thème central du texte : la quête tellurique des origines à travers le schéma initiatique qui demeure un élément fondamental du réalisme magique. Nacho entame ainsi, à la mort de son père qui n’a pas eu le temps de lui révéler le secret de ses origines, un voyage périlleux vers Oquedal afin de connaître sa mère. Ce schéma se rapproche beaucoup de l’incipit de Pedro Páramo puisque le héros, Juan Preciado, une fois sa mère morte, part pour le village de Comala à la recherche de son père. Le processus initiatique est le même, mais le schéma est tout simplement inversé. Les deux héros tentent de découvrir le sens obscur du passé familial en affrontant les difficultés de cette quête jusqu’à ce que se produise la rencontre avec l’événement magique : la rencontre de Juan avec Abundio, son demi-frère, et la rencontre de Nacho avec Faustino Higueras. I. Calvino actualise aussi le thème de la mort, récurrent dans le réalisme magique, autour de l’association tuer/ mourir qui ouvre une signification inachevée par la coupure abrupte de l’incipit à partir de la démarcation entre le quotidien et l’inconnu. En fait, le cycle mythique de la temporalité de l’intrigue pousse Nacho à reproduire le parcours du père autour de la fosse, c’est-à-dire à tuer Faustino Higueras, le fils du défunt tué par Zamora quelques années plus tôt :
Dans ce champ, ton père et Faustino Higueras eurent une querelle, décidèrent que l’un des deux était de trop en ce monde, et creusèrent ensemble une fosse. À partir du moment où ils eurent décidé qu’ils devaient se battre à mort, ce fut comme si la haine entre eux s’était éteinte, et ils travaillèrent en parfait accord à creuser. Puis ils se placèrent de part et d’autre de la fosse, chacun tenant un couteau dans la main droite, et le bras gauche enveloppé dans son poncho. À tour de rôle, chacun des deux franchissait d’un saut la fosse et attaquait à coups de couteau l’autre, qui se défendait à l’aide de son poncho et cherchait à faire tomber son ennemi dans la fosse.
Ils combattirent ainsi jusqu’à l’aube et la terre autour d’eux ne se levait plus en poussière tant elle était imbibée de sang. Tous les Indios d’Oquedal faisaient cercle autour de la fosse vide et des deux garçons hors d’haleine, ensanglantés : ils se tenaient immobiles et silencieux pour ne pas troubler le jugement de Dieu dont dépendait leur sort à tous, pas seulement celui de Faustino Higueras et de Nacho Zamora. [26]
26Cette scène de duel rapportée par Anacleta fait étrangement écho à la fin de l’incipit :
Les jours suivants, les Indios des villages voisins et ceux de villages lointains vinrent en procession à la tombe de Faustino Higueras. Ils partaient pour la révolution et me demandaient des reliques pour les porter dans une boîte d’or à la tête de leurs régiments au combat : une mèche de cheveux, un pan de poncho, le caillot de sang d’une blessure. Alors nous avons décidé de rouvrir la fosse, de déterrer le cadavre. Mais Faustino n’y était pas, la tombe était vide. De ce jour sont nées bien des légendes :
certains disent qu’ils l’ont vu la nuit courir par les montagnes sur son cheval noir et qu’il veille sur le sommeil des Indios ; d’autres, qu’on le reverra le jour où les Indios descendront dans la plaine, et qu’il chevauchera à la tête de leurs colonnes… [27]
28La nature de l’autre monde se révèle être un mythe tout comme le rêve déréalise la dualité. L’incipit se clôt sur cette scène de duel non achevée, sur cette acmé propre au réalisme magique qui entremêle les réalités et qui faisait l’admiration d’I. Calvino lorsqu’il analysait les récits de J. Cortázar : « Ces récits minutieux, obsédants, d’une tension qui peut virer à la tragédie, font germer le mystérieux, l’irrationnel, le terrible de la description du quotidien la plus corporelle. » [28] Le temps mythique se déploie aussi à travers la référence aux légendes de la mythologie populaire mexicaine comme dans le discours d’Anacleta :
Les Indios se sont approchés avec des torches, en silence, et font mainte-
nant cercle autour de la fosse ouverte.
Et voici que se fraie un chemin parmi eux un jeune homme au long cou,
la tête couverte d’un chapeau de paille effrangée, les traits semblables à
ceux de beaucoup de gens d’ici ; je veux dire que, par la fente des yeux, la
ligne du nez, le dessin des lèvres, il me ressemble.
– De quel droit, Nacho Zamora, as-tu posé les mains sur ma sœur ?
demande-t-il.
Dans sa main droite un couteau brille. Son poncho, dont un pan retombe
jusqu’à terre, est enroulé autour de son avant-bras gauche.
De la bouche des Indios, un son s’échappe, moins un murmure qu’un sou-
pir brisé.
– Qui es-tu ?
– Faustino Higueras. Défends-toi.
Je m’arrête au bord de la fosse, j’enroule mon poncho autour de mon bras
gauche, j’empoigne mon couteau. [29]
30On perçoit ici l’utilisation par l’auteur du mythe d’Emiliano Zapata, ce héros révolutionnaire qui parcourait les terres du Sud mexicain sur son cheval blanc et qui devait revenir libérer les paysans. Cette légende, ce clin d’œil historique lui permet de créer la mythologie de Faustino Higueras. Enfin, l’auteur semble s’être servi de ses réflexions théoriques sur les systèmes sociaux dans l’univers mythique pour traiter du thème des relations de parenté dans cet extrait.
Le motif de l’interdit : inceste et réminiscences intertextuelles
31On remarque en outre que la naissance de Nacho s’avère particulièrement difficile à élucider parce qu’elle relève du tabou, comme le laisse entendre la chanson des Indios : « … Où Zamora est passé … le compte est équilibré … un enfant dans le berceau … et un mort dans le tombeau… » [30] Le père de Nacho a enfreint l’interdit social en entretenant une relation avec Anacleta : « À Oquedal, Blancs et Indios se ressemblent. Le sang n’a cessé de se mêler depuis la conquête. Mais les maîtres ne doivent pas aller avec les serviteurs. Nous pouvons faire tout ce que nous voulons, nous autres, avec n’importe qui d’entre nous, mais cela, non, jamais… » [31] De plus, le jeune homme se heurte sans le savoir, en cherchant l’amour et les traces d’un rapport de sang auprès d’Amaranta et de Jacinta, à la prohibition de l’inceste, étant donné que l’une des deux jeunes femmes risque d’être sa sœur. Pour bien mettre en évidence ce jeu de miroir dans le lignage familial, l’auteur a même reproduit deux fois cette même scène qui déclenche l’hystérie des mères, comme le montre la comparaison de ces deux extraits :
Canaille ! Animal ! C’est pour cela
que tu es venu à Oquedal ! Tu es bien
le fils de ton père !
La voix d’Anacleta tonne à mes
oreilles et ses doigts, qui m’ont saisi
par les cheveux, me cognent contre
les piliers, tandis qu’Amaranta, frap-
pée d’un revers de main, gémit ren-
versée sur les sacs.
Ma fille, tu n’y touches pas, tu ne la
toucheras jamais de sa vie ! Moi, je
me défends
– Jamais de la vie, pourquoi ? Qu’est-
ce qui pourrait nous en empêcher ?
Elle est femme et je suis homme…
Si le destin voulait que nous nous
plaisions, plus tard, un jour, qui
sait, pourquoi ne pourrais-je pas la
demander en mariage ?
– Malédiction ! hurle Anacleta. Ce
n’est pas possible ! Il ne faut même
pas y penser, entends-tu ?
Il y a dans la chambre un lit aux draps
blancs, défait ou préparé pour la
nuit, on ne sait, entouré d’une mous-
tiquaire au grain serré qui pend d’un
baldaquin. Je pousse Jacinta entre
les plis du voile, et si elle me résiste
ou si elle m’entraîne, on ne sait ; je
cherche à remonter ses vêtements ;
mais elle se défend en m’arrachant
boucles et boutons.
– Oh, tu as un grain de beauté ici ! Au
même endroit que moi ! Regarde ! À
ce moment, une grêle de coups de
poings s’abat sur ma tête et sur mon
dos. Doña Jazmina nous tombe des-
sus comme une furie :
– Séparez-vous, pour l’amour de
Dieu ! Ne faites pas cela, il ne faut
pas ! Séparez-vous ! Vous ne savez
pas ce que vous faites ! Tu n’es qu’un
misérable, comme ton père !
Donc, ce serait ma sœur ? me dis-
je. Mais alors, qu’attend-elle pour
reconnaître qu’elle est ma mère ? »
Et je lui demande :
– Pourquoi crier si fort, Anacleta ?
Est-ce qu’il y aurait un lien de sang
entre nous ?
– De sang ?
Anacleta se ressaisit, les pans de sa
couverture lui remontent presque
sur les yeux.
Ton père venait de loin… Quel lien de
sang peux-tu avoir avec nous ?
– Mais je suis né à Oquedal. D’une
femme d’ici…
– Tes liens de sang, va les chercher
ailleurs, pas chez nous autres, pau-
vres Indios… Il ne te l’a pas dit, ton
père [32] ?
Je me reprends du mieux que je
peux.
– Pourquoi, Doña Jazmina ? Que
voulez-vous dire ? Avec qui a-t-il fait
cela, mon père ? Avec vous ?
– Mécréant ! Va chez les serviteurs !
Retire-toi de notre vue !
Avec les servantes, comme ton père !
Retourne chez ta mère, va !
– Mais, à la fin, qui est ma mère [33] ?
33Ce thème de l’inceste est également présent dans Pedro Páramo, lorsque la sœur de Donis explique à Juan Preciado son isolement à cause de sa relation avec son frère, tout comme dans Cent Ans de solitude dont la malédiction qui concerne la famille Buendia provient de l’union illicite entre José Arcadio Buendia et sa cousine Ursula Iguarán qui donna naissance à trois enfants (Arcadio, Aureliano, Amaranta). Le village d’Oquedal semble être lui aussi le lieu propice aux situations incestueuses, comme le souligne le narrateur : « Tous les enfants d’Oquedal se ressemblent. Indios et Blancs, tous les visages se confondent. Nous sommes un village de peu de familles, isolé dans la montagne. Depuis des siècles, nous nous marions entre nous. » [34] Du point de vue du traitement thématique, on constate donc qu’I. Calvino tend à privilégier une stratégie de l’emprunt qui entremêle la simple allusion intertextuelle (le clin d’œil au prénom « Amaranta ») à la reprise de motifs (la quête tellurique des origines, l’inceste, le cavalier fantôme…) et met en scène également le détournement des modèles latino-américains à travers par exemple l’inversion du processus initiatique (Nacho- la recherche de la mère et Juan- la recherche du père), au profit d’un roman à contraintes qui renouvelle les formes littéraires.
34En conclusion, on peut dire qu’I. Calvino déploie ici tout un stock littéraire de thèmes structurants et de thèmes empruntés au réalisme magique qui lui permettent de retravailler l’approche du modèle mythique. Grâce à une sélection de contraintes textuelles inhérentes au genre, il parvient à mêler les antinomies et réinterroge la notion du réalisme en littérature, car selon J. Weisgerber, « Le réel, désormais, n’est plus vu comme une donnée intangible, universellement valable, mais comme question, susceptible d’être toujours reposée ; on le décrit dans une perspective problématique, ambiguë, multiple, provisoire ; la vieille causalité s’efface, la chronologie se veut démantelée et la création s’accompagne d’une réflexion sur elle-même » [35]. Le réalisme magique apparaît donc pour notre auteur comme un genre particulièrement hybride et intéressant pour creuser la notion de réalité et de mythe en littérature. D’un point de vue méthodologique, la réflexion que cet article a tenté de mener sur les contraintes et les frontières génériques à partir de cette confrontation de l’incipit calvinien et de ses potentiels hypotextes empruntés à la littérature hispano-américaine a privilégié une poétique du texte qui combine la perspective narratologique et la perspective intertextuelle. En effet, parce que l’intertextualité désigne selon L. Jenny « non pas une addition confuse et mystérieuse d’influx, mais le travail de transformation et d’assimilation de plusieurs textes opérée par un texte centreur qui garde le leadership du sens » [36] ; elle constitue donc un concept particulièrement opératoire d’analyse des textes littéraires qui reproblématise certaines notions sous-jacentes telles que l’auteur ou la référentialité. Dès lors, d’un point de vue critique, l’intertextualité a l’avantage de proposer un nouveau mode de lecture « qui fait éclater la linéarité du texte » présupposé par le roman calvinien qui use du régime de l’hypertextualité et qui multiplie les opérations « d’intégration » (citations fondues, allusions…). De plus, elle permet « d’étudier des catégories transcendant le texte, notamment son origine, sans pour autant obliger à quitter la surface et l’immanence textuelle » [37], c’est-à-dire qu’elle offre au lecteur-interprète la possibilité de mêler l’analyse formelle de « surface » à une analyse quasi « mémoriale » qui ne suit pas le déroulement linéaire du texte, mais vise à établir l’identification des intertextes possibles. L’autre avantage d’une intertextualité associée à une perspective narratologique privilégiant le cadrage générique, a été de préserver notre étude de toute projection lectorale non avérée même s’il est évident que l’auteur ne peut anticiper toutes les réactions du lecteur. L’approche sémiotico-intertextuelle nous a permis également de démontrer que l’intertextualité chez I. Calvino en tant que constante formelle et sémantique, constitue bien une contrainte oulipienne. Cette contrainte vaut pour le lecteur qui doit posséder une « encyclopédie » suffisante pour décoder, selon M. Riffaterre, « l’agrammaticalité » [38], c’est-à-dire l’endroit du texte qui pose problème étant donné qu’il ne renvoie pas à la compréhension littérale du texte, mais à une disposition sémiotique intertextuelle ; elle vaut aussi pour l’auteur qui met en place, selon J. Bessière, « une rhétorique de l’intertextualité » intégrant le lecteur au cœur de la fiction, car toute réécriture relève bien d’une situation rhétorique :
Elle suppose par là une situation rhétorique. Le texte qui s’élabore est relativement à son antécédent dans une situation de juxtaposition et, par les reprises auxquelles il procède, dans une interrelation, par cette dualité, il soumet les répertoires disponibles à une recomposition syntagmatique – soit selon la linéarité de tout texte – et paradigmatique – soit selon les isomorphismes que le texte dessine entre des séries d’éléments non liés jusqu’alors. La réécriture est donc composition du texte suivant la dualité des rapports de celui-ci à ses déterminations, discours disponibles, témoins littéraires, conventions. Le texte comprend ses propres déterminations, et il est point de vue sur ses déterminations puisqu’il se donne comme une de leurs variantes fonctionnelles. Ainsi s’explique qu’il puisse apparaître, soit en termes de production, soit en termes de lecture, à la fois comme un résumé totalisant des discours et conventions disponibles et comme leur écart. [39]
36À l’instar de J. Bessière, nous avons tenté, à travers cet article, de cerner la manière dont I. Calvino inscrit la figure lectorale au centre d’un dispositif créatif contraignant qui établit de potentiels parcours interprétatifs fondés sur les codes romanesques, sur « des motifs qui reviennent », à partir de la fiction sud-américaine et de ses limites.
Notes
-
[1]
Roland Barthes, « La Mécanique du charme », entretien à France-Culture, 1978, repris en présentation dans Le Chevalier inexistant d’I. Calvino, Paris, Le Seuil, 1984.
-
[2]
I. Calvino, Leçons américaines, Paris, Le Seuil, 1989, p. 146.
-
[3]
I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Le Seuil, 1982, p. 189.
-
[4]
M. Schneider, Voleurs de mots, essai sur le plagiat, la psychanalyse et la pensée, Paris, Gallimard, 1985, p. 81.
-
[5]
C. Delacampagne, « Entretien avec I. Calvino », Le Monde, 16 décembre 1979, p. 30.
-
[6]
I. Calvino, Leçons américaines, Paris, Gallimard, 1989, p. 189.
-
[7]
I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Le Seuil, 1982, p. 231.
-
[8]
J.-L. Borgès, « L’Art et la magie », Discussion, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, t. 1, p. 468.
-
[9]
L. Lea, « El Realismo mágico en la literatura hispanoamericana », Cuadernos americanos, México, année XXVI, Julio-Agosto, 1967, p. 232-233.
-
[10]
J. Weisgerber, « La Locution et le concept », Le Réalisme magique : Roman, peinture, cinéma, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1987, p. 27.
-
[11]
Ibid., p. 54.
-
[12]
Ibid., p. 67.
-
[13]
Ibid., p. 55-56.
-
[14]
I. Calvino, op. cit., p. 240.
-
[15]
Id.
-
[16]
T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970, p. 46-62.
-
[17]
I. Calvino, op. cit., p. 240.
-
[18]
Y. Reuter, L’Analyse du récit, Paris, Nathan, 2001, p. 51.
-
[19]
I. Calvino, op. cit., p. 242.
-
[20]
Ibid., p. 245.
-
[21]
Ibid., p. 249.
-
[22]
Id.
-
[23]
Ibid., p. 242.
-
[24]
Ibid., p. 246.
-
[25]
C. Plisnier, Papiers d’un romancier, Paris, Grasset, 1954, p. 136-137.
-
[26]
I. Calvino, op. cit., p 248.
-
[27]
Ibid., p. 249-250.
-
[28]
I. Calvino, « En Mémoire de Cortázar », Défis aux labyrinthes, Paris, Le Seuil, 2003, t. 2, p. 415.
-
[29]
I. Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Paris, Le Seuil, 1982, p. 249.
-
[30]
Ibid., p. 247.
-
[31]
Ibid., p. 246.
-
[32]
Ibid., p. 244.
-
[33]
Ibid., p. 247.
-
[34]
Ibid., p. 242.
-
[35]
J. Weisgerber, « Bilan provisoire », Le Réalisme magique : Roman, peinture, cinéma, op. cit., p. 216.
-
[36]
L. Jenny, « La Stratégie de la forme », Poétique, 1976, n° 8, p. 262.
-
[37]
S. Rabau, L’Intertextualité, Paris, Garnier-Flammarion, 2002, p. 24.
-
[38]
M. Riffaterre, La Production du texte, Paris, Le Seuil, 1979.
-
[39]
S. Rabau, L’Intertextualité, op. cit., p. 166-167.