1La notion de « stratégie d’écriture » paraît essentielle pour analyser les pratiques littéraires en situation de diglossie :
Le mouvement de l’écriture littéraire la porte à dépasser le signe linguistique en travaillant sans cesse le signifiant. Dans une situation de diglossie, l’écriture est stratégique : elle vise d’abord à affirmer la légitimité de sa pratique…, elle vise aussi l’inscription du sujet énonciateur, du sujet du discours, dans une situation profondément divisée socialement et linguistiquement. (Ricard, 1985 : 192)
3J’ai utilisé cette notion dans mon étude de Félix Couchoro (Ricard, 1987) tout en gardant à l’horizon son cadet et voisin, Amos Tutuola. Ces deux écrivains ont longtemps été tenus pour des marginaux, exclus du canon scolaire. Leur écriture n’était pas conforme à la norme linguistique et ne pouvait en aucun cas servir à l’enseignement de la langue. Or, en Afrique, la littérature a été mise au service de l’enseignement des langues européennes. Nos deux auteurs n’entraient pas dans ces schémas. Je me suis donc demandé comment articuler leur écriture et leur histoire, quel discours ces deux sujets coloniaux avaient voulu tenir dans leurs œuvres. J’ai ainsi adopté une typologie qui oppose le discours dominé au discours métissé, comme autant de stratégies pour jouer avec la norme linguistique et en somme créer du neuf. Cette opposition fait intervenir des marqueurs poétiques autant que politiques de la position du sujet dans la société coloniale, comme la notion de « régionalisme », cette situation par définition en marge.
4Le type du discours dominé me paraît être celui du Togolais Félix Couchoro, alors qu’Amos Tutuola, issu du Nigéria voisin, serait le type toujours actuel et toujours porteur d’avenir du discours métissé. Cette comparaison est possible parce que nous disposons en français d’analyseurs très puissants du texte de Tutuola avec les traductions de Raymond Queneau (« L’ivrogne dans la Brousse », 1952,1953) et de Michèle Laforest (« Ma vie dans la brousse des fantômes », 1956,1988).
5Mon propos s’inscrit au point de rencontre de la littérature comparée et de l’anthropologie culturelle : en somme en un lieu où se situait naguère la philologie telle que la concevait Erich Auerbach, pour qui la réflexion sur la littérature ne se sépare pas d’une réflexion sur la langue et s’inscrit dans une réflexion sur la culture. Une remarque nous introduit au thème du métissage :
L’éloge que fait Rushdie du métissage ne le circonscrit pas aux rapports d’hommes de culture ou de couleurs différentes ; il vaut encore contre le mythe de la pureté de la littérature…. (Claude Lefort, lettre au journal Le Monde, mars 1995)
7J’ai bien peur que ce mythe n’ait exercé de considérables ravages dans l’étude universitaire de la littérature et ne nous ait entrainés sur de fausses pistes, par exemple en séparant trop les études littéraires des études philologiques, permettant ainsi la diffusion de syntagmes comme « littérature africaine », qui occultent le rapport à la langue. « L’africain » n’est pas une langue, contrairement à ce que croient certains étudiants, comme je l’ai découvert avec une stupéfaction mêlée d’effroi récemment. En d’autres termes, pour ceux qui se réclament de la littérature africaine, s’il y a une littérature de l’Afrique, elle n’est pas dans les langues de l’Afrique : la série pertinente à laquelle appartient ce syntagme n’est pas celle des littératures italienne, espagnole, etc, mais celle de littérature enfantine, catholique, coloniale : en somme celle qui se définit par son thème et non par sa langue, ou qui joue sur l’ambiguïté. Une telle dérive est en passe d’atteindre le syntagme « littérature francophone » : il est aujourd’hui possible de parler de « littérature francophone écrite en anglais » ( sic ) : Irène d’Almeida consacre un chapitre de son ouvrage Francophone African Women Writer (University of Florida Press, I995) à une certaine Andrée Bouin, Centrafricaine, auteur d’une autobiographie publiée à New York en I983, mais uniquement en anglais.
Writing this book in French, when it could have been more readily available to Francophone audiences, could have put Bouin’s life in jeopardy.
(D’Almeida 1995 : 56)
9Il est tout à fait extraordinaire de voir à ce point distendu le lien qui rattache une fiction à son matériau linguistique. Ces remarques définissent le contexte dans lequel s’inscrit mon propos : un essai de réflexion sur l’histoire littéraire de l’Afrique et la place des questions philologiques dans cette histoire littéraire. Cela suppose un travail sur les premiers écrivains et beaucoup reste à faire. Étrange situation que celle d’un domaine dans lequel la vulgarisation précède la recherche ! Ces deux auteurs me permettent une comparaison ; je suis de ces comparatistes « attardés » qui font des comparaisons et l’absence de démarche comparative est, à mon sens, le grand défaut des études littéraires francophones.
La problématique du texte moyen
10Dans son étude sur le français au Togo, Suzanne Lafage note que Félix Couchoro écrit pour le Togolais moyen. Or la notion de moyenne ou de classe moyenne en situation coloniale (les années cinquante) n’a pas de sens. Il y a dans l’écriture de Couchoro un aspect utopique : il écrit pour une classe qui n’a aucun poids politique, dans une situation coloniale violemment divisée entre une masse africaine et un petit groupe de colons. L’imaginaire de Couchoro flotte du côté des clichés de la littérature populaire française. Cette notion de texte moyen veut donc dire que le texte est l’expression d’une classe moyenne qui est une utopie textuelle. Il est aussi le principal moyen pour une petite bourgeoisie d’affaires de prétendre à la reconnaissance d’un capital intellectuel qui lui donne une légitimité culturelle et politique dans le monde colonial. Cette notion n’a cessé de m’intriguer depuis que je l’ai rencontrée dans l’ouvrage de S. Lafage. Qu’est ce que le Togolais moyen ? Le Français moyen est une construction statistique, une fiction sociologique issue des grilles de catégories socio-professionelles, mais je ne crois pas que cela soit transposable au Togo ou à Madagascar. Dire d’un écrivain togolais qu’il écrit en français pour le Togolais moyen est un énoncé qui participe d’une conception que je qualifierai d’utopique de la francophonie.
11Félix Couchoro crée cette utopie par des stratégies d’écriture contradictoires. D’une part une écriture de l’ostentation par laquelle il nous dit : « Je sais très bien le français, je connais les bons auteurs ». D’autre part une écriture de l’authentification qui proclame : « Je suis un Togolais et je sais comment les Togolais parlent ». Dans le livre que j’ai consacré à Félix Couchoro (Ricard, 1987), j’ai analysé ces mouvements et je me suis efforcé de les situer dans le contexte africain « francophone » général.
12Ce projet d’écriture n’est pas paralysé mais propulsé par ces contradictions. Il n’arrive pas à les dépasser et se retrouve il y a trente ans dans une sorte de vide intellectuel et littéraire : le pays est bloqué.
13Le texte vulgaire, cette transcription du sermo vulgaris, variété linguistique véhiculaire qui en situation diglossique occupe la position subalterne, est ici une autre langue, l’ewe. Elle dit effectivement le respect des classes supérieures, elle dit la conscience de l’infériorité, c’est cela que j’appelle le discours dominé. Comme le dit un personnage du serviteur, le boy, dans L’Africaine de Paris : Nous touzou débrouillé pour parler français, zeuropéens jamais parlé ewe. (Akam, Ricard, 1982). Ce que disent au Togo les spectacles populaires en langues africaines, c’est une conscience de la domination linguistique et l’incapacité à la dépasser. Pourraient-ils aller vers un discours qui s’affirmerait mixte et assumerait cette mixité ?
On propose à cet égard de définir comme discours mixte ou métissé le discours dans lequel interviennent des segments d’énoncés appartenant à deux langues différentes et qui se situent à un niveau syntaxique plus élevé que celui de la lexie (soit syntagme, phrase ou ensemble de phrases) les citations n’étant pas prises en considération… (Bal, dans Ricard, 1982 : 37-38)
15Dans cette définition et dans les exemples donnés, le phénomène de l’alternance entre segments d’énoncés appartenant à des langues différentes est clairement identifiable. Qu’en est-il quand la recherche de l’expressivité stylistique pousse au calque syntaxique, à la relexification, à tout ce que Chantal Zabus (1991) a identifié dans l’écriture de Tutuola ? J’ai bien conscience que le terme de discours métissé est ici utilisé dans un sens un peu sollicité, mais je n’ai rien trouvé de mieux. Le discours littéraire qui assume sans complexe la dualité des langues est un discours métissé. Peu d’écrivains accèdent à une telle aisance d’expression : citons parmi les réussites Wole Soyinka, Amos Tutuola, A. Kourouma. Ce type de discours n’est pas qu’une formule stylistique : il est autant, voire plus, une question de position du sujet dans la langue et dans l’histoire, de rapport du sujet à l’histoire, de ce que que Henri Meschonnic appelle « le rythme », c’est à dire l’identité d’une voix. Le travail sur le signifiant devient l’enjeu de la stratégie d’écriture : emprunts, archaïsmes, néologismes, retournements de tours deviennent les moyens stratégiques de cette inscription dans un milieu social, les évolués, par l’ostentation et dans un lieu particulier, le Togo, par l’authentification (Ricard, 1985 : 192). Dans le discours dominé, l’exemple typique d’ostentation est le topos du coucher de soleil chez F. Couchoro. Notre auteur veut réussir une scène de genre qui pourrait s’intituler : Coucher de soleil sous les Tropiques, dotée d’un intérêt pittoresque (« flûte indigène, nos nuits africaines » ). De cette complicité entre le narrateur et le lecteur naît la dimension du discours authentique. Un romancier colonial ne dirait pas « nos » nuits. L’auteur veut se faire identifier comme Togolais et ménage ses effets : il suggère que le nom de l’héroïne est une manière de destin, mais ne donne pas ce nom avec sa traduction, par exemple dans Le Secret de Ramatou (7,9,11,18) :
L’écrivain Félix Couchoro vise la littérarité par l’ostentation mais aussi par des recettes : il cherche à s’imposer comme écrivain à partir de ses lectures scolaires et populaires. Le premier sujet de l’énonciation est une représentation particulière de la littérature acquise dans un contexte social et culturel particulier (le Togo colonial) ; le deuxième sujet producteur du discours est le multilinguisme du scripteur. La représentation de la littérature produit les stéréotypes, les clichés, les mots familiers, le renouvellement de tours ; l’acceptation du multilinguisme produit, elle, les emprunts, les calques, et les néologismes.
(Ricard, 1985 : 193)
17Les deux sujets de l’énonciation, celui qui veut s’imposer comme écrivain en fonction d’une image dépassée, et en fait scolaire, de la littérature, et celui qui veut se faire reconnaître comme Togolais authentique sont repérables à une série de marques que j’ai organisées autour de la notion de stratégies d’écriture : stratégie d’ostentation et d’authentification. La première stratégie vise le français, la seconde l’inscription de la situation locale, de la langue locale, dans le texte à travers les essais d’emprunts, de collage, de rembourrage (explications de mots) ou de jeux interlinguistiques, des manières de devinettes, comme l’exemple que j’ai cité.
18Le narrateur se place en position de professeur, puis en position de conteur ; il nous fait la leçon et il nous demande de l’accepter en tant que philosophe de l’histoire et de la culture. Il n’essaie pas de fondre les deux stratégies qui divergent constamment parce qu’il essaie de faire croire que la vie des Togolais urbanisés et celle des petits bourgeois français sont identiques. Il intervient tout le temps et pourtant ne se met jamais directement en scène.
19Comme l’écrit Wayne C. Booth dans The Rhetoric of Fiction (1961 ; 220-221) :
Ce que je vais dire ici peut avoir l’air d’une tautologie : les narrateurs intéressants sont intéressants… Certains d’entre eux remplissent dans leur œuvre une fonction que rien d’autre ne pourrait remplir… Ils deviennent des guides moraux pour le monde qui est en dehors du livre… Le commentateur qui échoue est alors celui qui prétendant à l’omniscience révèle sa bêtise et ses préjugés… (cité dans Ricard, 1985 : 264-265)
21En ce sens, l’ostentation littéraire fait éclater l’artifice de l’authenticité togolaise en accroissant la distance entre deux registres que le sujet échoue à fondre en une performance cohérente. Il n’a pas une conscience politique claire de sa propre situation de sujet, et ne peut avoir une conscience linguistique créatrice. Il s’enferme donc dans un système stérile, ou plutôt mécanique, et son discours est un symptôme éclatant de la domination culturelle, qu’il dévoile en échouant à s’en extirper…
Du discours dominé au discours métissé…
22Amos Tutuola est décédé en mai 1997, près de 30 ans après Félix Couchoro mort en I968 ; il écrivait pourtant ses principaux textes au même moment, dans les années cinquante et soixante, à 250 km de Lomé, dans le même monde, le monde ewe-yorouba de la côte du Bénin. Auteur de sept livres, publiés chez Faber, l’éditeur de T. S. Eliot, il a été salué dès son premier texte par Dylan Thomas. Raymond Queneau traduit son premier roman dès I953. Il faut attendre 35 ans pour que paraisse une autre traduction due à une romancière discrète, qui a suivi les traces de Queneau et a pris conseil de lui pour produire un texte qui est à notre sens un remarquable exercice de traduction. Michèle Laforest, traductrice et romancière est l’auteur sous le nom de Dussoutour d’un essai sur l’écriture de Tutuola : Amos Tutuola et l’écriture du conte (1976), qui contient une réflexion sur le passage de l’oral à l’écrit. J’ai eu le privilège d’être à Lomé le collègue de Michèle Laforest et d’animer en sa compagnie le Cercle de lettres modernes de la toute nouvelle Université du Bénin, fondée en 1971. La traductrice de Tutuola vient d’écrire à ma demande un essai sur l’expérience de la traduction de Tutuola (Laforest, I997), qui est je crois une excellente analyse du processus que Chantal Zabus décrit sous le nom de relexification. L’opération aboutit en effet à un anglais que l’on peut entendre dans les rues d’Ibadan, ce qui donne à cet écrit un tour parlé, très particulier aux oreilles d’un Européen. Dans son essai sur l’écriture du conte, elle remarque :
Tutuola écrit tous ses récits, sauf un, à la première personne…
La perte de l’oralité est ici compensée car le je prend à son compte le jeu, la marge de liberté du conteur. Interventions, mimiques démonstratives, effets de voix, tous les effets d’oralité trouvent le relais dans des effets ici différents, qui sont la fantaisie, l’humour, la participation personnelle permanente de l’auteur. (Dussoutour 1976 : 32)
24Ces remarques me paraissent très importantes pour comprendre le rapport du sujet à son discours et la place du sujet dans l’histoire. Jamais Couchoro ne dit je et pourtant il intervient sans arrêt. Il applique encore une fois une convention d’écriture, qui n’en montre que mieux l’incohérence de son point de vue. Tutuola, au contraire, assume son discours totalement. Ma vie dans la brousse des fantômes ou L’ivrogne dans la brousse sont des monologues. Les quêtes fantaisistes et les malheurs épouvantables qui nous sont rapportés sont ceux ou celles du héros. Ce monologue est un récit, mais un récit au style direct, à la première personne. Pourtant il ne s’agit pas de théâtre : mettre sur scène le narrateur ne peut pas fonctionner sans adaptation. Nous avons essayé : il a fallu récrire le texte français et même le texte anglais. Ces expériences nous ont permis de comprendre l’originalité du texte de Tutuola : récit-monologue, texte écrit qui mime l’oral, mais qui mime l’oral sans être du théâtre. Récit d’expériences imaginaires et discours branché sur le flux qui se déverse de l’inconscient. Quel je est ce je ? Courageux mais prudent : ce personnage construit dans le discours est celui qui s’insère dans l’histoire et dans la langue. Il est assez ambitieux – et il n’y a pas que de l’inconscience dans cette ambition – pour oser écrire comme il parle et pour continuer. Son texte n’est pas le produit d’une stratégie scolaire. Il ne cherche ni la correction, ni la norme. Il est parfaitement « vulgaire », produit de la rue et d’une scolarité « perturbée » dit M. Laforest. Il est bien plus vulgaire que les textes en yorouba qui nous narrent des histoires de chasse. En yorouba se reconstitue une stratification sociale et les écrivains yorouba possèdent la maîtrise des niveaux de langue, ce qui n’est pas le cas d’Amos en anglais et produit ces effets vulgaires, c’est-à-dire incongrus et résultant du collage d’éléments disparates. Cette vulgarité est celle des bricoleurs qui ramassent des détritus dans les bidonvilles pour créer des scuptures et parler d’une Afrique de la récupération et du bricolage, du dumping. Ce contact direct et fort avec des réalités que la « classe moyenne « ne veut pas voir assure la pertinence de leur témoignage porté par un sujet, à la fois égaré et prophétique. Wole Soyinka était déja en 1963 au sommet des hiérarchies et il salua Amos Tutuola l’ancien planton : il y avait là pour employer une métaphore électrique, du genre de celles qui sont chères à Amos Tutuola, comme un courtcircuit générateur de l’étincelle de la littérature nigériane.
Discours métissé et situation coloniale
25Il y a sans doute moins d’emprunts directs au yorouba chez Tutuola que d’emprunts à l’ewe chez Félix Couchoro, pourtant son écriture est d’une inventivité perpétuelle et nous mène de surprises en surprises, comme le dit fort bien Jean-Louis Joubert à propos de Fily Dabo Sissoko et de Jean Joseph Rabéarivelo :
Sissoko et Rabéarivelo traduisent, je veux dire que leur poésie, leur langue d’origine, sont présentes dans leurs poèmes français ; ceux ci fascinent par la part d’obscurité qu’ils ramènent de leur passage d’une langue à l’autre. (Joubert, 1992 : 198)
27Part d’obscurité, part de fantaisie, part de fantastique, pleinement assumée chez Amos Tutuola, dans une sorte d’inconscience jubilatoire, qui a eu la chance d’avoir T. S. Eliot comme premier lecteur et Dylan Thomas comme critique… Cette langue première, tissée dans le texte écrit, est celle que j’appelle le discours métissé. La position du traducteur est ici subtile : on ne peut traduire Tutuola en parsemant le texte d’indices d’africanité qui signaleraient une région et finalement nous ramèneraient à la problématique du roman colonial de Félix Couchoro et de son couple ostentation/ authentification :
une autre forme s’est aussi présentée pour rendre le ton parlé du livre :
l’inversion. J’ai, je dois dire, beaucoup usé de l’inversion et des ça alors, eh bien voilà… Si bel et bien qu’un correcteur de la maison Belfond, Africain francophone, stagiaire fraîchement engagé et brûlant d’un beau zèle, avait corrigé ma traduction, page après page, pour la remetttre en beau langage. (Laforest, 1997 : 65)
29Il n’y a que deux emprunts au français d’Afrique dans le texte de Michèle Laforest, mais il y a par contre un effort pour se couler dans le sujet, qui a mis en place un subtil mécanisme de distanciation intralinguistique qui fonctionne au niveau syntaxique, qui est cette voix du rythme, qui inscrit le sujet dans l’histoire. Le narrateur auteur ne revendique aucun magistère, contrairement à Félix Couchoro : il est là, assez sûr de lui pour imposer son rythme chaotique et surprenant à la phrase et pour ne pas s’en laisser conter quand nous songerions à élever des objections contre ses barbarismes et ses néologismes hasardeux. Le narrateur est aventureux, courageux ; il lutte pour sa survie dans un monde absurde et violent. Il est dégoûté par les fantômes puants qui organisent des élections dans lesquelles le plus puant l’emporte. Il accepte le monde tel qu’il est : les vaches sont les vaches, et il sait se mettre à danser quand il est transformé en tam-tam. Il prend son destin en main. Notre adhésion à son attitude entraîne notre adhésion à sa voix : ses acrobaties syntaxiques ne sont que l’expression de sa hardiesse et de son imagination pratique. En somme, il serait bien le yorouba moyen, c’est-à-dire le type idéal du chasseur yorouba, si nous acceptions que ce concept soit tout autant une construction poétique que statistique.
30Les rythmes des tambours yorouba sont complexes à analyser : on peut le faire et ainsi les reproduire, voire en publier les transcriptions. Traduire, c’est transcrire la partition : encore faut-il avoir analysé la matrice du rythme. La force de Tutuola est de mettre par écrit un je de la narration qui est un pseudo je de conteur. Il se trouve alors dans une position historique hyperlégitime – celle de gardien de l’oralité – trop confondue avec l’archaïsme, alors qu’il raconte tout autre chose dans Ma vie dans la brousse des fantômes : les divagations et la quête d’un réfugié qui n’a qu’une chose en vue : rentrer chez lui.
31Dépourvu de capital culturel, Amos Tutuola n’a aucune subtile stratégie de pénétration du champ littéraire. Il n’a pas cherché à se faire reconnaître comme écrivain, puis à démontrer qu’il était un bon Nigérian. En d’autres termes il a si peu de capital culturel qu’il n’a même pas de représentation du champ littéraire…, à la différence de Félix Couchoro, toujours à courir après une réussite qui, pour lui, ne pouvait s’obtenir qu’à Paris. Félix Couchoro a été victime du modèle de la littérature coloniale, qu’il voulait dépasser, mais ce faisant il se plaçait sur un terrain qu’il aurait fallu quitter. Il voulait écrire comme Jean Francis Bœuf, auteur de La Soudanaise et son amant, que Félix Couchoro connaissait, et il voulait écrire un roman colonial « vu de l’intérieur », avec l’avantage comparatif d’être lui-même un Africain… Cette fascination pour le modèle européen français l’a engagé dans une impasse esthétique. Il ne peut que rabâcher les mêmes leçons alors que le monde change. Ses textes sont lisibles, mais son écriture est bloquée : son discours s’inscrit dans le champ de la domination culturelle, ce que j’ai appelé une écriture en situation de diglossie. Amos Tutuola échappe à ce modèle. Il ne s’agit pas là d’une avancée solitaire, sans lendemain, d’une sorte de « hapax ». On peut le traduire, et son exemple vaut aussi en français. Ce qui a intéressé Raymond Queneau et Michèle Laforest est reproductible. Les rythmes yorouba ou ewe peuvent fonctionner en français : il suffit de trouver les clés d’équivalence. Un des disciples de Tutuola, Ken Saro Wiwa, le malheureux écrivain nigérian pendu en I995, pour ses activités de défense des droits des Ogoni face aux compagnies pétrolières, disait écrire dans un anglais « rotten », pourri. Le français est-il imputrescible ? Certes non, mais il faut avoir suffisamment confiance en la force et l’autonomie de son écriture pour arriver à imposer son discours métissé et ce métissage ouvre toutes les portes. Cette expérience demande un peu de temps. La « signature d’une voix » est toujours complexe à percevoir, mais elle est seule à donner à l’œuvre la garantie de durer…
32L’analyse du discours dominé d’Amos Tutuola a été reprise, sous une forme légèrement différente, dans mon ouvrage La Formule Bardey, Bordeaux, Confluences, 2005.
Bibliographie
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