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Article de revue

Traduire Hugo : Les Misérables au Portugal

Pages 293 à 300

Notes

  • [1]
    Dans A Palestra, du 15 avril 1885, Hueli écrit qu’il est à remarquer que la France, pays pour lequel Hugo a vécu, conserve la peine de mort. Il nous faut signaler que la peine de mort a été abolie au Portugal le 20 juin 1867 et que l’événement a valu aux Portugais des lettres laudatives de la part de Hugo. Les termes de ces lettres seront largement repris dans la presse.
  • [2]
    P. 171.
  • [3]
    Une opération publicitaire avait été, de longue date, menée autour des Misérables. Dès 1824, dans son article sur Quentin Durward, il annonce son projet d’écrire un roman « plus beau et plus complet ».
  • [4]
    Cosette par Maria Helena da Costa Dias, coll. « Biblioteca das raparigas », Portugália editora, 1960 et Gavroche par le même traducteur en 1964. Ces adaptations sont édulcorées de façon à éviter tout choc chez un public enfantin.
  • [5]
    Os Miseráveis, a imortal obra de Victor Hugo, illustrée par Gaston Niezabe et adaptée par Roussado Pinto, Lisboa, ed. Aguiar, 128 pages. 294
  • [6]
    Braga, T., Teixeira Bastos, « Victor Hugo », Revista de estudos livres, Lisboa, Nova livraria internacional editora, 1887, p. 109-110.
  • [7]
    Publiée dix mois après l’original en trois fois, le 3 avril, le 15 mai et le 30 juin 1862.
  • [8]
    Il faut dire que Les Misérables viennent combler un manque dans l’univers romanesque portugais. Le pays reste, en effet, presque jusqu’à la fin du XIXe siècle, un pays dans lequel l’écrivain, issu de la propriété terrienne, délaisse les centres urbains et les préoccupations du monde ouvrier qui pourtant dès la moitié du siècle s’agglutine autour des grandes villes. 295
  • [9]
    Meschonnic, Henri, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973, p. 303-306.
  • [10]
    Campos, H. de, « De la traduction comme création et comme critique », Change (transformer et traduire ), n° 14,1973, p. 74.
  • [11]
    Meschonnic, Henri, Pour la poétique IV, Paris, Gallimard, 1977, p. 206. 296
  • [12]
    Hugo, V., Les Misérables, I, 2,8, p. 77.
  • [13]
    Meschonnic, H., op. cit., p. 111.
  • [14]
    Hugo, V., Les Misérables, I, 2,8, p. 78.
  • [15]
    Hugo, V. Os Miseráveis, trad. de F. da Silva Vieira, Lisboa, Typ. Do futuro, 1962, vol. 1, p. 178. « Ó caminhar implacavel das sociedades humanas, que assim perdes em teu transito homens e almas ».
  • [16]
    Hugo, V., Os Miseráveis, trad. de A. R. de Sousa e Silva, Porto, Typ. Do commercio, 1864, vol. 1, p. 125 « Ó impiedosa mancha das sociedades humanas, em que se não dá atenção aos homens e às almas que se vão perdendo ! » 297
  • [17]
    Dans A Democracia portuguesa du 7 juin 1885, on peut trouver le jugement suivant : « Si l’auteur [des Misérables ] avait travaillé un peu plus le style de ses interminables pages, il serait mieux savouré. En général, il est peu clair, et on peut lui reprocher d’avoir beaucoup et insuffisamment travaillé. »
  • [18]
    Hugo, V., Os Miserávei s, trad. de A. R. de Sousa e Silva, 1864, vol. 5, p. 97.
  • [19]
    Ibid., vol. 5, p. 298. 298
  • [20]
    Hugo, V., Os Miseráveis, traduction de Silva Vieira da ed. de 1862, Mem Martins, Europa-America, 1983, vol. 5, p. 123-124. 299
  • [21]
    Barthes, R., Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil, 1953, p. 44.
  • [22]
    Quintinho, J., « Victor Hugo na cultura popular », O Diabo, n° 47,1935. 300

Une question d’images

1La réception des Misérables au Portugal repose avant toute chose sur l’image de la France et l’image de Hugo. En effet, si Les Misérables sont traduits en portugais l’année même de leur publication en France, c’est d’abord parce que le Portugal est, en 1862, un pays qui oscille entre une francophilie qui le rend complètement perméable à tout ce qui vient de France et une francophobie qui lui fait élire le révolté de Guernesey, un révolté jetant des anathèmes contre la France qui le rejette. Ce rejet donnera d’ailleurs aux Portugais l’occasion de se dédouaner d’un mépris des Français à leur égard. C’est ainsi que dans la presse de l’époque, on peut trouver des remarques concernant le peu de cas que fait la France du message de Hugo, notamment en ce qui concerne la peine de mort [1]. Ces remarques sont, par ailleurs, faites de façon à mettre en valeur les Portugais et le lien qui les unit à Hugo. Il est important de signaler que les pays où la vente des Misérables a été la plus forte en proportion de la population furent, dans l’ordre, la Belgique, la France, le Portugal, l’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne, la Russie. Or, comme l’indique La Revue du 15 mai 1909 [2], le Portugal arrive au premier rang des pays hugolâtres puisque Les Misérables furent mis en vente en Belgique et en France et que ces pays sont les seuls qui précèdent le Portugal sur la liste.

Quelle réception ?

2Si l’on s’en tient au critère quantitatif, il apparaît que la réception des Misérables fut exceptionnelle au Portugal. En effet, de 1862 à 1983, on peut dénombrer vingt-huit publications des Misérables en portugais. Ces publications sont parfois en volumes et on remarque alors une atomisation de l’œuvre. Le nombre de volumes peut être très élevé. Cet état de fait a, d’une part, un but commercial : les éditeurs jouent sur une vision du roman en tant qu’œuvre monumentale, vision orchestrée par Victor Hugo lui-même [3], et profitent également de la vogue du roman feuilleton. Notons que Hugo a de toute évidence usé de la technique du roman feuilleton dans la construction de ses chapitres. Certaines publications ont lieu en feuilletons dans les journaux et servent souvent d’argument publicitaire à ces mêmes journaux. Nous avons ensuite deux adaptations destinées à l’enfance [4], l’une de l’histoire de Cosette, pour les filles, et l’autre de l’histoire de Gavroche, pour les garçons. Une dernière adaptation entièrement illustrée date de 1951 [5]. Elle se situe entre l’adaptation simple et la bande dessinée. L’illustration y est omniprésente mais est au service du texte. Elle sert à matérialiser, à faire visualiser la scène évoquée par le texte.

3Les publications des Misérables sont soit des traductions originales soit des traductions revues et corrigées. Elles révèlent un manque de rigueur quant à leur origine. La notion de propriété intellectuelle étant pratiquement ignorée à l’époque, il est commun de reprendre des traductions déjà produites pour introduire de légères modifications ou encore de publier sans mentionner le nom du traducteur. D’ailleurs, nous pouvons remarquer que l’édition illustrée de 1885-1886 qui propose une traduction de João de Matos est calquée sur l’édition illustrée française de 1865 : même présentation, mêmes illustrations. Cependant, les dessins de Brion sont repris mais signés du nom de « Pastor » ! Il arrive aussi qu’une publication en feuilletons soit commencée et s’arrête sans explication aucune. Parfois, on trouve des passages ou chapitres entiers des Misérables utilisés pour donner du relief à un article polémique, ou encore pour orienter politiquement parlant une page. Car bien plus qu’un contenu offert au lecteur, Les Misérables apparaissent au Portugal comme un objet symbole porteur d’un message qui peut aussi bien être un message révolutionnaire qu’un message lénifiant. Par ailleurs, ce n’est qu’à partir de 1870 que des éditions à belle couverture, reliées de cuir et illustrées, seront publiées. L’aspect du Traduire Hugo : Les Misérables au Portugal livre acquiert alors une importance supérieure à son contenu. Le livre cesse d’être uniquement un contenant, il est lui-même contenu. La société portugaise réalisant sa révolution industrielle passe de l’être à l’avoir, de la recherche d’une supériorité de l’esprit à une recherche de supériorité matérielle. Il semble donc bien qu’à aucun moment dans ce cas de réception exceptionnelle que fut la réception des Misérables par les Portugais, l’œuvre ne fut considérée pour elle-même, en tant qu’objet littéraire mais bien comme objet ou texte symbolique utilisé bien plus pour tout ce qu’il représente, pour ce qui lui est lié plus que comme discours littéraire susceptible de délivrer un contenu.

4Remarquons que la traduction de cette œuvre n’a tenté aucun auteur connu. Les auteurs portugais contemporains de Hugo restent assez peu réceptifs à l’œuvre phare du roman hugolien. S’il est vrai qu’elle est attendue de longue date, il est également vrai qu’en tant que production littéraire, elle essuie un accueil plutôt froid et méprisant de la part de l’intelligentsia portugaise. En fait, le Hugo réellement apprécié est l’auteur des Odes et Ballades, de Les Rayons et les Ombres. Des auteurs comme Teófilo Braga et Teixeira Bastos définissent le style de Hugo comme rhétorique et redondant, susceptible d’impressionner facilement l’esprit public. Les hommes de lettres sont alors considérés comme « plus difficiles à contenter » [6]. C’est qu’en 1862, on en est encore à un romantisme caractérisé par le sentimentalisme et le goût du pittoresque et même si, dès 1865, la génération de Coïmbre ne jure que par Hugo, c’est le Hugo des idées sociales plutôt que l’auteur de la prose des Misérables qui est l’objet de toutes les vénérations. Par conséquent, les traducteurs qui se sont attelés à la tâche monumentale que constitue cette traduction sont des lettrés liés au monde du journalisme ou encore des francophiles aux idées républicaines. C’est Francisco da Silva Vieira, directeur du journal O Povo, qui à trente et un ans produit la première traduction publiée au Portugal [7]. D’autres le suivent de très près. Certains resteront anonymes ou ne mèneront pas à terme leur entreprise : mettre à la portée du peuple l’œuvre de Hugo. Dans ce pays où les classes sociales favorisées sont au XIXe siècle francophones et donc lisent Hugo dans l’original, la traduction est, en effet, destinée au peuple. Même si, en 1862, plus de la moitié de la population est analphabète, les lectures se font souvent le soir, au cours des veillées pendant lesquelles un plus instruit lit soit dans la traduction en œuvre intégrale, soit dans le journal, le feuilleton du jour [8].

La traduction en question

5La traduction pose un certain nombre de problèmes. Le premier est lié à sa nature même. En effet, le texte traduit implique deux émetteurs (l’auteur et le traducteur) et deux récepteurs (le traducteur et le lecteur de la traduction). La position centrale du traducteur apparaît nettement. Et la précarité de la position du lecteur est alors une évidence. L’auteur et son lecteur en version originale ont en commun une part d’univers beaucoup plus importante que l’auteur et le lecteur de la traduction. En effet, le texte traduit a été créé par son auteur sur la base d’une réalité, d’une sensibilité et d’une tradition différentes de celles qui constituent l’univers du lecteur étranger. Et il arrive fréquemment que le traducteur cherche à combler les vides, réduire les espaces blancs ou interstices dont parle Umberto Eco, pour établir des ponts entre la communauté linguistique et culturelle de l’auteur et celle des lecteurs auxquels s’adresse la traduction. Le traducteur met alors en danger tout ce qui relève de la connotation, de la poésie, tout ce qui fait la littérarité du texte.

6Il ne s’agit pas pour autant d’adhérer à une philosophie de l’intraduisible qui, comme le signale Henri Meschonnic [9], relèverait d’une tentation totalitaire, mais de reconnaître l’intraduisibilité littérale pour arriver à recréer dans la langue d’arrivée cette même littérarité. Haroldo de Campos parle de « recréation ou création parallèle » [10]. Aucune des traductions complètes des Misérables produites par les Portugais ne fut une recréation du texte. Il n’est pas question au Portugal, à cette époque, de philosophie de l’intraduisible. On est encore très proches d’un XVIIIe siècle où traduire consiste à adapter le texte au goût du public visé. Les interrogations de Madame de Staël et de Chateaubriand qui les mènent au souci du génie particulier n’ont pas touché F. F. da Silva Vieira ni A. Rodrigues de Sousa e Silva, les deux auteurs des traductions les plus reprises jusqu’en 1983.

7L’analyse attentive des traductions montre bien plus encore. Alors que Hugo s’adressait à tout lecteur, aussi bien au lecteur cultivé qu’au lecteur populaire, les traducteurs des Misérables en portugais s’adressent au peuple, à la masse populaire qui, contrairement à l’élite, ne connaît pas le français et donc ne peut lire l’œuvre en version originale. Ce lecteur est présent à chaque page, à chaque tournure de phrase même. Alors que Hugo écrit, ainsi que l’indique Henri Meschonnic [11], un poème épique dans lequel on retrouve souvent l’alexandrin, les traducteurs portugais retravaillent son style pour le transformer. Ses répétitions qui sont suggestives et créatrices d’images sont souvent éliminées. Au chapitre « L’onde et Traduire Hugo : Les Misérables au Portugal l’ombre » qui présente, grâce à une métaphore filée, le naufragé social aux prises avec la mer, nous avons :

8

Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s’en va ! Il la regarde, il la regarde frénétiquement. Elle s’éloigne, elle blêmit, elle décroît. [12]

9La traduction de Vieira da Silva propose :

10

Ils sont désespérés les cris que le malheureux envoie des profondeurs.
Quel spectre que cette voile qui s’éloigne ! Il la contemple frénétiquement ; il la voit s’enfuir, s’enfuir jusqu’à disparaître.

11La répétition très suggestive de « il la regarde » a disparu, le verbe « regarder » a d’ailleurs été remplacé de façon maladroite par « contempler ». Et l’accumulation des verbes qui constituait une synesthésie (« elle s’éloigne, elle blêmit, elle décroît ») a été remplacée par une reprise de « s’enfuir ».

12La parataxe laisse souvent la place à la subordination. Or, ainsi que l’indique Henri Meschonnic, la juxtaposition, contrairement à la subordination, n’est pas « une démarche de la rationalisation, de la recomposition dans un ordre et une hiérarchie. […] elle conserve les verbes, le mode d’existence des objets dans le temps, la pensée » [13].

13À titre d’exemple, le passage « Ô marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d’hommes et d’âmes chemin faisant ! » [14] devient : « Ô marche implacable des sociétés humaines, qui ainsi perds en ton chemin hommes et âmes. » [15]

14La traduction de Sousa e Silva s’éloigne, elle, complètement du texte de Hugo, à cause, selon toute vraisemblance, d’une erreur d’interprétation. On y constate, cependant, la même tendance au refus de la parataxe :

15

Ô tache sans pitié des sociétés humaines, où l’on n’accorde pas d’attention aux hommes et aux âmes qui se perdent ! [16]

16En fait, l’expression de Hugo est jugée trop simpliste, insuffisamment travaillée [17]. Souvent, aussi, les traducteurs ajoutent des adverbes modalisateurs, révélant un sentimentalisme romantique. Ainsi, au chapitre « Mortuus pater filium moriturum expectat », Hugo écrivait : « Gavroche était mort. Combeferre rapporta le panier de cartouches ; Marius rapporta l’enfant. » La traduction propose : « Gavroche était mort. Combeferre rapporta le panier de cartouches, Marius le corps du mmaallhheeuurreeuuxx enfant » [18]. Or, ces ajouts sont présents dès qu’il s’agit des personnages principaux. Au chapitre « Lui aussi porte sa croix », le pronom personnel « il » qui représente Jean Valjean est traduit par « le généreux sauveur de Marius »  [19]. Ces jugements de valeur sont absents des Misérables et ils montrent que là où Hugo, en réaliste, s’abstient de tout commentaire, le traducteur, en romantique, ne s’empêche pas d’être présent et de façon assez mièvre puisqu’à chaque fois, il s’agit de mettre en relief des aspects susceptibles d’exacerber la sensiblerie d’un public populaire épris de sentimentalisme.

17En outre, Hugo pratique l’alternance des points de vue, alternance qui permet au lecteur d’aiguiser son esprit critique. Ainsi, au chapitre « Explication », Jean Valjean parcourt les égouts de Paris avec son précieux fardeau, Marius inconscient. Il croise une patrouille de policiers :

18

Jean Valjean vit ces larves faire une sorte de cercle. Ces têtes de dogues se rapprochèrent et chuchotèrent.
Le résultat de ce conseil tenu par des chiens de garde fut qu’on s’était trompé, qu’il n’y avait pas eu de bruit, qu’il n’y avait là personne, qu’il était inutile de s’engager dans l’égout de ceinture, que ce serait du temps perdu, mais qu’il fallait se hâter d’aller vers Saint-Merry, que s’il y avait quelque chose à faire et quelque « bousingot » à dépister, c’était dans ce quartier-là.

19Le point de vue adopté ici est celui de Jean Valjean, en focalisation interne, avec en sourdine les propos des policiers qui nous sont transmis en discours indirect libre. Puis le lecteur accède aux propos du narrateur qui rappellent la voix de Victor Hugo lui-même pour une considération philologique en même temps que socio-historique :

20

De temps en temps les partis remettent des semelles neuves à leurs vieilles injures. En 1832, le mot bousingot faisait l’intérim entre le mot jacobin qui était éculé et le mot démagogue alors presque inusité et qui a fait depuis un si excellent service.

21Traduire Hugo : Les Misérables au Portugal La traduction propose :

22

Jean Valjean vit ces larves former une espèce de cercle, il vit s’approcher les unes des autres ces têtes de chiens qui commencèrent à chuchoter.
Le résultat du conciliabule des chiens de garde fut de se dire mutuellement qu’ils s’étaient trompés […] [20]

23On n’a plus que le point de vue de Jean Valjean ; le lecteur cesse d’entendre la voix des policiers. Quant aux propos du narrateur, ils sont purement et simplement éliminés. En ce qui concerne la technique narrative, on a alors quelque chose de très uniforme qui limite les possibilités d’interrogation, de remise en question.

24Les traducteurs ont donc voulu faire de l’écriture de Hugo, d’une part une écriture complexe, recherchée, et d’autre part, une écriture à lecture unique. C’est bel et bien la littérarité qui a été perdue au cours de l’acte de traduction. C’est ainsi que l’œuvre devient, au Portugal, par le biais de la traduction, une œuvre appartenant à la littérature de bas étage. Au fur et à mesure que les Portugais cessent de le lire dans l’original, le livre Les Misérables évolue vers la périphérie du polysystème selon la théorie de Even-Zohar. C’est également la force révolutionnaire de l’œuvre que la traduction affecte. L’organisme de censure de la dictature n’a pas eu à œuvrer pour réduire la force des Misérables puisque dès la traduction de A. Rodrigues de Sousa e Silva en 1863, la répugnance à l’égard des classes populaires apparaît dans les images ajoutées, celles du volcan ou du dragon associées à la populace, et dans l’élimination de ce livre capital qu’est le livre « l’argot ». Outre l’étude philologique qui est proposée, Hugo y analyse l’argot en tant que réaction à une situation sociale. C’est aussi dans ce livre que Hugo aborde la peur du socialisme en se référant au pamphlet d’Auguste Romieu Le spectre rouge de 1852 qui se servait la peur du rouge afin de légitimer le coup d’État.

25Dès lors Les Misérables sont réduits à un ensemble d’histoires touchantes : celles de Jean Valjean, de Cosette, de Fantine, de Gavroche. C’est la raison pour laquelle on peut trouver des adaptations pour la jeunesse qui dissocient ainsi les aventures de ces héros. De plus, l’écriture, l’énonciation ont subi de telles modifications qu’il est difficile de ne pas y voir de trahison ! Ce qui faisait de l’écriture de Hugo une écriture en rupture avec l’écriture bourgeoise telle que l’analyse R. Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture a été anéanti par la traduction.

26

[…] seul Hugo, par le poids de son style, a pu faire pression sur l’écriture classique et l’amener à la veille d’un éclatement. Aussi le mépris de Hugo cautionne-t-il toujours la même mythologie formelle, à l’abri de quoi c’est toujours la même écriture dix-huitièmiste, témoin des fastes bourgeois qui reste la norme du français de bon aloi, ce langage clos, séparé de la société par toute l’épaisseur du mythe littéraire, sorte d’écriture sacrée requise indifféremment par les écrivains les plus différents à titre de loi austère ou de plaisir gourmand, tabernacle de ce mystère prestigieux : la littérature française. [21]

27Ainsi, loin d’être une œuvre révolutionnaire s’adressant au peuple, le livre Les Misérables est devenu, au Portugal, par le biais de la traduction, une œuvre qui a conforté les tendances nationales et a pu même être utilisée avec un objectif exactement contraire à celui envisagé par Hugo. Dans un article publié en 1935 dans O Diabo[22], un périodique de critique littéraire et artistique, Julião Quintinho, indique que le roman de Hugo a éveillé le sentiment de bonté, le culte du devoir, l’esprit de renoncement et de sacrifice chez le peuple. On ne peut que remarquer que les qualités morales mentionnées ne sont pas celles qui permettraient une prise de conscience politique. Les qualités de Jean Valjean qui, tel le Christ, connaît la rédemption par l’abnégation, par le renoncement, émeuvent mais ne provoquent pas d’attitude révolutionnaire. Au Portugal, et la République bourgeoise de 1910 n’y changera rien, le monde ouvrier continuera d’être un client passif des classes aisées et soumis à l’influence du clergé. Les Misérables n’opéreront pas la régénération du peuple portugais. Il eût fallu, pour le moins, une traduction susceptible de permettre au peuple l’accès à l’intégralité de l’œuvre.

Notes

  • [1]
    Dans A Palestra, du 15 avril 1885, Hueli écrit qu’il est à remarquer que la France, pays pour lequel Hugo a vécu, conserve la peine de mort. Il nous faut signaler que la peine de mort a été abolie au Portugal le 20 juin 1867 et que l’événement a valu aux Portugais des lettres laudatives de la part de Hugo. Les termes de ces lettres seront largement repris dans la presse.
  • [2]
    P. 171.
  • [3]
    Une opération publicitaire avait été, de longue date, menée autour des Misérables. Dès 1824, dans son article sur Quentin Durward, il annonce son projet d’écrire un roman « plus beau et plus complet ».
  • [4]
    Cosette par Maria Helena da Costa Dias, coll. « Biblioteca das raparigas », Portugália editora, 1960 et Gavroche par le même traducteur en 1964. Ces adaptations sont édulcorées de façon à éviter tout choc chez un public enfantin.
  • [5]
    Os Miseráveis, a imortal obra de Victor Hugo, illustrée par Gaston Niezabe et adaptée par Roussado Pinto, Lisboa, ed. Aguiar, 128 pages. 294
  • [6]
    Braga, T., Teixeira Bastos, « Victor Hugo », Revista de estudos livres, Lisboa, Nova livraria internacional editora, 1887, p. 109-110.
  • [7]
    Publiée dix mois après l’original en trois fois, le 3 avril, le 15 mai et le 30 juin 1862.
  • [8]
    Il faut dire que Les Misérables viennent combler un manque dans l’univers romanesque portugais. Le pays reste, en effet, presque jusqu’à la fin du XIXe siècle, un pays dans lequel l’écrivain, issu de la propriété terrienne, délaisse les centres urbains et les préoccupations du monde ouvrier qui pourtant dès la moitié du siècle s’agglutine autour des grandes villes. 295
  • [9]
    Meschonnic, Henri, Pour la poétique II, Paris, Gallimard, 1973, p. 303-306.
  • [10]
    Campos, H. de, « De la traduction comme création et comme critique », Change (transformer et traduire ), n° 14,1973, p. 74.
  • [11]
    Meschonnic, Henri, Pour la poétique IV, Paris, Gallimard, 1977, p. 206. 296
  • [12]
    Hugo, V., Les Misérables, I, 2,8, p. 77.
  • [13]
    Meschonnic, H., op. cit., p. 111.
  • [14]
    Hugo, V., Les Misérables, I, 2,8, p. 78.
  • [15]
    Hugo, V. Os Miseráveis, trad. de F. da Silva Vieira, Lisboa, Typ. Do futuro, 1962, vol. 1, p. 178. « Ó caminhar implacavel das sociedades humanas, que assim perdes em teu transito homens e almas ».
  • [16]
    Hugo, V., Os Miseráveis, trad. de A. R. de Sousa e Silva, Porto, Typ. Do commercio, 1864, vol. 1, p. 125 « Ó impiedosa mancha das sociedades humanas, em que se não dá atenção aos homens e às almas que se vão perdendo ! » 297
  • [17]
    Dans A Democracia portuguesa du 7 juin 1885, on peut trouver le jugement suivant : « Si l’auteur [des Misérables ] avait travaillé un peu plus le style de ses interminables pages, il serait mieux savouré. En général, il est peu clair, et on peut lui reprocher d’avoir beaucoup et insuffisamment travaillé. »
  • [18]
    Hugo, V., Os Miserávei s, trad. de A. R. de Sousa e Silva, 1864, vol. 5, p. 97.
  • [19]
    Ibid., vol. 5, p. 298. 298
  • [20]
    Hugo, V., Os Miseráveis, traduction de Silva Vieira da ed. de 1862, Mem Martins, Europa-America, 1983, vol. 5, p. 123-124. 299
  • [21]
    Barthes, R., Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil, 1953, p. 44.
  • [22]
    Quintinho, J., « Victor Hugo na cultura popular », O Diabo, n° 47,1935. 300

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