Couverture de RLC_309

Article de revue

Mythes anciens, figures bibliques, mythes littéraires

Pages 3 à 22

Notes

  • [1]
    L’A.T. est rédigé pour la plus grande partie en hébreu. Dans le N.T., rédigé en grec, quatre occurrences seulement de « mythoï », toutes au sens péjoratif de « fables vaines », opposées à la vérité ( 2 Tim., 4,4) ou à la prédication de l’Évangile ( 2 P 1,16).
  • [2]
    Dès le XVIe siècle, de rares officiers ou missionnaires avaient noté quelques bribes des mythes mexicains, incas ou brésiliens. Mais ce sont surtout les trois derniers siècles qui ont engrangé, sur tous les continents, une moisson immense dont les échos fascinent de plus en plus le public.
  • [3]
    « Petite lettre sur les mythes » (1928), reprise dans Variété II, (1929) et dans Pléiade I, p. 964. En réalité, les notes et brouillons des dernières semaines de Valéry, en 1945, témoignent de ses efforts désespérés pour trouver une issue acceptable à sa version du personnage mythique de Faust, dans lequel, depuis des années, il voyait l’expression la plus tragique de son existence. Ce qui a été publié sous le titre Mon Faust (1941 et 1945) ne regroupe que des textes incomplets, sans cohérence entre eux, sans dénouement : les fragments ou brouillons qui sont cités ailleurs ici et là obligent à nuancer beaucoup les clichés les plus courants sur le rationalisme un peu « supérieur » de Valéry.
  • [4]
    Ne citons ici qu’une formulation simple, d’un type assez généralement accepté : selon Eliade ( NRF 1953,441), un mythe est « une histoire vraie, qui s’est déroulée au commencement du temps et qui sert de modèle au comportement humain », notamment à tout comportement tant soit peu rituel.
  • [5]
    Ce « récit » peut être évoqué par le simple rappel d’un personnage ou d’un épisode partiel : quoique le propos reste journalistique et fort anachronique, il reste suggestif d’appeler le savant moine qui devait devenir le pape Sylvestre II : « Gerbert, ce Faust du Moyen Âge » ( Le Monde, 19-7-2000). Mais proclamer comme une trouvaille que « le mythe est une parole » (R. Barthes, Mythologies, Seuil, 1957, p. 215), c’est vouloir définir un terme général par un autre encore plus vague… Une « parole » n’est pas encore un énoncé, encore moins un récit, alors que le mythe, lui, est de l’ordre du narratif.
  • [6]
    Voir par exemple dans Aspects du Mythe, éd. Folio Essais, 1988, p. 169-170 et passim.
  • [7]
    « Le nombre du mouvement selon l’avant et l’après » ( Physique, IV, 10-14) : c’est là réduire le temps à une succession d’instants, sans continuité ni signification, ce qui gênera beaucoup les Pères de l’Église et les siècles qui suivront dans leurs persévérants efforts pour réfléchir sur un corpus de textes, qui reste structuré fondamentalement comme une « histoire » sainte, en utilisant la grille méthodologique d’une pensée grecque pour laquelle rien de sérieux ni d’essentiel ne pouvait surgir, sinon nimbé d’une idéale immobilité.
  • [8]
    E. Auerbach, Mimesis, Francke V., Bern, 1946. Trad. fr. Gallimard, 1968, rééd. « Tel », 1984.
  • [9]
    Ces termes pauliniens (Eph l, lO ; Col l, 20) sont repris assez vite dans la première grande synthèse “théologique”, Contre les hérésies, d’Irénée de Lyon (+ 202).
  • [10]
    L’hérétique « choisissait » ses textes : ainsi Marcion, vers 144, refusait l’Alliance ancienne, ne gardait que Luc et Paul, etc.
  • [11]
    Jean de La Ceppède (1550-1623) est surtout connu pour ses Théorèmes sur le sacré mystère de notre Rédemption, Toulouse 1613 et 1622,520 sonnets au total. Pierre Emmanuel, en particulier Tombeau d’Orphée (1941), Le goût de l’Un (1963), Tu (1978), Le Grand Œuvre (1984), etc.
  • [12]
    R. Muchembled, Une Histoire du diable, Seuil 2000, p. 26. L’auteur multiplie les exemples de ces bizarreries, qui font remonter ainsi la grand-mère du diable ( sic ) au « souvenir de la terrible déesse Cybèle, ou Holda, sorte d’image maternelle monstrueuse et dévorante », id., p. 28.
  • [13]
    Tirso est assez habile pour habiller cette fin violente dans un langage de justice ou de moralité chrétiennes, mais le texte de Molière, trente-cinq ans plus tard, témoignera encore de quelques hésitations ou retouches, au Ve acte, pour arriver à faire passer ce dénouement peu acceptable autant que foudroyant, surtout en 1665.
  • [14]
    Exemples typiques dans A. Dabezies, Visages de Faust au XXe siècle : littérature, idéologie et mythe, Paris, PUF, 1967,558 p.
  • [15]
    Cf. Jean Molino, « Dumas et le roman mythique », dans L’Arc, n° 71 (1978), p. 56-69.
English version

1La Bible a-t-elle créé des mythes, elle aussi, ou bien pratiquait-elle plutôt à mesure une sorte de « démythisation » inlassable, qui construisait en fait une histoire ? L’ensemble des textes bibliques est-il à classer dans les répertoires du langage mythique ou répond-il au contraire à un langage symbolique tout autre, dont les structures sont à peu près opposées ? Une rapide diagonale à travers l’histoire nous confirmera que de facto les hommes de la Bible combattirent de toutes leurs forces les mythologies qu’ils rencontraient. Aujourd’hui, nous tentons d’arriver à une vision plus réfléchie et plus significative des mythes : voilà qui nous permettra de vérifier que la Bible s’appuie sur des structures de pensée et d’expression tout à fait différentes. Elle manie des structures symboliques assez semblables, mais les « démythise » en proposant une vision du monde plus nettement centrée sur le lien personnel de l’homme à Dieu, et en l’inscrivant dans une histoire toute contraire à la perspective habituelle des mythes, si peu ouverte sur le temps concret.

I. Combattre ou réhabiliter les mythes : chercher un langage juste

Les hommes de la Bible réagissaient contre les mythologies de leurs voisins

2Le mot « mythe » est naturellement à peu près absent des textes des deux Testaments [1], mais, très tôt, une tradition prophétique assez récurrente se montre fort agressive face aux dieux multiples et impuissants des paganismes environnants ou face aux récits absurdes que conservent les sanctuaires cananéens, philistins, plus tard babyloniens, grecs, etc. À ces idoles inanimées, à ces récits peu cohérents, les prophètes opposent la fidélité (personnelle et collective) à la Parole du Dieu unique qui ne peut être nommé ( Ex., 3,25). Cette fidélité, il faut la redire et la réaffirmer sans cesse, tant ressurgit constamment, dans ce petit peuple entouré de voisins plus puissants ou plus évolués, la tentation de se laisser entraîner à les imiter en empruntant des idoles aux panthéons des uns ou des autres. Face à ce péril, le peuple hébreu s’entend rappeler à la Parole et, sans se lasser, reprend, médite et réinterprète son passé et son présent comme l’histoire des Promesses et de l’Alliance divines.

3Cette histoire sans doute a été bien souvent bouleversée par les incrédulités, les négligences et les infidélités, qui ont entraîné chaque fois sanctions ou châtiments et, plus immanquable encore, le pardon final : un tel cycle de crise et de confiance retrouvée pourra toujours se reproduire, ce qui entraîne ce petit peuple « obsédé par son passé » (comme notait Renan) à devenir aussi, peu à peu, un peuple obligé de se rêver un avenir, du moins d’attendre opiniâtrement le pardon qui viendra renouveler l’Alliance et lui rouvrir un futur.

4Un peu plus tard, les premières générations chrétiennes, qui vont se détacher peu à peu des communautés juives, conserveront la même réaction jalouse contre les cultes hellénistiques et leurs mythes. Les premiers interprètes chrétiens, à partir de Justin (+ 165) ou d’Irénée (+ 202 ?) et leurs successeurs bien plus encore reprendront volontiers les argumentations de la raison grecque contre les mythes. Les prédicateurs chrétiens se montrent plus agressifs que les penseurs grecs, sans doute parce qu’ils transposent à la critique des mythes gréco-latins la diatribe véhémente des prophètes d’Israël contre les idoles et les mythes orientaux jadis menaçants.

5Bien plus tard, à partir du Moyen Âge, l’acceptation progressive des catégories aristotéliciennes de pensée apportera une caution apparemment définitive au refus des mythes. Les humanistes de la Renaissance pourront bien tenter de rendre vie aux modèles classiques qui les enchantent, mais leur réaction sonne plus moderne qu’antique, elle vise à la poésie et à l’esthétique, non à un culte ou à une foi. On empruntera plutôt (notamment à Plutarque) les grands exemples de morale et de politique et on préférera souvent des personnages historiques ou bibliques (Auguste, Mithridate ou Athalie, etc.) aux figures mythologiques, auxquelles de toute façon la foi monothéiste a retiré toute aura religieuse. Les figures mythologiques sont assimilées au pire à des pièges diaboliques ou à des fables scandaleuses, au mieux à des inventions poétiques ou tragiques capables d’inspirer beauté et vérité humaine.

Les mythes disqualifiés par le langage rationnel et/ou scientifique

6Longtemps « les mythes » ont désigné les « fables » gréco-latines, par opposition aux « vérités » bibliques. Du XVIIIe au XXe siècle, le panorama va désormais s’élargir et se diversifier de plus en plus avec la découverte de tant d’autres univers mythologiques [2]. Concurremment, appuyé entre autres sur la nouvelle critique des textes bibliques (face à une dogmatisation religieuse longtemps excessive), le rationalisme croissant sera bien vite tenté de confondre ces textes bibliques avec les récits mythiques, pour rejeter plus aisément d’un même coup tout cet irrationnel « primitif » ! Nous ajouterions volontiers aujourd’hui que personne n’était alors capable de distinguer valablement entre ces textes symboliques si différents, encore moins dans le climat de polémiques acharnées de l’époque.

7Polémiques ? pas toujours : la philosophie allemande a tenté plutôt de relativiser et d’intégrer dans ses systématisations les héritages bibliques comme les mythes antiques et, dans tous les pays, bon nombre de grands poètes romantiques se sont réapproprié les uns et les autres comme d’inépuisables sources d’inspiration. Mais un peu partout, les exégètes chrétiens, catholiques notamment, vont persister longtemps dans l’erreur de défendre surtout l’exactitude historique des récits bibliques comme si elle monopolisait leur seule « vérité ». La majorité des critiques de l’autre bord, dans l’ensemble, tendra à appliquer pêle-mêle à tous le vocabulaire des mythes et à réduire l’immense variété de ces textes sous un même dénominateur irrationnel, ostensiblement dédaigneux.

8En France, particulièrement, les critiques rationalistes se font plus radicales au long du XIXe siècle, sous les éclairages positivistes et scientistes. Elles ont pensé pouvoir éliminer tout « l’irrationnel primitif », elles ont en tout cas contribué (entre autres à travers l’enseignement, la presse, plus tard les médias) à confondre dans une même défiance, voire un même mépris, tout ce qui peut être réputé inacceptable pour l’esprit scientifique moderne. Voilà qui explique l’abus familier du mot face à tout ce qui paraît imaginaire ou dévoyé : « C’est du mythe ! » ou le propos dédaigneux d’un esprit ailleurs si pénétrant comme Valéry : « Ce qui périt par un peu plus de précision est un mythe » [3].

Resituer le langage symbolique

9Face à ce rationalisme, ingénu ou très conscient, mais peut-être moins scientifique que scientiste, nous avons appris, au moins depuis le milieu du XXe siècle – et bon nombre d’hommes de pensée ou d’hommes de conviction, de sociologues, d’historiens des religions ou de biblistes en conviennent – que l’homme ne s’exprime pas tout entier à travers le seul langage scientifique : en schématisant, la science inventorie les choses et analyse leurs mécanismes mais, quant à l’homme, elle peut expliquer, non exprimer l’essentiel des réactions humaines significatives, la convivance ou la répulsion à vivre avec l’autre, les ferveurs et expériences religieuses, poétiques ou autres, les désirs, les réactions, les rêves, etc. : voilà qui exige un tout autre langage, « symbolique » : sa raison opère à partir des analogies vécues ou suggérées et reconnues.

10Ainsi, comment pourrais-je justifier scientifiquement les initiatives fondamentales qui décident de ma vie, par exemple : « Je t’aime ! » ou « Je choisis pour ma vie la musique avant tout ! » – la musique ou bien toute autre vocation ? De même pour les réactions mineures qui ensuite devront chaque jour monnayer ces décisions majeures : les unes et les autres ne peuvent s’exprimer qu’à travers ce langage symbolique, qui n’explique pas les objets, mais essentiellement « implique » les hommes qui s’en servent Le langage scientifique ne suffit pas à dire le plus humain : choix et convictions, fascination par l’art, la poésie ou le pouvoir, tout ce qui en moi dit l’accueil ou le refus de l’autre, du transcendant ou du religieux : c’est le langage des symboles qui exprime par excellence le désir et l’agir, le voulu, l’identité humaine.

« Le Mythe » – ou « les mythes » ?

11En ce qui concerne les mythes, leur enchevêtrement de récits indéfiniment bigarrés et d’interprétations contradictoires devrait nous imposer une première conclusion concrète : nous devons absolument nous interdire de raisonner sur « le Mythe » comme sur un donné évident ou une catégorie homogène. « Le Mythe » existe-t-il ? Ce qui existe, ce qui est donc observable, ce sont les mythes vivants, à travers leurs variations dans telle durée et dans tels espaces. « Le Mythe » dans l’abstrait, cela n’existe pas, ce n’est qu’une abstraction illusoire, sans réalité concrète ni définition possible. Ce qui existe, c’est un monde grouillant de formes mythiques et de récits symboliques bigarrés, dont les combinaisons innombrables rendent impossible tout classement méthodique universalisable.

12Il faut donc refuser d’argumenter sur « le Mythe » : seule une notion analogique, sans cesse rappelée à ses limites et aux exemples concrets, nous permettra de garder en vue la cohérence ou les convergences de tels ensembles sans oublier de faire droit aux nuances et différences, explicites ou implicites. Encore faudra-t-il vérifier la pertinence de cette définition analogique pour des expressions aussi différenciées que les mythes trop vite dits « primitifs » face aux mythes « littéraires », les mythes de commencements face aux mythes socio-politiques, etc.

13Deuxième conséquence à tirer : plutôt que d’en rester à des dichotomies abusivement simplificatrices, du type Mythos vs Logos, soyons un peu plus largement comparatistes, mettons-nous en quête de structures à la fois plus concrètes et plus universellement repérables : demandons donc à quelques spécialistes autorisés des sciences humaines leur usage actuel du mot « mythe » et le contenu qu’ils y impliquent : consultons les ethnologues ou historiens des religions (Eliade, Dumézil, Kerényi, etc.), les philosophes et sociologues (Gusdorf, Ricœur, etc.), les psychologues (Jung par exemple spécialement intéressé par les mythes). Leurs réflexions se recoupent suffisamment pour nous permettre d’esquisser non une théorie complète, mais au moins une définition pragmatique et utilisable [4].

14Appelons donc « mythes » des récits[5] ou des schémas narratifs, des histoires symboliques, d’origine indéterminable, mais apparemment spontanée, qui ont chacune pris figure et valeur de modèle intemporel et plus ou moins sacré (fascinant ou terrifiant, ou les deux à la fois) aux yeux d’un groupe humain déterminé : pourquoi ? sans doute parce que l’enchaînement de leurs épisodes et de leurs images surgissait (ou réapparaissait) à point nommé pour formuler ou représenter symboliquement l’une des contradictions majeures d’une époque, d’une collectivité ou de l’humanité entière, l’un de ces conflits irrationnels, injustifiables autant qu’inéluctables – par exemple la confrontation avec l’amour, la vie ou la mort : le récit mythique met en scène de telles situations-limites, il permet donc de les envisager comme vivables, voire de trouver un sens à la vie et à tout ce que l’homme se voit obligé d’affronter sans rémission ni justification pensable.

Le sens suggéré et le sens reconnu dans les récits mythiques

15Ces situations-limites, faute de recul vis-à-vis de ce qu’il vit et éprouve, l’homme primitif ou ancien n’avait guère de mots pour en dire l’intensité ou la signification – et de nos jours, en dépit de son langage infiniment plus souple et évolué, de sa lourde panoplie d’abstractions, de ses catégories héritées des sciences, de l’histoire ou de la psychologie, l’homme moderne n’est guère mieux armé, tous les poètes en témoigneront, ainsi que tous ceux qui écrivent des lettres d’amour, racontent des expériences mystiques, etc.

16Pour « signifier » ce vécu indicible, peut-être suffisait-il de lever les yeux d’abord sur ce monde immense dans lequel l’homme s’est senti si longtemps englobé, intégré et souvent écrasé. Mais il pouvait aussi tout naturellement relever dans les cycles réguliers de la nature vivante (astres, saisons, agriculture, etc.) des signes rassurants de stabilité, des modèles qui lui permettaient de dépasser les sensations quotidiennes de peur ou de fragilité, donc l’aidaient à leur trouver un sens vivable, qu’il pourrait élargir à lui-même, appuyé sur cette sorte de justification par l’existence.

17Naturellement, l’imaginaire ancien n’avait nul besoin de ce genre de raisonnement abstrait, que nous utilisons ici, et il transposait instinctivement le vécu en une sorte de mise en scène, dans laquelle étaient personnifiées et « racontées » les épreuves humaines sous le symbole du grain de blé planté en terre dans le Proche-Orient méditerranéen ou de l’oiseau qui perd ses plumes dans le Far West de Lévi-Strauss : personnifications à la fois proches, mais éloignées des accidents quotidiens, dans un monde hors du temps concret, que nous appelons volontiers le temps des origines ou bien le monde divin, etc. Un pas de plus : l’intégration à la tribu (ou plus tard à des collectivités plus vastes) proposait d’autres modèles de sécurisation en même temps que d’exigences, canonisant et justifiant à la fois les normes de la vie communautaire

18D’où surgissent ces récits symboliques modèles ? Leur fascination doit s’être manifestée spontanément (sinon, ce seraient des constructions idéologiques) et dans l’anonymat, même dans le cas des mythes modernes : peut-être devrions-nous corriger : il arrive que tel affrontement redoutable, telle figure dramatique, imaginaire ou réelle, vienne à prendre la valeur fascinante d’un mythe dans telle constellation mentale que traverse une collectivité donnée. Ainsi, Tirso de Molina n’est pas en somme « l’auteur du mythe » de Don Juan, il a seulement écrit un excellent texte dramatique, dont les structures dynamiques se sont révélées ensuite capables de fasciner tels et tels publics variés qui y reconnaissaient l’image tant soit peu idéalisée de leur époque. Il est assez plausible que, confrontées aux contradictions sous-tendues par le désir humain, la loi morale, Dieu, la société et la mort, les générations baroques aient projeté sur Don Juan leur vertige devant l’inconciliable de ces contradictions – le personnage incarne si bien ce que tant de jeunes gens rêvaient de vivre et de concilier.

II. Des mythes anciens aux figures bibliques

19Simple rappel en passant : la Bible n’est pas un livre, mais plutôt une bibliothèque, écrite sur mille ans environ, ou, si l’on s’en tient au livre, c’est le plus bel exemple d’un livre jamais terminé, vivant, bourgeonnant, rejaillissant, qui se développe et se complète au fil des « relectures », des retouches et des réactualisations rajoutées respectueusement par chaque génération aux pages qu’elle a héritées des précédentes. Tout à l’inverse d’une histoire méthodiquement entreprise ou des « chroniques royales » de l’époque (dont le genre littéraire trouve d’abord écho dans quelques chapitres des livres de Samuel ou des Rois ), les textes rapportent les souvenirs, assez discontinus, des grands moments de rencontre où, à la parole du Dieu unique, s’est constitué lentement un peuple.

Le souvenir d’un événement, d’une rencontre sans cesse rappelée et réactualisée

20Quelles structures, quels fonctionnements inédits conditionnent donc l’apparition de ces textes bibliques ? Leur point de départ, c’est l’expérience de cette Parole agissante qui ne se perd pas dans la nuit d’un temps hors du temps, comme c’était le plus souvent le cas pour les mythes, mais se réfère à un événement d’ordre tout à fait historique, même si la datation et les circonstances nous imposent quelques hésitations. Tout a commencé quand une communauté (sans doute modeste) d’immigrés a pu échapper au joug des tout-puissants Égyptiens et aux dangers des déserts, pour recevoir dans les montagnes du Sinaï la révélation d’un Dieu unique et innommé et la proposition d’une « alliance » avec lui ( Ex., ch. 19-20,32-34, etc.).

21Le mot même d’« alliance » n’apparaîtra que plus tard, à mesure que les descendants prendront davantage conscience de la portée des promesses premières mais, dès le « Décalogue », la fidélité au monothéisme s’identifiait aux devoirs essentiels de justice et de fraternité avec les proches, surtout les faibles et les étrangers. La rencontre de ce Dieu engageait sur le chemin de la libération et du salut, ouvrant la voie à un dialogue de l’homme debout face à Dieu et responsable de ses frères.

22Au fil des siècles, bousculé dans bien des aventures au carrefour de civilisations plus évoluées et plus puissantes, ce petit peuple ne pourra guère maintenir et développer ses traditions originales sans hériter au passage de contes et récits mythiques suméro-babyloniens ou égyptiens (du déluge à Moïse sauvé des eaux) ou d’hymnes, proverbes et réflexions de sagesse égyptienne surtout, grecque plus tard. Mais un fort réflexe identitaire (et/ou une dynamique religieuse inédite) réveille sans cesse le souci constant d’intégrer tous ces lambeaux polythéistes (bouc émissaire, serpent d’airain, etc.) dans les cadres d’un monothéisme ombrageux, en les rattachant plus ou moins élégamment à la Parole et aux promesses primitives, sans cesse rappelées et réaffirmées comme la source toujours vive du passé et le pôle rayonnant du présent.

23La référence répétitive (voire bavarde) au passé originel peut aller jusqu’au réflexe quasi-maniaque pour lequel tel exégète a proposé non sans humour le nom de « deutérose ». Le Deutéronome aligne de fait quelques exemples parfaits de ces retours sur le passé qui doivent éclairer un choix présent (voir Dt., ch. 1-4,9-11,26,33, etc. plus I Sam. 12, etc.) ; mais le procédé revient un peu partout et colore notamment une bonne partie des récits sur les Juges et les Rois, que les spécialistes appelleront volontiers « l’histoire deutéronomique ».

Des structures de « démythisation » à la perspective historique

24Ce n’est pas d’abord leur message religieux, ce sont plutôt les structures d’organisation de ces récits bibliques qui nous font mesurer leur différence et la distance prise par rapport aux récits mythiques dont souvent ils dérivent. La première donnée qui déjà déborde le monde des récits mythiques, c’est l’affirmation du dieu unique ( Ex., 3) qui ne porte pas de nom, c’est-à-dire sur lequel l’homme n’a aucune prise, magique ou autre. Ce monothéisme marque le refus décisif du panthéon égyptien (y compris le dieu-soleil d’Akhenaton, par exemple) ou babylonien ou phénicien, outre le refus de tous les « El » (dieux locaux) adorés dans les divers sanctuaires de Canaan, avec lesquels le « El Shaddaï » d’Abraham ( Gen., ch. 17, etc.) n’avait déjà plus grand-chose en commun. Les forces naturelles ne sont plus porteuses ni même images de la divinité : celle-ci n’est plus qu’une voix ( Ex., 3), Quelqu’un qui appelle d’ailleurs, à la rigueur comparable à la flamme qui nous échappe.

25Un pas de plus : ce Dieu sans demeure terrestre apparaît à Moïse, puis au peuple dans le désert ( Ex., ch. 19,20,24, etc.), mais il a promis l’inconcevable libération et une terre merveilleuse à l’horizon. Il ramène ainsi l’individu comme le peuple à la réaction du marcheur qui rejoint l’instinct nomade des ancêtres. Il sera « Dieu pour nous » et promet son assistance et son alliance, mais en réponse il demandera une confiance et une fidélité que les textes nous présenteront souvent comme bien plus importantes que les réussites humaines ou les victoires du peuple : en témoigneront par exemple les appréciations si contrastées concernant les efforts brouillons et obstinés de Saül et ceux du fidèle et avisé David pour consolider l’unité de leur royaume en même temps que la liberté de leurs sujets : car que vaudrait donc cette réussite humaine, si les uns ou les autres en venaient à oublier le dialogue avec Dieu, c’est-à-dire la fidélité et la justice essentielles ? Relisez donc, à propos de Saül, puis de David, I Samuel, ch. 11-13 et 15-16 ou II Samuel, ch. 9-13 et suivants.

26Troisième point : tout est donc référé à cet événement premier, évoqué comme la libération décisive et l’appel à une vie neuve, une fois passée la mer (la mort !) : voilà qui crée pour ces hommes un passé, à rappeler sans cesse, plus un appel pour le présent, plus une attente pour le futur : il y a un avenir devant nous. Si quelque infidélité vient rompre la constance des promesses et de la protection divines, il faut s’attendre au châtiment et à la sanction, mais bien plus encore au pardon qui rouvrira un avenir. Les hommes de l’Alliance vont donc progressivement prendre conscience de ce qu’ils surgissent continuellement d’un passé déjà plein de sens, depuis les patriarches, pour marcher vers un avenir éclairé d’espérance. La condition humaine, dira-t-on plus tard, n’est pas concevable en Occident sans cette perspective historique qui affleure à la conscience des hommes de la Bible, peu à peu, en contradiction complète avec les mythologies de leurs voisins. Mircea Eliade a noté maintes fois [6] combien il était inconcevable pour les premiers historiographes grecs que les dieux interviennent dans leur histoire (sinon par jalousie, etc.) ni qu’elle prenne « un sens » : ne nous étonnons donc pas que, plus tard, la définition assez étroite d’Aristote [7] montre surtout l’embarras du philosophe à attribuer quelque valeur au temps et à l’histoire.

27Les textes du Nouveau Testament prolongent largement les souvenirs et les attentes de la Bible ancienne, que Jésus prétend bien « accomplir » ( Mt., 5,17). Le point de départ renvoie aussi à un événement vécu et enraciné dans l’histoire, cette mort ignominieuse de Jésus que les premiers témoins ont toujours vue comme un passage vers sa « résurrection » mystérieuse : comme un écho symbolique du passage des Hébreux par la mer, donc par la mort, vers une vie nouvelle qui devait rassembler un peuple nouveau tourné vers l’avenir. En dépit des railleries faciles, ces textes ne se laissent pas réduire à une simple mythologie, ils la contredisent plutôt en proposant l’interprétation symbolique d’une vie et d’une mort fort réalistes. Dieu intervient ici sous le visage d’un homme, les chrétiens diront que Jésus représente en quelque sorte le visage de Dieu, « incarné » dans notre histoire concrète.

28Cette réflexion, trop rapide et sommaire, sur les textes bibliques, s’attachait moins à leur contenu ou leur message religieux qu’aux structures de leurs images et à leur imbrication essentielle dans un devenir. Leur genèse et leur fonctionnement inédits, leur vision de l’avenir et d’une histoire globale portent la marque d’un imaginaire assez continuellement étranger au contexte de l’époque et le plus souvent radicalement opposé à ce que nous avons défini comme le monde des mythes.

29Concluons que, à prendre les mots dans leur sens propre, il faut éviter comme une catégorie floue et trompeuse l’expression « mythes bibliques » : les figures bibliques ne doivent pas être considérées comme des figures mythiques parmi les autres, car leur structure, leur fonctionnement et leur signification les opposent. Leur style et leurs images littéraires sont apparentés sans doute à celles des récits mythiques, mais non leur structure historique ni leur fonctionnement symbolique, encore moins ce lien personnel qui s’inscrit dans une vision originale du temps.

30L’homme dit primitif naissait dans le mythe et y baignait, sans songer à le mettre en question, tandis que la parole monothéiste s’offre à l’homme comme un choix qui appelle une libre réponse, comme un chemin à suivre et à reconnaître pour sien. Il serait plus approprié de parler de « figures de salut » ou, mieux encore, recourant à un terme commun du vocabulaire biblique, de « figures pro-phétiques » (en prenant l’épithète dans un sens plus large, comme l’a proposé Paul Ricœur) puisque chacune (d’Abraham à Job et des psalmistes au Siracide) ne prend sens et valeur qu’en se réclamant de la Parole divine dont elle veut répercuter la continuité et l’efficacité symboliques.

Le travail de la « démythisation » des emprunts mythiques

31Ces structures de « pro-phétie » ainsi différenciées jettent un jour nouveau sur bon nombre de récits bibliques que leur forme nous invite à supposer dérivés de modèles étrangers franchement mythologiques, à commencer par les premiers chapitres de la Genèse. La révélation du Dieu unique au Sinaï se situait dans l’histoire et n’impliquait directement aucune cosmogonie : plus besoin donc de divinité ni de mythologie pour les astres ( Gen., 1,14-18) ! Mais pourquoi donc ne pas emprunter aux « mythes de commencement » répétés chez les peuples voisins des schémas qu’on pourrait ensuite corriger ? La légende d’Atrahasis mettait en scène une création de l’homme à partir de la glaise, haute en couleur, orchestrée par les disputes hurlantes des dieux, qui visiblement ne savaient guère ce qu’ils fabriquaient et devaient massacrer l’un des leurs pour malaxer l’argile avec son sang ! La Genèse (2,7) réduit ces violences à une courte phrase sereine, qui relie la création des animaux à celle de l’homme et de la femme : le Dieu potier paraît conscient que ce qu’il crée est bon et l’humanité est d’emblée située comme le sommet d’une symbolique intégrale de la création.

32Pour le déluge, on pourrait raisonner de même à partir de la cruauté imbécile des dieux bientôt affolés, tels que les décrit l’épopée de Gilgamesh : le récit biblique reprendra les grandes images classiques de la peur des hommes (sans négliger quelques détails pittoresques, la colombe par ex.), mais tout est conduit par le juste Juge, soucieux de protéger l’innocent et de garantir l’avenir. C’est à cet endroit ( Gen., 9) que, quelques siècles plus tard, un copiste réfléchi se croira autorisé à anticiper, comme un épilogue à la fin du récit du déluge, la proposition (plus tardive, semble-t-il) de l’Alliance, non sans la rattacher très explicitement à la fin du grand poème de la création ( Gen., 1). Ainsi l’ensemble mythique, en lui-même assez disparate, se trouve-t-il progressivement réinscrit dans l’unité d’une symbolique plus cohérente : une « histoire sainte ».

33Pour Adam et Ève comme pour Caïn ( Gen., 3 et 4), les éléments (plus réduits) hérités de mythes antécédents se voient récapitulés dans une vision déjà « spirituelle » de l’homme aux prises avec le mal, exposé à la tentation, sous le regard du Dieu qui tout à la fois sanctionne et réconcilie (3,20-21 et 4,17) – plus tard, hélas, ce dernier verbe sera assez généralement oublié au profit presque exclusif du premier.

34Le cas le plus suggestif est sans doute celui d’Abraham, apparemment appelé à sacrifier son fils à son dieu, comme s’il était païen, mais arrêté par le bras du Dieu unique et protecteur ( Gen., 22) : dans le contexte religieux de l’époque, ce refus hautement symbolique signifie bien que le temps des sacrifices humains est dépassé et doit faire horreur, car désormais « tout homme est une histoire sacrée » puisque l’homme est à l’image de Dieu. Le récit commence à s’organiser, proposant un ordre des étapes successives qu’il est bien imprudent de négliger, pis encore de bouleverser.

35Les récits mythiques viraient volontiers à la célébration du héros et cette tendance à « l’héroïsation », que nous retrouverons dans tant d’épopées, de tragédies, de drames romantiques, de romans modernes, doit correspondre à un rêve instinctif de compensation dans l’imaginaire d’une humanité si vite en proie à la peur, au sentiment d’échec ou de culpabilité. Le rêve du héros reflète le rêve de chacun d’être un jour le plus conquérant – ou la plus séduisante : rêve tout à fait irréaliste, mais si flatteur – ou rassurant ! Dans la Bible, ce rêve bute sur des obstacles trop immédiatement concrets. Erich Auerbach [8] a montré combien la vision biblique est plus réaliste : le style même des récits y interrompt très vite toute idéalisation illusoire et ramène le héros aux élans mêlés, aux peurs et aux inconstances de l’homme ordinaire – sans l’acculer pourtant au pessimisme. Tous les rois, « juges » et grands personnages un instant glorieux connaissent la chute, la honte, l’échec : ne citons ici que les histoires de Samson ( Jug., 13-16) ou de David ( 2 Sam., 9-12 et toute la suite), sans oublier les commentaires souvent ironiques des livres de sagesse.

36Les figures « prophétiques » ont constitué peu à peu une constellation « en expansion » assez autonome. Sa structure originelle lui vient d’une symbolique propre, formée à partir des expériences traversées jadis par le peuple, mais elle est capable de dialoguer avec des symboliques étrangères. Sans renoncer à la référence au Dieu unique ni aux modèles « prophétiques », une bonne partie des livres de sagesse témoignent de cette ouverture ou de cette perméabilité, accueillante à ces réflexions étrangères : dans cette sagesse humaine, elle a pu discerner après coup un écho de la Parole divine. Du Cantique des cantiques à Job ou à l’éloge de la Sagesse ( Siracide 51), les exemples à citer ici seraient beaucoup trop nombreux.

37Le développement multiforme de cette littérature de sagesse signale en outre avec quelle lenteur les réactions du croyant prennent à leur compte la démystification des grandeurs illusoires suggérée d’abord dans les textes « pro-phétiques ». Pouvons-nous en conclure que le dialogue qui ajuste ainsi progressivement aux grands appels symboliques premiers le terre à terre d’une raison un peu laborieuse signale peut-être la capacité d’oscillation qui peut encore le mieux garantir une juste fidélité au réel et un équilibre entre les deux visions, en opposition à toutes sortes d’excès religieux, moralisants ou autres ? Bachelard diagnostiquait : « L’imaginaire commence et la raison recommence » : la formule préluderait avec humour aux jeux de la Parole et de la théologie à venir.

38Ainsi, du déluge suméro-babylonien à l’histoire de Noé, des sacrifices d’enfants devant les Moloch phéniciens au refus divin de celui d’Isaac, la « monothéisation » progressive, mais inlassable, nous a fait changer de monde. Le dieu qui ne répondait d’abord à aucun nom et échappait à nos prises est aussi le Dieu qui parle, qui promet, qui appelle, qui pardonne. L’homme qui s’engage dans le dialogue avec lui prend un chemin qui sans cesse lui rappelle le passé des promesses de Dieu et le tourne vers l’avenir avec Lui. Tandis que le monde des mythologies mêlait dans nos esprits les rêves et les peurs, les « textes pro-phétiques » nous entraînent dans l’histoire concrète et proposent à celui qui les écoute de vivre cette histoire en construisant un avenir neuf.

L’Alliance s’élargit à l’univers des hommes

39Quand vient le message de Jésus, les premières générations chrétiennes vont vérifier sans cesse que la Nouvelle Alliance vient bien prolonger l’ancienne et l’élargir à tous les peuples : la figure de Jésus-Christ, « Verbe » de Dieu, « récapitule » toute l’Alliance [9]. Les correspondances symboliques prennent la forme – et la force – d’un corps de vérités religieuses qui va inventer peu à peu son langage « théologique », combinant plus fortement les figures originelles avec une réflexion et une cohérence neuves qui doivent beaucoup à la langue grecque. L’ensemble biblique est devenu progressivement un modèle accompli d’intertextualité.

40En même temps, le souci de couper aux dérives des individus qui prétendaient « choisir » [10] leurs textes-clés, va conduire (les rabbins juifs ont tôt donné l’exemple, peu après la dispersion) à arrêter la liste (« Canon ») des Écritures qui font autorité, en privilégiant les témoins plus directs de la vie de Jésus, à l’encontre des fantaisies tardives ou imaginatives, dites désormais « apocryphes ».

41Face à ce dynamisme, qui appelle à l’adhésion la plus personnelle et à la fidélité jusqu’au martyre, « les Grecs croyaient-ils à leurs dieux ? » demandera Paul Veyne – sans discuter les équivoques sur le sens du verbe « croire » ici et là. Il paraît difficile de supposer à cette antiquité tardive le même degré de conviction et la même identification personnelle au divin. En fait, les mythologies grecques représentaient-elles les obstacles les plus redoutables pour la religion nouvelle ? Sans doute beaucoup moins que les religions asiatiques ou les profits de tels sanctuaires (« la grande Diane d’Éphèse » dans Actes 9, etc.) et surtout le pouvoir divin attribué au souverain, romain par exemple.

42La reconstitution de l’empereur Julien était vouée à l’échec. Ce qui survit des mythologies antiques achèvera de s’effacer dans les polémiques ou dans l’indifférence. Les cultes orientaux (Mithra, et autres) ne survivront guère plus. Quand Alaric prend Rome, en 410, et semble ainsi mettre un terme à son prestige mythique, Augustin assumera le deuil et, dans La Cité de Dieu, reconstruira la vision d’une nouvelle grandeur romaine, dans le langage de la foi nouvelle.

43De l’histoire antique resteront une série de figures exemplaires, celles qu’immortalise Plutarque, par ex. De la mythologie, tels prédicateurs chrétiens tenteront de retenir quelques épisodes qu’ils peuvent mettre en parallèle avec l’évangile, ainsi les épreuves endurées par Hercule ou celles d’Orphée affrontant la mort pour l’amour d’Eurydice : longtemps après les Pères de l’Église, les poètes chrétiens de l’âge baroque ou du XXe siècle s’en souviendront : relisez donc Jean de La Ceppède ou Pierre Emmanuel [11].

III. D’où surgissent quelques-uns de nos mythes modernes ?

Des univers symboliques s’effacent,…

44Le Ve siècle va voir fermer les temples et la foi nouvelle imprégnera peu à peu les mentalités hellénisées ou romanisées. De siècle en siècle, elle va assimiler tout ce qu’elle reconnaîtra d’utilisable dans la philosophie, platonisme, stoïcisme, etc. Mais il lui faudra des siècles encore pour mordre sur les masses paysannes ( paganos ) ou sur les vagues successives des envahisseurs germaniques et orientaux. Des résidus de croyances anciennes, mêlées de superstition, voire de magie ou de sorcellerie, lui échapperont un peu partout : ce genre de survivances populaires reste souvent difficile à mesurer, les repères écrits nous manquent le plus souvent. Mais il est évident que, si le langage chrétien envahit peu à peu tous les horizons de la culture, les masses sans voix conserveront dans l’ombre, au fond de leur mémoire, des restes de cultes populaires immémoriaux, animistes ou autres, de souvenirs religieusement peu avouables et de contradictions devenues muettes plutôt qu’éteintes.

45Pour quelques siècles, le grec et le latin vont rester voués d’abord à l’expression du religieux (et du savoir), au milieu d’un flot de poésie liturgique, hymnes et paraphrases, et d’une marée de commentaires en prose, dans toutes les langues, des talmudistes juifs déjà à l’œuvre depuis le IIIe siècle avant notre ère, aux « Pères de l’Église » depuis le second siècle chrétien jusque bien avant dans le Moyen Âge. Le Canon régit les textes reconnus, mais il n’arrête pas l’imaginaire : les apocryphes ont encore de l’avenir, ainsi que les actes des martyrs, que viendront relayer les vies des saints : il faudra toujours proposer des exempla, l’édification y fera souvent bon ménage avec le folklore toujours résurgent : de quoi animer tout un monde dynamique d’images et de récits auréolés de piété, mais dont l’auréole doit beaucoup à l’imaginaire profane et au goût du merveilleux, un peu vite mis au service de la gloire de Dieu en ses saints.

46Cette collusion des images hétérogènes n’est guère étonnante. La foi populaire la plus sincère reste si souvent tiraillée entre une prédication qui raisonne et un imaginaire qui bat la campagne, entre les leçons apprises (?) au prône ou au catéchisme et la fabulation nouvelle rétive à toute limite. Voilà qui signale un entre-deux culturel chaque fois inédit : les vagues successives des réactions étrangères et des mythologies barbares viennent battre contre la forte affirmation transmise à partir des « figures prophétiques » : les théologiens pourront toujours inventer des formules abstraites de conciliation avec les figures nouvelles, le fidèle moyen doit trouver des figures symboliques qui expriment cette irruption incongrue et la rendent compréhensible, reconnaissable, vivable, par un récit qu’on puisse raconter et raccorder à l’héritage biblique.

Ébauche d’une mythologie du Mal

47Les tempêtes dans lesquelles sombre l’ordre antique ne trouvaient dans la Bible qu’une figuration très sobre du Mal, souvent limitée à l’eschatologie assez inactuelle des Apocalypses. Contrairement à une idée courante, l’esprit du mal joue un rôle plutôt effacé dans l’Ancien Testament, le serpent de Gen. 3 n’avait rien à voir avec le « Satan » qui ne sera nommé que trois fois, beaucoup plus tard. Le Nouveau Testament nomme un peu plus souvent un Satan fort peu personnalisé et les possédés que guérit Jésus évoquent surtout des maladies comme on les voyait alors.

48En fait, une immense figuration du Mal s’est développée à partir des Apocalypses ( Daniel est rédigé autour de 160 avant J.-C.), avec un flot de visions qui doivent moins à l’héritage biblique qu’à la menace des persécutions romaines et à une obsession païenne du monde des esprits. Dans l’abondante littérature dite « intertestamentaire », se multiplient des hiérarchies vertigineuses d’anges et de démons, images de sécurité ou de terreurs sans doute, que la prédication chrétienne aura beaucoup de mal à évacuer. C’est plutôt une mythologie, démesurément développée, parfois en opposition à la vision biblique. La figure du Malin résiste d’autant mieux qu’elle se nourrit des grandes peurs collectives et échappe à tout raisonnement religieux. La fascination de son image déteindra profondément des siècles durant, sur les réactions pessimistes de bien des générations chrétiennes. Citons un historien : « On peut plutôt parler d’une lutte millénaire du christianisme contre les croyances et les pratiques païennes, dont certains noyaux durs résistent à une destruction totale » [12].

49Il est vrai que la vision ou la notion d’une force de division, de tentation ou de destruction appartenait déjà au langage « prophétique » des deux Testaments : lui résister, c’est le « combat spirituel » quotidien du croyant, soutenu par la conviction que le mal est surtout fort de notre faiblesse. Face à cet esprit qui ne peut rien contre la liberté humaine, l’homme de foi et de bon sens pourra s’en tirer par l’humour, voire la raillerie. Mais la terreur d’un démon qu’on voit tout-puissant, presque comme un double négatif du Dieu unique, ce n’est même plus une déviation chrétienne, c’est le fantôme mythique dans lequel celui qui a lâché prise se croit contraint de reconnaître sa peur, son échec ou son désespoir : « ce démon-là n’est pas d’Église, il représente la part nocturne de notre culture », le regard païen accablé par ses propres fantasmes.

50Dans un monde de croyants, le diable reste donc l’adversaire, « l’ennemi » : qui pourrait lui faire confiance, l’écouter seulement ? Pourtant, quand Augustin plaint les gens qui prétendent pactiser avec le diable, il signale déjà la résurgence d’images superstitieuses et terrifiantes qui viennent plutôt pervertir une inspiration faussement biblique. N’en retenons ici qu’un exemple, dès le milieu du Ve siècle, la légende du diacre Théophile d’Antioche et du pacte qu’il conclut avec le diable pour récupérer son poste : Ce diacre n’est qu’un surintendant de l’évêque, nullement un personnage « prophétique ». Son histoire peut passer pour pieuse, sans doute, puisque le personnage sera sauvé par une intervention exceptionnelle de la Vierge : en fait, voilà qui est bien étranger à l’inspiration que nous appelions « prophétique » ! La vision même d’une liberté aliénée au diable sans autre rémission possible marque une préférence évidente pour le romancé ou le sensationnel et contredit en fait cet univers du pardon chrétien au milieu duquel on vient raconter cette anecdote pseudo-édifiante.

51Cette curieuse histoire éveillera tant d’échos, plus tard ! Quelle était donc la recette efficace ? Apparemment, il suffisait de laisser tomber la constellation biblique et d’isoler le diable (assez secondaire dans l’Écriture) pour faire jouer librement autour de lui les vertiges, les ambitions ou les terreurs les plus humaines. Ce rêve de se lier aux esprits pour utiliser leurs pouvoirs laisse supposer quelque relent de chamanisme ou d’autres super-stitions populaires. Dans le contexte chrétien, le « pacte » exprime symboliquement le péché le plus décidé, qui confisque et pervertit l’élan et le désir de l’homme : l’imaginaire manipule et déforme la vision chrétienne, il dit aussi comment l’homme passé par la Bible ressent cette manipulation.

52La fable du pacte prenait encore en compte la liberté reconnue à l’homme, avant d’envisager son aliénation. Ailleurs l’esprit du mal se verra attribuer par des imaginations affolées bien d’autres rôles encore moins justifiables et plus terrifiants, qui reflètent (et renforcent) tant de terreurs ou de culpabilités écrasantes.

53Alternativement attirante et terrifiante, la figure diabolique est promise à une carrière grandiose, elle deviendra l’une des figures mythiques prééminentes de notre imaginaire, à partir du XIIe siècle plus encore. Dans les épouvantes communes, elle prendra souvent l’allure et la puissance redoutable d’une divinité du mal ou de la mort, toute contradictoire au Dieu chrétien (– encore cette opposition n’est-elle pas toujours aussi clairement reconnue !) Les prestiges diaboliques vont éblouir le Moyen Âge et la Renaissance – jusqu’à Milton et aux romantiques, et il n’est pas sûr qu’ils aient épuisé tous leurs effets aujourd’hui, au cinéma par exemple ou dans la science-fiction.

Rencontres de cultures – d’où des figures symboliques nouvelles : au Moyen Âge…

54Renonçons, faute de place, à tout essai d’une génétique des symbolismes et des figures nouvelles, et restons-en à une seule série de phénomènes qu’explique peut-être un fonctionnement analogue : quand les hasards de l’histoire font surgir telles figures étrangères, quasi « exotiques », face à une vision symbolique éprouvée et bien encadrée dans une relative cohérence : ce contact de deux cultures oblige à une accommodation réciproque, progressive et toujours tâtonnante. Pour ne pas en rester à cette hypothèse abstraite, donnons quelques exemples.

55De ce contact de cultures témoigne la fortune littéraire des poèmes sur Tristan et Yseut : quand autour de 1150, sans doute, divers contes ou fragments celtiques (gallois et irlandais) ont été refondus par un trouvère anglo-normand dans un vaste poème, qui bientôt sera admiré (et souvent imité) comme le modèle parfait des amours idéales et fatales. Les auditoires aristocratiques qui l’admireront oublieront que Tristan et Iseut vivent surtout à l’encontre de la vie chrétienne, chevaleresque et courtoise qui est leur idéal proclamé ! Mais leur intérêt ne témoigne-t-il pas de ce que ces belles histoires marquées par la magie, voire la sorcellerie amoureuse, font toujours rêver les esprits du XIIe siècle ? Les poètes, bien sûr, peuvent tenter de dissimuler l’incompatibilité profonde de cette vision (païenne) avec le modèle du mariage chrétien sur lequel l’Église insiste précisément, au cours de ce même XIIe siècle. Il faudra attendre Gottfried de Strasbourg, deux générations plus tard, pour souligner lucidement combien jurent, dans ce XIIIe siècle qui se veut pareillement chrétien, chevaleresque et courtois, tels symbolismes païens ou tels épisodes du drame (philtre d’amour, ruses et mensonges, etc.). La dérive ultérieure des Tristan en prose vers les prouesses et combats chevaleresques, jusqu’au milieu du XVIe siècle, fera aussi mesurer combien les facteurs originaux, magiques ou chrétiens, sont peu à peu passés à l’arrière-plan. Quand, après deux siècles d’oubli total, les générations romantiques s’attacheront à reconstruire le drame ancien, ils ne retrouveront rien du premier choc des cultures et guère plus de référence celtique ou chrétienne.

56Nous risquerions volontiers un diagnostic analogue à propos des romans du Graal, presque contemporains des Tristan. Bien des cérémoniaux, bien des scènes évoquent à première vue un monde chevaleresque et chrétien. À y regarder de plus près, cependant, nous voyons affleurer d’autres symbolismes plutôt inattendus : un talisman ne relève guère d’une symbolique chrétienne, pas plus que le vase censé contenir le sang du Christ quasi sans référence eucharistique ! Les héros successifs reçoivent des appels souvent énigmatiques ou impératifs, appels à l’errance ou à l’aventure, qui renvoient aussi peu à l’évangile qu’à la vision chrétienne. Mais ce qui freine ici notre réflexion, c’est que nous ignorons tout des modèles possibles (celtiques ou non) suggérés de l’extérieur, alors que les auteurs du XIIIe siècle jouent volontiers des formules énigmatiques ou du non-dit – sinon parfois du refus de conclure leur récit…

…ou à l’époque baroque

57Mêmes difficultés à concilier des symboliques culturelles disparates, quand, vers 1629, le moine Tirso de Molina met en scène les amours et la mort de Don Juan. La méditation sur la mort remonte à une tradition chrétienne ancienne, mais l’histoire du mort (ou de sa statue funéraire) qui revient pour venger une insulte personnelle surgit de beaucoup plus loin, sans doute de superstitions primitives plus ou moins animistes, que le christianisme n’a jamais réussi à extirper complètement, pas plus que les excès du culte des morts, dont témoignent encore tant de nos tombeaux ! Tirso éprouve quelque difficulté à rhabiller cette vengeance fort païenne [13] en exécutrice de la justice divine qui sanctionnerait le pêcheur endurci ; d’où son insistance sur le refrain du jeune insoucieux de son salut : « Tout ce temps que vous me laissez encore » pour formuler un repentir ! Mais entre temps, il s’est laissé enfermer dans ses mensonges et dans son mépris de ses amis comme de ses victimes. Dès lors le jugement revient à des motivations plus chrétiennes : plus tard Molière, puis Mozart introduiront avec Elvire et ses compagnes l’amour et la réconciliation, dans ce drame qui ne parlait nullement d’amour, mais plutôt de conquêtes, de mépris et de mensonges. Cette dérivation vers des figurations plus chrétiennes, face au personnage, sera ensuite occultée le plus souvent par une relecture romantique et idéalisante qui fera de Don Juan un héros de l’amour et le mettra ainsi en contradiction avec son personnage originel.

58Pour Faust, au contraire, le mythe surgi durant le troisième tiers du XVIe siècle procède moins d’une rencontre simple et repérable que d’un vrai tourbillon de courants culturels assez disparates. Au XVIe siècle, on écrit encore des Théophile, mais, comme leur premier modèle, ils dramatisent simplement un recours individuel contre une injustice subie, tandis que Faust part d’un constat d’échec collectif qui reflète le vertige de tout un monde. Il porte en lui-même les élans de la Renaissance : on l’a trop souvent répété en oubliant que ces humanistes, souvent férus de Bible et de réformes autant que de savoir ou de beauté, se sont vus trop souvent fascinés par la magie et entraînés dans les affrontements cruels de la frénésie des pouvoirs. Rappelons seulement que les humanistes italiens avaient rendu à la magie une autorité « antique » en traduisant l’Hermès Trismégiste en 1460 : les savants en garderont la hantise de la magie et de la sorcellerie presque autant que les allumeurs de bûchers ! Si les désirs humains apparaissent dès lors bien mêlés ou ambigus, le pacte avec le diable signale toujours le monde païen de la peur et du diable, du mensonge et de la mort : ce monde reprend au XVIe siècle une actualité cruelle, partout où fumeront les bûchers des sorcières. Des documents assez datables nous détaillent à mesure comment la légende de Faust germe et bourgeonne précisément durant ce demi-siècle (1540-1590) où les contradictions accumulées explosent en guerres de religion, en fièvres obsessionnelles contre les sorcières et en pessimisme « fin de siècle » : l’humanisme semble avoir perdu ses élans les plus sains et le diable mène le jeu. Faust est bien un mythe de tentation majeure, mais ce qui, dans ses désirs, procède des élans de vie ou des vertiges de mort est devenu plus difficile à distinguer et le personnage se perd dans ses propres hésitations, reflétant tel un miroir celles de l’homme moderne.

59Limitons ici notre échantillonnage. Il illustre assez bien que, là où des structures religieuses depuis longtemps familières interfèrent avec des situations ou des récits étrangers ou inédits, une accommodation efficace, sinon toujours convaincante, arrive à combiner des figures mythiques neuves, qui signalent une prise de conscience nouvelle. Cette rencontre de deux constellations symboliques naguère inconnues l’une à l’autre est souvent repérable, voire datable. Elle doit justifier le rayonnement ou la fascination qu’exercent ces images mythiques neuves et leur aptitude à toute sorte de variations littéraires ultérieures. Des symboliques païennes (ou du moins « étrangères ») sont donc venues se heurter, puis s’intégrer progressivement aux images déjà en place : doit-on conclure que le résultat relève de « mythes chrétiens », ou plutôt qu’il portera l’empreinte de ce démêlé avec une symbolique chrétienne dont il s’est ensuite largement accommodé ?

60Nous étions partis d’une perspective historique trop rapide sur les mythes anciens et d’une analyse à peine moins brève du processus qui a constitué l’ensemble des figures bibliques, ce qui nous a fourni quelques jalons pour justifier l’apparition de quelques figures mythiques assez exemplaires de notre imaginaire moderne. Nous n’avons guère débroussaillé que quelques chemins et posé quelques jalons dans cette forêt vierge des récits symboliques, de quoi identifier quelques espèces de cette faune immense des mythes, avec leurs contradictions décisives ou parfois leurs contaminations déconcertantes.

61Il était naturellement impossible d’esquisser ici une vision d’ensemble des « mythes modernes » : leur diversité exigerait une variété de points de vue et de méthodes qui déborde largement notre horizon. Les quelques figures littéraires (capables de dériver parfois parmi les mythologies politiques [14], trop sommairement rappelées précédemment) ont en commun d’avoir surgi chaque fois de la combinaison d’un héritage culturel d’origine biblique réagissant à la rencontre de nouveautés quasi « exotiques » (ou simplement : exogènes) : c’est là constater des enchaînements de faits assez vérifiables, sans préjuger le moins du monde d’aucun jugement de valeur (?) ou d’intérêt sur ces figures. Tant d’autres figures mythiques ont pratiquement évité, voire peut-être éludé ce genre de rencontre, par exemple les figures antiques de la vengeance ou de la cruauté, ainsi Électre, Médée, etc., qui ont connu au XXe siècle, de Giraudoux à O’Neill, un renouveau certain, ou bien, pour remonter à un grand exemple antérieur, typique de ce refus, malgré son titre, Le Comte de Monte Cristo[15].

62D’autres constellations mythiques ont surgi, provoquant d’autres chocs culturels, et notre paysage symbolique ne compte plus les contaminations, métissages, souvent aussi les incompréhensions ou les méprises : toute une intertextualité nouvelle, dont nous n’avons pas fini de prendre la mesure. De toute façon, il n’est pas question d’apologétique, ni de palmarès à établir : il s’agit d’ajuster notre regard pour mieux distinguer et comprendre tous ces récits et leurs symboliques, qui disent le plus profond peut-être, le plus personnel sans doute des hommes d’hier comme de ceux d’aujourd’hui.

63Tous ces récits mythiques semblent aujourd’hui à notre disposition, comme sur les rayons d’un supermarché gigantesque. Chacun de nous, apparemment, est libre de choisir et d’adopter, de revivre ou de récrire son modèle mythique, à sa façon. Quant à lui faire exprimer ce que ses mots se refusent à dire, c’est possible, – mais peut-être pas très positif. Car ce modèle ne nous appartient pas entièrement, il n’est pas notre création personnelle. Il nous est donné, ou proposé, mais il obéit déjà à sa structure symbolique propre. Il vient d’une source souvent lointaine, en outre colorée d’avance par tous ceux qui l’ont vécu, compris, adopté pour eux-mêmes avant nous. Lire, c’est rencontrer ! Lire les symboles, c’est rencontrer l’autre, tous les autres qui se les sont déjà réappropriés – ou les ont enrichis de ce qu’ils en ont vécu – et je viens à mon tour m’inscrire dans ce dialogue de voix étouffées et de figures toujours vivantes. Le récit symbolique que je reçois, comme lecteur par exemple, procède déjà de toute une expérience humaine et me provoque de lui-même à entrer dans cette expérience (ou à la refuser !) – comme la voix d’un autre en moi, qui crie et attend qu’on l’écoute…

Notes

  • [1]
    L’A.T. est rédigé pour la plus grande partie en hébreu. Dans le N.T., rédigé en grec, quatre occurrences seulement de « mythoï », toutes au sens péjoratif de « fables vaines », opposées à la vérité ( 2 Tim., 4,4) ou à la prédication de l’Évangile ( 2 P 1,16).
  • [2]
    Dès le XVIe siècle, de rares officiers ou missionnaires avaient noté quelques bribes des mythes mexicains, incas ou brésiliens. Mais ce sont surtout les trois derniers siècles qui ont engrangé, sur tous les continents, une moisson immense dont les échos fascinent de plus en plus le public.
  • [3]
    « Petite lettre sur les mythes » (1928), reprise dans Variété II, (1929) et dans Pléiade I, p. 964. En réalité, les notes et brouillons des dernières semaines de Valéry, en 1945, témoignent de ses efforts désespérés pour trouver une issue acceptable à sa version du personnage mythique de Faust, dans lequel, depuis des années, il voyait l’expression la plus tragique de son existence. Ce qui a été publié sous le titre Mon Faust (1941 et 1945) ne regroupe que des textes incomplets, sans cohérence entre eux, sans dénouement : les fragments ou brouillons qui sont cités ailleurs ici et là obligent à nuancer beaucoup les clichés les plus courants sur le rationalisme un peu « supérieur » de Valéry.
  • [4]
    Ne citons ici qu’une formulation simple, d’un type assez généralement accepté : selon Eliade ( NRF 1953,441), un mythe est « une histoire vraie, qui s’est déroulée au commencement du temps et qui sert de modèle au comportement humain », notamment à tout comportement tant soit peu rituel.
  • [5]
    Ce « récit » peut être évoqué par le simple rappel d’un personnage ou d’un épisode partiel : quoique le propos reste journalistique et fort anachronique, il reste suggestif d’appeler le savant moine qui devait devenir le pape Sylvestre II : « Gerbert, ce Faust du Moyen Âge » ( Le Monde, 19-7-2000). Mais proclamer comme une trouvaille que « le mythe est une parole » (R. Barthes, Mythologies, Seuil, 1957, p. 215), c’est vouloir définir un terme général par un autre encore plus vague… Une « parole » n’est pas encore un énoncé, encore moins un récit, alors que le mythe, lui, est de l’ordre du narratif.
  • [6]
    Voir par exemple dans Aspects du Mythe, éd. Folio Essais, 1988, p. 169-170 et passim.
  • [7]
    « Le nombre du mouvement selon l’avant et l’après » ( Physique, IV, 10-14) : c’est là réduire le temps à une succession d’instants, sans continuité ni signification, ce qui gênera beaucoup les Pères de l’Église et les siècles qui suivront dans leurs persévérants efforts pour réfléchir sur un corpus de textes, qui reste structuré fondamentalement comme une « histoire » sainte, en utilisant la grille méthodologique d’une pensée grecque pour laquelle rien de sérieux ni d’essentiel ne pouvait surgir, sinon nimbé d’une idéale immobilité.
  • [8]
    E. Auerbach, Mimesis, Francke V., Bern, 1946. Trad. fr. Gallimard, 1968, rééd. « Tel », 1984.
  • [9]
    Ces termes pauliniens (Eph l, lO ; Col l, 20) sont repris assez vite dans la première grande synthèse “théologique”, Contre les hérésies, d’Irénée de Lyon (+ 202).
  • [10]
    L’hérétique « choisissait » ses textes : ainsi Marcion, vers 144, refusait l’Alliance ancienne, ne gardait que Luc et Paul, etc.
  • [11]
    Jean de La Ceppède (1550-1623) est surtout connu pour ses Théorèmes sur le sacré mystère de notre Rédemption, Toulouse 1613 et 1622,520 sonnets au total. Pierre Emmanuel, en particulier Tombeau d’Orphée (1941), Le goût de l’Un (1963), Tu (1978), Le Grand Œuvre (1984), etc.
  • [12]
    R. Muchembled, Une Histoire du diable, Seuil 2000, p. 26. L’auteur multiplie les exemples de ces bizarreries, qui font remonter ainsi la grand-mère du diable ( sic ) au « souvenir de la terrible déesse Cybèle, ou Holda, sorte d’image maternelle monstrueuse et dévorante », id., p. 28.
  • [13]
    Tirso est assez habile pour habiller cette fin violente dans un langage de justice ou de moralité chrétiennes, mais le texte de Molière, trente-cinq ans plus tard, témoignera encore de quelques hésitations ou retouches, au Ve acte, pour arriver à faire passer ce dénouement peu acceptable autant que foudroyant, surtout en 1665.
  • [14]
    Exemples typiques dans A. Dabezies, Visages de Faust au XXe siècle : littérature, idéologie et mythe, Paris, PUF, 1967,558 p.
  • [15]
    Cf. Jean Molino, « Dumas et le roman mythique », dans L’Arc, n° 71 (1978), p. 56-69.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.87

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions