Couverture de RLC_307

Article de revue

La poésie polonaise face à l'avant-garde française : fascinations et réticences

Pages 355 à 368

Notes

  • [1]
    Ce dialogue s’inscrit d’ailleurs dans une longue tradition qui remonte au XIXe siècle. Les meilleurs peintres polonais, dont Stanislaw Wyspian´ski, ont étudié à Paris. Alexander Gierymski a peint des paysages parisiens, Józef Pankowski fut le créateur d’une école parisienne inspirée par l’impressionnisme et Cézanne.
  • [2]
    Au 29e « Salon des Indépendants » organisé à Paris en 1913 figurent des artistes polonais : Gwozdecki, Kramsztyk, Kisling, Marcoussis, Mieszkowski, Rutkiewicz, Rubczak, Szerer, Zak (cf. Z. L. Zaleski « Kubizm i artys´ci polscy w Salonie Niezaleznych w Paryzu », Museion, 1913, n° 5). C’est aussi dans les années 1912-1913 que le cubisme se fait connaître en Pologne grâce à Alfred Beler, correspondant à Paris.
  • [3]
    Katalog I Wystawy Ekspresjonistów Polskich, Kraków, 1917.
  • [4]
    Katalog, Formis´ci, Wystawa, 1919
  • [5]
    Nowe formy w malarstwie i wynikaja¸ce sta¸d nieporozumienia, 1919. Ce problème demanderait une étude à part. D’excellentes études y ont été consacrées en France, cf. notamment Van Crugten, S.I. Witkiewicz, Aux sources d’un théâtre nouveau, L’Âge d’Homme, 1971.
  • [6]
    Cf. L. Chwistek, Wielos´c´ rzeczywistos´ci w sztuce (Le pluralisme de la réalité dans l’art), 1918. Pour Chwistek le cubisme ne dépasse pas la conception naturelle de l’objet. Il réduit la vision aux éléments essentiels d’un objet concret et met l’accent sur la forme qui est conférée à l’espace par la présence de l’objet. D’où l’homogénéité des tableaux formistes qui s’opposent, selon Chwistek, aux « mosaïques cubistes » (cf. Chwistek, Formis´ci, 1920, n° 2).
  • [7]
    Les contacts du groupe avec Paris étaient très suivis, surtout grâce à la correspondance avec L. Marcoussis. Ont été également publiées des traductions d’Apollinaire, de Reverdy, et un peu plus tard, d’Éluard et de Ribemont-Dessaignes.
  • [8]
    Bulwarem plynie rzeka w kawiarni Zielony flet Piers´ kobiety Attention Kastaniety Czerwone kregi dreszcze Podniety nerwowe s´wiatla Kinkiety Oczy Dlonie Mys´li bez twarzy zimn´ korytarzy Klaskajace okna telefon Winda na gumie niepokój lek Szukanie kogos´ w TMUMIE T. Czyzewski, « Melodia tlumu », Zielone oko, 1920.
  • [9]
    T. Czyzewski, « “O Zielonym oku” i o swoim malarstwie », Jednodniówka futurystów, 1921.
  • [10]
    A. Zamoyski, Au-delà du formisme, L’Âge d’Homme, 1975, p. 161.
  • [11]
    La toute dernière exposition a eu lieu à Varsovie en 1927, cf. J. Pollakówna, Formis´ci, Wroclaw, 1972.
  • [12]
    Seuls deux numéros de Nowa Sztuka ont été publiés (en novembre 1921 et février 1922), sous la direction d’Anatol Stern en collaboration avec L. Chwistek, T. Peiper, J. Iwaszkiewicz. La revue a été suivie par « Almanach Nowej Sztuki [1924-1925) (l’Almanach de l’Art Nouveau) sous la direction de S. K. Gacki, S. Brucz et A. Wazyk, tous grands admirateurs d’Apollinaire. Bien plus tard, Stern se lancera dans la recherche des origines polonaises de l’auteur d’Alcools, cf. id., « Apollinaire nieznany » (Apollinaire inconnu), in Poezja zbuntowana (Poésie en révolte), Warszawa, 1970.
  • [13]
    G. Apollinaire, Les peintres cubistes, 1912, rééd. Paris, 1965, p. 56.
  • [14]
    A. Stern, « O poetach Nowej Sztuki », Almanach Nowej Sztuki, 1924, n° 2.
  • [15]
    A. Stern, Poezja zbuntowana, op. cit., p. 91.
  • [16]
    « I karmin s´ciekalz warg jak sok z miazdzonych malin […] i dwoje oczu jak para klaczy bieglo szukajac obroku. » A. Wazyk, « Panie i pastuch » (« Dames et berger », Oczy i usta, 1926, cf. Antologia polskiego futuryzmu i Nowej Sztuk i, Ossolineum, 1978, ss. 300-301.
  • [17]
    Zwrotnica est devenue la revue la plus importante de l’avant-garde constructiviste de Cracovie. Elle a paru de 1922 à 1923 et de 1926 à 1927. Dirigée par T. Peiper, elle a réuni des poètes tels que J. Przybos´ et J. Brzekowski, et collaboré étroitement avec la revue artistique Praesens dirigée par les peintres contructivistes : Henryk Stazewski, Wladyslaw Strzemin´ski et Katarzyna Kobro.
  • [18]
    T. Peiper, « Ozenfant et Jeanneret », Zwrotnica, juillet 1922, rééd. id. O wszystkim i jeszcze o czyms´, Kraków, 1974, p. 93.
  • [19]
    Ozenfant et Jeanneret, La Peinture moderne, Paris, 1925, p. 37.
  • [20]
    T. Peiper, « Fernand Léger, Zwrotnica, mai 1922, rééd. id., O wszystkim i jeszcze o czyms´, Kraków, 1974, p. 84-85.
  • [21]
    Miasto kolami wola […] trotuar staje siejezdniado biegu. Kable wijasieramionami u wylomu dnia, którego za malo ! […] Ulice – od rogu do rogu zalewajadomy domów – po dachy przybralo, nadmiar dzielo pod dach wyprowadzaco dnia. Jak zatoczycpoemat na kolach ? J. Przybos´, « Na kolach », Sponad, 1930.
  • [22]
    J. Przybos´, « Widzenie w ruchu », Linia i gwar, Kraków, 1959, T. I, p. 178.
  • [23]
    J. Przybos´, « Realizm “rytmu fizjologicznego” », Linia i gwar, op. cit., p. 142-143.
  • [24]
    T. Peiper, « Metafora teraz´niejszos´ci », Zwrotnica, novembre 1922, rééd. id. Te¸dy, Nowe usta, Kraków, 1974, p. 55.
  • [25]
    T. Peiper, « Droga do rymu » in Te¸dy, Nowe ust a, op. cit., p. 75.
  • [26]
    Cf. A. Wazyk, Dziwna historia awangardy, Warszawa, 1976, p. 70..
  • [27]
    J. Brzekowski, Wyobraz´nia wyzwolona, Pion, 1938, rééd. Zycie w czasie, Londres, 1963, p. 76.
  • [28]
    Patrzana ciebie ogromne oczy powietrza, « Spotkanie », Utwory poetyckie, Warszawa, 1977, p. 34.
  • [29]
    Zastygl[…]z czarnym ryjem nieskon´czonos´ci u ust, « Seria », Utwory poetyckie, op. cit., cité d’après J. Kwiatkowski, S´wiat poetycki Juliana Przybosia, Warszawa, 1972.
  • [30]
    J. Przybos´, Sens poetycki, op. cit., p. 51.
  • [31]
    En 1928 Brzekowski fonde à Paris la revue L’Art contemporain pour laquelle il s’assure le concours de personnalités de premier plan : Tzara, Ribemont-Dessaignes, Seuphor, Arp, Dermée, Arnaud, Desnos. C’est de manière délibérée qu’il souligne l’éclectisme de cette revue où il rassemble pour une sorte de bilan tous les « ismes » d’avant-garde. Deux ans plus tard, Brzekowski sera invité par Seuphor à participer à sa revue Cercle et Carré de tendance créationniste.
  • [32]
    Id. « Malarstwo Ernsta », Pion, n° 26,1931.
  • [33]
    Cf. Jan Brzekowski, W Krakowie i w Paryz.u, Warszawa, 1968.
  • [34]
    Comp. M. Porebski, « S.I. Witkiewicz », Les Cahiers de Varsovie : Poésie et peinture du symbolisme au surréalisme en France et en Pologne, novembre 1973.
  • [35]
    Je développe cette intuition dans l’article « Ten “Ja” ten “Inny” czyli klopoty z sobowtórem w polskiej poezji wspólczesnej », in Jan Bl-on´ski i literatura XX wieku, Kraków, Universitas, 2002.

Entre cubisme et formisme

1Dans l’histoire des influences artistiques de la France sur la Pologne, l’épisode des avant-gardes tient une place particulière. Rarement les liens qui se sont tissés à ce moment-là entre les deux cultures auront été aussi étroits, aussi complexes et remplis de paradoxes. Au chapitre de ces paradoxes, on peut par exemple noter ceci : en 1918, alors qu’en France les utopies machinistes, encore présentes dans les programmes apollinariens de l’« esprit nouveau », virent au nihilisme avec l’irruption de Dada qui prépare lui-même le terrain à la révolution surréaliste, les artistes polonais, eux, s’ouvrent avec ferveur à la modernité dont ils s’imprègnent de manière syncrétique, puisant aussi bien dans l’expressionnisme allemand que le futurisme russe ou italien. Il en résulte une éclosion de programmes ponctués de déclarations péremptoires et définitives, mais qui n’en témoignent pas moins de l’influence profonde non seulement des poètes, mais aussi des peintres français sur les poètes polonais.

2Cette double inspiration ne peut étonner si l’on se souvient qu’à l’époque des avant-gardes s’effectue une véritable fusion entre création poétique et picturale. Il ne s’agit plus d’une simple communauté de thèmes mais d‘un échange de moyens artistiques, d’une interpénétration mutuelle du signe et de l’icône. Toutes les avant-gardes ont connu ce phénomène, mais c’est sans doute dans le cubisme français qu’il a été le plus marqué. Or la Pologne a été très vite sensible aux idées des cubistes. Dès 1910, la presse polonaise publie les propositions de Cézanne, Picasso et Braque ; de plus, les artistes polonais qui séjournent à Paris fréquentent assidûment les expositions cubistes. Il faudra tout de même attendre la libération de 1918 pour que cet intérêt se cristallise et contribue à la naissance de différents mouvements d’avant-garde. Au début, ce processus d’organisation s’accompagne toutefois d’un certain flou et l’on ne cherche pas toujours à bien faire la part du cubisme français, de l’expressionnisme allemand ou du futurisme italien. Qui plus est, les artistes et les poètes polonais tiennent beaucoup à trouver des chemins de création qui leur permettent d’affirmer leur originalité face aux tendances occidentales dans un esprit à la fois de dialogue et de confrontation. Ce sont les contacts avec les mouvements français [1] qui leur seront les plus profitables.

3Dès 1917, un groupe d’artistes de Cracovie se qualifiant d’abord d’« expressionnistes polonais » se réunit sous la houlette de Tytus Czyzewski et des frères Andrzej et Zbigniew Pronaszko, trois peintres formés en grande partie à Paris [2]. Dans le catalogue de leur première exposition figure une allusion aux célèbres propos de Cézanne qui recommande de modeler les formes sur la surface du tableau en les traitant « par le cylindre, la sphère, le cône » [3]; on y trouve aussi des réflexions de Metzinger et de Gleizes sur la transformation de l’objet à l’intérieur du tableau. Deux ans plus tard, Leon Chwistek, peintre et professeur des Beaux-Arts à Cracovie, fonde la revue Formis´ci (« Les Formistes », 1919-1921) et un groupe du même nom. Sa préférence pour le cubisme français est évidente, même si Chwistek se réclame d’un certain éclectisme :

4

Nos formes sont brutes et simples, ce qui les rapproche du cubisme ;
notre aspiration à remplir la toile de manière homogène nous rapproche du futurisme et notre désir de saisir le mouvement de façon synthétique nous rattache sans doute à l’expressionnisme. [4]

5Mais si le cas des formistes mérite d’être évoqué ici, c’est qu’ils furent les premiers à faire fusionner la finalité picturale et la recherche poétique. En 1919, Witkacy, qui rejoint le groupe, publie un essai crucial sur la Forme pure et les malentendus qui en découlent[5], dont il appliquera plus tard les principes à l’esthétique théâtrale qu’il souhaite libérer du psychologisme. Chwistek, pour sa part, lance aussi l’idée de poésie pure :

6

Ceux qui aspirent vraiment à la poésie savent qu’on ne peut trouver en elle qu’une seule grande valeur et qu’un seul sentiment à assouvir, à savoir la forme parfaite et l’ivresse qu’elle provoque. Aspirer à la poésie conçue de cette manière, c’est être formiste en poésie. [6]

7On comprend encore mieux l’importance de ces paroles si l’on se souvient que jusqu’alors la forme est restée assez éloignée des préoccupations des poètes polonais qui, à l’époque symboliste, n’ont guère été tentés par l’expérience mallarméenne de l’art pur. C’est avec d’autant plus d’intensité que l’exploration formelle se manifestera dans les avant-gardes.

8C’est dans cette perspective que le cubisme devient une source d’inspiration essentielle. Le dialogue avec le cubisme est polysémique et s’exerce dans une double perspective : d’un côté, les tableaux de Braque, Delaunay, Picasso et Cézanne agissent sur les poètes polonais comme ils avaient agi sur Apollinaire, Cendrars et Jacob ; de l’autre, un dialogue direct avec les poètes se noue grâce aux traductions publiées dès 1919 dans la revue Formis´ci. Par ailleurs, grâce aux artistes polonais de Paris, les formistes sont au courant des tendances artistiques qui s’y déploient, notamment celles que présente la revue Nord-Sud[7].

9Cette effervescence trouve son reflet le plus intéressant dans l’œuvre de Tytus Czyzewski qui, dès 1915, s’est acquis une certaine célébrité avec une série de « Madonnes » dont l’expression particulière était due à la rupture des plans et à la déformation des perspectives comme chez Cézanne. En outre, traducteur d’Apollinaire et de Reverdy, il écrit lui-même des recueils poétiques. Le premier, Zielone oko (Œil vert), est publié en 1920 ; il se distingue par sa nouveauté radicale. Czyzewski en parle comme d’une œuvre « formiste », faisant ainsi allusion au groupe des peintres dont il fait partie. Ses poèmes frappent surtout par leur typographie dont le rythme obéit au mouvement propre du texte qui investit la page comme s’il s’agissait de la toile d’un peintre. De plus, des taches de couleur se détachent des mots évoquant les objets et se transforment en éléments picturaux autonomes intégrés dans la structure poétique. En voici un exemple inspiré d’ailleurs par un paysage parisien :

10

Un fleuve dans le boulevard
Café
Flûte verte
Sein de femme
Attention
Castagnettes
Cercles rouges, frissons
Excitations
Lumières nerveuses
Appliques
Yeux Mains pensées
Sans visage
Froid dans les couloirs
Fenêtres qui claquent
le téléphone
Un ascenseur pneumatique
Inquiétude peur
On cherche quelqu’un
DANS LA FOULE
« Mélodie de la foule » [8]

11Procédant par la juxtaposition de différents plans de la réalité perçue, ce poème semble s’organiser de manière autonome selon les lois qu’imposent la couleur et la forme. Telle est la leçon que Czyzewski tire du cubisme comme l’avaient déjà fait avant lui Apollinaire, Cendrars, Jacob ou Reverdy. Mais son expérience n’est pas tout à fait la même. Ses poèmes (de même que ses toiles) sont dotés d’une forte charge émotionnelle qui signale la présence du sujet réel. Czyzewski le soulignera d’ailleurs lui-même :

12

« La mélodie de la foule » est un poème d’inquiétude reflétant le pêlemêle irritant d’un boulevard parisien (le boul-mich’) où je me suis trouvé, artiste polonais sans gouvernail et sans ancre. [9]

13De manière générale, dans ses poèmes, l’anecdote subsiste ; la réalité n’est pas brisée, elle devient seulement poreuse : tout en gardant leur sens dénotatif, les mots-objets donnent par contiguïté une couleur aux mots abstraits porteurs en eux-mêmes d’une affectivité particulièrement expressive. S’il y a tentative de décomposition du langage, elle n’aboutit pas à l’autonomie du poème-objet. L’aventure cubiste devient donc pour Czyzewski le catalyseur de ses aspirations modalisées par sa propre culture. Dès le début de son œuvre, il avait cherché un compromis entre la pensée esthétique moderne et l’attachement à la tradition. Dans ses élans modernes, il ira jusqu’à chanter l’homme dynamo-machine, mais son chant se doublera d’une note mélancolique, comme celle qui pointe parfois aussi chez Apollinaire.

14Mais Czyzewski s’oriente ailleurs. Après la dissolution du groupe des formistes en 1922, il retourne à Paris, où il publie un recueil de Pastoral-ki (Pastorales) dont la forme, tout comme celle de ses compositions picturales, s’efforce de réaliser une curieuse synthèse de la modernité et de l’art primitif, tel qu’il le trouve dans la culture populaire des campagnes polonaises. Cette version modernisée de la tradition folklorique renvoyait une fois de plus au cubisme : elle pouvait jouer le même rôle que les masques africains pour Picasso, à savoir révéler l’existence d’une crise de la représentation de la réalité, bien que, à l’opposé de Picasso, Czyzewski ait toujours tenu à conserver la dimension symbolique de l’art primitif.

15À la même époque, un autre formiste, Auguste Zamoyski, l’un des sculpteurs les plus vigoureux de son époque, s’installe aussi en France. Cet exil délibérément choisi va lui permettre de dépasser le formisme et d’imprégner ses sculptures d’un mysticisme profond, expression, comme il le dira lui même, d’une recherche « de la vérité » et « non de l’originalité » [10].

16Le formisme a donc joué un rôle fondamental dans cette première médiation entre l’art polonais et l’Occident, notamment la France, en privilégiant le domaine des arts plastiques. L’une des dernières expositions formistes a d’ailleurs eu lieu à Paris en 1922 [11]. Quant à la poésie formiste, représentée essentiellement par Czyzewski, elle fut l’un des premiers témoignages de l’immense fascination exercée sur les poètes polonais par Apollinaire, avec ses jeux de hasard et de surprise, ses dédoublements et ses associations inattendues.

Dans le sillage de l’« esprit nouveau »

17À cette époque, Apollinaire est, avec Baudelaire et Rimbaud, le poète français le plus lu et le plus traduit. La transition que représente sa poésie convient aussi bien aux expressionnistes qu’aux futuristes qui articulent certaines de ses innovations en fonction de leurs propres aspirations poétiques. Cependant l’inspiration essentielle est puisée dans le dernier message du poète en 1918 avec sa conférence sur « L’esprit nouveau et les poètes », où il présente un programme suffisamment général pour donner un grand élan aux adeptes de la modernité. C’est précisément dans cette lignée que se situe la recherche des poètes de Nowa Sztuka (L’Art Nouveau) qui à partir de 1921 [12] transforment leur futurisme échevelé en une exploration du langage largement déterminée par la célèbre phrase d’Apollinaire définissant la nouvelle poésie comme le passage « d’un art d’imitation » à un art de conception « qui tend à s’élever jusqu’à la création » [13]. Un certain nombre de poètes, notamment Anatol Stern et Adam Wazyk, tous deux traducteurs des poètes français, reprendront à leur compte cette définition. Pour Stern, « l’art nouveau n’embellit pas la réalité, il la transforme » [14]. Si cet ancien futuriste devient un partisan fervent de l’art nouveau, c’est assurément sous l’influence d’Apollinaire dont le poème « La Victoire » a été pour lui une révélation. Stern dira plus tard : « “La Victoire” était pour nous (poètes de l’Art Nouveau) un affranchissement ou peut-être aussi une synthèse des différentes propositions lyriques d’Apollinaire. Avant tout, c’était une protestation contre la fonction purement littéraire de la poésie et contre le principe de la rigueur » [15]. Stern et Wazyk ont ainsi découvert concrètement la liberté offerte par le simultanéisme poétique. On le verra surtout chez Wazyk dont les expériences sont les plus proches des textes des Calligrammes. Sans imiter servilement Apollinaire, Wazyk et Stern adoptent le même point de départ, c’est-à-dire que, renonçant aux sens pour saisir la réalité, ils cherchent jusque dans sa matérialité ce qu’elle a de plus essentiel.

18Procédant à la décomposition de l’objet, le cubisme était amené à multiplier les formes concrètes et cherchait à donner consistance et solidité au monde par la restructuration de la réalité. Or, si Wazyk adopte justement ce regard « cubiste » qui consiste à fragmenter la réalité, à la différence d’Apollinaire et de Cendrars, il met l’accent sur le hasard, la surprise, la rencontre inattendue de différentes séquences où les associations de sens mettent en réseau des éléments fournis par la perception ou la mémoire. Mais alors que chez les poètes français le simultanéisme impliquait une vision amimétique du monde tangible, chez Wazyk il prend l’allure d’une aventure intérieure jalonnée d’associations d’images parfois proches de la définition plus tardive de l’image reverdienne :

19

Et des yeux, comme une paire de juments, cherchaient la mangeaille
[…]
Et le carmin coulait des lèvres comme du jus de framboises écrasées
« Dames et berger » [16]

20Cette recherche visant à assimiler métonymie et métaphore, analogie et contiguïté, aurait pu aisément conduire au surréalisme, c’est-à-dire qu’elle aurait pu suivre le chemin tracé par Reverdy qui travaillait sur la relation métonymique de réalités éloignées en vue d’en faire jaillir une image poétique. Cependant les poètes polonais ne s’engageront pas sur cette voie, car pour eux la poésie ne pouvait pas renoncer à sa fonction sociale et devait se montrer capable de transformer la société moderne.

21C’est ainsi que Zwrotnica (Aiguillage), revue fondée par Tadeusz Peiper en 1922 [17], entre tout de suite en contact avec Esprit Nouveau et publie dans l’un de ses premiers numéros un article consacré au purisme de Ozenfant et Jeanneret :

22

Le purisme donne une nouvelle motivation profondément réfléchie à certaines idées picturales du cubisme, il leur donne l’aspect d’une nécessité logique et physico-culturelle irréfutable qu’elles n’avaient pas auparavant. [18]

23Tout comme le cubisme, le purisme s’opposait à l’apparence et à l’accidentel. Il cherchait donc à s’appuyer sur un ordre organique correspondant le mieux possible à la physiologie de l’organisme humain. À travers la géométrie des formes, la rigueur de la construction, le rythme interne des œuvres d’art, les puristes cherchaient l’essence de l’homme. Trois ans plus tard, Ozenfant et Jeanneret ont nettement formulé leur conception :

24

L’homme est un animal géométrique, l’esprit a créé la géométrie ; la géométrie répond à notre besoin profond d’ordonner. [19]

25Par cette recherche d’un ordre et d’un langage « physiologiques », les puristes voulaient échapper aux incertitudes des moyens symboliques et créer pour l’homme un milieu plus clair et plus ordonné. Cet objectif, Peiper le fait totalement sien. Comme les puristes, il oppose la rigueur et l’effort de construction à la spontanéité et l’émotion ; il partage aussi les réticences de Le Corbusier à l’égard de l’art folklorique que les formistes tenaient pourtant en haute estime : si Peiper le rejette, c’est qu’il opte délibérément pour la civilisation industrielle en en cherchant un équivalent sur le plan de la création poétique.

26Le constructivisme marque donc une rupture profonde et définitive avec l’art polonais traditionnel. Si chez les cubistes polonais l’espace amimétique de leurs œuvres est encore imprégné de subjectivité, désormais avec Peiper et les constructivistes, l’autonomie de l’œuvre d’art est totalement reconnue et toute approche psychologique et affective abandonnée. En même temps se pose le problème du rapport entre peinture et écriture, rapport qui ne peut plus reposer sur la correspondance des arts. En effet, on est désormais bien loin de la conception de la modernité formulée par Baudelaire qui cherchait à concilier l’instant et l’éternité. À la synesthésie des sensations débouchant sur une verticalité symbolique, la poésie constructiviste oppose une analogie purement matérielle de l’écriture et du signe pictural.

27Il n’est donc pas étonnant que le peintre auquel les poètes polonais des années vingt aiment à se référer soit Fernand Léger, peintre de compromis, à mi-chemin du futurisme et du cubisme, et dont certaines toiles touchent à l’onirisme dadaïste ou surréaliste. Il est évident qu’en commentant ses tableaux, Peiper pense à ses propres textes poétiques :

28

Il s’agit que chaque œuvre ait un plan de composition très strict, qu’elle soit construite de façon logique et constitue une unité organique. Il n’est pas question de viser une ressemblance avec la réalité. Le tableau (comme toute œuvre d’art) est une réalité en soi. Il est une réalité qui existe à côté de la réalité réelle, et non en face d’elle. [20]

29L’influence de Léger sur les poètes de Zwrotnica sera considérable : ils admirent ses formes simplifiées, « épurées de toute contingence », ils apprécient la tendresse « presque érotique » avec laquelle il travaille ses formes cylindriques ou transporte sur la toile les « piliers des halls d’usines » ou encore « des rouages de machines », enrichissant l’art d’éléments d’une beauté nouvelle.

30La création picturale va donc servir de tremplin aux recherches des poètes et notamment de Przybos´ qui à l’instar de Léger aspire à un réalisme profond impliquant une totale soumission à la réalité jusqu’en ses mécanismes les plus intimes, en vue d’en dégager les éléments constituants et d’en saisir les rythmes et les dynamismes internes. Przybos´ n’y a pas tout de suite réussi. Ses premiers poèmes ne vont guère au-delà des évocations non figuratives des constructivistes. Puis, peu à peu, il parvient à créer de véritables « équivalents poétiques » de la réalité picturale où la recherche formelle s’accompagne de la quête d’un nouveau sens poétique :

31

La ville appelle avec ses cercles
[…]
le trottoir devient une route en mouvement,
les câbles font serpenter leurs bras
à la brèche du jour, dont il n’y a pas assez !
[…]
Les maisons, d’un angle l’autre, submergent la rue,
les maisons en crue jusqu’aux toits
l’excès fait monter l’œuvre chaque jour au-dessus des toits
Comment mettre le poème sur les roues ?
« Sur les roues » [21]

32Il est difficile de ne pas penser à Léger et en particulier à ses compositions « multipliées » que Przybos´ commente d’ailleurs avec beaucoup de pertinence en insistant sur la visualisation du mouvement :

33

La couleur se détache de l’objet coloré qui avance rapidement, et si cet objet, par ex. une auto, avance le long d’une ligne, ce qui reste dans notre œil c’est une longue bande de couleur ; si elle effectue un mouvement rotatif, la forme de la tache colorée s’approchera du cercle ou de l’ellipse. Le dessin de Léger n’est pas dynamique […] Il existe une contradiction entre le caractère des dessins de Léger et le thème de ses tableaux qui présentent un mouvement. Cette contradiction n’est atténuée que par une bande bien ferme ou une roue de couleur homogène et intense qui n’est pas liée à des figures particulières. La couleur devient une ceinture de transmission ou une roue motrice qui met le dessin en mouvement. [22]

34Peu à peu la trajectoire poétique de Przybos´ s’associera davantage avec celle de Malevitch et de Strzemin´ski. Le suprématisme et l’unisme l’aideront dans ce cheminement beaucoup plus personnel vers un art absolu. Cependant, tout comme Strzemin´ski, fondateur de l’unisme, il restera conscient de sa dette envers les initiateurs de la révolution avant-gardiste, en particulier Cézanne :

35

Cézanne savait déjà – dit-il dans un de ses essais – que le cercle qui désigne une pomme subit une déformation sous l’effet de la ligne droite de la table. Strzemin´ski a développé cette vérité de la vue et l’a exprimée dans ses derniers travaux de manière multiple. [23]

36Cette reconnaissance du rôle de Cézanne de la part d’un poète n’est pas accidentelle. Cézanne et le cubisme apportaient aux poètes bien plus qu’une simple inspiration : ils leur ont appris à regarder, à voir et à établir la vérité de la vision.

Face au surréalisme

37Et c’est encore vers le cubisme qu’il faut se tourner lorsqu’on aborde la question embarrassante du surréalisme en Pologne. Il n’est pas exagéré de dire que globalement en Pologne l’art est passé de manière accélérée par les métamorphoses qu’il a connues en France à partir de Picasso, Delaunay, Apollinaire jusqu’à la libération de l’imaginaire, telle qu’elle s’est manifestée dans l’évolution de Duchamp, de Picabia ou dans un autre ordre d’idées chez Chirico et Reverdy. À l’origine il y eut cette crise dont les signes furent la pratique du collage, les juxtapositions métonymiques, le goût pour les bribes de conversations, les associations imagées fondées sur le plus grand degré possible d’arbitrarité. La tendance reverdienne et la tendance dadaïsante ont donc nourri l’une et l’autre la poésie polonaise d’avantgarde. Dans le sillage de Reverdy s’est ainsi développée la théorie de la « grande métaphore » dont Peiper a donné une définition très proche de celle du poète français :

38

La métaphore consiste à apparenter arbitrairement des concepts et à créer des liens d’ordre conceptuel auxquels rien ne correspond dans le monde réel […] Transplantant des concepts dans des domaines auxquels ils n’appartiennent pas intrinsèquement, la métaphore transforme la réalité des sensations et la transfigure en une réalité nouvelle, réalité purement poétique. [24]

39Peiper dialogue ici avec Reverdy, mais il oriente ses découvertes différemment, donnant priorité à la créativité conceptuelle. On se trouve alors devant un grand paradoxe si l’on tient compte du fait que le même Reverdy a inspiré d’une tout autre manière André Breton, puisque ce dernier s’est emparé de la notion d’arbitrarité pour ouvrir toutes grandes les écluses de l’imaginaire. Or cette liberté, les constructivistes polonais se l’interdisent d’office. Et Peiper peut tout à fait être considéré comme porte-parole de l’opinion générale lorsqu’il reproche à la poésie surréaliste le désordre et le manque de logique, la tendance au catalogue :

40

Puisque l’écriture se tranforme en inventaire, ce genre de travail ne peut pas aboutir à une œuvre d’art, car l’œuvre d’art n’est pas un inventaire. [25]

41Puis Przybos´ s’en prend à son tour à l’image picturale :

42

J’ai toujours été stupéfait par la trivialité de l’imagination des peintres surréalistes, par le caractère apoétique de leurs tableaux, c’est-à-dire par le manque de cohérence dans les images. La peinture surréaliste me semblait être une entreprise assez cavalière et manquant de sérieux, cherchant à duper le spectateur non averti dans la mesure où elle repose non pas sur des propositions picturales mais littéraires. [26]

43Enfin Jan Brzekowski, qui depuis 1928 séjournait en France et dont la sensibilité a certainement été la plus proche de l’imaginaire surréaliste, cherchera à s’en démarquer en forgeant l’esthétique du « métaréalisme » où il s’efforce d’associer et de dépasser les oppositions entre conscient et inconscient, irrationnel et rigueur de la pensée, réel et au-delà du réel. Pour Brzekowski la « métaréalité » ne peut être atteinte que par l’image, mais une image in statu nascendi, c’est-à-dire une image saisie dans le mouvement même de son éclosion et portant la marque linguistique de la volonté organisatrice du poète :

44

Le postulat de l’écriture automatique contient en plus une certaine part d’irresponsabilité. Il est, à notre avis, immoral, non éthique […] Enfin l’imagination surréaliste n’est pas l’imagination. Le poète surréaliste s’intéresse uniquement à la manière d’écrire et non à la qualité du poème et de la réalité d’imagination qu’il implique […] Contrairement au surréalisme le métaréalisme repose sur une imagination organisée. [27]

45Ces réticences peuvent d’autant plus surprendre que dans d’autres pays de l’Europe centrale (notamment en Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie) le surréalisme a joui d’une grande faveur. L’une des explications, souvent invoquée, est la crainte de retomber dans l’imagerie romantique qui a trop longtemps pesé sur la littérature polonaise. Toutefois cet argument ne semble guère convaincant si l’on pense à la place que tient l’onirisme dans la littérature polonaise de l’époque (par exemple chez Brzekowski, Wazyk et Wat), même s’il s’agit d’un onirisme assez éloigné du surréalisme.

46D’autres raisons interviennent également ; il faut les chercher dans le cheminement même des avant-gardes. Revenons à notre thèse de départ : à l’origine de l’éclatement de l’imaginaire se trouve le cubisme. Son versant « reverdien » a entraîné en Pologne une réplique constructiviste qui n’avait donc rien à voir avec le surréalisme. Et pourtant, il y a un domaine où les oppositions se touchent, c’est celui du langage. Pour les surréalistes, le langage était avant tout un matériau à explorer, pour les constructivistes le moyen de construire une nouvelle réalité. Mais, entre les deux opérations, des glissements étaient parfois possibles, lorsque l’écart métaphorique entre deux réalités éloignées touchait à la lisière du vertige. C’est ce qui est arrivé par exemple à Przybos´ :

47

Les yeux noirs de l’air te regardent [28]
Il se figea, le groin noir de l’infini à la bouche » [29]

48Assurément nous sommes ici plus près de Reverdy que de Breton, et c’est sans doute à l’auteur de Gant de crin que Przybos´ doit les premières inspirations qui l’ont amené à sa poétique de l’« entre-deux-mots » où il cherche à sonder l’espace, voire l’abîme, qui s’ouvre entre les mots. Et on pourrait douter qu’il soit encore question de constructivisme lorsqu’il déclare plus tard :

49

Le sens poétique est le résultat du travail de l’imagination créatrice. En élargissant le sens des mots, il repousse les frontières du langage et permet de créer de nouvelles situations lyriques, ce qui n’a encore jamais été réalisé auparavant. [30]

50Cependant Przybos´ s’arrête là ; chez lui l’exploration du langage ne va jamais de pair avec celle de l’inconscient. Cette dernière tentative, c’est Brzekowski qui va s’en charger, lui dont le métaréalisme doit beaucoup aux peintres surréalistes. Il arrive à Paris en 1928 et entre immédiatement en contact avec la bohème internationale de Montparnasse. Plusieurs de ses recueils seront d’ailleurs illustrés par Max Ernst, Hans Arp, Fernand Léger, Yves Tanguy que Brzekowski connaît et admire. Dans son livre de souvenirs, il reconnaîtra sa dette à l’égard de Hans Arp dans l’atelier duquel il a passé de nombreuses heures qui ont profondément imprégné son œuvre poétique [31]. De même les frottages de Max Ernst ont trouvé un écho dans les recueils qu’il a écrits directement en français. Cependant, alors qu’il est véritablement fasciné par le caractère hallucinatoire des tableaux du peintre allemand, Brzekowski ne lui en dénie pas moins son appartenance au surréalisme. Dans une de ses études critiques il écrit par exemple :

51

Il ne s’agit plus de fuir d’une réalité à l’autre, mais de construire sa propre réalité. Ernst le fait de façon créatrice, active, agressive, parfois avec tant de force suggestive que la notion des conventions de la vie s’y perd et que l’on prend sa surréalité pour un réalisme tout court. Peut-on rêver d’une victoire de l’imagination plus complète ? [32]

52En fait, Brzekowski plaide ici sa propre cause ! Il souligne la portée éthique de l’acte créateur : pour lui l’artiste peut très bien explorer les couches profondes de l’inconscient, mais à condition ensuite de les dominer, de les soumettre à la signification recherchée par l’artiste. Il essaie de mettre en pratique ce compromis dans ses poèmes construits autour d’images visuelles qui accordent une large place à la surimpression, à la liberté des associations, sans que ces dernières soient toutefois abandonnées au hasard. La variante métaréaliste de la poésie de Brzekowski est donc beaucoup plus proche de la définition d’Apollinaire formulée dans Les Mamelles de Tirésias et reprise plus tard par Paul Dermée et Yvan Goll [33]. Brzekowski retrouvait ainsi la lignée apollinarienne d’une surréalité fortement ancrée dans le réel.

53Cette variante du « surréalisme classicisant » n’était donc pas celle qui allait pouvoir révolutionner l’art polonais. Il faut donc revenir au deuxième versant du cubisme, celui qui, à travers le collage, conduit au dadaïsme de Duchamp et de Picabia, au jeu du cadavre exquis et à l’absurde. Le surréalisme français fut précédé par le dadaïsme et c’est de ce côté qu’il faut chercher un terrain d’entente entre les artistes français et polonais. La première figure qui s’impose ici est celle de Witkacy dont le catastrophisme l’a conduit à proposer une version insolite de l’art fantasmatique annonçant le déclin de la modernité. Lié d’abord au formisme et à l’expressionnisme, il s’est vite désolidarisé des avant-gardes officielles, jouant de la mystification et de l’ironie. En 1921, il écrit un feuillet Papierek lakmusowy qu’il signe du nom de Marceli Duchanski, allusion évidente à Marcel Duchamp dont il a bien saisi le penchant pour la provocation [34]. Il ne serait pas abusif de placer aujourd’hui ces deux créateurs dans le paradigme des devanciers de l’art postmoderne.

54L’autre grande personnalité est celle de Wat, un ancien futuriste. Il écrit en 1922 un texte intitulé Moi d’un côté moi de l’autre côté de mon petit poêle de fer carlin qui, par delà le dadaïsme, rejoint une autre source de subversion restée jusqu’alors sans écho : Une Saison en enfer d’Arthur Rimbaud. À l’instar de Rimbaud, Wat tend à la vieille culture européenne un miroir déformant en inaugurant dans la littérature polonaise le courant de dérision blasphématoire. Dans son poème, il contemple son corps éclaté, pulvérisé, complètement désacralisé. Mais les influences n’iront pourtant pas au-delà. Il faudrait plutôt parler d’un parallélisme qui joue d’ailleurs en faveur de ces deux auteurs polonais dans la mesure où ils ont d’une certaine manière anticipé la forme pure du théâtre de la cruauté [35]. On a souvent comparé Witkacy et Artaud ; on pourrait le faire aussi avec Wat qui théâtralise son propre corps dont il disperse au loin les différentes parties. La libération de l’imaginaire sous l’impulsion de Witkacy allait ainsi trouver bien plus tard des répercussions dans le théâtre de Rózewicz, Kantor, Iredyn´ski, et dans les mises en scène de Grotowski, alors que le dadaïsme de Wat allait battre en brèche l’optimisme des constructivistes.

55Ce bref parcours des relations entre l’avant-garde polonaise et les mouvements français est loin d’en épuiser la richesse et la complexité. Mais une constatation s’impose, c’est que ces relations ont été d’une extrême intensité, au point d’engendrer chez les poètes polonais à la fois fascination et réticence, et qu’elles ont permis aux avant-gardes poétiques et picturales polonaises de s’inscrire pleinement dans la dynamique de l’imaginaire moderne qui a renouvelé l’art du XXe siècle.

Notes

  • [1]
    Ce dialogue s’inscrit d’ailleurs dans une longue tradition qui remonte au XIXe siècle. Les meilleurs peintres polonais, dont Stanislaw Wyspian´ski, ont étudié à Paris. Alexander Gierymski a peint des paysages parisiens, Józef Pankowski fut le créateur d’une école parisienne inspirée par l’impressionnisme et Cézanne.
  • [2]
    Au 29e « Salon des Indépendants » organisé à Paris en 1913 figurent des artistes polonais : Gwozdecki, Kramsztyk, Kisling, Marcoussis, Mieszkowski, Rutkiewicz, Rubczak, Szerer, Zak (cf. Z. L. Zaleski « Kubizm i artys´ci polscy w Salonie Niezaleznych w Paryzu », Museion, 1913, n° 5). C’est aussi dans les années 1912-1913 que le cubisme se fait connaître en Pologne grâce à Alfred Beler, correspondant à Paris.
  • [3]
    Katalog I Wystawy Ekspresjonistów Polskich, Kraków, 1917.
  • [4]
    Katalog, Formis´ci, Wystawa, 1919
  • [5]
    Nowe formy w malarstwie i wynikaja¸ce sta¸d nieporozumienia, 1919. Ce problème demanderait une étude à part. D’excellentes études y ont été consacrées en France, cf. notamment Van Crugten, S.I. Witkiewicz, Aux sources d’un théâtre nouveau, L’Âge d’Homme, 1971.
  • [6]
    Cf. L. Chwistek, Wielos´c´ rzeczywistos´ci w sztuce (Le pluralisme de la réalité dans l’art), 1918. Pour Chwistek le cubisme ne dépasse pas la conception naturelle de l’objet. Il réduit la vision aux éléments essentiels d’un objet concret et met l’accent sur la forme qui est conférée à l’espace par la présence de l’objet. D’où l’homogénéité des tableaux formistes qui s’opposent, selon Chwistek, aux « mosaïques cubistes » (cf. Chwistek, Formis´ci, 1920, n° 2).
  • [7]
    Les contacts du groupe avec Paris étaient très suivis, surtout grâce à la correspondance avec L. Marcoussis. Ont été également publiées des traductions d’Apollinaire, de Reverdy, et un peu plus tard, d’Éluard et de Ribemont-Dessaignes.
  • [8]
    Bulwarem plynie rzeka w kawiarni Zielony flet Piers´ kobiety Attention Kastaniety Czerwone kregi dreszcze Podniety nerwowe s´wiatla Kinkiety Oczy Dlonie Mys´li bez twarzy zimn´ korytarzy Klaskajace okna telefon Winda na gumie niepokój lek Szukanie kogos´ w TMUMIE T. Czyzewski, « Melodia tlumu », Zielone oko, 1920.
  • [9]
    T. Czyzewski, « “O Zielonym oku” i o swoim malarstwie », Jednodniówka futurystów, 1921.
  • [10]
    A. Zamoyski, Au-delà du formisme, L’Âge d’Homme, 1975, p. 161.
  • [11]
    La toute dernière exposition a eu lieu à Varsovie en 1927, cf. J. Pollakówna, Formis´ci, Wroclaw, 1972.
  • [12]
    Seuls deux numéros de Nowa Sztuka ont été publiés (en novembre 1921 et février 1922), sous la direction d’Anatol Stern en collaboration avec L. Chwistek, T. Peiper, J. Iwaszkiewicz. La revue a été suivie par « Almanach Nowej Sztuki [1924-1925) (l’Almanach de l’Art Nouveau) sous la direction de S. K. Gacki, S. Brucz et A. Wazyk, tous grands admirateurs d’Apollinaire. Bien plus tard, Stern se lancera dans la recherche des origines polonaises de l’auteur d’Alcools, cf. id., « Apollinaire nieznany » (Apollinaire inconnu), in Poezja zbuntowana (Poésie en révolte), Warszawa, 1970.
  • [13]
    G. Apollinaire, Les peintres cubistes, 1912, rééd. Paris, 1965, p. 56.
  • [14]
    A. Stern, « O poetach Nowej Sztuki », Almanach Nowej Sztuki, 1924, n° 2.
  • [15]
    A. Stern, Poezja zbuntowana, op. cit., p. 91.
  • [16]
    « I karmin s´ciekalz warg jak sok z miazdzonych malin […] i dwoje oczu jak para klaczy bieglo szukajac obroku. » A. Wazyk, « Panie i pastuch » (« Dames et berger », Oczy i usta, 1926, cf. Antologia polskiego futuryzmu i Nowej Sztuk i, Ossolineum, 1978, ss. 300-301.
  • [17]
    Zwrotnica est devenue la revue la plus importante de l’avant-garde constructiviste de Cracovie. Elle a paru de 1922 à 1923 et de 1926 à 1927. Dirigée par T. Peiper, elle a réuni des poètes tels que J. Przybos´ et J. Brzekowski, et collaboré étroitement avec la revue artistique Praesens dirigée par les peintres contructivistes : Henryk Stazewski, Wladyslaw Strzemin´ski et Katarzyna Kobro.
  • [18]
    T. Peiper, « Ozenfant et Jeanneret », Zwrotnica, juillet 1922, rééd. id. O wszystkim i jeszcze o czyms´, Kraków, 1974, p. 93.
  • [19]
    Ozenfant et Jeanneret, La Peinture moderne, Paris, 1925, p. 37.
  • [20]
    T. Peiper, « Fernand Léger, Zwrotnica, mai 1922, rééd. id., O wszystkim i jeszcze o czyms´, Kraków, 1974, p. 84-85.
  • [21]
    Miasto kolami wola […] trotuar staje siejezdniado biegu. Kable wijasieramionami u wylomu dnia, którego za malo ! […] Ulice – od rogu do rogu zalewajadomy domów – po dachy przybralo, nadmiar dzielo pod dach wyprowadzaco dnia. Jak zatoczycpoemat na kolach ? J. Przybos´, « Na kolach », Sponad, 1930.
  • [22]
    J. Przybos´, « Widzenie w ruchu », Linia i gwar, Kraków, 1959, T. I, p. 178.
  • [23]
    J. Przybos´, « Realizm “rytmu fizjologicznego” », Linia i gwar, op. cit., p. 142-143.
  • [24]
    T. Peiper, « Metafora teraz´niejszos´ci », Zwrotnica, novembre 1922, rééd. id. Te¸dy, Nowe usta, Kraków, 1974, p. 55.
  • [25]
    T. Peiper, « Droga do rymu » in Te¸dy, Nowe ust a, op. cit., p. 75.
  • [26]
    Cf. A. Wazyk, Dziwna historia awangardy, Warszawa, 1976, p. 70..
  • [27]
    J. Brzekowski, Wyobraz´nia wyzwolona, Pion, 1938, rééd. Zycie w czasie, Londres, 1963, p. 76.
  • [28]
    Patrzana ciebie ogromne oczy powietrza, « Spotkanie », Utwory poetyckie, Warszawa, 1977, p. 34.
  • [29]
    Zastygl[…]z czarnym ryjem nieskon´czonos´ci u ust, « Seria », Utwory poetyckie, op. cit., cité d’après J. Kwiatkowski, S´wiat poetycki Juliana Przybosia, Warszawa, 1972.
  • [30]
    J. Przybos´, Sens poetycki, op. cit., p. 51.
  • [31]
    En 1928 Brzekowski fonde à Paris la revue L’Art contemporain pour laquelle il s’assure le concours de personnalités de premier plan : Tzara, Ribemont-Dessaignes, Seuphor, Arp, Dermée, Arnaud, Desnos. C’est de manière délibérée qu’il souligne l’éclectisme de cette revue où il rassemble pour une sorte de bilan tous les « ismes » d’avant-garde. Deux ans plus tard, Brzekowski sera invité par Seuphor à participer à sa revue Cercle et Carré de tendance créationniste.
  • [32]
    Id. « Malarstwo Ernsta », Pion, n° 26,1931.
  • [33]
    Cf. Jan Brzekowski, W Krakowie i w Paryz.u, Warszawa, 1968.
  • [34]
    Comp. M. Porebski, « S.I. Witkiewicz », Les Cahiers de Varsovie : Poésie et peinture du symbolisme au surréalisme en France et en Pologne, novembre 1973.
  • [35]
    Je développe cette intuition dans l’article « Ten “Ja” ten “Inny” czyli klopoty z sobowtórem w polskiej poezji wspólczesnej », in Jan Bl-on´ski i literatura XX wieku, Kraków, Universitas, 2002.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions