Notes
-
[1]
Proust et le roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1971, p. 247.
-
[2]
Id., p. 248.
-
[3]
Voir, pour Proust, l’article de M. R. Bouguerra, « Le code vestimentaire dans À la recherche du temps perdu et l’esthétique proustienne », Bulletin Marcel Proust, 1997, t. 47, p. 58-79.
-
[4]
Des lectures comparatistes ont rapproché Proust et Nabokov sur le thème du temps ou encore de la jalousie. Citons l’article d’Yvette Louria, « Nabokov and Proust, the Challenge of Time », Books abroad, 1974, n° 48, p. 469-76, centré sur l’étude du temps chez ces deux auteurs, l’article de J. E. Rivers, « Proust, Nabokov and Ada », French-American Review, 1,1977, p. 173-97 qui présente un bilan critique des études comparatistes consacrées à Proust et Nabokov, l’article de Karen Haddad-Wotling, « Figures proustiennes chez Nabokov », Revue de Littérature Comparée, 1992, oct.-déc., n° 4, qui dresse un parallèle éclairant entre Kinbote et Charlus, enfin le chapitre, rédigé par John Burt Foster, Jr, « Nabokov and Proust » du Garland Companion to Vladimir Nabokov, New York, Garland Publishing, 1995, p. 472-480.
-
[5]
Honoré de Balzac, Les Parisiens comme ils sont (1830-46), Genève, La Palatine, 1947.
-
[6]
Id., p. 215.
-
[7]
À la recherche du temps perdu (RTP), publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1987-1989. t. II, p. 358.
-
[8]
RTP, t. II, p. 442.
-
[9]
Id., p. 442-3.
-
[10]
Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Paris, Gallimard, Pléiade, 1971, p. 360.
-
[11]
RTP, t. II, p. 503.
-
[12]
M. Proust, Correspondance générale, texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, Paris, Plon, 1970, t. I, p. 116.
-
[13]
RTP, t. I, p. 172.
-
[14]
RTP, t. I, p. 75.
-
[15]
RTP, t. II, p. 203.
-
[16]
RTP, t. IV, p. 592.
-
[17]
Ada ou l’ardeur (A), Paris, Fayard, 1975, p. 410. Ada or ardor (AA), New York, Mc-Graw Hill, 1969, p. 492 : « […] she changed into black slacks and a lemon shirt ».
-
[18]
Id., p. 24. AA, p. 28 : « Aqua […] put on yellow slacks and a black bolero ».
-
[19]
Pour tout ce qui concerne la toilette féminine dans l’œuvre de Proust, nous renvoyons à l’ouvrage de A. Favrichon, Silhouettes et toilettes féminines chez Marcel Proust, Presses Universitaires de Lyon, 1987.
-
[20]
Ouvrage cité, p. 192.
-
[21]
RTP, t. II, p. 442 : « son corps étroit […] était obliquement cambré sous une écharpe de surah violet », et p. 753, la duchesse de Guermantes est décrite « traversant lentement la cour, d’une démarche oblique ».
-
[22]
A, p. 307. AA, p. 368 : « Assistant Van admired her elegant slenderness, the gray tailor-made suit, the smoky fichu and as it wafted away, her long white neck. »
-
[23]
Id., p. 424. AA, p. 511 : « She was more Ada than ever, but a dash of new elegancy had been added to her shy, wild charm. Her still blacker hair was drawn back and up into a glossy chignon, and the Lucette line of her exposed neck, slender and straight, came as a heartrending surprise. » Nous soulignons.
-
[24]
Id., p. 405. AA, p. 486 : « […] accentuating as it did the swing of her stance, the length of her legs in ninon stockings ». On remarquera le jeu des allitérations en sifflantes et liquides, plus marquées dans le texte original, qui renforce l’aspect mimétique de la description.
-
[25]
RTP, t. II, p. 148.
-
[26]
C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », Œuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1976, t. 2, p. 714.
-
[27]
Sur les couleurs chez Nabokov, voir l’article de D. Barton Johnson, « Synesthesia, Polychromatism, and Nabokov », dans A book of things about Nabokov, Ann Arbor, Ardis, 1974, p. 84-103.
-
[28]
Pour l’étude des couleurs dans la Recherche, nous renvoyons aux articles de N. Bailey, « Le rôle des couleurs dans la genèse de l’univers proustien », Modern Language Review, 60,1965, p. 188-96 et « Symbolisme et composition : essai de “lecture colorée” de la Recherche », French Studies, 20,1966, p. 253-66 ainsi qu’à l’ouvrage de A. H. Pasco, The Color-keys to À la recherche du temps perdu, Genève, Droz, 1976.
-
[29]
RTP, t. I, p. 625. Nous soulignons.
-
[30]
RTP, t. II, p. 871.
-
[31]
Notons que le mauve est la couleur que Nabokov associe à Proust lorsqu’il fait allusion à Odette par le biais du larvarium d’Ada : « […] la noble larve du Sphinx du Catleya (ombres mauves de Monsieur Proust) », A, p. 48. AA, p. 56 : « […] the noble larva of the Cattleya Hawkmoth (mauve shades of Monsieur Proust) ». Nous soulignons.
-
[32]
A, p. 342. AA, p. 410 : « Both young ladies wore […] very short and open evening gowns […] Ada, a gauzy black ».
-
[33]
Id., p. 424. AA, p. 510 : « a dark-glittering stranger ».
-
[34]
Id., p. 209. AA, p. 248 : « She’s a jeune fille fatale, a pale beauty ».
-
[35]
Id., p. 172. AA, p. 203 : « Lucette, in color, trotted behind ».
-
[36]
Voir la robe « d’un vert cantharide lustré », A, p. 342, AA, p. 410 : « a lustrous cantharid green », la « chemise de nuit verte saule », p. 348, AA, p. 417 : « willow green nightie », le maillot de bain, « masque pubien vert et trempé », p. 399, AA, p. 478 : « soaked green pubic mask ».
-
[37]
A, p. 307 : « Un ours noir aux boucles d’un roux éclatant […] l’attendait […]. Elle [Lucette] portait une fourrure noire mais pas de chapeau »; AA, p. « A black bear with bright russet locks […] stood awaiting him. […] She wore black furs and no hat » ; voir aussi la description d’Ada, p. 326, « une Ada […] dont la chevelure flottante se confondait avec la toison d’une sombre pelisse plus riche encore que celle de sa sœur », AA, p. 390 : « her flowing hair blending with dark furs that were even richer than her sister’s ».
-
[38]
A, p. 307, AA, p. 368 : « Indian summer too sultry for furs ».
-
[39]
RTP, t. I, p. 625. Nous soulignons.
-
[40]
Id., t. II, p. 753.
-
[41]
RTP, t. II, p. 871. Par un glissement métonymique, le souvenir de cette toilette évoqué par le narrateur dans La Prisonnière fait de la duchesse « un rubis en flammes » (RTP, t. III, p. 547).
-
[42]
A, p. 159, AA, p. 187.
-
[43]
Id., t. III, p. 61.
-
[44]
Autres Rivages (AR), Paris, Gallimard, 1989, p. 15, Speak Memory (SM), Novels and memoirs 1941-1951, New York, The library of America, 1996, p. 373 : « One night, during a trip abroad […] I recall kneeling on my (flattish) pillow at the window of a sleeping car […] and seing with an inexplicable pang, a handful of fabulous lights that beckoned to me from a distant hillside, and then slipped into a pocket of black velvet : diamonds that I later gave to my characters to alleviate the burden of my wealth ».
-
[45]
RTP, t. II, p. 442.
-
[46]
RTP, t. III, p. 61.
-
[47]
RTP, t. III, p. 543.
-
[48]
Rappelons que dans la lettre à R. Dreyfus citée plus haut, c’est à Botticelli que Proust fait référence.
-
[49]
RTP, t. I, p. 219.
-
[50]
Ce que Proust appelle « aimer une femme d’une façon artistique », RTP, t. III, p. 885.
-
[51]
A, p. 11, AA, p. 12 : « an unknown product of Parmigianino’s tender art ». Ce rapprochement a été mis en évidence par Brian Boyd dans l’article « L’art et l’ardeur d’Ada », Europe, n° spécial Nabokov, 1995, p. 106-115. Selon Brian Boyd, ce tableau constituerait un « mélange de trois œuvres du Parmesan : les fresques représentant Adam et Ève de l’église Santa Maria della Steccata à Parme, et plus particulièrement une petite esquisse préparatoire de la posture d’Adam, qui se trouve maintenant à Florence, à la galerie des Offices ». Boyd poursuit en décrivant cette esquisse : « La position d’Adam sur cette étude correspond exactement à la position décrite par Nabokov : une personne appuyée de profil à un piédestal, qui tient dans sa main une pomme semblable à une pêche et dont l’épaule est soulevée de manière surprenante. Cette posture est étrangement similaire à celle d’une personne “juchée sur le bras d’un fauteuil”, la main posée sur le micro d’un téléphone tandis qu’elle s’adresse à quelqu’un d’autre », Europe, op. cit., p. 111. Nabokov a pu voir ce dessin à Florence, lors d’une de ses visites au Musée des Offices – alors qu’il effectuait des recherches pour son livre sur les papillons dans l’art – ou bien, comme le suggère Boyd, dans un ouvrage de Sidney J. Freeberg, Parmigianino : His works in painting, Cambridge, Massassuchets, 1950.
-
[52]
Ibid., AA, p. 12-13 : « It showed a naked girl with a peach-like apple cupped in her halfraised hand sitting sideways on a convolvulus-garlanded support, and had for its discoverer the additionnal appeal of recalling Marina when, rung out of a hotel bathroom by the phone, and perched on the arm of a chair, she muffled the receiver while asking her lover something […] ».
-
[53]
« […] il se disait qu’il était raisonnable de donner beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable […] qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur », RTP, t. I, p. 221.
-
[54]
Id., p. 220 : « Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, […], et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse ». Nous soulignons.
-
[55]
Id., p. 221-2.
-
[56]
Id., p. 606.
-
[57]
Id., p. 40.
-
[58]
Id., p. 607.
-
[59]
Regarde, regarde les arlequins ! (RRA), Paris, Gallimard, Folio, 1992, p 128, Look at the harlequins, (LATH), Novels 1969-1974, New York, the library of America, 1996, p. 638 : « She wore a gray tailor-made jacket over a white silk blouse that looked frilly and festive because of a kind of bow between the lapels, to one of which was pinned a bunchlet of violets. Her short smartly cut gray skirt had a nice dash about it […] ».
-
[60]
RTP, t. III, p. 442 : « […] croisant sur sa jupe de crêpe de chine gris, sa jaquette de cheviotte grise laissait croire qu’Albertine était tout en gris ».
-
[61]
RTP, t. I, p. 411 : « […] j’apercevais Mme Swann à pied, […] un bouquet de violettes au corsage ». Le nœud de la blouse d’Annette évoque une autre toilette de Mme Swann, celle qu’elle porte au bois, « n’empêchant pas les petits nœuds de son corsage et de sa jupe de flotter légèrement devant elle comme des créatures dont elle n’ignorait pas la présence et à qui elle permettait avec indulgence de se livrer à leurs jeux », id., p. 625.
-
[62]
Comme le souligne justement Karen Haddad-Wotling, « […] il est difficile de ne pas noter, entre certains romans de Nabokov et celui de Proust, une série de ressemblances qui pourraient paraître fortuites, si Nabokov ne pratiquait volontiers l’art de l’allusion cryptée ou de la parodie implicite, si elles ne voisinaient avec des références tout à fait explicites à la Recherche », article cité, p. 407.
-
[63]
RRA, p. 139, LATH, p. 645 : « Do not write, do not phone, do not mention this letter, if and when you come Friday afternoon; but, please, if you do, wear, in propitious sign, the Florentine hat that looks like a cluster of wild flowers. I want you to celebrate your ressemblance to the fifth girl from left to right, the flower-decked blonde with the straight nose and serious gray eyes, in Botticelli’s Primavera, an allegory of spring, my love, my allegory ».
-
[64]
RTP, t. IV, p. 470.
-
[65]
RTP, t. II, p. 207.
-
[66]
Nous renvoyons sur ce point à la lettre du 6 février 1914 à Jacques Rivière dans laquelle Proust, se réjouissant que Rivière « devine que [son] livre est un ouvrage dogmatique et une construction » expose le mode de composition heuristique de son roman : « J’ai trouvé plus probe, plus délicat comme artiste de ne pas laisser voir, de ne pas annoncer que c’était justement à la recherche de la Vérité que je partais […]. Je suis donc forcé de peindre les erreurs, sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité », Corr. Gén., ouvrage cité, t. XIII, p. 98-99. Nous soulignons.
-
[67]
RTP, t. III, p. 884-885.
-
[68]
Ibid.
-
[69]
Ibid. Nous soulignons.
-
[70]
Ibid.
-
[71]
J. Rancière, dans son ouvrage La Chair des mots, Politiques de l’écriture, Galilée, 1998, éclaire remarquablement le rôle (consistant à incarner un modèle de vérité concurrent de celui de l’œuvre d’art) joué par la guerre de 1914 dans Le Temps Retrouvé.
-
[72]
A, p. 385, AA, p. 460 : « There she was, against the aureate backcloth of a sakarama screen next to the bar, toward which she was sliding, still upright, about to be seated, having already placed one white-gloved hand on the counter. She wore a high-necked, long-sleeved romantic black dress with an ample skirt, fitted bodice and ruffy collar, from the black soft corolla of which her long neck gracefully rose. […] We know, we love the high cheek bone […] and the forward upsweep of black lashes and the painted feline eyes – all this in profile we softly repeat. From under the wavy wide brim or her floppy hat of black faille, with a great black bow surmounting it, a spiral of intentionally disarranged, expertly curled bright copper descends her flaming cheek […] ». Nous soulignons. L’anaphore de l’adjectif « black » crée un effet d’insistance sur la couleur noire de la tenue de Lucette. Par là, le narrateur invite le lecteur à faire le lien entre cette toilette et le personnage d’Ada, systématiquement associé à cette couleur. Le noir, devenu l’emblème de la séduction d’Ada, se charge alors d’une dimension érotique. Le climat érotique créé par l’omniprésence de la couleur noire est encore alourdi par le fait que cette rencontre se présente comme une scène de voyeurisme : Van est l’observateur lascif et masqué qui fait peser son regard dans le dos de Lucette; cette dernière, consciente de ce regard de désir – comme semble l’indiquer la mention de sa « joue enflammée » – s’y soumettant de manière tacite.
-
[73]
Ibid. AA, p. 461 : « Her Irish profile sweetened by a touch of Russian softness, which adds a look of mysterious expectancy and wistful surprise to her beauty, must be seen, I hope, by the friends and admirers of my memories, as a natural masterpiece incomparably finer and younger than the portrait of a similarly postured lousely jade with her Parisian gueule de guenon on the vile poster painted by the wreck of an artist for Ovenman ».
-
[74]
Rappelons ici que Nabokov était un entomologiste averti.
-
[75]
« Dans l’art supérieur comme dans la science pure, c’est le détail qui compte », Parti pris, traduit de l’anglais par V. Sikorski, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 151.
-
[76]
Le Don (D), p. 536. The Gift (G), Londres, Penguin, 1963, p. 350 : « a certain thread, a hidden spirit, a chess idea for his as yet hardly planned “novel” ».
-
[77]
Id., p. 537.
-
[78]
Id., p. 538. Nous soulignons.
-
[79]
Voir à ce sujet l’article de S. Landes-Ferrali, « Françoise et le narrateur : texte, trame, tissu », Bulletin Marcel Proust, 1997, t. 47, p. 38-57.
-
[80]
« Le style pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision », RTP, t. IV, p. 474.
-
[81]
RTP, t. I, p. 608-9.
-
[82]
J.-P. Richard, Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, « Points Littérature », 1974, p. 261.
-
[83]
Ibid.
-
[84]
« Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïques qu’il aimait employer […] », RTP, t. I, p. 417.
-
[85]
RTP, t. I, p. 194.
-
[86]
Id., t. IV, p. 468.
-
[87]
Corr. Gén., ouvrage cité, t. I, p. 53.
-
[88]
RTP, t. IV, p. 611.
-
[89]
Essais et articles, ouvrage cité, p. 586.
-
[90]
RTP, t. IV, p. 550. Nous soulignons.
-
[91]
Id., p. 551. Nous soulignons.
-
[92]
D, ouvrage cité, p. 463. G, p. 286 : « […] he felt that all this skein of random thoughts, like everything else as well – the seams and sleaziness of the spring day, the ruffle of the air, the coarse, variously intercrossing threads of confused sounds – was but the reverse side of a magnificent fabric, on the front of which there gradually formed and became visible images invisible to him ». Nous soulignons.
-
[93]
RTP, t. IV, p. 474.
-
[94]
AR, p. 15-16. SM, p. 374 : « Neither in environment nor in heredity can I find the exact instrument that fashioned me, the anonymous roller that pressed upon my life a certain intricate watermark whose unique design becomes visible when the lamp of art is made to shine through life’s foolscap ».
1Les figures d’artistes qui peuplent l’œuvre de Marcel Proust et celle de Vladimir Nabokov peuvent être classées en différentes catégories. Ainsi, Jean-Yves Tadié dans son ouvrage Proust et le roman [1] propose un classement qui distingue les artistes au sens plein, comme Bergotte, Elstir ou Vinteuil, les « artistes manqués » comme Swann ou Charlus et les « consommateurs, amateurs de peinture, de musique ou de littérature ». À la suite de ce classement, il souligne que « d’autres personnages, plus modestes, évoquent encore les artistes » et cite comme exemple « Odette liée à la petite phrase de Vinteuil et amie de Bergotte » [2].
2Nous souhaitons mettre l’accent sur ces figures d’artistes secondaires et en particulier sur la catégorie des artistes de l’élégance [3]. Le rapprochement entre Marcel Proust et Vladimir Nabokov sur ce thème de l’élégance n’a, à notre connaissance, pas été fait [4], alors qu’une lecture comparée des deux auteurs sur ce thème serait éclairante.
3Il nous semble en effet que ces figures d’artistes secondaires incarnent certaines des théories de Proust et de Nabokov concernant leur œuvre littéraire, qu’elles sont le lieu privilégié où s’exprime la nature de l’œuvre d’art. Là est l’objet de cette étude : l’audace de Proust et de Nabokov tient à ce qu’ils prennent ces figures d’artistes secondaires comme symboles de leur propre création. En même temps, l’émergence de ces figures d’artistes secondaires s’accompagne chez ces deux auteurs d’une extension du domaine de l’art : certaines pratiques artisanales, comme la cuisine ou la couture, sont élevées au rang d’activités artistiques. Ainsi sont présentés comme des artistes aussi bien Norpois le diplomate ou Kinbote le plagiaire que Françoise la cuisinière, ou Odette et Lucette les artistes de l’élégance. Notre but dans cette étude sera donc double : il s’agira, d’une part, de mettre en lumière ces figures particulières d’artistes, qu’on pourrait appeler les artistes de l’élégance, et, d’autre part, de montrer qu’elles servent chez Proust et Nabokov à incarner leur propre création, à symboliser leur propre travail d’écriture.
4Le thème de l’élégance n’est à l’évidence pas neuf : Proust, comme Balzac, mais aussi comme Baudelaire, met en avant le rôle que joue le spectateur dans la reconnaissance de l’élégance. Il n’est que de parcourir le Traité de la vie élégante [5] de Balzac pour mesurer à quel point Proust, et Nabokov à sa suite, s’inscrivent dans une lignée d’auteurs qui ont fait de la femme et de sa parure un sujet d’étude. Les lignes que Balzac consacre aux élégantes sont remarquablement proches de celles que Proust écrit sur le même thème, comme dans ce passage : « Quel plaisir ineffable pour l’observateur, pour le connaisseur, de rencontrer par les rues de Paris, sur les boulevards, ces femmes de génie qui, après avoir signé leur nom, leur rang, leur fortune, dans le sentiment de leur toilette, ne paraissent rien aux yeux du vulgaire, et sont tout un poème pour les artistes, pour les gens du monde occupés à flâner. » [6]
5Mettons ces lignes en regard de celles que Proust consacre à la duchesse de Guermantes, « cette grande dame qui, dans sa toilette simple savait, par la grâce de sa marche (toute différente de l’allure qu’elle avait quand elle entrait dans un salon ou dans une loge), faire de sa promenade matinale […] tout un poème d’élégance et la plus fine parure, la plus curieuse fleur du beau temps » [7]. Chez Proust comme chez Balzac, la métaphore du poème fait de la toilette féminine une œuvre d’art. Toutefois, Proust est véritablement novateur lorsqu’il fait de l’élégante une artiste. En passant de la sphère de la contemplation esthétique, du jugement de goût porté sur la femme élégante à la sphère de la création, en assignant à la femme qui porte le vêtement un rôle de créateur, Proust innove profondément et fait émerger une figure d’artiste d’un genre nouveau. Les lignes que le narrateur consacre à la duchesse de Guermantes sont révélatrices : « Je me disais que la femme que je voyais de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l’avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de délicieux » [8]. Le narrateur ne tire pas seulement de la vision d’Oriane une impression esthétique, il voit en elle une artiste et éprouve à la regarder la même curiosité qu’à voir un artiste au travail. Toute cette page montre d’ailleurs le narrateur observant la duchesse de Guermantes dans l’accomplissement de son art, de la même manière qu’il observait le peintre Elstir travaillant dans son atelier à Balbec : « […] je la voyais redresser son manchon, faire l’aumône à un pauvre, acheter un bouquet de violettes à une marchande, avec la même curiosité que j’aurais eue à regarder un grand peintre donner des coups de pinceaux. Et quand, arrivée à ma hauteur, elle me faisait un salut auquel s’ajoutait parfois un mince sourire, c’était comme si elle eût exécuté pour moi, en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un chef-d’œuvre » [9]. Artistes de l’élégance, Oriane, Albertine ou Odette offrent au lecteur de la Recherche une image vivante de ces artistes secondaires qui appartiennent à l’univers du roman.
6Qu’en est-il maintenant chez Nabokov ? Force est ici de reconnaître que ses élégantes ne sont pas vraiment des artistes, ou, plus exactement, que Nabokov ne les présente pas comme telles. Doit-on pour autant abandonner toute idée d’un rapprochement entre Proust et Nabokov sur ce sujet ? Il semble en réalité que la comparaison pourrait se justifier sur quatre points au moins, qui seront examinés successivement ici.
7Nabokov et Proust ont dans leur description des personnages un même souci du vêtement. L’intérêt que Proust manifeste pour celui-ci remonte à sa jeunesse : dans un article du 31 mai 1894 paru dans la revue Le Gaulois et intitulé « Une fête littéraire à Versailles », Proust décrit ainsi une élégante qui annonce Oriane de Guermantes : « Mme la comtesse Greffuhle, délicieusement habillée : la robe est de soie lilas rosé, semée d’orchidées et recouverte de mousseline de soie de même nuance, le chapeau fleuri d’orchidées et tout entouré de gaze lilas » [10]. La duchesse de Guermantes manifeste ainsi dans le roman une prédilection pour les tons de mauve et de violet, tirant tantôt sur le rouge tantôt sur le bleu, et apparaît « coiffée d’un canotier fleuri de bleuets » [11]. De plus, la correspondance se fait l’écho de cet intérêt, comme dans la lettre du 10 septembre 1888 à Robert Dreyfus où est retranscrite une promenade en voiture aux Acacias :
Telle grande courtisane […] la même que dans ces vierges naïves de Luini (Bernardino) ou de Botticelli, que je préfère de beaucoup à celles de Raphaël – patatras, où en suis-je ? – attends que je relise, ah ! oui, telle courtisane, « dis-je », enferme dans les plis savamment ondulés de sa robe violette plus de charme que beaucoup de « salons »; […] J’entends qu’elles expriment naturellement, sans esprit d’imitation […] ce qui leur semble le comble du joli, de l’élégant, avec des matières tout à fait rares et précieuses, des étoffes d’un rose plus adorable que celui du ciel à six heures, des crépons bleus, – qui ont des profondeurs d’eau tranquille. [12]
9La première approche des personnages du roman est ainsi liée au vêtement, que ce soit « la cravate en soie mauve, lisse, neuve et brillante » [13] qui est indissolublement liée dans l’esprit du narrateur à l’apparition d’Oriane de Guermantes au mariage de Mlle Percepied à Combray, ou bien la robe rose portée par Odette de Crécy le jour où le narrateur la rencontre pour la première fois chez son oncle Adolphe [14], cette robe qui contribue à faire d’Odette, reconnue sur une aquarelle dans l’atelier d’Elstir à Balbec [15], « la dame en rose » [16]. Le narrateur retient ainsi ce vêtement qui fait et dit la personne. Ce motif apparaît également chez Nabokov. Les personnages nabokoviens sont eux aussi étroitement associés au vêtement qu’ils portent et l’accent, comme chez Proust, est mis sur la couleur qui semble obéir à un véritable codage. Ainsi, lors du suicide de Lucette Veen, demi-sœur des amants incestueux Ada et Van Veen, les couleurs dominantes de ses vêtements, le noir et le jaune, sont un rappel tragique de celles portées par sa tante Aqua le jour de son suicide : Lucette porte « un pantalon noir et une chemise citron » [17] quand Aqua, vingt années plus tôt, avait revêtu « un pantalon jaune » et « une veste noire » [18].
10Quels sont les grands traits de l’utilisation romanesque que Proust [19] et Nabokov font du vêtement ? Deux éléments principaux entrent dans l’appréciation de la toilette, la ligne et la couleur. C’est d’abord une ligne générale qui distingue la femme élégante des autres, ligne qui est faite d’unité et de simplicité. Balzac rappelle ainsi que « le principe constitutif de l’élégance est l’unité » [20] et le principal reproche qui est fait à l’Odette d’Un amour de Swann ou à l’héroïne d’Ada est justement de manquer d’unité, d’avoir une toilette dépareillée. L’élégance réside donc autant dans la démarche ou dans le port de tête que dans le vêtement : la duchesse de Guermantes est ainsi caractérisée par la ligne oblique qu’elle imprime à son corps [21] et qui la rend immédiatement reconnaissable. De même, Van Veen admire en Lucette sa demi-sœur une ligne générale, « sa minceur élégante, son tailleur gris, son fichu cendré, et, lorsque celui-ci s’envol[e], son cou long et blanc » [22]. Le cou de Lucette est en effet la partie la plus élégante de son corps et c’est en référence à lui qu’après la mort de Lucette l’élégance d’Ada est évoquée par Van : « Elle était plus Ada que jamais, mais un éclat d’élégance nouvelle s’était ajouté à son charme sauvage. Ses cheveux encore plus noirs étaient tirés en arrière et relevés au-dessus de la nuque en un chignon luisant et la ligne Lucette de son cou nu, mince et droit, le frappa comme une surprise déchirante » [23]. Par la démarche, enfin, cette ligne de la silhouette prend toute sa dimension, marche élégante de Lucette sous le regard de Van, la coupe audacieuse de sa robe « accentu[ant] le balancement de son pas, la longueur de ses jambes gainées de bas ninon » [24], marche sculpturale, ballet des jeunes filles sur la plage de Balbec, « translation continue d’une beauté fluide, collective et mobile » [25]. Unité de la toilette, « totalité indivisible » [26] de la femme et du vêtement, voilà les éléments formels de l’élégance.
11Les couleurs constituent un autre code qui sert à l’élaboration de l’élégance. Sans entrer dans le détail de leur analyse [27], nous aimerions en montrer les traits les plus marquants. Ce qui frappe dans la Recherche [28], c’est la récurrence au long du roman de certaines couleurs et l’association systématique d’une couleur et d’un personnage. La prédilection de narrateur de la Recherche pour la couleur violette, dans toutes ses nuances, du mauve au bleu lavande, relève du simple constat. Mme Swann est ainsi décrite en ces termes : « luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne s’ouvrirait qu’à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle une toilette toujours différente, mais que je me rappelle surtout mauve » [29]; quant à la duchesse de Guermantes, nous avons donné plus haut un exemple de son association avec cette couleur mauve. Les exceptions à ce code non écrit des couleurs sont en conséquence dignes d’intérêt. Par exemple, lorsque Oriane de Guermantes apparaît « haute et superbe dans une robe de satin rouge » [30] à la fin du Côté de Guermantes, cette couleur flamboyante illustre visuellement sa cruauté à l’égard de Swann mourant, cruauté rendue manifeste dans l’épisode de ces chaussures qu’Oriane prend le temps de changer afin de les assortir à sa toilette, alors qu’elle prétendait être trop pressée de partir à sa soirée pour écouter le récit de la maladie de Swann. Si le mauve est la couleur qui domine chez Proust [31], le noir l’emporte chez Nabokov. On peut en donner pour exemples la robe noire que porte Ada lors d’un dîner réunissant les amants incestueux et leurs parents, ou encore la « robe du soir très courte et très décolletée […] d’un noir vaporeux » [32] qu’elle porte au restaurant Ursus. Ada finit par être tout entière résumée par sa toilette noire et devient cette « étrangère au scintillement de jais » [33] que Van retrouve à Mont-Roux en 1905. Le noir et son contrepoint, la pâleur d’Ada, sont constitutifs d’une élégance en clair-obscur qui fait d’elle « une jeune fille fatale, une pâle beauté » [34]. L’association entre Ada et la couleur noire est à ce point systématique qu’elle en devient définitoire : la simple mention d’une toilette noire suffit ainsi à évoquer l’image d’Ada. Il n’est dès lors pas surprenant que lorsque Van retrouve Lucette à l’hôtel Alphonse Quatre et que celle-ci tente à nouveau de le séduire, ce soit une toilette entièrement noire qu’elle porte. L’insistance avec lequel le narrateur, qui n’est autre que Van, détaille les déclinaisons de cette couleur noire dans la tenue de Lucette renforce l’identification de Lucette avec Ada. Or, depuis l’entrevue entre Van et sa demi-sœur Lucette à Kingston, il est apparu que le seul moyen pour Lucette de séduire Van était d’imiter sa sœur, aussi bien dans ses paroles que dans sa toilette. Cette tenue entièrement noire de Lucette, à l’exception des gants – blancs – est une façon de la présenter sous les traits de la séductrice en noire, Ada. Cette unique occurrence de l’association entre Lucette et une tenue noire ne fait que renforcer, par contraste, le fait que Lucette, par opposition à Ada, soit systématiquement présentée dans le roman « en couleurs » [35], abricot pour son teint, vert pour ses tenues [36]. Par là, Nabokov souligne la fonction érotique des couleurs qu’il attribue aux vêtements des personnages féminins, la fonction érotique majeure étant, dans Ada, dévolue au noir.
12Dans l’élégance telle que Nabokov la met en scène se manifeste en réalité un déplacement d’accent par rapport à Proust : il y a moins de robes et plus de fourrures, beaucoup de bijoux également. Les fourrures dessinent ainsi dans Ada un motif récurrent [37]. L’accent placé sur elles donne aux personnages féminins de Nabokov une charge érotique supplémentaire : ce qui domine dans ces descriptions est, en effet, le contraste sensuel entre la chaleur de la fourrure et la fraîcheur de la peau, entre la richesse du vêtement et la nudité qu’il couvre, alors qu’il fait « trop chaud pour porter fourrure » [38]. Ce déplacement d’accent va plus loin qu’une simple variation sur le thème du vêtement. La récurrence des fourrures vise à souligner la tension érotique qui électrise l’univers féminin des romans de Nabokov. Les femmes n’y sont pas présentées comme des créatures immatérielles, inaccessibles, vouées à une contemplation lointaine et détachée. Elles sont des êtres de désir qui n’hésitent pas à tirer un parti érotique de toutes les ressources qu’offrent le vêtement et, en particulier, les fourrures. C’est pour cette raison que la frontière qui sépare la femme de la prostituée semble bien souvent si ténue dans les romans de Nabokov. C’est qu’à trop user des artifices de la parure et de la toilette pour séduire celui qu’elle aime, l’héroïne nabokovienne, comme, par exemple, Lucette, franchit la limite qui sépare la séduction de la provocation. Ainsi la scène où Lucette tente de séduire Van à Kingston est elle parcourue par cette ambiguïté fondamentale : Lucette attire-t-elle Van comme une amoureuse ou comme une prostituée ? Son manteau de fourrure, que le temps estival rend incongru, n’a, semble-t-il, d’autre destination que d’ajouter à sa toilette une dimension érotique et de lui permettre de se dévêtir sous les yeux de Van, en diffusant au passage les effluves capiteux de son « parfum de Degrasse, élégant quoique résolument hétaïre ». De même, une relecture de la promenade nocturne de Van et Lucette sur le pont du Tobakoff permettrait de voir que sa démarche est décrite en des termes qui pourraient faire d’elle un personnage d’hétaïre. Nous arrivons ici à un point-limite de l’utilisation du vêtement, celle où il n’est plus décrit pour sa valeur esthétique mais utilisé comme un code devant être déchiffré par le lecteur.
13Inséparables de la toilette, les accessoires parachèvent l’élégance des héroïnes de Proust et de Nabokov. Les ombrelles se multiplient ainsi chez Proust, conférant à celles qui les portent une poésie supplémentaire : c’est Mme Swann au bois qui déploie « le pavillon de soie d’une large ombrelle de la même nuance que l’effeuillaison des pétales de sa robe […] ayant l’air d’assurance et de calme du créateur qui a accompli son œuvre et ne se soucie plus du reste » [39], c’est la duchesse de Guermantes, « coiffée d’un ravissant chapeau et inclinant une ombrelle d’où pleu[t] une odeur d’été » [40]. Les bijoux jouent également leur rôle, bijoux au sens propre, comme les rubis que Swann, en connaisseur, admire au cou de la duchesse de Guermantes [41] ou la rivière de diamants offerte par Van à Ada [42]; bijoux au sens figuré, également, comme lorsque avant d’entrer dans un salon « Oriane s’assur[e] du scintillement de ses yeux non moins que de ses autres bijoux » [43], ou lorsque le narrateur d’Autres Rivages compare ses souvenirs à des diamants distribués aux personnages de ses romans :
Une nuit, durant un voyage à l’étranger, […] je me rappelle m’être agenouillé sur mon oreiller (aplati) à la fenêtre d’un wagon-lit […] et avoir regardé, avec un inexplicable serrement de cœur, une poignée de lumières au loin qui me firent signe des plis d’une colline et puis se glissèrent dans une poche de velours noir : des diamants que j’ai par la suite donnés à mes personnages pour alléger le fardeau de ma fortune. [44]
15Ces quelques illustrations du thème de l’élégance dans l’œuvre de Proust et celle de Nabokov permettent de déceler des traits novateurs propres à ces auteurs. Il ne suffit pas, en effet, de faire se succéder indéfiniment des portraits de femmes, des descriptions de toilettes ou d’accessoires pour faire émerger des figures d’artistes de l’élégance. Pour cela, il faut que l’élégante soit présentée comme une artiste, que sa toilette soit comparée à une œuvre d’art, que l’appréciation portée sur l’une ou l’autre relève d’un jugement de goût et fasse de l’observateur un esthète, qu’enfin l’élégante et sa toilette appartiennent à la sphère de l’art, c’est-à-dire donnent lieu à un rapprochement avec un tableau. Nous avons montré plus haut que la duchesse de Guermantes était qualifiée d’artiste. Si nous étudions de plus près ce passage, nous nous apercevons avec étonnement qu’il n’y est fait aucune mention des vêtements que porte la duchesse. Tout au plus le passage s’ouvre-t-il sur cette notation bien vague et peu évocatrice : « Elle avait maintenant des robes plus légères ou du moins plus claires. » [45] Si nous continuons la lecture, nous voyons que le terme d’artiste est amené par une série de verbes d’action à l’infinitif, actions que le narrateur observe et d’où il déduit que la duchesse est une artiste dans l’art de les accomplir. Quelles sont ces actions ? Le narrateur voit Oriane de Guermantes « marcher », « ouvrir son ombrelle », « traverser la rue », ou encore « redresser son manchon ». Tous ces verbes évoquent en fait des mouvements du corps, des gestes : l’art de l’élégance apparaît alors moins comme un art de la toilette (dont seuls les accessoires sont ici mentionnés, « écharpe de surah violet », « ombrelle » ou « manchon ») que comme un art du mouvement. Cette constatation nous permet alors de mieux discerner les liens qui unissent Nabokov à Proust puisque, chez Nabokov, les élégantes sont aussi caractérisées par la grâce de leur démarche et la poésie de leur attitude.
16En réalité, entre l’artiste de l’élégance et la femme œuvre d’art, la frontière est étroite. Si la femme est comparée à l’artiste dans le port de sa toilette, si ses vêtements sont appréciés comme une œuvre d’art, c’est petit à petit la femme elle-même qui est identifiée à une œuvre d’art. Du reste, l’élégante est fréquemment présentée en regard d’une œuvre d’art, le plus souvent un tableau, dont elle semble échappée. Les exemples de cette contamination de la toilette par l’art sont nombreux : qu’on pense au manteau d’Oriane d’un « magnifique rouge Tiepolo » [46], ou au manteau de Fortuny porté par Albertine et qui évoque les tableaux de Carpaccio. Dans ces comparaisons, la robe est une œuvre d’art à part entière, puisqu’elle s’inspire d’un tableau, « puisque cette robe existe réellement, que les moindres dessins en sont aussi naturellement fixés que ceux d’une œuvre d’art » [47]. Au sein de ce catalogue comparé de toilettes et de toiles, un peintre nous intéresse tout particulièrement. Il s’agit de Botticelli, dont le nom et l’œuvre sont associés de façon récurrente à Odette dans le roman de Proust [48]. Si Swann tombe amoureux d’Odette, c’est qu’elle lui rappelle la Zéphora de Botticelli :
Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa
Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. [49]
18On retrouve chez Nabokov ce thème du coup de foudre esthétique [50] où l’amour naît de la rencontre entre un homme, une femme et un tableau : dans Ada, l’idylle entre Démon Veen et Marina Dourmanov est placée sous le signe de l’art. Démon Veen apprécie ainsi de trouver une ressemblance entre Marina et « une œuvre inconnue due au talent suave du Parmigianino » [51] :
Le dessin représentait une jeune fille nue, assise de profil sur un piédestal, ornée d’une guirlande de liserons et tenant dans sa main élevée une pomme semblable à une pêche. Cette figure charmante présentait pour son possesseur une séduction supplémentaire, celle de ressembler à Marina quand, juchée sur le bras d’un fauteuil dans une chambre d’hôtel (la sonnerie du téléphone venait de la chasser de son bain) elle encapuchonnait l’écouteur pour poser à son amant une question […]. [52]
20Les composantes de ce coup de foudre esthétique sont les mêmes chez Nabokov que chez Proust : présence d’un peintre italien comme référence, similitude des attitudes et des postures entre la femme aimée et son modèle pictural, sentiment qu’a l’esthète d’être le possesseur privilégié d’un chef-d’œuvre [53]. Il en découle que Swann aime le tableau de Botticelli parce qu’il évoque pour lui Odette [54] et réciproquement aime Odette parce qu’elle lui rappelle l’art du peintre italien. La comparaison avec le tableau de Botticelli sert à Swann de justification et lui permet d’ancrer son amour dans une esthétique. La confusion entre la femme et l’œuvre d’art devient totale : « Quand il avait regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu’il trouvait plus beau encore et, approchant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur. » [55] Le transfert décrit dans ces lignes est double : Swann, dans son admiration, substitue à la femme réelle une image – ou plutôt, substitue à la femme de chair une femme de papier. Mais cette image n’est même pas un double d’Odette, une reproduction de ses traits, comme l’est la photographie que Swann préfère à toutes, « un petit daguerréotype ancien tout simple » [56] et qui est fidèle à l’apparence d’Odette. Cette image que Swann serre dans ses bras est bien une photographie mais une photographie de la fresque de Botticelli. La femme peinte et photographiée a remplacé sur son cœur la femme vivante. Ce mouvement par lequel Swann, semblable en cela à la grand-mère du narrateur, intercale « plusieurs “épaisseurs” d’art » [57] entre ses sentiments et la femme qui les fait naître est caractéristique de l’idolâtrie telle que la dénonce Proust. Si ce péché d’idolâtrie nous intéresse ici, ce n’est pas tant pour ce qu’il traduit des conceptions artistiques de Proust ou de l’itinéraire du narrateur de la Recherche que pour l’arrière-plan qu’il fournit à la thématique de l’élégance chez Proust. Ainsi l’admiration idolâtre de Swann pour les tableaux de Botticelli le conduit à chercher à revêtir Odette de toilettes inspirées de ces mêmes tableaux :
Swann possédait une merveilleuse écharpe orientale, bleue et rose, qu’il avait achetée parce que c’était exactement celle de la Vierge du Magnificat. Mais Mme
Swann ne voulait pas la porter. Une fois seulement elle laissa son mari lui commander une toilette toute criblée de pâquerettes, de bluets, de myosotis et de campanules d’après la Primavera du Printemps. [58]
22Le héros de Regarde, regarde les arlequins !, Vadim Vadimovitch, décrit, lui, sa secrétaire, Annette Blagovo, comme une élégante :
Elle portait, sous la jaquette de son costume gris (ornée au revers d’un petit bouquet de violettes), une blouse de soie blanche à laquelle une sorte de froncis ou de nœud donnait un air de fête, et sa jupe, courte, grise, elle aussi, et d’une coupe élégante avait un mouvement tout à fait charmant. [59]
24Comme Albertine [60], Annette porte une jupe et une jaquette grises, comme Odette [61], à laquelle son prénom fait écho, elle arbore un bouquet de violettes qui signe sa toilette. Ces rapprochements pourraient sembler le fruit du hasard si Nabokov n’était passé maître dans l’art de la citation et de l’allusion [62] et surtout si ce portrait d’élégante n’était doublé, quelques pages plus loin, d’un rapprochement avec le Printemps de Botticelli, cette œuvre justement qui sert chez Proust à illustrer l’idolâtrie de Swann. De fait, lorsque Vadim Vadimovitch demande Annette en mariage, il lui écrit une lettre dans laquelle l’allusion à Botticelli est explicite :
N’écrivez pas, n’appelez pas, ne mentionnez pas cette lettre quand vous viendrez – si vous venez – vendredi après-midi; mais je vous en supplie, si vous acceptez, portez le chapeau florentin qui a l’air d’un bouquet de fleurs sauvages, Je veux que vous fêtiez votre ressemblance avec la cinquième fille en partant de la gauche (la blonde parée de fleurs au nez droit et aux yeux gris si sérieux) dans La Primavera de Botticelli, cette allégorie du printemps, mon amour, mon allégorie. [63]
26Peu importe, au vu d’une telle ressemblance, que Nabokov fasse ici une allusion volontaire aux pages de Proust ou que le hasard préside à cette rencontre. Ce qui importe est que l’élégance soit associée, dans ses moindres détails, à l’univers pictural de Botticelli et que l’artiste de l’élégance se transforme, sous le regard d’un esthète idolâtre, en œuvre d’art. Ce qui l’emporte, finalement, dans ce rapprochement, c’est que Nabokov, comme Proust, choisit d’exprimer une vérité de son art par le biais de cette thématique de l’élégance. Ainsi, la mise en scène des élégantes permet de démontrer que l’art n’est pas la vie. Elle démontre que la confusion entre l’art et la vie condamne les esthètes comme Swann, Charlus ou Démon Veen à n’être que des « célibataires de l’art » [64] et qu’elle détourne l’artiste de la création, à l’instar d’Elstir tombé à la fin de sa vie dans l’idolâtrie : « Et ainsi, la beauté de la vie, mot en quelque sorte dépourvu de signification, stade situé en deçà de l’art et auquel j’avais vu s’arrêter Swann, était celui où par ralentissement du génie créateur, idolâtrie des formes qui l’avaient favorisé, désir du moindre effort, devait un jour rétrograder peu à peu un Elstir. » [65]
27Cette confusion entre l’art et la vie qui méconnaît que l’art réside dans la femme peinte et non dans la femme réelle constitue une des erreurs que le narrateur de la Recherche s’attache à peindre pour faire émerger la vérité de l’art [66]. Cette erreur que constitue l’idolâtrie, Proust ne se contente pas de la faire commettre à Swann, il en fait une tentation pour le narrateur de son roman. Marcel fait ainsi l’expérience de cette tentation idolâtre qui l’éloigne de l’art véritable. Attardons-nous un instant sur deux pages de La Prisonnière qui mettent en scène un renversement capital par lequel le narrateur repousse la tentation d’idolâtrie. Ces pages sont consacrées à une description d’Albertine assise au pianola. Après avoir évoqué son rêve « d’avoir des collections comme Swann, d’acheter des tableaux, des statues » [67], le narrateur constate que tout son argent sert à acheter des « toilettes » pour Albertine. Mais c’est pour ajouter aussitôt cette remarque qui reprend les conceptions exprimées par Swann : « […] ma chambre ne contenait-elle pas une œuvre d’art plus précieuse que toutes celles-là ? C’était Albertine elle-même » [68]. L’évocation qui suit fait de la chambre le « sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien, œuvre d’art qui, tout à l’heure […] allait se détacher de sa niche et offrir à mes baisers sa substance précieuse et rose » [69]. Albertine est ainsi par deux fois qualifiée d’œuvre d’art, assimilée à un objet d’admiration esthétique. C’est alors qu’intervient la palinodie du narrateur : « Mais non, Albertine n’était nullement pour moi une œuvre d’art. » [70] Les raisons de ce revirement importent finalement moins que le ressort romanesque – la palinodie comme signe d’un renversement des valeurs – qu’il met en œuvre. Cette peinture des erreurs, qu’elles soient celles du narrateur à l’égard d’Albertine, de Swann vis-à-vis d’Odette ou de Vadim vis-à-vis d’Annette, permet, selon l’expression de Jacques Rancière [71], de « fermer la bonne porte » pour rendre possible la manifestation de la vérité. Dès lors, nous pouvons formuler l’hypothèse suivante : faire de la femme non une œuvre d’art mais une artiste de l’élégance est un moyen de contrer le péril de l’idolâtrie puisque cela consiste à passer de la sphère de la contemplation à celle de la création, à admirer non l’œuvre achevée mais l’artiste à l’œuvre.
28Voyons maintenant comment ces artistes de l’élégance en viennent à symboliser pour Nabokov et Proust leur propre travail d’écriture. L’élégance nous semble, au terme de cette étude, porteuse pour le romancier d’un double enseignement. En obligeant celui qui veut décrire une femme élégante à voir aussi bien la ligne générale du vêtement que le motif particulier de la toilette ou que le détail signifiant qui en fait l’originalité, l’élégance constitue une leçon de vision. Parce qu’elle synthétise, à travers la robe qui en est la meilleure incarnation, les éléments fondateurs de l’écriture telle que la conçoit Proust, l’élégance incarne pour le narrateur de la Recherche une théorie de l’écriture. Le déséquilibre de cette dernière affirmation est volontaire : Nabokov, à la différence de Proust, n’utilise pas l’image de la robe comme métaphore de son écriture. Nous allons voir sur quel mode fonctionne, chez Nabokov, le rapprochement entre l’image du tissu et l’écriture.
29Il nous semble que lorsque Nabokov traite du thème de l’élégance il ne fait rien d’autre qu’appliquer à cet objet particulier qu’est la robe d’une femme son sens du détail et son goût de la précision. L’art de l’élégance se situe chez Nabokov du côté de celui qui sait reconnaître et décrire l’élégance et non, comme c’est le cas chez Proust, du côté de celle qui porte la toilette avec élégance. L’art de l’élégance est avant tout art de la description, et cette particularité de Nabokov se donne à lire dans un passage d’Ada où l’élégance de Lucette est décrite par le narrateur de manière à concurrencer le modèle pictural – en l’occurrence une affiche inspirée d’un tableau de Toulouse-Lautrec – qui inspire sa toilette. Lisons ce passage :
Devant la toile de fond dorée d’un paravent de sakarama, elle s’approchait du bar d’un pas glissant. Elle était encore debout, elle prenait un tabouret, elle avait déjà posé sur le comptoir une main gantée de blanc. Elle portait une robe romantique noire et fermée sous le cou, aux manches longues, au corsage ajusté, à la jupe large. Son long cou s’élevait avec grâce au-dessus de la molle corolle noire d’une collerette plissée […]. Nous connaissons, nous aimons cette pommette haut placée […], la frange oblique des longs cils noirs, l’œil félin à la paupière fardée – tout cela vu de profil, nous le répétons doucement. Sous le large bord onduleux du chapeau de faille noire que surmonte un gros nœud, noir aussi, une spirale de cuivre ardent, bouclée d’une main experte et désapprêtée avec art, descend sur la joue enflammée […]. [72]
31Dans ces lignes consacrées à Lucette, l’écrivain n’entre en compétition avec le peintre que pour mieux affirmer sa suprématie : « Ce profil irlandais qu’une ombre de langueur slave adoucit sera considéré, je l’espère, par les amis et admirateurs de mes mémoires, comme un chef-d’œuvre naturel infiniment plus beau et plus frais que le portrait de cette gourgandine parisienne à la gueule de guenon qui figure dans une pose identique sur l’affreuse affiche peinte pour Ovenman par un artiste à l’existence brisée » [73]. L’accent ici est mis sur l’art du narrateur qui prélève dans le réel cette beauté qu’est Lucette et sur sa technique de description. Il dresse ainsi un portrait indirect, de profil, tamise la lumière, estompe les ombres et restitue l’art du mouvement – pas glissés, gestes suspendus – qui définit l’élégance de Lucette. Le regard que porte Nabokov sur la femme ou sur le vêtement n’est en réalité pas foncièrement différent de celui qu’il porte sur un papillon [74]. Dans les deux cas, qu’il s’agisse d’art ou de science, « c’est le détail qui compte » [75]. La réflexion pourrait s’arrêter ici : l’élégance ne serait que l’occasion de mettre en œuvre une qualité de la vision, une précision de la description, bref, elle ne serait qu’un prétexte. Ce serait à notre avis méconnaître que l’élégance nabokovienne, bien qu’elle ne joue pas le rôle de métaphore de l’écriture que lui assigne Proust, est cependant liée à celle-ci par un fonctionnement métonymique. L’élégance serait une métonymie de l’écriture chez Nabokov comme elle est une métaphore de l’écriture chez Proust.
32Comment fonctionne ce rapport métonymique entre l’élégance et l’écriture ? C’est d’abord que l’élégance constitue une partie de ce tout qu’est l’œuvre littéraire : la beauté de la femme, la beauté du vêtement sont des objets littéraires, des composantes de l’œuvre littéraire qui requièrent de l’écriture un travail qui ressemble à un tissage. La vocation de l’écriture est en effet de lier ces objets littéraires, de rassembler ces fragments d’un monde, de tisser ensemble des morceaux extraits de la réalité afin de créer un univers original. C’est ici qu’intervient le fonctionnement proprement métonymique : contrairement à la métaphore qui crée un transfert de sens en utilisant la ressemblance, la métonymie opère ce transfert par la relation. Le passage de la robe au tissu se fait par contiguïté, et c’est aussi par contiguïté que le tissu renvoie à l’écriture comme à ce qui permet de lier en un texte des objets épars. L’œuvre littéraire se construit alors comme un tissu fait de tous les objets dotés d’un potentiel artistique que l’auteur aura extraits de la réalité. Un exemple de ce fonctionnement métonymique de l’élégance nous est fourni dans Le Don. Lorsque, à la fin du roman, Fiodor expose à Zina son idée de roman, le narrateur note qu’il a trouvé « un certain fil, un esprit caché, une idée d’échecs pour [son] “roman” » [76]. Ce fil – terme qui évoque la robe ou le tissu – est celui de sa rencontre avec Zina et du rôle qu’y joue le destin. Après plusieurs tentatives infructueuses, le destin parvient à réunir les deux personnages en amenant Fiodor à louer une chambre chez les parents de Zina. Mais ce stratagème ne réussit que parce qu’un deus ex machina a placé un accessoire déterminant, une robe de bal, sous les yeux de Fiodor, qui, attiré par cette perspective, choisit de s’installer dans cette chambre :
Et puis, au bout de son rouleau, incapable de te montrer directement à moi, le destin me montra en dernier ressort désespéré ta robe de bal bleuâtre sur la chaise – et chose étrange, je ne sais pas moi-même pourquoi cette manœuvre réussit, et je puis imaginer le soupir de soulagement que le sort doit avoir poussé. [77]
34La robe joue ici un rôle romanesque capital, mais elle fonctionne surtout comme élément d’un ensemble plus vaste, cette tapisserie tissée par le destin autour de Fiodor et Zina et dont le dessin doit être décalqué, recopié par l’écriture. Le roman devient alors, à l’image de cette tapisserie, une œuvre de couture : « N’est-ce pas là l’intrigue d’un roman remarquable ? Quel thème ! Mais ça doit être construit, drapé, entouré d’une vie dense – ma vie, mes passions et mes soucis professionnels » [78]. Ce drapé qui pare le corps de la femme élégante est aussi une qualité particulière de l’écriture : l’écrivain, pour Nabokov, doit chercher à créer dans son discours la même élégance que celle de la femme, doit conférer à son texte une élégance comparable à celle d’une robe de bal.
35Soulignons maintenant le lien privilégié qui unit chez Proust la thématique de l’élégance à celle de l’écriture [79]. L’élégance, parce qu’elle est avant tout un style, évoque l’écriture : style vestimentaire et style littéraire sont deux manifestations d’une même entité. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille lire systématiquement toute analyse du style vestimentaire comme une allusion au style littéraire, en niant la spécificité de chaque langage. Mais la définition du style, qu’il soit vestimentaire ou littéraire, est une et c’est cette unité qui doit nous intéresser. Ce n’est pas à la célèbre définition du style comme vision [80] que nous renvoyons ici mais aux lignes dans lesquelles est décrit le style vestimentaire d’Odette :
Comme dans un beau style qui superpose des formes différentes et que fortifie une tradition cachée, dans la toilette de Mme Swann, ces souvenirs incertains de gilets, ou de boucles, parfois une tendance aussitôt réprimée au « saute en barque » et jusqu’à une allusion lointaine et vague au « suivez-moi jeune homme », faisaient circuler sous la forme concrète la ressemblance inachevée d’autres plus anciennes qu’on n’aurait pu y trouver effectivement réalisées par la couturière ou la modiste, mais auxquelles on pensait sans cesse, et enveloppaient Mme Swann de quelque chose de noble – peut-être parce que l’inutilité même de ces atours faisant qu’ils semblaient répondre à un but plus qu’utilitaire, peut-être à cause du vestige conservé des années passées, ou encore d’une sorte d’individualité vestimentaire, particulière à cette femme, et qui donnait à ses mises les plus différentes un même air de famille. [81]
37L’élégance d’Odette définit un style dont les caractéristiques sont comparables au style de l’écrivain, un style fait de strates superposées, dans lequel la juxtaposition d’éléments différents crée un sentiment non de disparate mais d’harmonie, en raison d’un principe unificateur qui réalise la synthèse, dans le temps, des fragments accolés. Comme le souligne Jean-Pierre Richard, « ce disparate temporel [le souvenir des différentes modes] accuse en réalité la valeur synthétisante de la robe » [82], à tel point que « la robe d’Odette se met à ressembler à un palimpseste » et qu’il faut « la lire en filigrane » [83]. Le narrateur se livre en effet au même travail de déchiffrage lorsqu’il analyse la robe d’Odette que lorsqu’il cherche, dans les pages de l’écrivain Bergotte, ce qui fait la particularité de son style, les expressions tombées en désuétude ou le rythme des phrases [84]. De même, les critiques exprimées par le narrateur à l’égard des toilettes d’Odette annoncent un des dangers du projet d’écriture développé à la fin de la Recherche : pour éviter que les « paperoles » éparses ne soient que des « pièces mal emmanchées les unes dans les autres » [85], le narrateur aura besoin de les lier par les « anneaux nécessaires d’un beau style » [86]. L’écriture et la robe échangent donc ainsi leurs propriétés, en un mouvement de va-et-vient proprement métaphorique, comme en témoigne cette lettre de Proust à la sœur de Reynaldo Hahn dans laquelle il file la métaphore de la robe : « […] ô ma sœur Maria, […] âme des soirs que vous […] surprenez discrètement par vos toilettes, […] vous qui donnez à vos robes […] des qualités littéraires, concision, voile jeté sur trop d’éclat et qui donnez en revanche […] à vos discours une élégance suprême qui les fait ressembler à vos toilettes » [87].
38Style vestimentaire et style littéraire qui ne font qu’un, toilettes et discours confondus, tout cela conduit à envisager la robe comme métaphore de l’écriture. On pourra nous objecter que, dans les pages du Temps Retrouvé où intervient cette image de la robe, le procédé stylistique employé par Proust est justement une comparaison. Lisons ce passage :
Et, changeant à chaque instant de comparaison selon que je me représentais mieux, et plus matériellement, la besogne à laquelle je me livrerais, je pensais que sur ma grande table de bois blanc, regardé par Françoise, […] je travaillerais auprès d’elle, et presque comme elle […]; car, épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirai mon livre, je n’ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. [88]
40Si nous parlons de la robe comme métaphore de l’écriture, c’est que le processus de définition de l’œuvre littéraire est dans son essence métaphorique puisqu’il opère un déplacement de sens, un transfert entre deux objets, en l’occurrence entre la robe et la page écrite. Surtout, il ne s’agit pas tant d’analyser un procédé purement stylistique que de comprendre ce que le narrateur a en tête lorsqu’il dit vouloir écrire son livre comme une robe. Une première réponse à cette question consisterait à montrer que l’image de la robe, parce qu’elle évoque la couture, c’est-à-dire le lien, la jonction entre deux pièces de tissu, parce qu’elle est une composition autant qu’une confection, rend compte, de façon métaphorique, du travail de composition nécessaire à la création du roman. Si le roman de Proust est bien une construction concertée, cela n’empêche pas l’insertion de fragments qui, joints à d’autres morceaux, s’insèrent dans le projet global de l’œuvre. Ce procédé de montage, terme qui s’applique aussi bien à l’écriture qu’à la couture, joue un rôle capital dans l’écriture du roman.
41Une autre réponse supposerait de se tourner vers la robe et d’y chercher les analogies possibles avec l’œuvre littéraire. La robe d’Odette, avec ses strates superposées qui évoquent autant de modes et d’époques successives, donne à celui qui l’observe la sensation du temps écoulé et fait en même temps émerger une sorte d’éternité qui est justement le temps de l’œuvre littéraire. La robe d’Odette réalise ainsi ce dont seule la métaphore est capable, si l’on en croit ces lignes de Proust : « Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois que seule la métaphore peut donner une sorte d’éternité au style, et il n’y a pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore » [89].
42La robe permet donc d’évoquer de façon métaphorique l’écriture. Les liens étroits que l’élégance et ses artistes entretiennent avec l’œuvre littéraire se renforcent de ceux qui unissent l’image du tissu, matière première de la robe, et la vie, matière du roman. Lorsque le narrateur de la Recherche se retourne sur sa vie passée, il développe la métaphore du tissu formé par les fils du destin des différents personnages qu’il a rencontrés : « […] et la diversité des points de ma vie par où avait passé le fil de celle de chacun de ces personnages avait fini par mêler ceux qui semblaient les plus éloignés, comme si la vie ne possédait qu’un nombre limité de fils pour exécuter les dessins les plus différents » [90]. Cette métaphore ne s’applique d’ailleurs pas qu’aux personnages, elle touche également les sensations ou les objets : « Une simple relation mondaine, même un objet matériel, si je le retrouvais au bout de quelques années dans mon souvenir, je voyais que la vie n’avait pas cessé de tisser autour de lui des fils différents qui finissaient par le feutrer de ce beau velours inimitable des années […] » [91]. Ce réseau métaphorique, qui emprunte ses images au registre de la couture, fait apparaître la vie ordinaire comme un tissu que l’art doit reproduire afin d’en faire émerger le motif, le dessin. C’est ici que se dessine un ultime rapprochement entre la poétique de Proust et celle de Nabokov : dans une page du Don, le héros Fiodor prend conscience que les sensations, les objets matériels, les pensées les plus fugitives sont insérées dans une trame et forment un tissu dont le motif lui est caché : « […] il sentit avec une sorte de soulagement que tout ce dédale de pensées fortuites, comme tout le reste d’ailleurs – les coutures et la légèreté de ce jour printanier, la dentelle de l’air, les fils grossiers des sons confus qui s’entrecroisaient dans tous les sens – n’étaient que l’envers d’un tissu magnifique, sur l’endroit duquel se formaient graduellement et s’animaient des images qui lui demeuraient invisibles » [92]. Le réseau métaphorique est ici aussi celui du tissu et du vêtement, la dentelle se substituant au velours. Dans ces lignes se manifeste le rôle spécifique de l’écriture comme affinage des sensations brutes, clarification des données des sens et révélation de ce qu’il y a de littérature dans le réel.
43La trame de l’œuvre d’art est tissée par la vie mais c’est l’art qui, en insérant le fil de chaîne, révèle le dessin esquissé par la vie.
44Il nous semble, au vu de ces textes, que l’on peut dire de Proust et de Nabokov qu’ils assignent à l’art le même but : éclaircir la vie, la révéler à elle-même. Les lignes du Temps Retrouvé consacrées à « l’art véritable » exposent cette même conception : « La grandeur de l’art véritable […] de celui que M. de Norpois aurait appelé un jeu de dilettante, c’était de retrouver, […] de nous faire connaître […] cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie » [93]. Mettons les en regard de celles d’Autres Rivages, « autobiographie revisitée » de Nabokov, où un même lien unit l’art et la vie : « Ni dans mon entourage, ni dans mon hérédité, je ne puis découvrir quel instrument au juste me façonna, [quel] anonyme rouleau imposa à ma vie certain filigrane compliqué, dont le dessin, [unique] en son genre, devient visible lorsqu’on fait luire la lampe de l’art à travers le tellière de la vie » [94]. Pour Nabokov comme pour Proust, l’art permet de révéler la vie à elle-même, de la faire accéder à un stade, à un niveau d’être supérieur, celui, pour reprendre, cette fois, les termes de Proust, de la « vraie vie », c’est-à-dire « la littérature ».
45Malgré cette affinité forte qui lie Proust et Nabokov, il nous faut, au terme de cette étude, assigner une limite à la comparaison de ces deux auteurs et souligner entre eux une différence irréductible : contrairement à Proust, Nabokov ne fait pas véritablement de place à la poétique dans son œuvre romancée. Son œuvre n’est pas le lieu de sa propre élaboration théorique, l’objet de son écriture n’est pas l’écriture elle-même. L’aspect réflexif de l’œuvre de Proust explique peut-être que le traitement de l’élégance comme métaphore de l’écriture soit plus abouti, plus approfondi que son pendant nabokovien. L’image proustienne prend une acuité supplémentaire dans la mesure où elle a force de nécessité : l’interrogation sur les conditions de possibilité de l’œuvre littéraire, sur les modalités de sa composition – autant de questions qui sont posées par le biais de la métaphore de la robe ou du tissu – est vitale et non ornementale. Tandis que chez Nabokov, l’enjeu est plus de dire l’aspect chatoyant de la réalité, de susciter des images esthétiques et érotiques que d’interroger par ce biais la nature de l’œuvre littéraire.
Notes
-
[1]
Proust et le roman, Paris, Gallimard, « Tel », 1971, p. 247.
-
[2]
Id., p. 248.
-
[3]
Voir, pour Proust, l’article de M. R. Bouguerra, « Le code vestimentaire dans À la recherche du temps perdu et l’esthétique proustienne », Bulletin Marcel Proust, 1997, t. 47, p. 58-79.
-
[4]
Des lectures comparatistes ont rapproché Proust et Nabokov sur le thème du temps ou encore de la jalousie. Citons l’article d’Yvette Louria, « Nabokov and Proust, the Challenge of Time », Books abroad, 1974, n° 48, p. 469-76, centré sur l’étude du temps chez ces deux auteurs, l’article de J. E. Rivers, « Proust, Nabokov and Ada », French-American Review, 1,1977, p. 173-97 qui présente un bilan critique des études comparatistes consacrées à Proust et Nabokov, l’article de Karen Haddad-Wotling, « Figures proustiennes chez Nabokov », Revue de Littérature Comparée, 1992, oct.-déc., n° 4, qui dresse un parallèle éclairant entre Kinbote et Charlus, enfin le chapitre, rédigé par John Burt Foster, Jr, « Nabokov and Proust » du Garland Companion to Vladimir Nabokov, New York, Garland Publishing, 1995, p. 472-480.
-
[5]
Honoré de Balzac, Les Parisiens comme ils sont (1830-46), Genève, La Palatine, 1947.
-
[6]
Id., p. 215.
-
[7]
À la recherche du temps perdu (RTP), publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1987-1989. t. II, p. 358.
-
[8]
RTP, t. II, p. 442.
-
[9]
Id., p. 442-3.
-
[10]
Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Paris, Gallimard, Pléiade, 1971, p. 360.
-
[11]
RTP, t. II, p. 503.
-
[12]
M. Proust, Correspondance générale, texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, Paris, Plon, 1970, t. I, p. 116.
-
[13]
RTP, t. I, p. 172.
-
[14]
RTP, t. I, p. 75.
-
[15]
RTP, t. II, p. 203.
-
[16]
RTP, t. IV, p. 592.
-
[17]
Ada ou l’ardeur (A), Paris, Fayard, 1975, p. 410. Ada or ardor (AA), New York, Mc-Graw Hill, 1969, p. 492 : « […] she changed into black slacks and a lemon shirt ».
-
[18]
Id., p. 24. AA, p. 28 : « Aqua […] put on yellow slacks and a black bolero ».
-
[19]
Pour tout ce qui concerne la toilette féminine dans l’œuvre de Proust, nous renvoyons à l’ouvrage de A. Favrichon, Silhouettes et toilettes féminines chez Marcel Proust, Presses Universitaires de Lyon, 1987.
-
[20]
Ouvrage cité, p. 192.
-
[21]
RTP, t. II, p. 442 : « son corps étroit […] était obliquement cambré sous une écharpe de surah violet », et p. 753, la duchesse de Guermantes est décrite « traversant lentement la cour, d’une démarche oblique ».
-
[22]
A, p. 307. AA, p. 368 : « Assistant Van admired her elegant slenderness, the gray tailor-made suit, the smoky fichu and as it wafted away, her long white neck. »
-
[23]
Id., p. 424. AA, p. 511 : « She was more Ada than ever, but a dash of new elegancy had been added to her shy, wild charm. Her still blacker hair was drawn back and up into a glossy chignon, and the Lucette line of her exposed neck, slender and straight, came as a heartrending surprise. » Nous soulignons.
-
[24]
Id., p. 405. AA, p. 486 : « […] accentuating as it did the swing of her stance, the length of her legs in ninon stockings ». On remarquera le jeu des allitérations en sifflantes et liquides, plus marquées dans le texte original, qui renforce l’aspect mimétique de la description.
-
[25]
RTP, t. II, p. 148.
-
[26]
C. Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », Œuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1976, t. 2, p. 714.
-
[27]
Sur les couleurs chez Nabokov, voir l’article de D. Barton Johnson, « Synesthesia, Polychromatism, and Nabokov », dans A book of things about Nabokov, Ann Arbor, Ardis, 1974, p. 84-103.
-
[28]
Pour l’étude des couleurs dans la Recherche, nous renvoyons aux articles de N. Bailey, « Le rôle des couleurs dans la genèse de l’univers proustien », Modern Language Review, 60,1965, p. 188-96 et « Symbolisme et composition : essai de “lecture colorée” de la Recherche », French Studies, 20,1966, p. 253-66 ainsi qu’à l’ouvrage de A. H. Pasco, The Color-keys to À la recherche du temps perdu, Genève, Droz, 1976.
-
[29]
RTP, t. I, p. 625. Nous soulignons.
-
[30]
RTP, t. II, p. 871.
-
[31]
Notons que le mauve est la couleur que Nabokov associe à Proust lorsqu’il fait allusion à Odette par le biais du larvarium d’Ada : « […] la noble larve du Sphinx du Catleya (ombres mauves de Monsieur Proust) », A, p. 48. AA, p. 56 : « […] the noble larva of the Cattleya Hawkmoth (mauve shades of Monsieur Proust) ». Nous soulignons.
-
[32]
A, p. 342. AA, p. 410 : « Both young ladies wore […] very short and open evening gowns […] Ada, a gauzy black ».
-
[33]
Id., p. 424. AA, p. 510 : « a dark-glittering stranger ».
-
[34]
Id., p. 209. AA, p. 248 : « She’s a jeune fille fatale, a pale beauty ».
-
[35]
Id., p. 172. AA, p. 203 : « Lucette, in color, trotted behind ».
-
[36]
Voir la robe « d’un vert cantharide lustré », A, p. 342, AA, p. 410 : « a lustrous cantharid green », la « chemise de nuit verte saule », p. 348, AA, p. 417 : « willow green nightie », le maillot de bain, « masque pubien vert et trempé », p. 399, AA, p. 478 : « soaked green pubic mask ».
-
[37]
A, p. 307 : « Un ours noir aux boucles d’un roux éclatant […] l’attendait […]. Elle [Lucette] portait une fourrure noire mais pas de chapeau »; AA, p. « A black bear with bright russet locks […] stood awaiting him. […] She wore black furs and no hat » ; voir aussi la description d’Ada, p. 326, « une Ada […] dont la chevelure flottante se confondait avec la toison d’une sombre pelisse plus riche encore que celle de sa sœur », AA, p. 390 : « her flowing hair blending with dark furs that were even richer than her sister’s ».
-
[38]
A, p. 307, AA, p. 368 : « Indian summer too sultry for furs ».
-
[39]
RTP, t. I, p. 625. Nous soulignons.
-
[40]
Id., t. II, p. 753.
-
[41]
RTP, t. II, p. 871. Par un glissement métonymique, le souvenir de cette toilette évoqué par le narrateur dans La Prisonnière fait de la duchesse « un rubis en flammes » (RTP, t. III, p. 547).
-
[42]
A, p. 159, AA, p. 187.
-
[43]
Id., t. III, p. 61.
-
[44]
Autres Rivages (AR), Paris, Gallimard, 1989, p. 15, Speak Memory (SM), Novels and memoirs 1941-1951, New York, The library of America, 1996, p. 373 : « One night, during a trip abroad […] I recall kneeling on my (flattish) pillow at the window of a sleeping car […] and seing with an inexplicable pang, a handful of fabulous lights that beckoned to me from a distant hillside, and then slipped into a pocket of black velvet : diamonds that I later gave to my characters to alleviate the burden of my wealth ».
-
[45]
RTP, t. II, p. 442.
-
[46]
RTP, t. III, p. 61.
-
[47]
RTP, t. III, p. 543.
-
[48]
Rappelons que dans la lettre à R. Dreyfus citée plus haut, c’est à Botticelli que Proust fait référence.
-
[49]
RTP, t. I, p. 219.
-
[50]
Ce que Proust appelle « aimer une femme d’une façon artistique », RTP, t. III, p. 885.
-
[51]
A, p. 11, AA, p. 12 : « an unknown product of Parmigianino’s tender art ». Ce rapprochement a été mis en évidence par Brian Boyd dans l’article « L’art et l’ardeur d’Ada », Europe, n° spécial Nabokov, 1995, p. 106-115. Selon Brian Boyd, ce tableau constituerait un « mélange de trois œuvres du Parmesan : les fresques représentant Adam et Ève de l’église Santa Maria della Steccata à Parme, et plus particulièrement une petite esquisse préparatoire de la posture d’Adam, qui se trouve maintenant à Florence, à la galerie des Offices ». Boyd poursuit en décrivant cette esquisse : « La position d’Adam sur cette étude correspond exactement à la position décrite par Nabokov : une personne appuyée de profil à un piédestal, qui tient dans sa main une pomme semblable à une pêche et dont l’épaule est soulevée de manière surprenante. Cette posture est étrangement similaire à celle d’une personne “juchée sur le bras d’un fauteuil”, la main posée sur le micro d’un téléphone tandis qu’elle s’adresse à quelqu’un d’autre », Europe, op. cit., p. 111. Nabokov a pu voir ce dessin à Florence, lors d’une de ses visites au Musée des Offices – alors qu’il effectuait des recherches pour son livre sur les papillons dans l’art – ou bien, comme le suggère Boyd, dans un ouvrage de Sidney J. Freeberg, Parmigianino : His works in painting, Cambridge, Massassuchets, 1950.
-
[52]
Ibid., AA, p. 12-13 : « It showed a naked girl with a peach-like apple cupped in her halfraised hand sitting sideways on a convolvulus-garlanded support, and had for its discoverer the additionnal appeal of recalling Marina when, rung out of a hotel bathroom by the phone, and perched on the arm of a chair, she muffled the receiver while asking her lover something […] ».
-
[53]
« […] il se disait qu’il était raisonnable de donner beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable […] qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur », RTP, t. I, p. 221.
-
[54]
Id., p. 220 : « Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, […], et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse ». Nous soulignons.
-
[55]
Id., p. 221-2.
-
[56]
Id., p. 606.
-
[57]
Id., p. 40.
-
[58]
Id., p. 607.
-
[59]
Regarde, regarde les arlequins ! (RRA), Paris, Gallimard, Folio, 1992, p 128, Look at the harlequins, (LATH), Novels 1969-1974, New York, the library of America, 1996, p. 638 : « She wore a gray tailor-made jacket over a white silk blouse that looked frilly and festive because of a kind of bow between the lapels, to one of which was pinned a bunchlet of violets. Her short smartly cut gray skirt had a nice dash about it […] ».
-
[60]
RTP, t. III, p. 442 : « […] croisant sur sa jupe de crêpe de chine gris, sa jaquette de cheviotte grise laissait croire qu’Albertine était tout en gris ».
-
[61]
RTP, t. I, p. 411 : « […] j’apercevais Mme Swann à pied, […] un bouquet de violettes au corsage ». Le nœud de la blouse d’Annette évoque une autre toilette de Mme Swann, celle qu’elle porte au bois, « n’empêchant pas les petits nœuds de son corsage et de sa jupe de flotter légèrement devant elle comme des créatures dont elle n’ignorait pas la présence et à qui elle permettait avec indulgence de se livrer à leurs jeux », id., p. 625.
-
[62]
Comme le souligne justement Karen Haddad-Wotling, « […] il est difficile de ne pas noter, entre certains romans de Nabokov et celui de Proust, une série de ressemblances qui pourraient paraître fortuites, si Nabokov ne pratiquait volontiers l’art de l’allusion cryptée ou de la parodie implicite, si elles ne voisinaient avec des références tout à fait explicites à la Recherche », article cité, p. 407.
-
[63]
RRA, p. 139, LATH, p. 645 : « Do not write, do not phone, do not mention this letter, if and when you come Friday afternoon; but, please, if you do, wear, in propitious sign, the Florentine hat that looks like a cluster of wild flowers. I want you to celebrate your ressemblance to the fifth girl from left to right, the flower-decked blonde with the straight nose and serious gray eyes, in Botticelli’s Primavera, an allegory of spring, my love, my allegory ».
-
[64]
RTP, t. IV, p. 470.
-
[65]
RTP, t. II, p. 207.
-
[66]
Nous renvoyons sur ce point à la lettre du 6 février 1914 à Jacques Rivière dans laquelle Proust, se réjouissant que Rivière « devine que [son] livre est un ouvrage dogmatique et une construction » expose le mode de composition heuristique de son roman : « J’ai trouvé plus probe, plus délicat comme artiste de ne pas laisser voir, de ne pas annoncer que c’était justement à la recherche de la Vérité que je partais […]. Je suis donc forcé de peindre les erreurs, sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité », Corr. Gén., ouvrage cité, t. XIII, p. 98-99. Nous soulignons.
-
[67]
RTP, t. III, p. 884-885.
-
[68]
Ibid.
-
[69]
Ibid. Nous soulignons.
-
[70]
Ibid.
-
[71]
J. Rancière, dans son ouvrage La Chair des mots, Politiques de l’écriture, Galilée, 1998, éclaire remarquablement le rôle (consistant à incarner un modèle de vérité concurrent de celui de l’œuvre d’art) joué par la guerre de 1914 dans Le Temps Retrouvé.
-
[72]
A, p. 385, AA, p. 460 : « There she was, against the aureate backcloth of a sakarama screen next to the bar, toward which she was sliding, still upright, about to be seated, having already placed one white-gloved hand on the counter. She wore a high-necked, long-sleeved romantic black dress with an ample skirt, fitted bodice and ruffy collar, from the black soft corolla of which her long neck gracefully rose. […] We know, we love the high cheek bone […] and the forward upsweep of black lashes and the painted feline eyes – all this in profile we softly repeat. From under the wavy wide brim or her floppy hat of black faille, with a great black bow surmounting it, a spiral of intentionally disarranged, expertly curled bright copper descends her flaming cheek […] ». Nous soulignons. L’anaphore de l’adjectif « black » crée un effet d’insistance sur la couleur noire de la tenue de Lucette. Par là, le narrateur invite le lecteur à faire le lien entre cette toilette et le personnage d’Ada, systématiquement associé à cette couleur. Le noir, devenu l’emblème de la séduction d’Ada, se charge alors d’une dimension érotique. Le climat érotique créé par l’omniprésence de la couleur noire est encore alourdi par le fait que cette rencontre se présente comme une scène de voyeurisme : Van est l’observateur lascif et masqué qui fait peser son regard dans le dos de Lucette; cette dernière, consciente de ce regard de désir – comme semble l’indiquer la mention de sa « joue enflammée » – s’y soumettant de manière tacite.
-
[73]
Ibid. AA, p. 461 : « Her Irish profile sweetened by a touch of Russian softness, which adds a look of mysterious expectancy and wistful surprise to her beauty, must be seen, I hope, by the friends and admirers of my memories, as a natural masterpiece incomparably finer and younger than the portrait of a similarly postured lousely jade with her Parisian gueule de guenon on the vile poster painted by the wreck of an artist for Ovenman ».
-
[74]
Rappelons ici que Nabokov était un entomologiste averti.
-
[75]
« Dans l’art supérieur comme dans la science pure, c’est le détail qui compte », Parti pris, traduit de l’anglais par V. Sikorski, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 151.
-
[76]
Le Don (D), p. 536. The Gift (G), Londres, Penguin, 1963, p. 350 : « a certain thread, a hidden spirit, a chess idea for his as yet hardly planned “novel” ».
-
[77]
Id., p. 537.
-
[78]
Id., p. 538. Nous soulignons.
-
[79]
Voir à ce sujet l’article de S. Landes-Ferrali, « Françoise et le narrateur : texte, trame, tissu », Bulletin Marcel Proust, 1997, t. 47, p. 38-57.
-
[80]
« Le style pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision », RTP, t. IV, p. 474.
-
[81]
RTP, t. I, p. 608-9.
-
[82]
J.-P. Richard, Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, « Points Littérature », 1974, p. 261.
-
[83]
Ibid.
-
[84]
« Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïques qu’il aimait employer […] », RTP, t. I, p. 417.
-
[85]
RTP, t. I, p. 194.
-
[86]
Id., t. IV, p. 468.
-
[87]
Corr. Gén., ouvrage cité, t. I, p. 53.
-
[88]
RTP, t. IV, p. 611.
-
[89]
Essais et articles, ouvrage cité, p. 586.
-
[90]
RTP, t. IV, p. 550. Nous soulignons.
-
[91]
Id., p. 551. Nous soulignons.
-
[92]
D, ouvrage cité, p. 463. G, p. 286 : « […] he felt that all this skein of random thoughts, like everything else as well – the seams and sleaziness of the spring day, the ruffle of the air, the coarse, variously intercrossing threads of confused sounds – was but the reverse side of a magnificent fabric, on the front of which there gradually formed and became visible images invisible to him ». Nous soulignons.
-
[93]
RTP, t. IV, p. 474.
-
[94]
AR, p. 15-16. SM, p. 374 : « Neither in environment nor in heredity can I find the exact instrument that fashioned me, the anonymous roller that pressed upon my life a certain intricate watermark whose unique design becomes visible when the lamp of art is made to shine through life’s foolscap ».