Couverture de RLC_299

Article de revue

L'Amérique latine dans l'œuvre romanesque de Conrad Detrez

Pages 471 à 481

Notes

  • [1]
    La Mélancolie du voyeur, Paris, Denoël, 1986.
  • [2]
    Jeune Afrique, 1969 (reproduit dans l’édition Labor mentionnée en note 9).
  • [3]
    Respectivement : Bruxelles, Éditions Vie Ouvrière, 1972; Paris, Le Seuil, 1970 (suivie d’une réédition à firme commune par 21 éditeurs, en réponse à une interdiction de l’ouvrage par l’administration française) ; Paris, Le Seuil, 1970.
  • [4]
    Respectivement : Paris, Stock, 1970 et Paris, Le Seuil, 1971.
  • [5]
    « Le Vieux Monde vit pour deux choses : s’unifier, consommer. […] Ni mon entourage ni mes lectures et moins encore le Brésil ne m’ont appris à me contenter de jouer le rôle d’un tube digestif. […] Le tiers monde est seul à peiner pour grandir l’homme. J’y retourne mais, cette fois, dans sa partie africaine. » (Les Noms de la tribu, Paris, Le Seuil, 1981, p. 102)
  • [6]
    « Je me retrouvais seul. Aux échecs politiques s’ajoutait l’échec amoureux. J’ai eu le sentiment d’avoir tout raté. J’ai cherché à connaître les causes de ces faillites, à mettre à nu les racines de mes révoltes. » (« Le jardin de la vie », Le Figaro, 1978; reproduit dans l’édition Labor mentionnée en note 9).
  • [7]
    Respectivement : Paris, Balland, 1980; Paris, Calmann-Lévy, 1980; Paris, Calmann-Lévy, 1981.
  • [8]
    Paris, Persona, 1982, illustré par des dessins très suggestifs de Luis Caballero.
  • [9]
    Detrez se trouve rarement dans les rayons de librairie. De plus, mis à part des articles de journaux ou de revues littéraires publiés lors de la parution des livres (voir principalement Esprit, La Quinzaine littéraire, La revue nouvelle), la bibliographie critique est elle-même très mince : quelques articles, aucun livre. Les éditions Labor (collection « Espace nord », Bruxelles, 1988) offrent cependant un Ludo accompagné d’une bonne préface de Jacques Bauduin et d’une remarquable lecture d’André-Joseph Dubois, avec une judicieuse sélection d’articles de l’auteur et quelques photos.
  • [10]
    Il n’existe pas de biographie mais quelques notices biographiques, comme celle de l’édition Labor mentionnée, ou celle de Robert Frickx dans le n° 35 des « Dossiers L » (Littérature française de Belgique), 1992. À signaler l’évocation lyrique en trois « chants » et un « envoi » de William Cliff (Conrad Detrez, Paris, Le Dilettante, 1990).
  • [11]
    Étant donné que l’Amérique latine « est en lutte pour sa seconde libération : économique, sociale et culturelle », l’avant-propos de Les mouvements révolutionnaires en Amérique latine annonce l’objectif de « faire le point sur la situation des mouvements de libération dans chacun des pays du continent ».
  • [12]
    Voir à ce propos A.-J. Dubois, op. cit., p. 171.
  • [13]
    La Mélancolie du voyeur propose un « souvenir » plus précoce (p. 163), et Detrez emprunte à la biologie, pour se définir, le beau mot de « chromophile ». Sa « leucophobie » s’étend bien sûr à la blondeur (nord-) américaine : « les culs des blonds elle les croit tous invariablement roses, avec ces mouchetures que font les petits boutons tributaires d’une acné qui se prolonge, d’une nourriture trop grasse, d’un manque d’exposition au soleil » (La Ceinture de feu, 205).
  • [14]
    Voir les pages 136,137,141-2, et ensuite le lien explicite p. 220… Il est vrai qu’il s’agit ici d’une Amérique latine blanche, voire paradoxalement nordique.
  • [15]
    « La jeune fille me dévoilait les bizarreries, les raffinements, les trucs d’un érotisme insoupçonné : celui des adolescents latins. Tout un art se déployait, façonné par le catéchisme et par les tropiques. » (164-5).
  • [16]
    Ce sera le motif du fratricide de La Ceinture de feu.
  • [17]
    « Où trouver la force d’aimer les quatre-vingt millions de crève-la-faim qui, pour la plupart dans ce pays, nous haïssaient moi et mes camarades mais pour qui il fallait continuer à tout sacrifier, la vie et le bonheur, pour en faire contre eux-mêmes des citoyens soignés, nourris, éclairés : des hommes ? Où trouver des raisons de croire qu’on y arriverait et le courage de persévérer ? » (186).
  • [18]
    Par exemple : « Mon baptême politique trouva son illustration dans la remise d’un document conforme à celui de tous les autres citoyens et qui mentionnait ma nouvelle identité […] La politique décidément me retournait, me dédoublait, me faisait plus nettement que la religion mourir à moi-même. Par la grâce de la politique […] » (176).
  • [19]
    « Étrange impression ! J’étais venu dans cette ville pour construire, j’y revenais pour détruire. J’étais venu prêcher la paix, j’étais revenu souffler à l’oreille de ceux qui jadis m’avaient écouté le discours contraire, j’apportais des paroles de guerre » (158).
  • [20]
    « J’avais pourri en vingt-quatre heures aussi profondément, intimement, que d’autres dans toute une vie » (120); « Un siècle plus tôt, me dis-je, j’avais mangé, prié, dormi dans cette grosse maison. Depuis lors j’avais vécu d’autres vies, appris des choses neuves et bouleversantes » (159); « Mon front s’était ridé, des cheveux blancs poussaient autour de mes oreilles. Encore quelques jours et j’entrerais dans ma vingt-huitième année. Mon âme en avait dix fois plus » (231).
  • [21]
    Cf. la seconde épigraphe.
  • [22]
    Voir la première épigraphe (empruntée à la Genèse) et la page 76.
  • [23]
    Le mot « chaos » est ici récurrent : « un puits t’attire avec ses remous et son chaos profond » (27) ; « l’inextricable chaos d’arbres, de buissons » (115) ; « tu ne périras pas sur cette terre où tout s’altère si vite, se défait, se fond à l’insidieux chaos des vies, des personnages et des choses » (237).
  • [24]
    Titre d’un roman ébauché par le protagoniste, où la narration opte pour un détachement passionné, et une non-hiérarchisation aussi inhabituelle que significative : « Le matin, je racontais l’étouffement d’un rosier grandi trop près d’un palmier nain et, le soir, l’écrasement d’une colonne de contre-guérilleros sur les hauts-plateaux de Colombie » (203).
  • [25]
    Il faut lire l’évocation lyrique de La Mélancolie du voyeur, p. 149.
Bref, je loue le polyglotte (et polychrome, polysème, polythéiste, polygame). […] Polymorphes de tous les pays, unissons-nous ! Et tordons le cou aux monos ! [1]

1Né dans un petit village de la province de Liège (RoclengesurGeer, 1937), dans une famille typiquement belge (mixte : père wallon, mère flamande) et d’origine paysanne (père boucher, mère au foyer), rien ne prédisposait Conrad Detrez à la trajectoire qui fut la sienne. Sauf sans doute une force ou une exigence intérieures qui placeraient sa vie sous le signe de l’arrachement et de la rupture, d’ailleurs motifs centraux de son œuvre littéraire. L’enfance et l’imaginaire sont marqués par la guerre, très présente dans les écrits autobiographiques. L’adolescence est studieuse. Avec l’appui de l’Institution scolaire catholique, Detrez, doué et chrétien fervent, obtient de faire des études gréco-latines, et ensuite d’accéder à l’Université par la porte étroite de la théologie. Contre l’Institution, politiquement « conscientisé » par les étudiants marxistes latino-américains de Louvain, mais aussi fasciné par le vaste et exotique monde qu’ils représentent, il part pour le Brésil, à vingt-cinq ans. Le lien mystique avec Dieu n’est cependant pas encore rompu : il sera militant chrétien, mais rapidement subverti, puis délibérément converti à la sensualité de la culture afrobrésilienne et à l’action révolutionnaire. Pris et torturé par la police politique de la dictature installée en 1964, il est expulsé en 1967. Arrachement ô combien involontaire celui-ci, et déchirant. Échaudé par l’action politique, il ne renonce pas. À Paris, il participe activement aux événements de mai 1968 et publie dans la revue Esprit « Pour une stratégie de la contestation » (juin 1968), essai non dépourvu d’un certain prophétisme utopique. En 1969 il retourne clandestinement au Brésil, qu’il quitte après quelques mois. Il multiplie les contributions politiques tournées vers l’Amérique latine – articles (comme « L’extermination des Indiens » [2] ), essais (Les Mouvements révolutionnaires en Amérique latine; la présentation et la traduction des textes du guerrillero Carlos Marighela : Pour la libération du Brésil; la traduction de Révolution dans la paix de Dom Hélder Câmara) [3] –, mais se frotte aussi à la fiction à travers la traduction de deux romans brésiliens : Les Pâtres de la nuit de Jorge Amado, et Mon pays en croix d’Antonio Callado [4]. En 1971, il enseigne en Algérie : nouvel arrachement à une Europe qui ne suscite en lui qu’aversion [5], mais nouveau lien avec les hommes de « sa tribu ». Son contrat terminé, il revient en Belgique où il travaille aux deux premiers volumes de la trilogie qu’il qualifiera d’« autobiographie hallucinée » (Ludo et Les plumes du coq) et qui préfigure ce genre mixte et ambigu que Serge Doubrovski a dénommé « autofiction ». Il s’agit donc cette fois d’une écriture qui n’est ni politiquement engagée ni alimentaire, et qui de surcroît représente un retour sur soi [6]. Detrez n’a cependant pas rompu avec l’action directe. Ayant réussi à obtenir le poste de correspondant de la Radio-Télévision belge à Lisbonne, il gagne le Portugal : « Pour la gauche européenne, ce pays était devenu un pôle d’attraction. Pour les Brésiliens de l’exil, une patrie. La nation de Camoens et de Pessoa s’exprimait en outre dans ma seconde langue; et c’était le berceau de ma seconde culture » (Noms de la tribu, 122). Il est ainsi amené à participer à nouveau à une expérience révolutionnaire, mais un scepticisme croissant lui fait surtout apprécier la suavité des œillets. En 1978, il est à Paris où il reçoit le prix Renaudot pour le troisième volume de la trilogie mentionnée : L’herbe à brûler. Plusieurs ouvrages se succèdent dès lors : les romans La Lutte finale, La Guerre blanche, Le Dragueur de Dieu[7], et un petit recueil de poèmes intitulé Le Mâle apôtre[8]. Profitant d’une loi d’amnistie, Detrez retourne au Brésil en 1981, voyage qui se doublera d’une réflexion rétrospective sur sa trajectoire : Les Noms de la tribu. Revenu en France, il obtient la naturalisation et repart : comme attaché culturel et scientifique à l’Ambassade de Managua, au Nicaragua. En 1984, il publie un roman au beau titre de La Ceinture de feu, qui propose un nouveau récit de désillusion politique, inspiré cette fois de la révolution sandiniste. Atteint du sida, il meurt à Paris en 1985, mais laisse un livre (inachevé) publié en 1986 dans la collection « L’infini » : La Mélancolie du voyeur.

2Ces quelques éléments bio-bibliographiques offrent des points de repère sans doute nécessaires (Detrez est aujourd’hui méconnu) [9], mais indiquent aussi une trajectoire qui, pour avoir été volontiers esquissée par l’auteur dans ses écrits ou lors d’entrevues, au point de constituer une sorte de mythe personnel délibérément élaboré, n’en est pas moins incontestable. Voici un individu qui refait candidement l’expérience des engagements classiques – Dieu, la politique, l’amour –, et classiquement celle des désillusions correspondantes, pour se tourner, non sans une certaine auto-ironie, vers « le jardin de la vie » et de l’écriture. Voici aussi – convient-il de souligner dans la perspective de ce volume – une vie ouverte aux trois continents et à davantage de vents, et un homme qui réunit toutes les figures de l’intermédiaire; sur les plans culturel – wallon et flamand d’origine, mais fédéraliste belge; français d’adoption mais tiers-mondiste de conviction – et professionel – missionnaire, journaliste, enseignant-coopérant, écrivain, diplomate… Je m’intéresserai plus particulièrement ici à ses rapports avec l’Amérique latine.

3Après l’expérience brésilienne, que l’on connaît à travers les évocations postérieures de l’écrivain (textes et péritextes) [10], les essais de Pour la libération du Brésil et Les Mouvements révolutionnaires en Amérique latine dénoncent les injustices séculaires, les fascismes et impérialismes dont ce continent est victime, et constituent un plaidoyer pour la lutte révolutionnaire [11]. De ce point de vue, n’était la célébration d’une épopée de la liberté qui remonte à Bolivar, n’était la songerie sur la « pureté révolutionnaire » que permettent des noms comme ceux de Guevara, Lebaton, Pereo, La Puente, Torrès ou Marighela, l’Amérique latine ne représenterait somme toute qu’un des « Trois Continents pillés par les nantis d’Europe et d’Amérique » – quoique le plus vivant révolutionnairement dans les années 1960 en raison du succès cubain et de la « contagion castriste ». L’avantpropos à Pour la libération du Brésil va cependant au-delà du discours politique, et revendique une spécificité culturelle qu’il s’agirait de sauver; celle « d’une des civilisations les plus attachantes que je sache », caractérisée par « la chaleur humaine, la ferveur génésique, la tolérance, l’amour du rythme et de la danse, l’anticonformisme, l’extrême sensibilité et la passion de la liberté » (p. 8). C’est dire que la libération du Brésil était d’autant plus urgente que l’oppression apparaissait ici comme particulièrement monstrueuse, frappant une civilisation « d’essence libertaire » dont Detrez suggère par ailleurs, in extremis, qu’elle « constitue, en ces temps où le socialisme est si “difficile”, un espoir par trop méconnu ». Le Brésil et dans une moindre mesure l’Amérique latine dans son ensemble pourraient ainsi représenter l’avenir de l’Europe.

4Dans l’œuvre de fiction – principalement les romans L’Herbe à brûler, La Lutte finale, La Ceinture de feu –, le culturel passe avant le politique et tous deux changent de valeurs : l’Amérique latine y est partie d’une topologie qui prend son sens du rapport qu’entretient avec elle un protagoniste engagé dans l’aventure de la vie.

5L’Herbe à brûler (1978) est fondateur. L’image de l’Amérique latine qui s’y façonne est fonction d’une élaboration primaire nourrie de l’expérience vécue et mobilisée par l’écriture; d’autant plus que, rappelons-le, il s’agit du dernier volet d’une trilogie autobiographique. Sauf le premier et le dernier chapitres qui encadrent la narration et offrent une perspective poético-fantastique, il s’agit apparemment d’une narration beaucoup plus traditionnelle que Ludo ou Les Plumes du coq; Detrez adopte le genre du récit d’apprentissage pour conter les désillusions diverses d’un protagoniste aussi ingénu qu’enthousiaste, au terme desquelles celui-ci, après être passé par le Brésil, l’Uruguay, le Brésil à nouveau, et puis Paris et enfin Bruxelles, retourne à son village natal. Roman cosmopolite donc, mais dont les cent premières pages comme les dix dernières, qui jouent de l’opposition de la campagne et de la ville respectivement affectées des signes positif et négatif, l’ancrent dans la littérature régionaliste [12]. Examinons quels rôles sont assignés à l’Amérique latine au sein de l’espace stratégique du roman d’apprentissage.

6D’emblée elle apparaît comme un monde autre, mais qui ne relève nullement de l’utopie : monde dramatique dont les brûlants problèmes sociaux – « la torture, la faim, la guérilla, la misère, tout ce qui fait le tran-tran de l’Amérique du Sud » (p. 60) – s’opposent aux problèmes faux ou dérisoires auxquels le monde catholique belge et européen prétend confiner la foi; monde où les prêtres ne peuvent éviter l’engagement politique (p. 61). Cependant, en vertu de ces mêmes caractéristiques, il se présente aussi comme terriblement vivant, voire vivifiant, et somme toute plus vrai; de là cette phrase qui conclut le quatrième chapitre et ouvre à l’aventure brésilienne : « J’ai quitté Louvain comme on quitte, recru d’air vicié, un w.-c. public » (p. 95).

7Simultanément, mais de façon plus secrète, s’entrevoit un monde de la chair, auquel ouvrent successivement l’ami africain et l’ami brésilien, assumant la figure du médiateur et même de l’initiateur. Ainsi cette évocation, tour à tour par le narrateur et « le Noir » Leopoldus, du baiser de celui-ci à la jeune fermière :

8

Ce baiser, son premier baiser, l’a mené au paradis, l’a couché sur un nuage en plein soleil […] il a bu un mélange de miel très liquide et de sel […] Ce baiser lui réjouissait l’esprit et le corps […] C’est un sel spécial, enfin ça brûle sans brûler, comme du miel très fort, du feu de miel, des langues de feu de miel […] besoins qui me semblent nouveaux, qui viennent de loin, d’un endroit situé très profondément, très à l’intérieur de mon corps, peut-être de mon âme elle-même. (p. 39-41)

9Remarquons le lexique biblique et le caractère mystique de l’évocation, ainsi qu’une interprétation qui, si elle passe par le dualisme chrétien, tente en même temps de le dépasser. Ces traits peuvent sans doute être motivés par la « fable » (d’un point de vue réaliste : il s’agit de jeunes séminaristes), mais ils annoncent une expérience centrale de « Conradus », et révèlent déjà une préoccupation profonde et constante de l’auteur. Ainsi cet autre passage, qui prend place quand le protagoniste fait irruption dans la chambre de son condisciple et mentor brésilien :

10

Ces deux corps qui ne semblaient avoir aucune honte de leur nudité. Je ne savais comment me tenir, rougissais. La négresse m’a fait penser à Leopoldus entrevu jadis sous la douche. La maigreur de Rodrigo m’a frappé ainsi que l’abondance et la noirceur des poils qui lui couvraient le ventre, les cuisses. […] L’idée que l’amour fît mal me désorientait. […] Rodrigo m’a demandé de revenir plus tard, le temps de « faire le mal », a-t-il ajouté, l’air de m’apporter ainsi la preuve que sa damnation se trouvait bel et bien fondée. (p. 86)

11Si la scène est ici encore interprétée depuis la perspective du chrétien novice, dont l’initiation se confirme, la narration tend à y opposer une religiosité qui assume le corps et ses pulsions, ainsi que l’ambiguïté troublante de l’expérience sexuelle. De plus, elle laisse ressortir et préfigure l’attirance pour le corps masculin, dont il n’est pas indifférent qu’il soit non-blanc [13]. On observe quelques pages plus loin la contre-figure de « l’Américain », dont tant le corps que la familiarité avec l’animal de compagnie sont décrits avec dégoût :

12

Son ventre plissait, des bourrelets de chair si blanche qu’elle semblait malade, exsangue, renflaient ses hanches. […] La queue du cocker frétillait entre les cuisses glabres et molles de son maître. L’Américain riait. De ma vie je n’avais assisté à scène plus païenne. (p. 93-4)

13À l’inversion du préjugé relatif à la couleur de peau – la blancheur devenant ici maladive, d’autant plus qu’elle s’associe à un excès de chair, qui serait révélateur d’une civilisation malade de son bien-être matériel – s’ajoute la réaffectation paradoxale des déterminants de « chrétien » et « païen ».

14Le long séjour du protagoniste en Amérique latine confirmera l’image d’un monde autre, plus particulièrement d’un Brésil autre, dont l’altérité ne relève pas du pittoresque géographique, d’ailleurs atypique (des eaux polluées roulent entre les palmiers ; Montevideo est sinistre et déliquescente, suscitant des souvenirs belges) [14], mais se caractérise bien par une brûlante réalité politique et érotique.

15S’il apparaît ainsi d’emblée comme un espace de tentation et de chute potentielle pour le chrétien (p. 105 et 112), on ne sera pas surpris que l’expérience décisive sur le plan sexuel (hétéro et homo) soit celle du carnaval de Rio, dont l’auteur confirme l’image stéréotypée en même temps qu’il la met en question : « Les gens ne mentaient pas, n’exagéraient pas : ces jours et ces nuits ont tenu de la folie » (p. 116). Il s’agit bien sûr d’un espace-temps singulier, évoqué en des pages aussi sensuelles que crues, mais qui ne ferait que catalyser des traits caractéristiques de la civilisation latino-américaine et plus spécifiquement afro-brésilienne : culte du corps, de la danse, du rythme. L’image n’est cependant pas celle d’une sexualité « lumineuse » : cette civilisation elle-même a dû composer avec le catholicisme, ce qui a enrichi mais aussi conditionné son érotisme [15]; par ailleurs, sa composante machiste nourrit les préjugés à l’égard de l’homosexualité [16], quand celle-ci y serait pourtant plus naturellement acceptable; enfin, ce qu’elle offre au chrétien – en tout cas au protagoniste de ce roman et des suivants de Detrez – c’est l’occasion d’aller au bout, physiquement et spirituellement, d’une expérience du sexe et de la passion qui est intimement problématique, marquée par la souffrance heureuse et le douteux remords (cf. supra).

16Sur le plan politique, l’ingénu missionnaire est immédiatement confronté à la complexité d’une situation où, si la violence des structures politico-sociales appelle indiscutablement à l’engagement, les déchirements internes laissent perplexe : conflits entre le « lumpen » et les syndiqués, entre les syndicats laïcs et chrétiens…; querelles entre théoriciens et praticiens, entre écoles théoriques…; méfiance enfin, voire haine du peuple à l’égard de la lutte révolutionnaire… Douloureuse éducation politique, qui mine le bel enthousiasme et que vient parfaire la réalité extrêmement brutale de la répression. C’est néanmoins dans un tel contexte que les convictions humanistes, chrétiennes ou marxistes, s’éprouvent, que l’engagement mûrit au risque de pourrir [17].

17Ainsi, le protagoniste épris d’absolu tend à s’investir complètement dans une quête à la fois individuelle et anthropologique qui passe tour à tour par la religion, la politique et le sexe – éléments dont l’unité fondamentale apparaît tant dans les médiatisations de l’un(e) par les autres que dans le vocabulaire invariablement religieux qui caractérise les diverses recherches [18]. L’Amérique latine apparaît comme l’espace qui offre les conditions objectives d’une expérience-limite, milieu révélateur de l’individu à lui-même, et transfigurateur. Le séminariste connaît l’exaltation apostolique et mystique, avant de se convertir en libertin et en révolutionnaire [19]. Ce milieu est donc à la fois intensificateur et accélérateur de l’expérience, une temporalité spécifique lui correspond [20].

18Les espaces traversés lors du retour en Europe s’avèrent des contre-espaces. Paris d’abord, en tant qu’espace de « distractions » par excellence qui ne parvient cependant pas à divertir d’un ennui profond (200), présent jusque dans les choses de l’amour (« très classiquement fait, nez contre nez et pieds contre pieds », 201). Après la pause salutaire de mai 1968 (205-213) – qui représente dans une certaine mesure une contre-image de la Révolution, comme auparavant la guerre scolaire et les dérisoires bagarres Wallons-Flamands à Louvain (87-90) –, revient le « patriotique ennui », et le grand chef de décider de « chasser les fauteurs de ces divertissements exotiques et sauvages et même pires : antinationaux. Il les renverrait chez eux puisque, par définition, ils étaient, ne pouvaient être que des étrangers, les plus turbulents d’entre eux, décida-t-il, provenant d’Amérique du Sud. » (213). Ensuite la schizophrénique Belgique, avec « Bruxelles-Brussel » (et sa « station Bruxelles-Brussel-Midi-Zuid », 219), capitale pluvieuse et noire qui a « quelque chose de mort » (220).

19L’image d’une Europe ennuyeuse et funèbre renforce ainsi en s’y opposant celle d’un Brésil chaotique et violemment contrasté mais débordant de vie, où prolifèrent les enfants et les fleurs de toutes les couleurs comme les mouvements politiques et religieux… et il est significatif que le narrateur-protagoniste qui le découvrait adoptât pour l’évoquer le style de l’accumulation lyrique ponctuée par des « J’ai vu » qui rappellent le « Bateau ivre » (102-103).

20Les romans postérieurs en rapport avec l’Amérique latine sont étroitement liés à L’Herbe à brûler. En effet, La Lutte finale et La Ceinture de feu choisissent eux aussi le genre du récit d’apprentissage et, quoique de conception et de facture fort différentes, proposent chacun une fable douloureusement sarcastique sur l’engagement révolutionnaire, avec en contrepoint des histoires sauvagement tendres d’amour et d’amitié qui finissent par être prépondérantes et indiquent un dépassement du politique vers des valeurs plus élémentaires. S’ils ne modifient pas substantiellement l’image esquissée de l’Amérique latine, ils représentent néanmoins pour notre propos des variantes intéressantes.

21La Lutte finale (1980) inverse la perspective narrative puisqu’il tente la gageure d’adopter le point de vue du « sous-développé » ou de la « masse » (pp. 40 et 42), objet récalcitrant de l’envahissante sollicitude des militants tiers-mondistes tel le protagoniste de L’Herbe à brûler, comme de celle des « étudiants » et « experts » des beaux quartiers qui tentent de convertir le narrateur-héros Populo et ses semblables à la « lutte finale ». Le roman exhibe une réalité sociale sordide dont l’espace emblématique est le bidonville, mais la crudité des évocations est compensée par la verve et la vitalité d’un Populo inspiré de la tradition picaresque, ainsi que par l’humour, teinté de tendresse et parfois de poésie, qui anime le récit. Si l’espace latinoaméricain (ici celui d’un fictif et donc générique « Guanabara ») apparaît donc une nouvelle fois comme celui du sous-développement et de la misère, c’est dans une perspective qui n’est nullement misérabiliste mais qui, opposée à toute commisération tiers-mondiste, revendique en même temps que la vie du bidonville la dignité de ses ressortissants et plus généralement celle d’un peuple dont la vitalité attire non seulement les intellectuels européens (comme les Françaises « Telle » et « Quelle »), mais leurs confrères latinos eux-mêmes. On retrouve ainsi la songerie sur l’intensité de vie inhérente à un monde chaotique; l’annonçait l’épigraphe, empruntée à Pasolini : « …c’était la vie dans sa lumière la plus présente : vie, et lumière de la vie, pleine d’un chaos d’avant les prolétaires… ».

22La Ceinture de feu (1984) renoue avec la perspective de l’Européen (narrateur et protagoniste, ou narrateur hétérodiégétique et non focalisé) qui considère depuis une distance variable le pays en question – ici, explicitement, le Nicaragua. Si l’on retrouve une réalité socio-poli-tique semblable à celle des deux romans antérieurs (pays d’oppression où syndicats et guerillas luttent contre l’injustice musclée et l’impérialisme « étasunien ») et les mêmes désillusions révolutionnaires, cela passe au second plan dans la mesure où s’imposent, plus encore que les relations interpersonnelles, une réalité à la fois géographique et métaphysique qui met la première en perspective. En effet, l’évocation émerveillée de diverses réalités exotiques (des volcans aux « chilamates » en passant par les théories de fourmis et les requins d’eau douce), qui rappelle le motif du « real maravilloso » dont Alejo Carpentier fut le théoricien et qui connut une telle fortune dans le roman hispano-américain, participe de la célébration plus fondamentale d’un monde d’une fécondité extraordinaire, où agissent encore les forces telluriques originelles, où couve encore le feu d’Empédocle [21], nourrissant secrètement éruptions volcaniques et révolutions humaines (126), ou l’incessant fratricide de Caïn [22]. Cette perspective mythique, qu’ouvre le paratexte (titre et épigraphes) et que renforce l’incipit avec son évocation lyrique des volcans et leur « chapelet de feu », est ensuite régulièrement réactivée, notamment – mais via un détour romanesque qui permet une ironie prudente – par des références au monde indigène et la citation de fragments du Chilam Balam ou du Popol-Vuh (86,119-120). S’approfondit de cette façon l’image d’une Amérique latine chaotique [23] : à la différence du Vieux Monde aux volcans éteints (215), lequel joue à nouveau le rôle de contre-espace ou repoussoir, celle-ci participe encore de la fécondité du chaos originel, et fascine les Européens qui, à défaut de pouvoir être volcans (tel Abel qui intériorise sa terre, 124), se font volcanologues.

23Ainsi se dégage de l’œuvre de Conrad Detrez une image de l’Amérique latine qui est sans doute très dure (malgré l’humour et l’ironie, l’allégresse somme toute, qui caractérisent essentiellement les diverses narrations), mais aussi profondément sympathisante et surtout valorisante. Elle se nourrit d’une image péjorative de l’Europe qui, dans la topographie stratégique du roman d’apprentissage, tend à se définir comme l’envers négatif de la première. Il faut cependant voir que cette opposition entre deux espaces tend à se dissoudre dans un troisième, non géographique celui-là. En effet, les expériences-limites que permet le milieu latino-américain, comme tel initiatique et transfigurateur, débouchent sur le désabusement mais aussi sur une forme de sagesse : revenu de tout et à soi, au plus près de tout et de soi, voir – de toutes ses forces, non sans mélancolie, la beauté multiple du monde –, et revoir au miroir de la mémoire; autrement dit, pour utiliser deux mots chers à Detrez, « arpenter » en « voyeur » un espace tour à tour ou à la fois extérieur et intérieur. Cette sagesse, explicitée dans La Mélancolie du voyeur mais préfigurée dans L’Herbe à brûler (songeons aux Mémoires d’un Jardinier[24] et à l’explicit qui de manière inopinée fait de la maison natale l’espace le plus vrai car le plus intime), et agissante dès le premier volume de l’autobiographie hallucinée, conduit finalement, quand il s’agit d’un écrivain, à l’espace littéraire – qui peut préférer à la vieille Havane la beauté méconnue du champ de betteraves [25].

Notes

  • [1]
    La Mélancolie du voyeur, Paris, Denoël, 1986.
  • [2]
    Jeune Afrique, 1969 (reproduit dans l’édition Labor mentionnée en note 9).
  • [3]
    Respectivement : Bruxelles, Éditions Vie Ouvrière, 1972; Paris, Le Seuil, 1970 (suivie d’une réédition à firme commune par 21 éditeurs, en réponse à une interdiction de l’ouvrage par l’administration française) ; Paris, Le Seuil, 1970.
  • [4]
    Respectivement : Paris, Stock, 1970 et Paris, Le Seuil, 1971.
  • [5]
    « Le Vieux Monde vit pour deux choses : s’unifier, consommer. […] Ni mon entourage ni mes lectures et moins encore le Brésil ne m’ont appris à me contenter de jouer le rôle d’un tube digestif. […] Le tiers monde est seul à peiner pour grandir l’homme. J’y retourne mais, cette fois, dans sa partie africaine. » (Les Noms de la tribu, Paris, Le Seuil, 1981, p. 102)
  • [6]
    « Je me retrouvais seul. Aux échecs politiques s’ajoutait l’échec amoureux. J’ai eu le sentiment d’avoir tout raté. J’ai cherché à connaître les causes de ces faillites, à mettre à nu les racines de mes révoltes. » (« Le jardin de la vie », Le Figaro, 1978; reproduit dans l’édition Labor mentionnée en note 9).
  • [7]
    Respectivement : Paris, Balland, 1980; Paris, Calmann-Lévy, 1980; Paris, Calmann-Lévy, 1981.
  • [8]
    Paris, Persona, 1982, illustré par des dessins très suggestifs de Luis Caballero.
  • [9]
    Detrez se trouve rarement dans les rayons de librairie. De plus, mis à part des articles de journaux ou de revues littéraires publiés lors de la parution des livres (voir principalement Esprit, La Quinzaine littéraire, La revue nouvelle), la bibliographie critique est elle-même très mince : quelques articles, aucun livre. Les éditions Labor (collection « Espace nord », Bruxelles, 1988) offrent cependant un Ludo accompagné d’une bonne préface de Jacques Bauduin et d’une remarquable lecture d’André-Joseph Dubois, avec une judicieuse sélection d’articles de l’auteur et quelques photos.
  • [10]
    Il n’existe pas de biographie mais quelques notices biographiques, comme celle de l’édition Labor mentionnée, ou celle de Robert Frickx dans le n° 35 des « Dossiers L » (Littérature française de Belgique), 1992. À signaler l’évocation lyrique en trois « chants » et un « envoi » de William Cliff (Conrad Detrez, Paris, Le Dilettante, 1990).
  • [11]
    Étant donné que l’Amérique latine « est en lutte pour sa seconde libération : économique, sociale et culturelle », l’avant-propos de Les mouvements révolutionnaires en Amérique latine annonce l’objectif de « faire le point sur la situation des mouvements de libération dans chacun des pays du continent ».
  • [12]
    Voir à ce propos A.-J. Dubois, op. cit., p. 171.
  • [13]
    La Mélancolie du voyeur propose un « souvenir » plus précoce (p. 163), et Detrez emprunte à la biologie, pour se définir, le beau mot de « chromophile ». Sa « leucophobie » s’étend bien sûr à la blondeur (nord-) américaine : « les culs des blonds elle les croit tous invariablement roses, avec ces mouchetures que font les petits boutons tributaires d’une acné qui se prolonge, d’une nourriture trop grasse, d’un manque d’exposition au soleil » (La Ceinture de feu, 205).
  • [14]
    Voir les pages 136,137,141-2, et ensuite le lien explicite p. 220… Il est vrai qu’il s’agit ici d’une Amérique latine blanche, voire paradoxalement nordique.
  • [15]
    « La jeune fille me dévoilait les bizarreries, les raffinements, les trucs d’un érotisme insoupçonné : celui des adolescents latins. Tout un art se déployait, façonné par le catéchisme et par les tropiques. » (164-5).
  • [16]
    Ce sera le motif du fratricide de La Ceinture de feu.
  • [17]
    « Où trouver la force d’aimer les quatre-vingt millions de crève-la-faim qui, pour la plupart dans ce pays, nous haïssaient moi et mes camarades mais pour qui il fallait continuer à tout sacrifier, la vie et le bonheur, pour en faire contre eux-mêmes des citoyens soignés, nourris, éclairés : des hommes ? Où trouver des raisons de croire qu’on y arriverait et le courage de persévérer ? » (186).
  • [18]
    Par exemple : « Mon baptême politique trouva son illustration dans la remise d’un document conforme à celui de tous les autres citoyens et qui mentionnait ma nouvelle identité […] La politique décidément me retournait, me dédoublait, me faisait plus nettement que la religion mourir à moi-même. Par la grâce de la politique […] » (176).
  • [19]
    « Étrange impression ! J’étais venu dans cette ville pour construire, j’y revenais pour détruire. J’étais venu prêcher la paix, j’étais revenu souffler à l’oreille de ceux qui jadis m’avaient écouté le discours contraire, j’apportais des paroles de guerre » (158).
  • [20]
    « J’avais pourri en vingt-quatre heures aussi profondément, intimement, que d’autres dans toute une vie » (120); « Un siècle plus tôt, me dis-je, j’avais mangé, prié, dormi dans cette grosse maison. Depuis lors j’avais vécu d’autres vies, appris des choses neuves et bouleversantes » (159); « Mon front s’était ridé, des cheveux blancs poussaient autour de mes oreilles. Encore quelques jours et j’entrerais dans ma vingt-huitième année. Mon âme en avait dix fois plus » (231).
  • [21]
    Cf. la seconde épigraphe.
  • [22]
    Voir la première épigraphe (empruntée à la Genèse) et la page 76.
  • [23]
    Le mot « chaos » est ici récurrent : « un puits t’attire avec ses remous et son chaos profond » (27) ; « l’inextricable chaos d’arbres, de buissons » (115) ; « tu ne périras pas sur cette terre où tout s’altère si vite, se défait, se fond à l’insidieux chaos des vies, des personnages et des choses » (237).
  • [24]
    Titre d’un roman ébauché par le protagoniste, où la narration opte pour un détachement passionné, et une non-hiérarchisation aussi inhabituelle que significative : « Le matin, je racontais l’étouffement d’un rosier grandi trop près d’un palmier nain et, le soir, l’écrasement d’une colonne de contre-guérilleros sur les hauts-plateaux de Colombie » (203).
  • [25]
    Il faut lire l’évocation lyrique de La Mélancolie du voyeur, p. 149.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions