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Article de revue

Histoires de l'histoire : il était une fois en Ritalie...

Pages 429 à 442

Notes

  • [1]
    Le présent article, reprend, dans une autre perspective, l’essentiel d’une communication faite à Palerme en juin 1995, dans le cadre du Colloque « Sicilia e Belgio. Specularità e interculturalità », sous le titre : « L’Immigritude : néologisme ou nouvel âge littéraire » (Palermo, Annali della Facoltà di Lettere e Filosofia dell’Università di Palermo, Studi e Ricerche, 21,1995).
  • [2]
    Rital-Littérature. Anthologie de la littérature des Italiens de Belgique, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 1996.
  • [3]
    « La “rital-littérature”. Étude interdisciplinaire d’une littérature “mineure” », Le Carnet et les instants, n° 78, du 15 mai au 15 septembre 1993, p. 18-20.
  • [4]
    Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éd. de Minuit, 1979, p. 29.
  • [5]
    « La poésie de l’exil », Le Carnet rouge, Arles, Actes sud, 1993. Babel, 1995, p. 167.
  • [6]
    L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994.
  • [7]
    Cuesmes, Éditions du Cerisier, 1986,216 p.
  • [8]
    Bruxelles, Éditions des artistes, 204 p.
  • [9]
    La Littérature prolétarienne en Belgique francophone depuis 1900, Bruxelles, Labor, « Un livre, une œuvre », 1995.
  • [10]
    P. 197.
  • [11]
    Ce dernier notamment dans Nouvel âge littéraire, Paris, Librairie Valois, 1930.
  • [12]
    On trouvera dans le volume cité de P. Aron le texte de ce Manifeste et son analyse (p. 62-68).
  • [13]
    G. Santocono, « Identité et immigration », Gli spazi della diversità, Atti del Convegno Internazionale, Rinnovamento del codice narrativo in Italia dal 1945 al 1992, Leuven, 1993, vol. 2, Roma, Bulzoni; Leuven, University Press, 1996.
  • [14]
    Le narrateur évoque sa stupéfaction à la rencontre d’un jeune garçon, « fils et mineur » (p. 109).
  • [15]
    Je souligne.
  • [16]
    Personnage folklorique de la région.
  • [17]
    Cuesmes, Éditions du Cerisier, 1998,230 p.
  • [18]
    Bruxelles, Bernard Gilson éditeur, 1996.
  • [19]
    Bruxelles, Éditions EPO, 1999.
  • [20]
    Voir plus haut et aussi Memoria. Immagini e parole dell’emigrazione italiana in Belgio, CESDEI, 1987; ou encore, dans l’ouvrage de Myrthia Schiavo, Italiennes au cœur de l’Europe, Bruxelles, L’Incontro dei Lavoratori-Mosaïc, 1990.

1Il est dans le belge pays une province non officielle mais bien réelle, la Ritalie. Ce pays dans le pays n’a ni gouvernement ni statut spécial ni même de frontières bien nettes. Elle s’est insérée où elle pouvait, mouvante mais compacte, bien vivante encore malgré la disparition ou le vieillissement de ses fondateurs. C’est sous ce nom que se reconnaissent, toutes générations confondues, les membres de l’importante communauté italienne installée en Wallonie, particulièrement dans la région du Centre où ils étaient les plus nombreux. À l’heure où la migration des populations est ressentie ou fantasmée par les autochtones comme un mal qui répand la terreur, où elle est rejetée ou pénalisée par les autorités et ses acteurs traités comme des délinquants, il n’est pas inutile de rappeler que des importations massives d’êtres humains ont été sollicitées et même payées en un temps où un homme, italien par exemple, valait encore un sac de charbon. C’est ainsi que les premiers habitants de la Ritalie, sur la foi d’un recrutement prometteur organisé par un protocole d’accords bilatéraux entre leur pays d’origine et le nôtre, sont arrivés par dizaines de milliers, dans l’immédiat après-guerre, en Belgique. Ils y sont restés et ont fait souche. C’est dans ce contexte sociologique fondateur, qui ne cessera de se vivifier et d’enrichir la terre d’accueil de même qu’il s’y adaptait, qu’émerge un jour ce qu’on appellera désormais la « ritallittérature », dans l’une de ses manifestations essentielles.

2S’il existe en Belgique une production littéraire italienne originale, l’épithète de nationalité n’est pertinente que pour signaler l’origine des producteurs, car, profondément différente de la littérature belge d’expression française (ou flamande) du pays, cette littérature n’appartient pas davantage à un corpus italien orthodoxe. Cette « rital-littérature » tire sa spécificité d’un partage entre l’attachement au passé de l’origine et la prégnance du présent revendiqué, entre la nécessité de proclamer sa différence et le naturel (confondu ou non avec la naturalisation) de l’assimilation. À cette littérature de marches et de marges, la contribution des Siciliens de Belgique est, à plusieurs égards, remarquable.

3J’ai avancé, pour caractériser celle-ci ailleurs [1], le mot « immigritude » qui peut heurter les puristes. Pourquoi ne pas simplement parler de « littérature de l’émigration »? Il s’agissait d’éviter de confondre deux concepts distincts, deux réalités différentes. Soit la question de l’étiquette : ranger en catégorie la littérature d’émigrés ou même de l’immigration se limite à une caractérisation sociologique, correspondant à un constat; risque en outre d’inférer que l’objet de cette production se réduit à une seule thématique. Plus fondamentale et dépassant l’épithète, l’immigritude en littérature est d’ordre politique et correspond à un choix. D’une part, on est immigré ou issu d’une émigration et on l’écrit ou on en écrit. La différence est imposée de l’extérieur, c’est un état que l’on subit, bien ou mal. D’autre part, on dépasse le constat en l’assumant, en l’exploitant comme un facteur identitaire. De même que la négritude a caractérisé une forme de combat, une stratégie d’autolégitimation, l’immigritude définit une position par rapport à l’origine et par conséquent implique une volonté de modifier le champ social et devient un acte politique. S’agissant de littérature, l’immigritude caractérise en outre le mode d’investissement du champ littéraire. Si c’est un néologisme, il jouit, pour être admis, de l’effet d’un précédent notoire et éprouvé. Il est, en outre, le meilleur mot qu’a trouvé un Sicilien de Belgique, Toni Santocono, pour définir ses aspirations en tant qu’écrivain qui a trouvé sa place dans un coin de Wallonie, en Belgique.

4Quiconque entreprend d’étudier la littérature des Italiens de Belgique en langue française ne pourrait se passer de l’apport considérable du travail accompli par le groupe interdisciplinaire qui, à l’appel du CESDEI (Centro studi dell’emigrazione italiana in Belgio), a rassemblé quelque deux cents productions et a posé, à propos de ce corpus, les questions primordiales concernant l’émergence et la nature de tels écrits, remarquables par leur diversité. Je vais donc faire l’économie d’une approche socio-historique et même d’une analyse des facteurs psychologiques, puisqu’en ce domaine des études approfondies ont été menées par des spécialistes et sont aujourd’hui publiées en volume [2]. Je rappellerai pourtant la qualification de littérature « mineure » qu’avançait déjà, dans un article de mai 1993 portant sur la « rital-littérature » [3], Anne Morelli qui s’inspirait des définitions de Guattari et Deleuze à propos de Kafka. Pour ces auteurs, une littérature mineure « n’est pas celle d’une langue mineure », mais « plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure » [4]. Par exemple la littérature juive à Prague et la production d’un Kafka, Pragois y écrivant en allemand. Par exemple aussi, et selon Morelli, celle des « Italo-belges » que caractérise un certain « nomadisme linguistique ». Parce que la langue y est affectée d’un fort coefficient de « déterritorialisation », la littérature mineure se voit pourvue d’une force révolutionnaire capable de modifier la grande littérature.

5Sans attribuer tout à la langue – rappelons le cas de Paul Celan, Juif, né en Roumanie, qui a écrit en allemand et vécu en France, victime, survivant puis suicidé, « poète de l’exil, étranger même au langage de ses propres poèmes […] paradigme de la destruction », selon Paul Auster [5], ou celui de Jorge Semprun, incorporant tous les langages au sien à travers tant d’intercesseurs [6], dont les exemples démontrent la complexité de telles situations –, je voudrais, par une approche interne du roman de Santocono, Rue des Italiens[7], tenter de montrer comment fonctionne cette littérature que l’on qualifie de « mineure », dans le champ littéraire de la Belgique. Montrer aussi quels sont ses atouts ou ses potentialités et la position des auteurs par rapport à l’institution littéraire.

6Comme je l’ai annoncé à propos de Santocono, qui sous-titre son premier livre « roman », je me bornerai à ce type de production dont l’appartenance au littéraire est non douteuse, soit explicite dans le choix d’un genre reconnu, roman, poésie, théâtre, soit plus discrète ou indirecte, lorsque la venue à l’écriture, puis à la publication, n’a pas répondu à une vocation délibérée et encore moins à une stratégie, mais s’est déterminée en chemin, par le détour d’une autre activité, comme le militantisme social, politique ou culturel.

7Étudier la littérature de l’immigration présente une difficulté d’ordre méthodologique. A fortiori si elle se place sous l’enseigne de l’immigritude. D’un point de vue interne, les œuvres considérées se présentent selon deux grandes catégories selon que la dominante est le référent ou la littérarité. Pour la littérature italienne de Belgique, la progression dans le temps s’est en général traduite par une progression du littéraire aux dépens du référentiel. Ainsi, le roman d’Eugène Mattiato, La Légion du sous-sol, édité en 1958 [8], est, malgré un travail manifeste sur l’écriture, encore dominé par le souci de reproduire la réalité, c’est-à-dire la condition du mineur qu’était l’auteur lui-même, d’informer sur un métier particulièrement pénible, le dur travail dans l’insécurité et les conditions de vie particulièrement difficiles, voire scandaleuses qui étaient, on n’ose dire réservées, mais imposées aux émigrés de toute provenance, embauchés dans les charbonnages. L’effort si évident dans la rédaction écarte souvent du champ littéraire un texte qui vaut d’abord comme un témoignage. Mais, par là-même, la thématique totalement référentielle, des traits récurrents dans l’écriture, comme l’hypercorrectisme, la rhétorique systématique, péchant par un souci outré d’expressionnisme et une certaine efficacité dans la communication pittoresque, autorisent le rapprochement de Mattiato avec les écrivains prolétariens. C’est à juste titre que Paul Aron propose, à la fin de son volume sur la littérature prolétarienne en Belgique [9], un chapitre intitulé Littératures de l’immigration, où il étudie le statut de quelques auteurs issus de l’immigration, dont, évidemment, les Italiens, parce qu’ils « partagent nombre de caractéristiques des écrivains prolétariens, tant par la nature de leur activité professionnelle que par leur accès improbable à l’écriture » [10].

8Il n’est peut-être pas superflu de rappeler les traits distinctifs de ces « voix d’en bas » tels qu’ils sont définis par Barbusse et Poulaille [11] et tels, en ce qui concerne plus précisément la Belgique, qu’ils apparaissent dans le Manifeste de l’équipe belge des écrivains prolétariens de langue française de 1929 [12]. D’où parlent-ils, ces écrivains prolétariens ? Du peuple dont ils sont issus et du monde du travail dont ils font partie. De quoi parlent-ils, écrivent-ils ? Du travail qui est le leur et de leurs conditions de vie. Forts de leur expérience, ils estiment pouvoir revendiquer un monopole, celui de l’authenticité du témoignage sans doute, mais surtout le monopole d’une parole singulière. Car ils ont l’ambition de dépasser le stade informatif du témoignage et de réaliser par leurs écrits une médiation originale entre prolétariat et culture. Comme le dit Paul Aron à propos des prolétariens de Belgique, ils entendent instaurer un nouveau lieu de discours, c’est-à-dire qu’ils s’autolégitiment dans la marginalité où ils se trouvent par rapport à l’institution littéraire, « en face » de la littérature bourgeoise, de la littérature majuscule. Notons une particularité de ces premiers prolétariens de notre communauté : à la différence des prolétariens français, ils ne sont inféodés à aucun parti politique. Cette indépendance semble aussi souvent caractériser les écrivains de l’immigration qui nous intéressent.

9Ces deux critères de classification auxquels j’ai fait appel, linguistique si l’on parle de « littérature mineure », socio-professionnel si l’on parle de « littérature prolétarienne », offrent chacun une grille de lecture acceptable pour la littérature de l’immigration italienne en Belgique, mais non totalement satisfaisante. C’est à l’intersection de ces deux groupes, « mineur » et prolétaire, qu’il faut réfléchir. C’est autour de la notion ou du concept de « frontière » qu’il faut creuser ou imaginer; dans cette zone floue de l’entre-deux, de la marge, de l’horizon déplaçable. Car dans « immigration », il y a voyage. Déplacement, déracinement, mais aussi accommodement et même installation, tant est plastique le provisoire. Ajoutons – et j’insiste sur la subjectivité de toute lecture – que celle-ci peut varier en fonction de facteurs externes et, notamment, s’agissant des immigrés, être fortement remobilisée par les résurgences actuelles d’un discours raciste et de pratiques fascistes, propres aux mouvements d’extrêmedroite. Le lecteur « sensible », pour ne pas dire blessé par cet environnement hostile, a tendance à orienter son regard, à privilégier le parti pris sociologisant qui, finalement, risquerait de réduire au rang de document une production dont l’ambition est littéraire. Il faut donc dépasser des distinctions de méthodes, qui seraient inappropriées ou trop artificielles, pour étudier, dans la production de ceux qu’on appelle désormais les Italo-belges, ce qui détermine sa spécificité et s’interroger sur la singularité de sa tension vers l’esthétique légitime. Il faut surtout tenter d’apercevoir l’impulsion qui dégage cette littérature de marges et le mouvement qu’à son tour elle déclenche, cette littérature originale; considérer ses potentialités, son champ d’action, son avenir en regard de l’institution littéraire en Belgique.

10Girolamo Santocono est né en Sicile en 1950 et arrive en Belgique à trois ans avec sa mère pour rejoindre son père qui travaille dans un charbonnage du Centre. Les débuts de son séjour se situent « à l’Étoile », dans des bâtiments de triage du charbonnage reconvertis en habitations pour immigrés. La famille déménagera ensuite à Morlanwelz, dans une vraie maison. D’une rue quasi exclusivement habitée par des Italiens, il va à l’école où il est versé, comme ses compatriotes, dans une classe qui lui paraît de seconde zone ou de parcage réservé aux sans-avenir. Santocono fréquentera pourtant l’Athénée et accomplira le cycle complet d’études secondaires qui lui ouvre l’accès à l’université où il s’inscrit en sociologie. Il est aujourd’hui animateur socio-culturel. Il a gardé la nationalité italienne. En 1986, il publie Rue des Italiens, un roman de toute évidence autobiographique, aux Éditions du Cerisier. C’est un succès : le volume atteint un tirage peu habituel pour la Belgique.

11Quelle est la connexion entre Toni Santocono (appelons-le comme tous ses familiers) et cette petite maison d’éditions de sa région, par ailleurs très sélective et engagée, que dirigent Jean Delval et Danielle Ricaille ? Le théâtre-action, une pratique marginale, locale, très proche des milieux du travail ou du chômage dans une région industrielle aujourd’hui en crise, le Pays noir. Il est intéressant d’évoquer le parcours de ces éditeurs en regard de celui de l’auteur. Ce sont à l’origine des comédiens, déjà orientés dans une pratique révolutionnaire de la (non-)scène, qui ont un jour quitté la capitale pour le Borinage où, avec leur compagnie, Le théâtre des rues, ils ont décentralisé leur action dans tous les sens du terme en portant le théâtre sur des terrains inhabituels (usines, charbonnages, etc.). C’est le contact puis la collaboration avec les milieux du travail qui déclenchent pour eux l’ouverture à une nouvelle forme de création : ils s’engagent alors dans l’écriture collective et dans l’édition.

12Toni Santocono a lui aussi commencé par la scène. À travers musique et chansons, animation et fantaisie, il s’est plu à raconter des histoires, celles d’une expérience singulière, sortes de walloniades à l’italienne. C’est pour cela qu’il se mettra à écrire.

13Rue des Italiens est un récit de vie que l’auteur a intitulé roman. Autobiographique sans doute, cet écrit se proclame fiction et revendique ainsi son appartenance au champ littéraire. S’il est un témoignage sur l’immigration italienne, mettant en lumière sa spécificité dans la vie quotidienne, celui-ci adopte une forme alternative par rapport aux études scientifiques. Aussi n’est-ce pas du travail à la mine, des problèmes socio-économiques de l’immigré que traite le roman, même si ces thèmes en constituent la toile de fond, mais plutôt de la vie familiale dans la communauté italienne et dans ses sous-groupes régionaux parmi lesquels les Siciliens sont les plus nombreux. D’où l’abondance de notations de comportements spécifiques dont la bonne humeur est le trait dominant, vision qu’autorise la fiction d’un regard enfantin, mais aussi le désir profond de l’auteur qui entend bien dépasser la tonalité tragique d’origine et marquer d’auto-dérision son discours sur l’immigration italienne. Le propos de Santocono est ambitieux à cet égard et c’est en cela qu’il dépasse le simple témoignage et s’ouvre à la création.

14Au départ d’une image identitaire inédite de l’Italie, littéralement imposée, enfoncée comme un coin en Wallonie, il va parler d’ici, plutôt que de là-bas. Sans ressortir à un régionalisme restreint, car cette image n’est pas liée à la situation géographique pas plus qu’elle n’appartient à un terroir précis, son évocation se fonde sur l’émergence et la vitalité d’un groupe humain accidentellement constitué. Le témoignage « italien » ne relève donc pas d’une extranéité indélébile, ni d’une nostalgie originelle, pas plus qu’il n’exprime une candidature à la fusion. Il révélerait plutôt une « mise à l’ex- » des antécédents, une renaissance, sorte de « rifondazione » à substituer au programme biologique ou social. L’immigration est terminée. S’accrocher à ce passé, pour Santocono, ce serait l’enfermer dans un musée. « J’ai toujours su que je possédais là une richesse, un vécu singulier qui m’enorgueillissait, mais je savais également que cette richesse était éphémère : “l’immigritude” est un état transitoire qui se dilue avec les générations » [13]. Et pourtant il fallait fixer le souvenir de ce passage, « pérenniser ce vécu », comme dit l’auteur. C’était à la fois une revanche sur l’Italie qui oublie ou occulte volontiers cet épisode relégué dans un coin de son histoire et, pour soi-même, une recherche identitaire et une affirmation de son individualité. Une manière de poursuivre ou de compenser le voyage fondateur, qui fut celui du père, par le choix d’un itinéraire propre. Le parcours d’une vie recréé, réinventé par l’écriture permet de donner un sens à son existence. Évoquer le monde de l’enfance, c’est se reconstruire, naître à nouveau et, pour Santocono, rompre avec l’immigration après lui avoir donné sa voix. Ainsi, nous voilà passés du domaine référentiel au domaine littéraire et de la parole collective au message individuel. Mais s’il parle de soi, Santocono en fait une matière poétique qui rejoint l’universel.

15Le « je » va donc prédominer dans Rue des Italiens, s’adressant parfois avec vivacité à un « tu », qui représente, bien plus que le lecteur potentiel, le lecteur fictif qu’est, face à sa reconstitution, le narrateur lui-même. Ce « je » ne parle pas au nom d’une collectivité réelle de personnes, mais il émane d’un groupe circonscrit de personnages dont la dialectique ressortit désormais à la fiction. La structure du récit s’inscrit dans la tradition romanesque, avec ses pauses et ses accélérations solidement enchaînées. La narration alterne les évocations générales, sortes de condensés de faits répétitifs, avec des épisodes complets, autonomes où l’invention qui caractérise le plaisir de raconter se donne libre cours. Lors des réflexions à caractère plus général et qui appartiennent plutôt au registre de l’information, le narrateur ne cesse pas d’infléchir le discours, par des interventions tellement fusionnées au texte qu’elles ne sont repérables qu’à l’analyse de l’énonciation où il apparaît qu’elles dessinent un paysage qualificatif – « un jeu comme seuls les Italiens peuvent l’inventer » –, et dans une rhétorique malicieusement bon enfant – « Les Italiens ont réussi à faire de ce jeu un truc aussi compliqué qu’une négociation communautaire en Belgique ». Ailleurs, les modalisations personnelles sont plus visibles, chevillées de manière apparente, signalées par des retraits entre parenthèses ou des prises de parole explicites qui seraient des confidences si elles n’étaient neutralisées par le doute ou par la dérision.

16Des traits linguistiques spécifiques assignent un registre original à ce texte écrit par un Sicilien en français de Belgique : wallonismes, italianismes, sicilianismes, jeux de mots, traces de langage populaire et mixage des niveaux invitent à une véritable « fête du verbe » où l’auteur exploite avec bonheur une sorte de huis-clos culturel. Des figures très familières tirent beaucoup d’effet d’un minimalisme inattendu. Le titre du roman lui-même, Rue des Italiens, si simple qu’on n’y aurait pas pensé, montre à suffisance, si on le compare à La Légion du sous-sol, par exemple, combien le choix rhétorique révèle l’énonciateur et sa position à l’égard de son objet. Du témoignage ponctuel, lié à la reproduction du réel, à la fantaisie de la fiction, le passage est manifeste dans le roman de Santocono où se perçoit l’évolution vers l’autonomie de l’histoire par rapport à l’Histoire qui conditionne le devenir littéraire. De même que, s’il témoigne, le fils veut dire autre chose que ce que le père aurait dit, Santocono, avec le roman de l’enfance, renonce au roman de l’immigration. Il quitte le général pour le particulier, abandonne l’ordre de la tradition pour lui substituer celui de l’invention. Il se choisit une nouvelle généalogie, littéraire celle-ci. Est-ce un hasard s’il n’a pas pu écrire avant la mort de son père ? Écrire, c’est aussi relater sa quête identitaire : « (mon père) a flairé que je quittais tout doucement le monde sicilien, où rien ne se dit à ciel ouvert… ». Pour en finir avec le malheur de l’immigration, Santocono, prenant la parole à l’enfance, se structure en personne autonome, s’individualise. Peut-être au prix de détournements volontaires à l’égard du vécu cliché : « S’il y a au monde un endroit qui puisse ressembler au paradis, ce devait être celui-là. Enfin, quand je dis paradis, je veux parler pour les enfants car pour les parents ça devait plutôt ressembler à l’enfer. Quoique… » Au prix du refus d’héritage : « Les trucs et machins de race, nationalité et autres bazars dans le genre, on les a vite laissés aux adultes ». Plutôt qu’une rupture de solidarité par rapport aux parents, une telle déclaration manifeste un désir de s’écarter du discours imposé et le droit à l’originalité.

17Rien ne dit que cette version personnelle de faits réels n’a pas fait l’objet d’un choix douloureux d’ailleurs. Il a fallu oser violer les tabous pour s’attaquer au passé, en dédramatiser la relation pour lui enlever tout caractère sacré. Ainsi le récit de l’incendie qui se déclare dans un baraquement ne donne pas lieu à une déploration sur l’insécurité des logements réservés aux immigrés, mais il raconte la réjouissance des gamins en face du spectacle. C’est au travers du plaisir, inédit pour un petit garçon pauvre, d’un voyage impromptu en voiture qu’est évoquée la catastrophe de Marcinelle. Le père, entrevu pour la première fois en tenue de mineur par son fils, à l’occasion de la Sainte-Barbe, lui paraît un « guignol ». La grande grève de 1960 ressemble à un carnaval : « ça gueulait, ça sifflait, ça arrêtait les trams, ça lançait des pétards sous les autobus à qui mieux mieux… Si cela n’est pas une ambiance de fête, c’est que je ne comprends plus rien aux fêtes ». Même un drame plus intime, celui que vit la famille confrontée à la violence du père, déchaîné quand il est saoul, qui casse tout et se transforme « en bête féroce » capable de cogner sa femme, est tourné en dérision. Provisoirement, il est vrai, car la réflexion de l’adulte qui écrit vient corriger le souvenir d’enfant, car on ne peut occulter jusqu’au bout le malheur de ces crises furieuses auxquelles le narrateur tentera de trouver des raisons : « une sorte de rémission qui garantirait l’image un peu idyllique que je me faisais de mon père ». C’est alors que le réel refait surface avec âpreté : « Je me suis dit que peut-être l’alcool mettait à nu la vie de con qu’il menait en Belgique ? Peut-être que la conscience progressive de ses dix années “d’estero” (d’étranger) qui n’avaient pas réussi à l’extraire de son point de départ, éclairait mieux l’escroquerie qui l’avait fait fonctionner dans cette galère ? » Cette prise de conscience n’oblitère cependant pas le point de vue du narrateur qui manifeste son indépendance par le fait même d’en prendre la relation à son compte, et de conclure : « Tout cela pouvait expliquer bien des choses, mais jamais je n’ai réussi à l’admettre. Il aurait pu faire attention, merde quoi ! Il aurait pu s’en prendre à qui de droit, à ceux qui l’avaient fait venir, à ceux qui lui avaient promis monts et merveilles, j’sais pas moi, au monde entier ! Mais non à cette pauvre femme encore plus exploitée et démunie que lui… »

18De tels passages qui interrompent le récit enfantin et suspendent pour un moment le registre de la dérision ont une double fonction. D’une part, ils recentrent l’ancrage socio-historique de la thématique de l’immigration. D’autre part, ils permettent de mettre celle-ci à distance, car ils aboutissent à une revendication libertaire bénéfique au narrateur, tant au point de vue psychologique et à sa propre personne qu’au point de vue esthétique et à son statut d’écrivant. Sans compter qu’en associant à la thématique de l’immigration le thème plus universel du conflit de générations, ces mêmes passages donnent au récit une dimension plus large et en affermissent par filiation l’appartenance au champ littéraire.

19La classe d’âge qui, dans le roman de Santocono, régit la perception des faits, c’est-à-dire l’enfance, mineure en tout état de cause, non concernée directement par le vécu du déracinement – les enfants sont arrivés en bas-âge ou sont nés en Belgique – se trouve en décalage par rapport à la grande tragédie de l’immigration. S’ils en héritent, les enfants font un usage inattendu de ce traumatisme, dans la fiction comme peut-être dans la réalité. Il n’est de vérité, d’usages que ceux qu’ils se transmettent ou s’échangent. Seule leur expérience valide la transmission du savoir, même si celui-ci concerne le pays d’origine, cette Sicile qu’ils ne connaissent pas ou si peu. Pour ces fils d’immigrés, l’initiation culturelle se fait quasi comme l’initiation sexuelle, en dehors des parents. Alors que « la mine est une affaire de pères » [14], c’est à l’école que le fils va connaître l’aliénation. Le roman donne un relief étonnant à l’épreuve de la ségrégation entre Belges et immigrés lorsqu’il la situe sur ce terrain nouveau, dévolu aux apprentissages. Avoir « fait confiance à l’esprit égalitaire de ce pays » qui, semble-t-il, « avait réglé ces petites injustices minables entre catégories de citoyens » était un leurre. Doublement héritier, le fils de mineur, Sicilien, n’aura guère le choix : la mécanique est un excellent métier pour lui; « le mécanicien est aussi utile à la société que le médecin ». Ces paroles paternalistes sont proférées par le directeur d’école qui remplit ainsi sa mission d’orientation professionnelle, comme on disait alors.

20Si « la vraie vie », selon Proust, c’est la littérature, Rue des Italiens le prouve à sa manière. C’est là que se posent les questions fondamentales pour l’héritier de l’émigration : faut-il partir ou rester pour exister vraiment ?

21Comment ces déracinés, devenus gens de nulle part, vont-ils gérer tant d’aliénations cumulées ? Santocono trouve une position acceptable par l’écriture, et cette vraie vie qui rend compatibles toutes les contradictions. C’est au creux d’un terril que le roman fait surgir des doigts du mineur Giacomino « un véritable jardin d’Éden », où poussent ces légumes qui sont des « morceaux de vie », tandis qu’en Sicile, « après nous, c’est fini la terre ! ». C’est la littérature qui autorise au narrateur l’improbable description d’une vallée avec « juste un couloir pierreux qui, lacérant le paysage, (lui) faisait croire qu’il s’agissait du lit vide d’une rivière », alors qu’à perte de vue « ce n’était que cailloux éclatés, gravats concassés et terre brune si sèche que le moindre pas la désagrégeait en nuage de poussière ».

22La conversion romanesque d’un vécu bien réel rend possible la confrontation de deux générations, par la mise à distance du contenu dramatique de leur opposition. Entre la déploration du père – « Pauvres Italiens à l’étranger, fils de personne et esclaves de tous ! » et la déclaration du fils qui a trouvé sa place, quelque part en Belgique – « en gare de Morlanwez, je me suis senti revenir à la maison » –, non seulement le temps a passé, mais l’effort rétrospectif a rejeté les faits dans l’accompli. La vision poétique n’est pas loin, même si, dans le texte, « la passerelle » est encore un élément de témoignage, photographique en quelque sorte. Dans la description qui amorce le dernier chapitre du roman, on peut suivre la trajectoire du récit qui évolue des faits vers le symbolique :

23

La passerelle qui surmonte le chemin de fer déversait en cascades, à cette heure-là, les élèves de l’athénée et du lycée, tandis que remontaient par la rue du 11 novembre ceux de l’école technique. Les uns étaient Belges pour la plupart, les autres Italiens en majorité.
Sur la place Warocqué, tout le monde se mélangeait comme deux rivières venues se jeter dans un même lac. Les deux flots s’unissaient un instant pour se diviser, ensuite, en d’innombrables petits ruisseaux. Une grande partie d’entre eux arrivait malgré tout à se confondre par cette magie qu’ont les bistrots de gommer les différences devant un verre de bière ou une partie de kicker.
[…] Je descendais de l’athénée et pourtant j’étais Italien. Mine de rien, je me sentais bien dans ce double jeu, dans cette espèce d’ambiguïté rassurante que j’ai fini par cultiver par la suite[15]. S’il m’arrivait de vibrer pour telle équipe italienne de foot, je ne restais pas insensible aux sons des tambours du gille [16].
Jamais je n’ai pu me résigner à m’identifier tout à fait à l’une des deux rivières.
Si je me sentais de plus en plus confirmé dans l’état de « fils d’immigrés italiens en Belgique », le « fils d’immigrés » demeurait tandis que « Italien en Belgique » disparaissait lentement. […] L’Italie […] la Belgique […] c’étaient deux façons de désigner le même objet, de parler de la même chose : mon chez moi. (p. 213)

24Sans doute, le narrateur rend-il compte, une fois de plus, d’une réalité sociale. Pour sa génération, le clivage des classes, s’il existe encore bel et bien, ne passe plus nécessairement par celui des nationalités. Pourtant le changement de statut n’est pas seulement imputable au cursus scolaire inattendu, ni même à « l’ambiguïté » qui en résulte, mais au relief acquis par la mise en images, par le passage au symbolisme qui fait basculer le témoignage dans le champ littéraire. Le roman se terminera par une accumulation rhétorique : le paysage se débarrasse de ses « épines », comme se nettoie le ciel : pas bleu, pas gris non plus. Face aux « reliques douloureuses », le narrateur ne sait « s’il faut les préserver avec attention ou les liquider afin de laisser un paysage tout neuf aux générations suivantes ». Mais s’il évoque, avec le placard « À vendre » de la vieille boulonnerie, « le premier cri d’une longue plainte qui s’annonçait déjà… », cette plainte n’est plus celle des siens, ni même la sienne. Dans son suspens même, elle vise l’internationale des travailleurs et le peuple tout entier, que broiera la crise.

25Il aura fallu douze ans à Girolamo Santocono pour mener à terme un deuxième roman : Dinddra[17]. Bien que celui-ci se situe lui aussi en Ritalie et se love dans un micro-milieu encore plus restreint apparemment – le « dinddra », version sicilienne de « dentro », le dedans –, la famille et les amis, sorte de tribu ou sphère intime qui s’autorégule en dehors des catégories reconnues par la sociologie, il décolle bien davantage de son point d’ancrage primitif que Rue des Italiens. Non parce qu’il promène constamment son héros sur les routes, dans les trains, de village en village ou de sa province à la capitale, non parce qu’il propose un nouveau départ, une autre émigration, sorte de répétition du voyage initial et initiatique du père, cette fois pour l’Australie, mais parce qu’il va beaucoup plus loin, au-delà du leurre de ces expériences fantasmées ou ratées. Du récit de vie Santocono est passé à la réflexion existentielle et du particulier à l’universel. Certes, il n’a abandonné ni la forme romanesque et lettrée, ni ce langage familier et festif, cette gouaille songeuse et personnelle qui sonnaient juste dès le premier roman. Il n’a pas davantage renoncé à ses sources. Au contraire, l’italianité (ou la sicilianité) est plus présente, baigne plus constamment le texte dans les nombreux dialogues. Mais, cette fois, l’auteur se permet la dérive, le rêve infernal du désenchantement, la causticité qui dévoilent le fondement même de son engagement personnel et social et, tout compte fait, lui permettent d’affirmer un choix délibéré. Ici, sa générosité se fait inventive : écrire équivaut à noircir ou illuminer un monde, à tracer de nouvelles voies, quitte à dénoncer les écrasements inévitables. Avec le tressage d’une intrigue, que vivent de vrais personnages, dans des paysages travaillés, Santocono maîtrise désormais le « mentir-vrai » qu’exige l’option littéraire. Rien n’est perdu de son expérience, mais il en joue, la transpose, se construit à neuf avec les moyens de l’altérité. Ainsi, le personnage du « fils », toujours présent et confronté au « père », mais passé à la troisième personne, tire son épingle du jeu, de la misère ou de la réussite imposée, se détourne même du mirage de l’ailleurs qui a pris pour un instant la couleur rouge des plaines australiennes : il ne se tire pas, il s’en tire. De même que Santocono qui écrit et, de ses déchirements, tire la vraie vie que l’on évoquait plus haut.

26Les écrivains « mineurs », selon les considérations de Deleuze et Guattari, tirent avantage de l’ambiguïté de leur statut, ou sont surdéterminés par leur position de déterritorialisés, si l’on en croit aussi Paul Auster et Jorge Semprun, juges et parties d’ailleurs, dans certaines de leurs activités littéraires. Il en va de même des écrivains prolétariens qui, pour évoquer une réalité vécue, par eux-mêmes ou par leurs proches, manifestent une ambition littéraire lorsqu’ils choisissent délibérément la fiction.

27Écrivains de l’immigration ou Italiens de Belgique, nombreux sont les exemples qui auraient pu contribuer à enrichir mon propos. Je songe en particulier au poète Francis Tessa et à son seul roman Les Enfants polenta[18], récit de vie lui aussi mais dans un registre poétique, et à Carmelina Carracillo, dont les romans, et surtout L’Italienne[19] permettraient d’illustrer un volet féminin plutôt réduit, et pour cause de parole minoritaire, cette fois, même dans la sélection proposée par les différentes publications du CESDEI [20]. Comme ceux-ci, mais peut-être plus ouvertement, le Sicilien Santocono tire son originalité d’une ambiguïté qu’il assume pleinement. Il fait de l’immigritude un facteur de « promotion », de soi-même sans doute, mais aussi de l’institution qu’il enrichit. Parlera-t-on, dans son cas, d’interculturalité ? À la culture archétypale sicilienne qu’il entretient avec ferveur, il associe, il mêle l’engagement toujours renouvelé dans l’expérience quotidienne d’une culture de résidence sinon de totale adoption. Déraciné, il s’est ressourcé dans la région où d’abord il avait échoué par hasard, mais qu’ensuite il s’est choisie, pour s’y implanter, profondément, y faire souche et créer.

28Qu’il s’y soit mis à écrire irait de soi… si tous les fils d’Italiens installés en Belgique l’avaient fait. Nous avons, pour évoquer ses motivations propres, intimes, ses déclarations et, pour nous éclairer, la lecture de ses textes. On veut pourtant croire que l’émergence et le rayonnement d’un tel geste ne se sont pas produits par hasard dans le Hainaut. Il s’agit là d’une coïncidence que l’histoire n’explique pas toujours. La convergence de ces facteurs que l’on croirait déterminants – la présence d’un bassin houiller, la bataille du charbon engagée dans le pays après la guerre, assorties d’attrape-Italiens, opportuns et efficaces – ne suffit pas à expliquer la fortune littéraire, éditoriale, le succès et l’estime dont jouit le volume de Santocono dans le champ de la diffusion populaire et déjà dans celui de la recherche scientifique. Sans doute, Santocono a du talent pour dire ces choses essentielles que l’on sent confusément; du talent pour les transformer aussi, pour en rire – quel pouvoir ! – et en faire rire – quelle victoire ! Il jouit en outre d’un capital de sympathie personnelle. Mais ces atouts personnels ne sont pas séparables du contexte particulier de la région « du Centre » d’un petit pays qui n’en a guère, région défavorisée comme on dit, mais qui a été le berceau d’une poésie surréaliste incisive. Notre écrivain, qui travaille dans le secteur socio-culturel, a la communication facile. Musicien, chanteur, chansonnier, conteur, meneur de jeu et… de groupes, il s’inscrit, il s’insère dans un réseau de culture sociale, probablement unique en Belgique et propre, peut-être, à la Wallonie. Il s’enrichit d’une tradition de manifestes contre le mépris de la province, de l’hétérodoxie, du sauvage. Ici, la notion de frontière se dilue, s’efface dans la rencontre. Sous l’impulsion du mélange, accidentelle, fortuite, la fusion s’opère et est bénéfique à tous. Cela mérite d’être, très partialement peut-être, je l’avoue, souligné.

29Le Cerisier, maison d’éditions périphérique qui fonctionne au coup par coup et surtout au coup de cœur, hors institution, hors parti politique, et Santocono, fils d’immigré, déterritorialisé, champion de l’entre-deux et de la liberté, étaient faits pour s’entendre. Les voici liés.

30Ces quelques observations à partir d’un cas isolé autorisent-elles des conclusions opératoires au point de vue institutionnel pour d’autres occurrences du même type, sans qu’on en tire une grille de lecture réductrice ? Il semble qu’une situation de déterritorialité de langue, de culture, doublée d’une déterritorialisation (ou désappropriation) économique et politique, libère ou stimule des énergies insoupçonnées, projette les acteurs au-delà d’eux-mêmes, et au-delà de toute prévision. Si ces acteurs arrivent à retourner une situation de déracinement, à convertir leur illégitimité forcée en instrument de combat, en une culture mutante propre à dynamiser les sphères les plus fermées, c’est aussi parce qu’ils ont rencontré d’autres forces de même trempe, d’autres exclusions où ils pouvaient se reconnaître.

Notes

  • [1]
    Le présent article, reprend, dans une autre perspective, l’essentiel d’une communication faite à Palerme en juin 1995, dans le cadre du Colloque « Sicilia e Belgio. Specularità e interculturalità », sous le titre : « L’Immigritude : néologisme ou nouvel âge littéraire » (Palermo, Annali della Facoltà di Lettere e Filosofia dell’Università di Palermo, Studi e Ricerche, 21,1995).
  • [2]
    Rital-Littérature. Anthologie de la littérature des Italiens de Belgique, Cuesmes, Éditions du Cerisier, 1996.
  • [3]
    « La “rital-littérature”. Étude interdisciplinaire d’une littérature “mineure” », Le Carnet et les instants, n° 78, du 15 mai au 15 septembre 1993, p. 18-20.
  • [4]
    Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éd. de Minuit, 1979, p. 29.
  • [5]
    « La poésie de l’exil », Le Carnet rouge, Arles, Actes sud, 1993. Babel, 1995, p. 167.
  • [6]
    L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994.
  • [7]
    Cuesmes, Éditions du Cerisier, 1986,216 p.
  • [8]
    Bruxelles, Éditions des artistes, 204 p.
  • [9]
    La Littérature prolétarienne en Belgique francophone depuis 1900, Bruxelles, Labor, « Un livre, une œuvre », 1995.
  • [10]
    P. 197.
  • [11]
    Ce dernier notamment dans Nouvel âge littéraire, Paris, Librairie Valois, 1930.
  • [12]
    On trouvera dans le volume cité de P. Aron le texte de ce Manifeste et son analyse (p. 62-68).
  • [13]
    G. Santocono, « Identité et immigration », Gli spazi della diversità, Atti del Convegno Internazionale, Rinnovamento del codice narrativo in Italia dal 1945 al 1992, Leuven, 1993, vol. 2, Roma, Bulzoni; Leuven, University Press, 1996.
  • [14]
    Le narrateur évoque sa stupéfaction à la rencontre d’un jeune garçon, « fils et mineur » (p. 109).
  • [15]
    Je souligne.
  • [16]
    Personnage folklorique de la région.
  • [17]
    Cuesmes, Éditions du Cerisier, 1998,230 p.
  • [18]
    Bruxelles, Bernard Gilson éditeur, 1996.
  • [19]
    Bruxelles, Éditions EPO, 1999.
  • [20]
    Voir plus haut et aussi Memoria. Immagini e parole dell’emigrazione italiana in Belgio, CESDEI, 1987; ou encore, dans l’ouvrage de Myrthia Schiavo, Italiennes au cœur de l’Europe, Bruxelles, L’Incontro dei Lavoratori-Mosaïc, 1990.

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