Couverture de RJE_HS04

Article de revue

Changement climatique : et si nous parlions de responsabilité ?

Pages 159 à 173

Notes

  • [1]
    H. Jonas [1979], Das Prinzip Verantwortung, trad.fr. Le principe responsabilité, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 30.
  • [2]
    Ibid., p. 27.
  • [3]
    Sur la proposition de nommer « Anthropocène » une nouvelle époque géologique et les débats que cela entraîne, voir R. Beau et C. Larrère (dir.), Penser l’anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.
  • [4]
    D. Jamieson, « Ethics, Public Policy and Global Warming », Science, Technology & Human Values, 17 (2) 1992, p. 149, cité in D. Jamieson, Reason in a Dark Time, Why the Struggle Against Climate Change Failed - And What It Means For Our Future, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 171.
  • [5]
    H. Jonas, Le principe responsabilité, op. cit., 1991, p. 30.
  • [6]
    H. Shue, Climate Justice, Vulnerability and Protection, Oxford, Oxford University Press, 2014.
  • [7]
    D. Jamieson, Reason in a Dark Time, op. cit., p. 148-162.
  • [8]
    R. Ogien, La panique morale, Paris, Grasset, 2004, p. 207-218.
  • [9]
    Voir S. Aykut et A. Dahan, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
  • [10]
    S. Gardiner, « Ethics and Global Climate Change », Ethics, n° 114, 2004, p. 555-600, aussi in S. Gardiner et al. (dir.), Climate Ethics, Essential Readings, Oxford, Oxford University Press 2010, p. 3 et ss. (spec. p. 14).
  • [11]
    A. Dahan, « Le régime climatique entre science et expertise et politique », in A. Dahan (dir.), Les modèles du futur, Changement climatique et scénarios économiques : enjeux scientifiques et politiques, Paris, La Découverte, 2007, p. 131.
  • [12]
    S. Caney, « Cosmopolitan Justice, Responsibility and Global Climate Change », Leiden Journal of International Law, vol. 18, n° 4, 2005, p. 747-775.
  • [13]
    S. Gardiner, « Ethics and Global Climate Change », article préc., p. 14.
  • [14]
    A. Gosseries, « Historical Emissions and Free-Riding », Ethical Perspectives, vol. 11, n° 1, 2004, p. 40.
  • [15]
    R. J. Arneson, « The Principle of Fairness and Free-Rider Problems », Ethics, Vol. 92, n° 4, 1982, p. 616-633.
  • [16]
    S. Scheffler, « Individual Responsibility in a Global Age », in S. Scheffler, Boundaries and Allegiances, Problems of Justice and Responsibility in Liberal Thought, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 32-47.
  • [17]
    J. Tirole, « Accord de Paris : encore un long chemin », The Conversation, 15 février 2015.
  • [18]
    T. Sterner, Les instruments de la politique environnementale, Paris, Collège de France/ Fayard, 2016, p. 54.
  • [19]
    S. Scheffler, « Individual Responsibility in a Global Age », article préc., p. 46.
  • [20]
    J. B. Callicott, « De la Land Ethic à l’Éthique de la Terre. Aldo Leopold à l’époque du changement climatique global », in H.-S. Afeissa (dir.), Ecosophie, La philosophie à l’épreuve de l’écologie, Éditions MF, coll. « Dehors », 2009, p. 75.
  • [21]
    P. Ricœur, « Le concept de responsabilité », in Le Juste, Paris, Le Seuil-Esprit, 1995 ; M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Le Seuil, 1994.
  • [22]
    C. Cournil, « L’intégration de l’approche fondée sur les droits de l’homme dans le régime climat », in M. Torre-Schaub (dir.), Bilans et perspectives de l’accord de Paris, l’IRJS Éditions, coll. « Bibliothèque de l’Institut de recherche juridique de la Sorbonne », tome 84, 2017.
  • [23]
    H. Shue, Climate Justice, Vulnerability and Protection, op. cit., 2014
  • [24]
    L. Neyret, « Construire la responsabilité écologique », in A. Supiot et M. Delmas-Marty (dir.), Prendre la responsabilité au sérieux, Paris, PUF, 2015, p. 129.
  • [25]
    M. Torre-Schaub, « Justice climatique : en Colombie, une décision historique contre la déforestation », The Conversation, 15 avril 2018.
  • [26]
    N. Oreskes et E. M. Conway, Marchands de doute, Paris, Le Pommier, 2012.
  • [27]
    U. Beck, La société du risque ; vers une autre modernité, Aubier, 2001.
  • [28]
    I. M. Young, « Responsibility and global justice : A social connection model », Social Philosophy and Policy, vol. 2-3, n° 1, 2006, p. 102-130.
  • [29]
    Ibid., p. 119.
  • [30]
    I. M. Young, « Katrina : Too much blame, not enough responsibility », Dissent, vol. 53, n° 1, 2006, p. 41-46.
  • [31]
    Starhawk, « Une réponse néopaïenne après le passage de l’ouragan Katrina », in Reclaim, Recueil de textes écoféministes, Emile Hache (ed.), Paris, Cambourakis, 2016, p. 284.
  • [32]
    Voir I. M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton University Press, [1990], 2011.
  • [33]
    Starhawk, « Une réponse néopaïenne après le passage de l’ouragan Katrina », in E. Hache (dir.), Reclaim, ouvr. cité, p. 278.

Introduction

1Dans le Principe responsabilité, qu’il publia en 1979, Hans Jonas montre à quel point l’augmentation sans précédent de notre puissance technique met la responsabilité au centre de notre souci éthique, tout en en renouvelant le champ. « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » [1] : l’impératif de Jonas étend la responsabilité aux générations futures. Il y inclut également la nature, dans son ensemble. Nous en aggravons, en effet, la vulnérabilité, ce qui nous interpelle : « Un appel muet qu’on préserve son intégrité semble émaner de la plénitude du monde de la vie, là où elle est menacée », expliquait-il. Nous autres humains sommes responsables, à l’égard des générations futures comme de la Terre [2], des modifications que nous imposons à notre environnement et à nous-mêmes qui en faisons partie.

2La reconnaissance mondiale du changement climatique, aussi bien par les scientifiques de tous les pays réunis dans le GIEC (Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Climat) formé en 1988, que par les conférences internationales organisées par l’ONU, depuis le Sommet de la Terre en 1992, a confirmé le jugement de Jonas. Si certains ont, pendant un certain temps, mis en doute la réalité du changement climatique, la contestation a surtout visé son origine humaine alors qu’à l’encontre de ce déni, les rapports successifs du GIEC ont affirmé, avec un degré de probabilité croissant, le caractère anthropique de l’augmentation de l’émission des gaz à effet de serre. Cela revenait à admettre la responsabilité humaine dans le changement en cours. Dès la Convention des Nations Unies sur le changement climatique (CNUCC), en 1992, fut adopté le « principe des responsabilités communes mais différenciées », systématiquement repris dans les accords ultérieurs, de Kyoto (1997) à Paris (2015) et au-delà.

3Mais si la prise en compte, au niveau international, de l’importance du changement climatique a fait de la responsabilité la question normative centrale des politiques visant à y faire face, elle en a également rendu l’assignation, ou l’évaluation, extrêmement difficile. La controverse a porté sur le caractère « commun » des responsabilités : peut-on vraiment attribuer, à l’humanité tout entière, la responsabilité d’un changement qui est le résultat du développement des sociétés industrielles ? Plutôt que de nommer « anthropocène », l’ère géologique présente marquée par la prédominance des impacts humains, ne faudrait-il pas plutôt parler de « capitalocène », pour en désigner les acteurs [3] ? Les difficultés s’élèvent aussi lorsqu’il s’agit d’attribuer les responsabilités des actions à venir : c’est bien toute la difficulté des négociations climatiques que de répartir les charges entre les différents États ; sans doute doivent-elles être « différenciées », mais selon quels critères ? Enfin, l’attribution individuelle des responsabilités semble absurde. Peut-on vraiment se considérer comme individuellement responsable d’un changement de cette ampleur ? Mais si l’on ne s’estime pas responsable, peut-on être motivé à agir ?

4Tel est le paradoxe de la responsabilité dans le changement climatique. S’il ne fait pas de doute qu’il est d’origine humaine, lorsqu’il s’agit d’en assigner plus précisément la responsabilité à des individus, ou à des collectifs spécifiés (comme les États), cela semble devenir impossible. Dale Jamieson, philosophe américain, spécialiste des questions climatiques, résume ce paradoxe en une formule provocante : « Aujourd’hui, nous affrontons la possibilité que l’environnement, dans sa globalité, soit détruit. Pourtant, personne n’en sera responsable. Voilà un problème nouveau. » [4]

5À force d’élargir la responsabilité, dans le temps, dans l’espace, aux générations futures, à la nature entière, n’en vient-on pas à la vider de tout contenu ? Ne vaudrait-il pas mieux faire appel à d’autres principes normatifs, à d’autres incitations à agir pour y faire face ? Un examen des usages du terme de responsabilité, et du contexte dans lequel ces usages font sens, nous permettra de nous interroger sur l’inadéquation de la conception de sens commun de la responsabilité à la complexité des questions climatiques. La question se pose alors : faut-il renoncer à se référer à la responsabilité ? Parce que l’on ne peut pas séparer les questions de responsabilité des questions de justice, nous verrons qu’il faut continuer à faire appel à la notion de responsabilité, mais qu’il faut aussi penser à en renouveler le sens en passant d’une conception « substantielle » à une conception « relationnelle » de la responsabilité, telle qu’elle a pu être proposée par la philosophe Iris Marion Young.

I – Moralité de sens commun et complexité climatique

6Hans Jonas y insiste dès le début du Principe Responsabilité : les développements récents de notre puissance technique font peser des menaces sans précédent sur la nature et sur nous-mêmes. Les technologies modernes, par leur puissance, ont une portée sans commune mesure avec les actions techniques d’autrefois qui s’inséraient sans trop de difficulté dans leur environnement. L’impact de nos actions est maintenant global, aussi bien spatialement (il s’étend à toute la planète) que temporellement (la durée se compte en milliers d’années – considérablement plus lorsqu’il s’agit de la puissance nucléaire). Ce n’est pas l’intention technique d’amélioration qui pose problème, ce sont les conséquences involontaires qui l’accompagnent. On pourrait les dire secondaires si, de plus en plus, les effets non voulus, mais dommageables, de nos actions techniques ne l’emportaient sur les effets bénéfiques intentionnellement visés, au point de prendre la première place. C’est d’autant plus inquiétant que cela n’est pas dû à une maîtrise insuffisante que l’on pourrait espérer corriger en perfectionnant les techniques concernées. Ces effets nocifs sont les conséquences de notre succès : nos techniques sont devenues si puissantes qu’elles débordent nos capacités de prévoir et d’imaginer leurs effets à long terme.

7Nous ne pouvons donc plus, comme nous l’avons presque toujours fait, considérer la technique comme un moyen neutre au service de fins qui seules sont susceptibles d’évaluation normative. Ce que l’on disait des charrues (instruments de paix) et des épées (armes de guerre) ne peut plus se dire du nucléaire civil ou militaire : dans les deux cas, les déchets radioactifs menacent la poursuite de la vie sur terre. Cela fait de la technique en elle-même, et pas seulement de ses finalités, un souci moral. C’est-à-dire qu’elle relève de notre responsabilité. Non seulement en ce qui concerne nos actions passées (nous sommes responsables des effets actuels de nos actions techniques), mais également en ce qui concerne ce qui nous reste à faire : nous avons en charge les effets à venir de nos actions techniques, il nous faut en anticiper les conséquences, nous porter responsables de la vie à venir : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » [5]

8Lorsque Hans Jonas a publié son livre, en 1979, le changement climatique n’était pas encore la question environnementale centrale, mobilisant l’attention. La référence de Jonas était plutôt aux conséquences du nucléaire, ou aux premiers essais de manipulations biotechnologiques. Mais le cadre qu’il donne à la responsabilité convient parfaitement au changement climatique : il s’agit d’un phénomène global qui modifie le Système Terre par une série d’effets non intentionnels et affecte l’ensemble de la planète pour une durée très longue. Au début de l’ère industrielle, au milieu du XIXe siècle, quand on s’est mis à brûler du charbon, puis du pétrole, personne n’avait la moindre idée que la combustion de ces énergies fossiles aurait des conséquences à long terme sur le climat. Non seulement ces conséquences n’ont pas été intentionnelles, mais elles ont été complètement imprévues. Si la responsabilité est la question centrale de l’âge de la technologie et des problèmes environnementaux, le changement climatique engage, à l’évidence, notre responsabilité.

9Reste à apprécier cette responsabilité. Ordinairement, montre Jamieson, lorsqu’il s’agit d’évaluer des responsabilités, on applique des schémas de moralité issus du sens commun. À ce niveau, les choses sont simples : Jacques a volé le vélo de Marie. Tout peut être désigné : deux individus, Jacques et Marie, proches dans l’espace et dans le temps ; l’un, Jacques, a causé intentionnellement un dommage identifiable à une victime, Marie ; l’acte accompli est prohibé moralement et juridiquement, et le ressort causal de l’acte ne fait pas de difficulté à établir.

10Quand on considère le changement climatique, aucune des caractéristiques de ce schéma de responsabilité de sens commun ne s’applique. Certes, le changement climatique est d’origine humaine, mais il résulte de l’accumulation d’actes qui, pris isolément, n’ont rien de condamnable. Chacun d’eux a été accompli sans intention de nuire, si bien que des actes apparemment innocents (comme conduire une voiture) peuvent, une fois accumulés, avoir des conséquences dévastatrices. Si les dommages ont des causes, une relation claire entre une cause et un dommage ne peut pas être isolée : les causes et les dommages sont diffus. Le changement climatique est un phénomène global dans ses origines (les gaz à effet de serre émis en différents points du globe par une multiplicité d’activités) comme dans ses effets (qui affectent toute la Terre) : il n’y a de traçabilité ni des causes ni des effets, pas de lien direct entre tel type de cause et tel type d’effets. Les causes et les effets peuvent donc être distants dans le temps, comme dans l’espace. Nous sommes actuellement affectés par les effets des émissions des siècles passés, et, arrêterait-on aujourd’hui toute émission de gaz à effet de serre – ou s’assurerait-on que toute émission de gaz à effet de serre soit absorbée – le changement climatique, enclenché par les émissions passées, se poursuivrait.

11Comment pourrait-on identifier un coupable, une victime et une relation causale entre eux ? Il n’y a personne à blâmer : l’acte n’est pas intentionnel, les dommages sont les conséquences involontaires, et longtemps ignorées, d’actions qui visent d’autres fins. On ne peut accuser ni les acteurs anciens, qui ignoraient tout de l’effet de serre, ni les acteurs actuels, qui n’ont pas les moyens d’empêcher ce qui a été fait avant eux. Les conséquences des émissions actuelles ne sont pas plus faciles à attribuer [6]. Le réseau de causes et d’effets d’où émerge le changement climatique est bien trop complexe pour qu’on puisse en identifier individuellement les auteurs. La moralité de sens commun prend sens dans une conception mécanique du monde, où les phénomènes peuvent être aisément réduits à leurs composantes élémentaires : des individus (Jacques et Marie), et une relation causale simple, linéaire (Jacques a pris le vélo de Marie). Le changement climatique advient dans un monde complexe, marqué par une causalité non linéaire, des effets de seuil, des boucles de rétroaction, positive ou négative [7]. Comment dans ce réseau complexe isoler des auteurs individuels ? La responsabilité du changement climatique est une responsabilité diffuse, impossible à attribuer à des acteurs distincts.

12Que faire alors ? Si les responsabilités sont si difficiles à établir, ne vaut-il pas mieux leur attribuer le moins d’importance possible, et faire appel à des modèles d’action qui ne présupposent ni l’intentionnalité, ni la responsabilité ? C’est cette tendance à l’effacement de la responsabilité, et notamment de la responsabilité historique, pour les émissions passées, qui se dégage des négociations climatiques. Il y a à cela des explications philosophiques possibles. Mais cela justifie-t-il que l’on abandonne tout établissement des responsabilités ?

II – Faut-il abandonner la responsabilité ?

13Si l’on a tant de mal à appliquer un schéma ordinaire d’imputation de responsabilité au changement climatique, et aux phénomènes qui lui sont liés, cela tient certes à la complexité de la situation, mais aussi à celle de la notion de responsabilité [8]. En matière de changement climatique, en effet, plusieurs dimensions de la responsabilité sont en jeu. Il faut, à ce sujet, distinguer entre la responsabilité rétrospective, qui porte sur les actions passées, et la responsabilité prospective, qui concerne les actions à venir, dont on accepte de se charger, ou dont on se trouve, de fait, chargé. Il faut également distinguer entre la responsabilité individuelle, par laquelle un individu désigné est impliqué, et la responsabilité collective, qui peut prendre différentes formes, parmi lesquelles celles où une personne morale, comme un État, représente un collectif d’individus, et prend en charge la responsabilité. On peut enfin distinguer entre une dimension subjective de la responsabilité, celle qui conduit à se sentir responsable, ce qui peut motiver pour agir, et une dimension plus objective, reposant sur le fait d’une attribution. Or, si l’on examine les principaux aspects, depuis 1992, des négociations et des règlements internationaux des questions climatiques [9], on ne peut qu’être frappé par une double tendance. La responsabilité rétrospective, ou historique, des actes passés, est négligée au profit de la responsabilité prospective, celle des engagements concernant l’avenir. Et la responsabilité collective des États est privilégiée par rapport à celle des individus dont la responsabilité s’efface. En conséquence, la dimension subjective a peu d’importance.

14Le principe des « responsabilités communes mais différenciées » posé par la CCNUCC au sommet de Rio de 1992, pouvait s’entendre aussi bien rétrospectivement que prospectivement : il pouvait aussi bien concerner la reconnaissance des responsabilités passées dans les émissions de gaz à effet de serre – ce que l’on désigne comme les émissions historiques – que les engagements de réduction de ces émissions pris par les signataires pour les années à venir. On pouvait même lier les deux, faisant de la responsabilité à venir une conséquence de la responsabilité passée. Dans un article de synthèse sur les dimensions morales du changement climatique, Stephen Gardiner constatait ainsi une « surprenante convergence entre les philosophes qui écrivent sur le sujet : ils sont quasiment unanimes dans leur conclusion que les pays développés devraient prendre un rôle dirigeant dans le financement des coûts du changement climatique, tandis que les pays moins développés devraient pouvoir augmenter leurs émissions dans un avenir prévisible » [10]. En 1997, le Protocole de Kyoto où, pour la première fois, les objectifs de réduction sont quantifiés, est conforme à ce jugement. Il applique le principe des « responsabilités communes mais différenciées », en limitant aux pays cités dans l’Annexe II (c’est-à-dire, schématiquement, aux pays développés) des obligations chiffrées de réduction d’émission, et en autorisant, et de façon différenciée, les pays non cités dans l’annexe II à augmenter leurs émissions.

15Cependant, pour calculer ces objectifs, le Protocole fixe l’année 1990 comme année de référence ou état initial. Cette façon de faire est liée à la méthodologie de la modélisation numérique adoptée par le GIEC pour établir ces schémas prévisionnels [11]. En conséquence, la période antérieure est naturalisée, ce qui efface la dimension humaine des phénomènes climatiques. Il y a pourtant des arguments moraux en faveur de la responsabilité historique. On peut considérer que les émissions de gaz à effet de serre sont des pollutions et qu’en vertu du principe pollueur-payeur, qui a été reconnu comme un principe juridique par différents accords internationaux et par de nombreux pays, des compensations sont dues par les pays ayant pollué le plus à ceux qui ont beaucoup moins contribué aux émissions [12]. Pour justifier les compensations, on peut aussi considérer l’atmosphère comme un bien commun dont les pays les plus émetteurs se sont approprié une part démesurée pour laquelle ils doivent des compensations [13].

16Mais cet appel à la responsabilité historique a peu à peu disparu du raisonnement normatif accompagnant les négociations. Parce qu’il fait appel à des connaissances sur la causalité difficiles à établir, et qu’il renvoie à une situation passée qui a pu se modifier considérablement depuis, le principe pollueur-payeur a été écarté, et l’on est passé, pour déterminer les responsabilités à venir des parties prenantes, de l’appréciation de leur participation passée aux émissions historiques à celle de leurs capacités présentes à payer. C’est le cas dans l’Accord de Paris, en 2015, où les parties signataires se déclarent « Soucieuses d’atteindre l’objectif de la Convention, et guidées par ses principes, y compris le principe de l’équité et des responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives eu égard aux contextes nationaux différents ».

17Ce passage de la « responsabilité » à la « capacité » marque non seulement que le prospectif l’emporte sur le rétrospectif mais aussi que l’évaluation normative a changé de domaine : c’est sur le terrain de l’efficacité que l’on se place désormais. Et cela vaut pour les acteurs collectifs (États, entreprises) mais aussi pour les individus. Le Protocole de Kyoto a choisi de confier au marché la régulation des émissions : il s’agit de fixer un volume maximum d’émissions puis de répartir celles-ci entre les différentes parties prenantes, par le moyen de quotas d’émission ou de permis négociables entre les différents agents. On passe ainsi du niveau politique des États signataires au niveau individuel des agents économiques. Or l’économie fonctionne à l’incitation plutôt qu’à l’édification ou à la moralisation. On peut donc expliquer qu’il est vain de culpabiliser les agents économiques, en leur rappelant, comme des fautes, leurs actions passées. Il n’est pas nécessaire, explique Axel Gosseries, de « nous considérer comme moralement responsable des actions de nos ancêtres » [14]. Cela ne signifie pas que toute responsabilité morale disparaisse, mais qu’il faut l’envisager autrement : si, en matière d’émissions certains ont émis nettement plus que d’autres, ces inégalités doivent être traitées, selon Axel Gosseries, comme des formes de free-riding qui ont conduit certains à profiter gratuitement d’un avantage commun (l’accès à l’atmosphère). Un principe de réciprocité peut être appliqué aux actions ainsi envisagées, ce qui les maintient dans le domaine de la responsabilité [15], mais, avec une telle caractérisation, d’éventuelles compensations en faveur d’autres parties prenantes n’ont plus lieu d’être. L’application du principe des « responsabilités communes mais différenciées », qui met en œuvre le paradigme distributif, ne fait plus alors appel à la responsabilité historique.

18Mais a-t-on vraiment besoin, quand on se trouve dans une situation complexe, de faire appel en quoi que ce soit à la responsabilité ? Ce n’est pas propre au seul changement climatique. Telle est, de façon générale, selon Samuel Scheffler, la façon dont il faut aborder la question de la responsabilité à l’époque de la globalisation [16]. Dans cette réflexion sur la globalisation, Scheffler ne fait aucune référence au changement climatique, cependant, ses conclusions convergent avec l’étude de Jamieson : quand il s’agit d’évaluer les responsabilités dans un monde globalisé, le modèle du sens commun en matière de responsabilité est mis en échec. Mais aux arguments de complexité, qu’il partage avec Jamieson, Scheffler en ajoute d’autres qu’il tire du mode d’évaluation conséquentialiste des actions humaines.

19Le modèle de responsabilité de sens commun repose sur différents présupposés : les premiers ont à voir avec le type d’action dont nous sommes responsables, les deuxièmes concernent ceux à l’égard de qui nous avons des responsabilités, et les troisièmes celui qui agit.

20Nous considérons ordinairement que l’obligation de s’abstenir de faire le mal l’emporte sur celle de faire le bien, et nous considérons également que nous avons plus de responsabilité à l’égard des actions que nous avons commises qu’à l’égard de celles que nous avons été incapables d’empêcher (il est jugé plus grave de tuer quelqu’un que de ne pas porter assistance à une personne en danger de mort). Par ailleurs, nous nous considérons comme plus responsables vis-à-vis de nos proches (familles, voisins, amis, concitoyens) que vis-à-vis des habitants du bout du monde. Enfin, nous nous sentons plus engagés par les résultats de nos actions individuelles que lorsque nous avons agi collectivement. En conséquence, la conception de la responsabilité de sens commun est plutôt restrictive, elle est limitée aux résultats d’actions engageant des relations interindividuelles, à échelle restreinte, avec des rapports de causalité clairs.

21Or ces restrictions tombent dès que l’on juge les actes non d’après les intentions (ce qui est le cas dans la responsabilité de sens commun qui part des acteurs et de leurs intentions) mais selon leurs conséquences, c’est-à-dire selon l’état du monde, et la façon dont il est modifié par ces actions. Au regard d’une appréciation conséquentialiste, il s’agit d’améliorer l’état du monde, et faire le bien est aussi obligatoire que s’abstenir du mal. De la même façon, les conséquences de ce que l’on n’a pas fait ont autant d’importance, quant à l’état du monde, que celles de ce que l’on a fait. Si l’on applique le principe conséquentialiste d’égalité (chacun compte pour un et rien que pour un), la proximité, affective ou autre, que j’ai à l’égard d’une personne particulière n’a aucune signification morale, chacun est engagé à l’égard de tous.

22Le modèle ordinaire de responsabilité ne répond pas aux exigences d’aujourd’hui, celles d’un monde globalisé où la vision restrictive de la responsabilité ordinaire ne convient pas. On aurait donc besoin d’un modèle moins restrictif que celui du sens commun. C’est ce que souhaite Samuel Scheffler. Mais il doit reconnaître que les raisons (celles de l’évaluation conséquentialiste) qui ont sapé le modèle courant ne pointent pas dans la direction d’un autre modèle. La démarche conséquentialiste (qui refuse de privilégier l’action sur l’omission, le proche sur le lointain) conduirait plutôt à rendre indifférent le présupposé qui est au fondement de la conception courante de la responsabilité, celui de l’agent libre, qui est à l’origine de ses actes. En élargissant indéfiniment la responsabilité, on la dilue et l’on ne peut plus distinguer, au sein du réseau de causes et d’effets dans lequel s’insère une action, ce dont on peut être directement la cause. Si, aux arguments conséquentialistes levant les limites habituelles de la responsabilité, on ajoute la dilution de la responsabilité individuelle dans les résultats collectifs, on revient à la remarque de Jamieson : personne n’est responsable, il n’y a pas d’agent individuel à l’origine des résultats constatés.

23Sans doute peut-on très bien rendre compte de l’action rationnelle sans qu’il soit nécessaire de présupposer ni intentionnalité, ni responsabilité. Aussi des économistes renommés ont-ils vivement critiqué le modèle adopté après Copenhague, et qui a conduit à l’Accord de Paris, modèle qui repose sur les engagements de réduction des gaz à effet de serre pris par chaque pays. Ces INDCs (Intended Nationally Determined Contributions - CPDNN, Contributions Prévues Déterminées au Niveau National, en français) s’appuient donc bien sur l’intention, sur des engagements volontaires. Jean Tirole, prix Nobel d’économie, a manifesté son scepticisme à l’égard de ce qu’il appelle « la stratégie attentiste des engagements volontaires de réductions des émissions (INDC) » [17] en arguant de la fragilité aussi bien des engagements collectifs (« les promesses collectives ne sont jamais tenues », déclare-t-il) qu’individuels (« l’intention individuelle ne suffit pas », fait écho un autre économiste, Thomas Sterner [18]). Seule la double contrainte combinant les sanctions autoritaires venues d’en haut et les mécanismes du marché régulant les actions sans qu’entrent en considération les intentions des acteurs peut être à la fois efficace et morale. Pourquoi s’inquiéter de responsabilité ? On a d’autant moins besoin de désigner des responsables que la rationalité des mécanismes de marché proposés comme mode principal de régulation des émissions et d’adaptation aux changements ne fait pas appel à des explications reposant sur l’intention ou la responsabilité.

24Cependant, on n’abandonne pas si facilement la question de la responsabilité. Les gens y sont attachés, remarque Scheffler : la notion de responsabilité a sur eux « une emprise puissante » [19]. Ils y tiennent d’autant plus que c’est une question de justice. C’est à dire une expérience de l’injustice. Le changement climatique fait des victimes, et celles-ci sont très inégalement affectées. Comme le rappelle J. Baird Callicott, « ceux qui sont le moins responsables des émissions de gaz à effet de serre, et qui vivent dans des pays non industrialisés, souffriront, en moyenne, nettement plus que ceux qui vivent dans les pays industrialisés, et qui sont bien plus responsables » [20]. Il y a là des injustices majeures qui ne peuvent être ignorées.

25Abandonner la responsabilité ne serait-ce pas renoncer à la justice ?

III – D’une conception substantielle à une conception relationnelle de la responsabilité

26Ce n’est pas seulement l’évaluation morale des responsabilités qui repose sur une notion de sens commun. Les pratiques judiciaires se conforment au même schéma : il faut désigner le coupable, dédommager la victime, et, pour cela établir des relations de causalité. Dans des cas de responsabilité diffuse, où il y a des victimes, mais pas de coupable désigné, faut-il renoncer à juger ? Des situations comme celles du changement climatique ne sont pas inédites et la procédure légale s’y est adaptée. Comme l’ont montré Paul Ricœur et Mireille Delmas-Marty, dans de telles situations, on est moins à la recherche des causes que l’on ne procède à une évaluation des risques qui peuvent être infligés par les actions. Aussi la notion juridique de responsabilité s’est-elle peu à peu détachée de celle de faute. On s’est mis à envisager une responsabilité sans faute, ou responsabilité objective, qui permet d’attribuer des compensations à des victimes sans condamner pénalement un coupable. La responsabilité devient alors collective et c’est l’État qui la prend en charge. La solidarité vis-à-vis de victimes qui ont subi des dommages parce qu’elles ont été exposées à des risques l’emporte alors sur la recherche de la cause et du coupable [21]. Le recours en justice reste donc possible. C’est le cas pour le changement climatique. La prise en charge des victimes a de plus en plus d’importance dans les négociations et les règlements, au point qu’à côté des deux volets du traitement du changement climatique, celui de la réduction des émissions et celui du financement de l’adaptation, s’en ajoute un troisième qui est celui des réparations dues aux victimes. L’Accord de Paris, dans son Préambule (11), enjoint aussi aux parties prenantes de « prendre en considération leurs obligations respectives concernant les droits de l’homme » [22]. On peut considérer les dommages résultant du changement climatique comme une atteinte aux droits des humains [23].

27En considérant que, dans les droits humains, il y a celui à un environnement sain, il est possible d’attaquer des États parce que, par leur politique climatique (ou plutôt leur absence de politique), ils ont porté atteinte aux droits individuels. Et ce d’autant plus que, depuis 1992 et les premières conventions sur le climat, il n’est plus possible d’invoquer l’ignorance des effets des émissions de gaz à effet de serre pour nier toute responsabilité. Cela pouvait être le cas dans la période historique du développement industriel, mais ce n’est plus possible une fois que les effets de la combustion des énergies fossiles ont été reconnus par les scientifiques et par les États. On peut donc, contre ceux qui continuent à polluer, invoquer au moins la négligence, et demander aux gouvernements, par le biais des tribunaux, de prendre des mesures plus efficaces et plus immédiates pour lutter contre le changement climatique. Ainsi, le 24 juin 2015, à la suite de la plainte déposée par l’ONG Urgenda et 900 citoyens, « le tribunal du district de La Haye a rendu une décision historique en condamnant l’État néerlandais à réduire ses émissions de gaz à effet de serre d’au moins 25 % d’ici à 2020 par rapport à 1990, suivant en cela le seuil minimal requis par le GIEC, et sur le fondement d’une obligation de vigilance de l’État en matière climatique. » [24] À la suite de ce contentieux climatique emblématique, et d’un litige semblable au Pakistan (l’affaire Leghari, du nom du fermier qui a attaqué l’État pour non-exécution des engagements climatiques), de nombreux pays du Sud, parmi lesquels la Colombie, ont rejoint le mouvement de tous ceux qui, par le biais des tribunaux, demandent à leurs gouvernements de prendre des mesures plus efficaces et plus immédiates pour lutter contre le changement climatique [25].

28Le succès croissant de procédures comme celle qu’avait lancée Urgenda s’explique par la défaillance manifeste des États en matière de lutte contre le changement climatique : ils prennent des engagements et ne les tiennent pas, ou mal. Les États ne sont pas seuls en cause. Alors que l’on connaît de mieux en mieux les mécanismes du changement climatique, des entreprises, comme Total ou Monsanto, qui continuent à polluer, ne peuvent pas invoquer l’ignorance ou la simple négligence pour se décharger de toute responsabilité : elles savent très bien ce qu’elles font. De nombreuses études, initiées par les travaux de Naomi Oreskes et Eric M. Conway, ont montré à quel point, notamment en matière de changement climatique, les entreprises en ont connu l’existence très tôt, et se sont ensuite employées à le nier pour pouvoir continuer à agir comme avant sans être entravées pas des règlements [26]. Et quand il y en a, elles profitent de leurs nombreuses positions d’exterritorialité pour les doubler ou les ignorer. Ne sont-elles pas pleinement responsables, et ne relèvent-elles pas d’un traitement légal de leur responsabilité ?

29Cependant, pour étendu que soit le champ de la responsabilité légale en matière de changement climatique, cela n’épuise pas, nous semble-t-il, la question de la responsabilité. En rester à en modèle judiciaire du traitement du changement climatique c’est en rester à un partage entre d’un côté ceux qui sont responsables – et le plus souvent coupables (les États, les entreprises) – et de l’autre ceux et celles qui sont victimes (les populations affectées par leur environnement dégradé). Or ce qui caractérise le changement climatique, et plus généralement les questions environnementales, c’est que, d’une part, nul n’est à l’abri de ses conséquences (c’est ce qu’a montré Ulrich Beck : la société du risque n’épargne personne [27]), mais que, d’autre part, nul n’est complètement exempt de responsabilité. Nous sommes tous responsables du changement climatique, en ce que tous, d’une façon ou d’une autre, nous participons, directement ou indirectement, aux actions qui ont pour résultat l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre.

30Cette situation incontestablement injuste, sans que l’on puisse lui assigner un responsable clair, la philosophe américaine Iris Marion Young l’a caractérisée comme une « injustice structurelle » [28]. Une telle situation n’est pas le résultat de la transgression par un ou plusieurs individus de règlements existants, elle résulte de contraintes structurales qui pèsent sur les individus, et elle correspond à des phénomènes de domination ou d’oppression. Cette situation, qu’Iris Marion Young a mise en évidence sur l’exemple des usines de confection textile du Bangladesh (sweatshops), correspond bien à celle qui produit le changement climatique. Celui-ci n’est pas seulement assignable à des transgressions de lois ou de règlements établis, mais procède de la structure sociale elle-même, en l’occurrence d’une structure économique, celle du productivisme, et des modes de vie qui y sont associés et dont la diffusion est mondiale. D’une telle injustice structurelle, tous les individus qui, selon Iris Marion Young, « contribuent par leurs actions aux processus qui produisent des résultats injustes » portent la responsabilité [29]. Mais cette responsabilité ne doit pas s’entendre comme une culpabilité, qui conduit à condamnation, c’est une responsabilité qui engage, chacun, individuellement, dans une action collective contre l’injustice, contre le changement climatique.

31Pour comprendre cette responsabilité, il faut donc abandonner le modèle dominant de la responsabilité légale (liability) qui fait appel aux notions de faute, de blâme, de culpabilité, et adopter le modèle de la responsabilité sociale, le social connexion model qui est celui d’une responsabilité « relationnelle ». Les deux modèles de la responsabilité s’opposent en effet terme à terme. Là où le modèle légal s’intéresse à l’imputation de la responsabilité d’actions passées à des individus identifiés, celui de Young ne cherche pas à isoler des responsables individuels parce qu’il fait primer la relation sur les termes : c’est parce qu’ils sont engagés dans des relations qui les lient à d’autres que les individus sont responsables et non en conséquence d’une action isolée. Aussi, alors que la responsabilité légale est tournée vers le passé et cherche à corriger des infractions à des règles existantes, dans une situation jugée comme normale, le modèle de Young vise-t-il les actions à venir pour corriger une situation qui, globalement ou structurellement, produit des injustices. Il s’agit donc d’engager des individus à agir, ce qu’elle qualifie comme une responsabilité partagée entre tous les individus, et non déléguée à une instance collective. C’est une responsabilité dont on ne peut se décharger qu’en transformant collectivement la structure qui produit des injustices.

32C’est bien d’une telle responsabilité que nous avons besoin. Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à tout traitement légal. Les deux modèles ne sont pas exclusifs. Il est juste, en effet que les victimes soient indemnisées, mais l’injustice structurelle ne cause pas seulement des dommages, elle est affaire d’oppression et requiert une action collective. Or la compensation ou l’indemnisation sont de l’ordre du règlement individuel et maintiennent les bénéficiaires dans la situation passive de victimes ; loin de les pousser à l’action collective, elles tendent au contraire à les diviser. On peut certes faire remarquer que des actions du type de celle menée par Urgenda ne visent pas seulement à l’indemnisation, elles sont collectives et relèvent de conduites citoyennes. Mais il s’agit essentiellement de pousser les États à agir, ce qui maintient la forme classique de délégation de responsabilité à des organes représentatifs. Cela ne suffit manifestement pas.

33L’exemple de l’ouragan Katrina l’a montré : les États font de moins en moins face à leurs responsabilités, dans les cas d’injustice structurelle. Suffit-il de les en blâmer ? « Too much blame, not enough responsibility », écrivait Iris Marion Young à propos de Katrina : à trop chercher à faire porter le blâme, on passe à côté de la responsabilité, celle qui concerne tous ceux, qui, de loin ou de près, sont en relation avec l’injustice structurale [30]. À sa suite, la militante éco-féministe Starhawk présente la Nouvelle-Orléans, en 2005 après Katrina, dans une situation marquée par la défaillance d’un pouvoir central qui ne s’est occupé que du terrorisme à l’extérieur : « C’est l’Irak ramené à la maison, littéralement, au sens où la cause de sa destruction n’est pas l’ouragan mais la négligence humaine et des priorités absurdes » [31]. Non seulement la mobilisation militante autour des victimes leur parlait d’une autre sécurité que celle que leur promettait Bush, mais, loin de laisser les victimes dans la passivité, elle les aidait à se constituer en sujets actifs, à renforcer leurs capacités à faire quelque chose, en les faisant se rencontrer dans leurs différences. Starhawk expose la façon dont « Terre commune », le mouvement d’aide aux victimes de Katrina, fait se rencontrer la diversité [32] : « les personnes rassemblées là sont noires, blanches, homosexuel.le.s, hétérosexuel.le.s, un mélange hétéroclite d’artistes, de saltimbanques et de vieux Cajuns, tou.te.s parlant frénétiquement, se saluant les uns les autres et buvant de la bière » [33]. On est loin des modèles classiques d’aide aux victimes, mais on assiste à la constitution d’une force collective, politique.

34Et c’est sans doute le principal mérite du modèle de connexion sociale de Young, d’engager, pour les citoyens ordinaires, le passage du recours juridique à l’action politique, de leur rappeler qu’ils ne peuvent se contenter de déléguer à l’État des tâches qu’il accomplit mal, en leur donnant les moyens de prendre en main leur propre sort.

Conclusion

35Le changement climatique a une origine humaine reconnue et cause des dommages à un grand nombre d’humains : il est sans aucun doute affaire de justice et de moralité. Cependant, on ne peut en faire porter le blâme sur personne en particulier. La responsabilité de ces phénomènes complexes est en effet beaucoup trop diffuse pour pouvoir être clairement imputée à des auteurs désignés. On peut donc considérer qu’il relève de ce qu’Iris Marion Young désigne comme une « injustice structurelle », qui ne résulte pas de la transgression individuelle d’une règle morale ou légale, mais qui procède de la situation dans son ensemble, situation qui doit être transformée. Aussi pour faire face à ce type de responsabilité, se détournet-elle du schéma classique, à la fois moral et juridique, de la responsabilité comme imputation d’une faute, pour adopter un schéma de « responsabilité relationnelle », où les individus sont engagés, non par les actions isolées qu’ils ont pu commettre, mais par l’ensemble complexe de relations qui les lient à d’autres individus. Ils se trouvent ainsi engagés à agir collectivement pour mettre fin à l’injustice structurelle.

36Il nous a semblé que ce schéma était particulièrement adéquat pour traiter les questions de responsabilité liée aux changements climatiques. Cela tient aux très grandes difficultés qu’il y a à appliquer les schémas de responsabilité classique (qu’il s’agisse de la responsabilité rétrospective ou prospective, individuelle ou collective) dans le domaine du changement climatique. On pourrait estimer que, du moment où la réponse au changement climatique est abordée dans un cadre économique, la question de l’intentionnalité, et celle de la responsabilité individuelle qui y est liée, deviennent secondaires. On ne peut, pour autant, abandonner toute référence à la responsabilité. Le nombre croissant d’actions en justice menées contre les États qui ne remplissent pas leurs engagements montre à quel point les citoyens ordinaires sont attachés à la notion commune de responsabilité.

37Ces actions en justice montrent aussi la combativité des sociétés civiles pour contraindre États et entreprises à agir contre le changement climatique et à leur donner les moyens de vivre dignement. Or c’est là surtout que le schéma de responsabilité relationnelle d’Iris Marion Young est important. Car à s’en tenir à la seule action en justice, suivant les formes légales de la responsabilité, on ne peut dénoncer que les conduites qui transgressent les règles établies et on ne s’attaque pas à l’injustice structurale, celle qui procède de la situation elle-même. En même temps, dans de telles procédures, les citoyens ordinaires ne peuvent être pris en considération que comme des victimes passives, non comme des agents du changement. Or, vu la défaillance des États dans la lutte contre le changement climatique, tout ce qui permet à la société de renforcer son pouvoir de changer la situation mérite d’être soutenu. Et tel est le principal apport du modèle relationnel d’Iris Marion Young. Il n’est en aucune façon exclusif des autres façons d’envisager la responsabilité en termes de faute imputable, mais il est capable d’inciter à l’action et de façon collective. Aussi ne suffit-il pas de rechercher les motivations à agir contre le changement climatique. Il faut encore étudier la structure sociale et environnementale dans laquelle ces motivations peuvent intervenir.


Mots-clés éditeurs : justice climatique, intentionnalité, responsabilité, injustice structurale, changement climatique, faute

Mise en ligne 29/08/2019

Notes

  • [1]
    H. Jonas [1979], Das Prinzip Verantwortung, trad.fr. Le principe responsabilité, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 30.
  • [2]
    Ibid., p. 27.
  • [3]
    Sur la proposition de nommer « Anthropocène » une nouvelle époque géologique et les débats que cela entraîne, voir R. Beau et C. Larrère (dir.), Penser l’anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.
  • [4]
    D. Jamieson, « Ethics, Public Policy and Global Warming », Science, Technology & Human Values, 17 (2) 1992, p. 149, cité in D. Jamieson, Reason in a Dark Time, Why the Struggle Against Climate Change Failed - And What It Means For Our Future, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 171.
  • [5]
    H. Jonas, Le principe responsabilité, op. cit., 1991, p. 30.
  • [6]
    H. Shue, Climate Justice, Vulnerability and Protection, Oxford, Oxford University Press, 2014.
  • [7]
    D. Jamieson, Reason in a Dark Time, op. cit., p. 148-162.
  • [8]
    R. Ogien, La panique morale, Paris, Grasset, 2004, p. 207-218.
  • [9]
    Voir S. Aykut et A. Dahan, Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
  • [10]
    S. Gardiner, « Ethics and Global Climate Change », Ethics, n° 114, 2004, p. 555-600, aussi in S. Gardiner et al. (dir.), Climate Ethics, Essential Readings, Oxford, Oxford University Press 2010, p. 3 et ss. (spec. p. 14).
  • [11]
    A. Dahan, « Le régime climatique entre science et expertise et politique », in A. Dahan (dir.), Les modèles du futur, Changement climatique et scénarios économiques : enjeux scientifiques et politiques, Paris, La Découverte, 2007, p. 131.
  • [12]
    S. Caney, « Cosmopolitan Justice, Responsibility and Global Climate Change », Leiden Journal of International Law, vol. 18, n° 4, 2005, p. 747-775.
  • [13]
    S. Gardiner, « Ethics and Global Climate Change », article préc., p. 14.
  • [14]
    A. Gosseries, « Historical Emissions and Free-Riding », Ethical Perspectives, vol. 11, n° 1, 2004, p. 40.
  • [15]
    R. J. Arneson, « The Principle of Fairness and Free-Rider Problems », Ethics, Vol. 92, n° 4, 1982, p. 616-633.
  • [16]
    S. Scheffler, « Individual Responsibility in a Global Age », in S. Scheffler, Boundaries and Allegiances, Problems of Justice and Responsibility in Liberal Thought, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 32-47.
  • [17]
    J. Tirole, « Accord de Paris : encore un long chemin », The Conversation, 15 février 2015.
  • [18]
    T. Sterner, Les instruments de la politique environnementale, Paris, Collège de France/ Fayard, 2016, p. 54.
  • [19]
    S. Scheffler, « Individual Responsibility in a Global Age », article préc., p. 46.
  • [20]
    J. B. Callicott, « De la Land Ethic à l’Éthique de la Terre. Aldo Leopold à l’époque du changement climatique global », in H.-S. Afeissa (dir.), Ecosophie, La philosophie à l’épreuve de l’écologie, Éditions MF, coll. « Dehors », 2009, p. 75.
  • [21]
    P. Ricœur, « Le concept de responsabilité », in Le Juste, Paris, Le Seuil-Esprit, 1995 ; M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Le Seuil, 1994.
  • [22]
    C. Cournil, « L’intégration de l’approche fondée sur les droits de l’homme dans le régime climat », in M. Torre-Schaub (dir.), Bilans et perspectives de l’accord de Paris, l’IRJS Éditions, coll. « Bibliothèque de l’Institut de recherche juridique de la Sorbonne », tome 84, 2017.
  • [23]
    H. Shue, Climate Justice, Vulnerability and Protection, op. cit., 2014
  • [24]
    L. Neyret, « Construire la responsabilité écologique », in A. Supiot et M. Delmas-Marty (dir.), Prendre la responsabilité au sérieux, Paris, PUF, 2015, p. 129.
  • [25]
    M. Torre-Schaub, « Justice climatique : en Colombie, une décision historique contre la déforestation », The Conversation, 15 avril 2018.
  • [26]
    N. Oreskes et E. M. Conway, Marchands de doute, Paris, Le Pommier, 2012.
  • [27]
    U. Beck, La société du risque ; vers une autre modernité, Aubier, 2001.
  • [28]
    I. M. Young, « Responsibility and global justice : A social connection model », Social Philosophy and Policy, vol. 2-3, n° 1, 2006, p. 102-130.
  • [29]
    Ibid., p. 119.
  • [30]
    I. M. Young, « Katrina : Too much blame, not enough responsibility », Dissent, vol. 53, n° 1, 2006, p. 41-46.
  • [31]
    Starhawk, « Une réponse néopaïenne après le passage de l’ouragan Katrina », in Reclaim, Recueil de textes écoféministes, Emile Hache (ed.), Paris, Cambourakis, 2016, p. 284.
  • [32]
    Voir I. M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton University Press, [1990], 2011.
  • [33]
    Starhawk, « Une réponse néopaïenne après le passage de l’ouragan Katrina », in E. Hache (dir.), Reclaim, ouvr. cité, p. 278.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.175

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions